Cahier XXV
Le corps, l'âme et l'esprit
Le 20 juillet
Écran noir
Je me demande pourquoi Razzi a parlé comme il l'a fait d'Avéroès. Je m'apprête à lui adresser un courriel à ce propos, mais je veux d'abord relever ceux que j'ai reçus. Comme cela m'arrive souvent, j'oublie de glisser la carte modem dans son port PCMCIA. J'ai un message d'erreur, et en appuyant sur la touche retour, l'écran se fige. Quand je redémarre, tout se passe bien jusqu'au moment où le système commence à charger ses extensions. Là, écran noir.
Je recommence en zappant la PRAM. Rien de mieux. Je tente la combinaison de touches « commande, option, F, O » pour booter sur la console. L'écran s'allume enfin, et je saisis la commande « reset-all » en prenant soin d'appuyer sur la touche « q » au lieu de « a » comme sur le clavier anglais. Je suis au moins en partie rassuré sur l'état du matériel. Je saurai bien réparer le problème seul dans un temps raisonnable.
En attendant, l'écran est toujours noir en rallumant. J'insère mon CD de réparation et je relance le système en appuyant sur « C ». Tout se passe bien. J'ouvre TechTool qui ne repère que deux problèmes bénins qu'il répare, mais rien ne va mieux au nouveau démarrage.
Je reboote encore sans les extensions, touche « majuscule » enfoncée. Ouf, tout va bien. L'une d'elles doit être en cause et je ne devrais pas avoir trop de peine à l'identifier. J'ouvre le gestionnaire d'extension et je sélectionne le jeu minimal. Si ça marche, il ne me restera plus qu'à déterminer parmi les autres celle qui déroute le système, mais ça ne marche pas.
À ce stade, j'ai plutôt intérêt à faire une réinstallation propre du système. L'ancien dossier sera automatiquement sauvegardé, afin que je puisse en rapatrier mes pilotes et mes réglages. Comme je n'ai qu'une confiance limitée dans les programmes, je fais quand même une sauvegarde manuelle de quelques dossiers vitaux : préférences, extensions, polices, tableaux de bord, kit de langue arabe... Bien m'en prend, car l'ancien dossier système se révèle incomplet après réinstallation.
La solution, du moins, était bonne. Le bureau s'affiche parfaitement et je n'ai perdu aucune donnée. Il me reste à tout remettre en ordre à partir de mes sauvegardes, travail éminemment fastidieux qui va bien me prendre une ou deux heures avant que tout n'ait retrouvé sa place.
Je n'ai pas compté trop large. Je dois encore redémarrer trois fois avant que l'imprimante et le modem soient reconnus. J'y ai passé là toute la matinée, seul, à la rue Al Kobra.
Maintenant que le problème est réglé et que je viens de vivre ces moments presque sans émotion, quasiment sans conscience de moi-même, seulement attentif à des dispositifs matériels et logiciels qui me captaient entièrement, je perçois enfin mon anxiété. Je mesure que je viens de vivre une expérience étrangement pénible, bien trop pénible en proportion du dommage causé.
Même dans le pire des cas, si mon appareil avait été définitivement endommagé, j'aurais pu reconstituer mon espace de travail dans la semaine avec quelques centaines d'euros. C'eût été un fâcheux contretemps qui aurait entamé mes économies et m'aurait peut-être forcé à écourter mon voyage, mais il est dans la vie des drames bien pires.
J'ai beau me dire tout cela, et me réjouir de m'en être tiré à si bon compte, mon malaise ne se dissipe pas. L'immatérialité de mes données, leur fugace virtualité, chasse en moi, illogiquement, toute quiétude.
Ce n'est pas logique, en effet, puisque leur virtualité met ces données à l'abri de tout dommage matériel, et les rend, somme toute, plus consistantes, plus solides, et peut-être plus réelles que tout dispositif mécanique. Il est vrai que je n'en suis pas plus avancé si une simple panne électrique me les rend inaccessibles.
Même après la panne, le sentiment ne me quitte pas. Toujours, d'ailleurs, je l'ai ressenti lorsque j'ai dû réinitialiser un disque, pour le partitionner ou changer de système. C'est un sentiment fort, plus oppressant encore que celui qui m'a envahi en pleine nuit dans la vallée de l'Oumrouat à l'idée des animaux sauvages, ou dans les eaux sombres et froides du lac d'Aggadhar, plus dur à chasser, plus prégnant. Il est du même ordre.
Ce n'est pas une impression d'immatérialité qui m'ôte ainsi la quiétude, tout au contraire. Je repense aux paroles que le chef des brigands avait adressées au jeune Ghazâlî. Me dirait-il aujourd'hui : « Quel savant tu fais, qui n'est plus rien si on lui coupe l'électricité » ?
Me terrorise ma dépendance à la matière : « Quel savant je fais, si mon esprit n'est plus sans air à respirer ? »
Ziddhâ me trouverait encore trop émotif. C'est ce qu'elle pense des hommes : « En vous amusant, vous tuez des buffles en leur tranchant la nuque d'un coup de sabre, vous escaladez des parois vertigineuses, nous nagez dans des eaux sombres où personne ne pourrait vous secourir, et je préfère ne pas songer à ce dont vous êtres capables quand vous êtes en colère », dit-elle, « mais vous êtres émotifs comme des enfants devant de petites choses. » J'aime l'idée que les femmes se font des hommes ici.
Dès que mon installation a été en état de marche, j'ai écrit à son père, et envoyé une copie à Hammad et à Manzi. Mon modem a depuis rattrapé le temps perdu.
Critique de l'Occident avéroiste
From: depetris - To: razzi, manzi, hammad - Subject: Re- Aristotelian Occident
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razzi wrote:
> depetris wrote:
>> N'as-tu pas exagéré à propos d'Avéroès ?
> Bien sûr, mais rien ne m'agace autant que ceux qui lisent des auteurs sans tenir compte de la situation dans laquelle ils ont écrit. Avéroès était un homme de pouvoir, un juriste, un cadi. S'il fut contesté et disgracié, c'est parce qu'il a vécu en un temps où le pouvoir l'était aussi. Est-ce que tu l'as lu toi-même ?
J'ai lu ses Commentaires du Traité de l'âme d'Aristote et le Traité décisif.
> Qu'en retiens-tu ?
Que la philosophie et la science doivent s'en tenir à la lettre
de la révélation afin de mieux la comprendre, et ne jamais
la discuter, comme l'ont fait les motazilites et les acharistes, encourageant
l'hérésie, notamment chez les ignorants.
> Trouves-tu sa philosophie progressiste ?
Pas particulièrement. C'est à peu près la position des juges de Galilée.
> Il réconcilie seulement l'autorité des aristotéliciens et celle des juristes, et défend le pouvoir des clercs sur le peuple. Ses commentaires de la République de Platon sont sans ambiguïté. Tu les as lus ?
Non. Tu sais, Avéroès n'est pas au programme de philosophie en occident.
j-p
From:depetris - Reply-To: razzi, manzi, hammad
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razzi wrote:
> depetris wrote:
>> Non. Tu sais, Avéroès n'est pas au programme de philosophie en occident.
> Ah bon ? Quels philosophes étudie-t-on alors ?
Les philosophes occidentaux. ;-)
j-p
L'Orient et l'Occident néoplatonicien
From:depetris - To: razzi, manzi, hammad - Subject: Re-Oriental Neo-Platonism
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razzi wrote:
>depetris wrote:
>> razzi wrote:
>>> Ah bon ? Quels philosophes étudie-t-on alors en Occident ?
>> Les philosophes occidentaux. ;-)
> Tu ne connais donc pas la philosophie Orientale ? Ou mal ?
Je connais assez bien Avicenne, Sohrawardy, et Ibn Arabi, mais j'avoue que tu m'as fait soupçonner avant hier que j'avais une conception erronée de leurs successeurs. Ce que j'ai découvert sur quelques sites de la région, ces deux derniers jours, me le confirme. Les fréquents rapprochements entre Descartes et Molla Sadra m'ont beaucoup surpris. Crois-tu qu'ils aient pu avoir eu des échos l'un de l'autre ?
j-p
From:depetris - Reply-To: razzi, manzi, hammad
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razzi wrote:
> depetris wrote:
>> Crois-tu qu'ils aient pu avoir eu des échos l'un de l'autre ?
> Descartes était bien trop peu connu, même en Occident, pour que Molla Sadra en ait entendu parler. Tu peux mieux que moi juger de l'inverse.
Comment savoir ? Descartes a toujours eu des sources curieuses, sur
lesquelles il était très discret, en partie par prudence,
en partie par orgueil, et en partie parce qu'il apprenait avant tout de
sa propre ignorance. Il est cependant évident qu'il n'a pas trouvé
seul ce qu'il a décrit dans La Dioptrique. Il avait fait
en tout cas venir de Perse les lentilles dont il s'est servi.
j-p
Le corps, l'âme et l'esprit
From: razzi - Reply-To: depetris, manzi, hammad
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depetris wrote:
> razzi wrote:
>> Descartes ne pouvaient pas aller aussi loin que Molla Sadra dans cette voie.
> Pourquoi ?
Parce qu'il opposait le corps et l'âme.
Razzi
From: depetris - To: razzi, manzi, hammad - Subject: Re-Oriental Neo-Platonism
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razzi wrote:
> depetris wrote:
>> Le prétendu dualisme cartésien repose sur des pirouettes pour couper court à des critiques. Descartes n'est pas si dualiste dans les Passions de l'âme, le Traité de l'homme ou celui de la lumière.
> Mais il est contradictoire. D'un côté il ne sait rien dire de l'âme sans parler de circulation sanguine, de bile et de flegme, et de l'autre, il dit que les animaux n'en ont pas, n'étant agis que par des dispositifs organiques.
Ce n'est pas tout à fait exact. Dans les Passions de l'âme, il ne parle que des passions, des affections de l'âme, dans le Traité de l'homme, il dit que ces dispositifs, chez l'homme, sont agis par l'âme, ce qui ne serait pas le cas chez les animaux.
> Le plus grave n'est pas cette opposition, mais, ce qui en est la conséquence : qu'il ait confondu l'âme et l'esprit. Il n'était pas le seul. Toute la pensée occidentale l'a suivi. La question a resurgi dans la philosophie du vingtième siècle, notamment avec Mach et l'empirocriticisme.
J'aurais plutôt pensé à la critique par l'empirisme logique de la psychologie, mais c'est la même question en fait.
j-p
From:manzi - Reply-To: razzi, depetris, hammad
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depetris wrote:
> J'aurais plutôt pensé à la critique par l'empirisme logique de la psychologie.
Il est évident que ce n'est pas en inventant de nouveaux termes (psychisme, cognition, soma) qu'on produit de nouveaux paradigmes. La mécanique, elle, s'était contentée des bons vieux termes du langage ordinaire (travail, force, résistance).
Mnz
From: depetris - Reply-To: razzi, manzi, hammad
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hammad wrote:
> depetris wrote:
>> J'aurais plutôt pensé à la critique wittgensteinienne de la psychologie.
> Je comprends beaucoup mieux ton athéisme. Tu ne dois pas tenir les sciences humaines en haute estime.
;-]
j-p
Manzi et moi
From: manzi - Reply-To: razzi, depetris, hammad
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depetris wrote:
> Si j'ai bien compris, la philosophie ishrâkî offre des paradigmes plus efficaces pour aborder des techniques mises au point par Babache, Türing et Von Neumann qui ne les comprenaient pas, alors qu'elle n'a rien apporté de bien consistant depuis le dix-septième siècle. N'est-ce pas un peu paradoxal ?
Ce ne serait pas la première fois qu'une telle chose se verrait au cours de l'histoire.
> Je veux bien que des techniques nouvelles prennent de court des modèles philosophiques, contraints alors de les assimiler à marche forcée. L'inverse me laisse dubitatif. La commande numérique est une invention occidentale. Je veux bien qu'elle soit revivifiante pour la pensée ishrâkî, mais l'inverse est tiré par les cheveux.
Crois-tu ? Les savants d'Europe avaient dépassé techniquement ceux de la Chine dès le dix-septième siècle. Newton, Fermat, Huygens et les autres continuaient pourtant à assimiler la loi scientifique à une sorte de commandement divin, et cela dura jusqu'au dix-neuvième siècle. En somme, ils faisaient mieux deux siècles avant de comprendre pourquoi.
Mnz
Razzi et moi
From: razzi - Reply-To: depetris, manzi, hammad - Subject: Re-Oriental Neo-Platonism
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depetris wrote:
> razzi wrote:
>> Manzi a raison. Compare les mathématiques de Leibniz avec sa Théodicée.
>Soit, mais tous ont appuyé leurs élaborations épistémologiques sur leurs expériences et leurs découvertes, pas sur la lecture de Tchouang-tseu ou de Dôgen.
>> Ils n'avancèrent pas pour autant sans mettre en cause des principes fondamentaux de leur philosophie première.
> Les concepts de travail ou de force me semblent bien plus opératoires.
Quelle différence ? Les concepts d'âme ou d'esprit peuvent l'être tout autant. Pourquoi serait-il étrange de revenir à Avicenne et à Mollâ Sadrâ (si ce n'est obscurantiste) quand il ne l'est pas de remonter jusqu'à Aristote ?
Razzi
From: razzi - Reply-To: depetris, manzi, hammad
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depetris wrote:
>manzi wrote:
>> razzi wrote:
>>> Pourquoi serait-il étrange de revenir à Avicenne et à Mollâ Sadrâ ?
>> Parce que leurs discours sont trop entachés de contenu religieux, contrairement aux philosophes de Port-Royal, au Thomisme ou au néoplatonisme italien. ;-)
>Soyons sérieux. Jusqu'au dix-huitième siècle, des ingénieurs chinois sont venus en Europe assister des projets industriels. Je ne sache pas que beaucoup de mollas iraniens assistent IBM ou Sony.
Les ingénieurs d'Extrême-Orient n'ont pas joué un bien grand rôle dans la révolution industrielle en Europe, cependant le Japon ne tient pas aujourd'hui une place mineure dans l'invention technique, en attendant que les Coréens et les Chinois prennent le mors aux dents.
Razzi
From: hammad - Reply-To: razzi, manzi, depetris - Subject: Quel rammassi de mécréants vous faites - Date: 21 Jul 2003
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Quel rammassi de mécréants vous faites. Lao Tseu, Boddhidharma, Wey Neng, Dôgen vous ont gâté l'esprit avec leur roue des effets et des causes sans auteur, leur vide central qui fait tourner la roue, le dharmakaya et le nirvana.
Vous vous êtes si bien laissé berner, que vous n'avez pas vu la philosophie aux fondements des roues dentées et des engrenages.
Hammad
From: manzi - Reply-To: razzi, hammad, depetris - Subject: Re-Quel rammassi...
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manzi wrote:
> depetris wrote:
>> manzi wrote:
>>> Hammad wrote:
>>> Lao Tseu, Boddhidharma, Wey Neng, Dôgen vous ont gâté l'esprit.
>> Il a raison. Si de deux on passe à trois, on doit alors aller jusqu'à quatre.
> Tu peux expliquer là ?
Ne pas oublier le moi, l'ego, l'anniya, le sujet, l'agent, la volition... appelle-le comme tu voudras.
"C'est-toi ? - oui, et je vois que je ne suis pas la seule..."
Que seraient le corps, l'âme et l'esprit si la réponse à une telle question faisait problème ?
Mnz
Je vois combien Manzi connaît mieux Hammad que moi. J'avais crû un moment à une crise de sectarisme.
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