Home
Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

»

Cahier XXIII
Début juillet à Bolgobol

 

 

 

 

Le 2 juillet

Monts flottant dans le vide

Le début d'été aura été humide cette année. Il n'a pas beaucoup plu cette nuit, juste assez pour noyer de brume la vallée de Bolgobol. Par endroits, on ne distingue plus la silhouette des montagnes de celle des nuages : monts flottant dans le vide, nuées plantées au sol.

Le soleil est pourtant très chaud déjà, dans le haut du ciel presque entièrement dégagé. Un lambeau de nuage parfois projette son ombre au sol, accompagnée d'un courant d'air glacé, et l'on se demande s'il restera assez longtemps pour qu'il vaille la peine de mettre sa veste.


Le 3 juillet

Un générateur de paysages urbains

Le logiciel possède une petite bibliothèque de cartes de terrain. On peut les modifier et, naturellement, en créer. Il est aussi possible de les importer d'un programme tiers, comme celui dont Douha avait été à l'initiative (voir À Bolgobol cahier 2).

On utilise ensuite des modules d'architectures. C'est encore une bibliothèque qui possède tout un jeu de formes architecturales, de la cabane à l'immeuble de grande hauteur, avec des monuments, des édifices industriels et d'autres structures complexes. On trouve encore une bibliothèque de styles d'architecture, qui s'appliquent aux premiers modules. Les uns comme les autres peuvent aussi être modifiés.


Le logiciel répartira aléatoirement les édifices sur la carte de terrain. On pourra la découper en plusieurs territoires auxquels on allouera des pourcentages pour certains types de constructions, maisons individuelles, grands immeubles, hangars, etc. On définira un indice de rectitude des voies, de densité de population, d'équipements collectifs, et d'autres paramètres.

Comme pour tout modeleur vectoriel en trois dimensions, on règle les sources lumineuses, la densité des ombres, la nébulosité...


On est contraint de travailler en aveugle jusqu'au moment où l'on arrête un angle de vue et où on lance le rendu. Balayé par une ligne blanche qui la parcourt de haut en bas, l'image devient lentement plus précise. Les gros carrés de couleur se divisent jusqu'à une résolution de soixante-douze points par pouce.

On attend longtemps, quelle que soit la puissance de la machine. Le programme exige relativement peu de mémoire : huit mégaoctets. Si on lui en alloue le double, on gagne encore sensiblement de la vitesse, mais au-delà, le gain devient de moins en moins sensible, jusqu'à n'être plus perceptible à partir de soixante-quatre.

Comme il est rare qu'un résultat soit satisfaisant du premier coup, on peut utiliser une méthode de rendu plus rapide : distance render. La vue apparaît alors en niveaux de gris, n'offrant que la silhouette des plans, un peu comme un paysage dans la brume du petit jour. Cela peut suffire pour opérer des rectifications.

Pour prendre en main le programme, le mieux est d'utiliser les bibliothèques toutes prêtes. Les possibilités sont infinies, de la cité néolithique à la mégalopole contemporaine. Les villes sont dépeuplées, aussi vaut-il mieux se contenter de vues lointaines, sauf à rendre une impression bizarre d'après apocalypse.


J'ai vite vu qu'un urbanisme complexe sur un territoire fortement dénivelé était le plus saisissant. En règle générale, on construit des usines dans les plaines, ou au creux des vallées dans leurs parties les plus larges. Il en va ainsi pour le centre des villes. Même quand elles sont nées sur des éminences fortifiées, comme il est fréquent dans le sud de la France, leur centre se déplace vers des zones plus planes quand elles grandissent.

Il est tentant d'utiliser le programme pour voir ce que donnerait le contraire : des centres urbains, des hauts fourneaux, à flanc de montagne, des raffineries, de la construction navale, dans des calanques, des usines à gaz dans des cirques rocheux.

Le programme génère des ponts, des passerelles, de hauts murs de soutènements, des voûtes de pierre, des arches de béton, des canalisations volantes ou qui plongent dans le vide, il mêle des minarets à de hautes cheminées au bord de précipices, le dôme des cuves de gaz à celui des mosquées.


Le 4 juillet

Les enfants de Bolgobol

Dans le Marmat, on ne se demande pas où sont les enfants. Ils jouent dans les rues, les parcs et les jardins.

Ils ne risquent rien. La ville est parcourue de ruelles peu propices à la circulation motorisée, et beaucoup sont coupées d'escaliers. Les automobilistes roulent sinon lentement, s'arrêtent volontiers pour laisser traverser le passant, bien que les signalisations soient rares, et que je n'y aie jamais vu un agent de circulation. Les piétons seraient en tout cas bien capables de se faire respecter, comme j'ai pu le constater à quelques reprises, au besoin menaçant de façon fort crédible le conducteur dangereux.

Ils agiraient de même envers des enfants qui s'attarderaient dans de grands axes, ou y circuleraient dangereusement, et les plus jeunes trouvent toujours une main pour les faire traverser.


Les enfants courent partout dans les rues et les parcs de Bolgobol, jouent dans les jardins devant les maisons. Ils deviennent parfois un peu agaçants, dérangent les conversations avec leurs cris et leurs gesticulations. Heureusement, les adultes ont rarement à intervenir pour les calmer. Des groupes d'adolescents s'en chargent. Ils sont très forts pour rappeler à leurs cadets les règles élémentaires de la civilité.

Les filles et les garçons se mélangent peu. Enfants, ils n'ont pas les mêmes jeux. Adolescents, ils ne se mêlent plus du tout. À cet âge, ce sont les filles qui deviennent les plus bruyantes. Contrairement aux garçons plus remuants, elles parviennent à produire un flot impressionnant de décibels aigus en restant parfaitement immobiles. Elles font concours de phrases courtes qui se coupent sur un ton toujours plus haut, ponctuées d'éclats de rire. Ignorant le palanzi, je n'ai aucun moyen de deviner ce qui les excite à ce point. Ce sont toujours des jeunes filles, à peine plus âgées, qui leur intiment de se calmer.


Le respect de l'âge, ici, n'est pas un vain mot, et il joue évidemment dans les deux sens. Jamais on ne met en péril l'autorité d'un plus jeune devant un plus jeune encore. Si un groupe d'enfants vous dérange, adressez-vous à celui qui vous semble l'aîné pour leur demander d'aller jouer ailleurs.

Il est normal que des enfants soient bruyants et agités. On ne peut pas les enfermer ni les empêcher de vivre. Ils sont tous d'ailleurs d'une politesse remarquable : on vous tient la porte, on vous cède le passage, on s'excuse très civilement si l'on vous a heurté par inadvertance. Bien sûr, on doit la leur rendre.

Je n'avais jamais remarqué avant d'arriver ici combien les enfants recherchent le contact avec les adultes, et les prennent pour modèles. Ils exercent alors sur nous une influence réciproque, qui nous incite à bien nous tenir sous leur regard, sans que ni les uns ni les autres aient seulement à s'en rendre compte.


Le 5 juillet

Inférences de la raison et de l'imagination

J'ai commencé à prendre en main le modeleur de paysages urbains. Il est possible de supprimer des bâtiments à l'unité. Il y a un outil pour cela. Quand on le sélectionne, le curseur prend la forme... d'une seringue ?... non, d'un marteau piqueur.

On peut encore ajouter des bâtiments à l'unité. On va dans le menu Library, on sélectionne Building et l'on choisit le type de construction qui convient.


Je ne peux m'empêcher de voir une seringue dans le curseur. J'en ai d'abord été surpris : pourquoi pas plutôt une pioche, un bâton de dynamite, un détonateur, à la rigueur une gomme ? Naturellement, j'ai fait immédiatement l'inférence : ce ne peut être qu'un marteau piqueur.

L'identification de l'objet, du moins pour moi, n'est pas immédiate. C'est un défaut de ce qu'on appelle l'ergonomie cognitive, plus fréquente, hélas, dans les programmes libres que dans ceux du commerce. Je dois passer par une inférence. Derrière celle-ci, que dicte la raison, une autre est chassée, d'une nature différente — ce que j'appelle inférence de l'imagination : l'inoculation d'un anesthésiant pour effectuer l'extraction d'un bâtiment.


Le programme permet d'effectuer des ajustements plus fins encore : supprimer un étage, avec la touche contrôle enfoncée, supprimer une fenêtre, une porte, une colonne... avec les touches contrôle et majuscule ; et aussi bien en ajouter.

Est-il utile, dans la vue d'une ville entière, de supprimer une seule fenêtre ? Que oui ! On est étonné qu'un seul et si petit détail puisse prendre une telle importance dans un ensemble complexe. Loin de le noyer, cette complexité le renforce, converge par des cheminements ténus sur ce seul point.

Une façade dominait les autres, moins par sa taille ou son originalité, que par sa situation sur une éminence, la déclivité qu'elle surplombait, son éclairage. Elle attirait trop l'œil, elle étouffait l'atmosphère intéressante de son environnement.

Ma première idée fut d'en faire sauter un étage. L'ensemble du bâtiment perdait alors sa saillance, et l'image entière, son pittoresque. Il était bien préférable d'annuler l'opération et de supprimer des fenêtres, renforçant alors ce qui d'abord gênait. Plus saillante encore, la façade accentuait maintenant l'harmonie de celles qui l'environnaient.


Ce curseur dans lequel je ne peux m'empêcher de voir une seringue, crée une relation floue entre dents et constructions, et force dans mon esprit une métaphore entre l'architecture urbaine et la parole. Bien souvent, il m'arrive aussi de corriger la construction de mes phrases en renforçant ce qui d'abord heurtait la lecture.

Il y aurait là peut-être une règle à découvrir, dont le modeleur de paysage urbain m'offre comme une image, peut-être un modèle. Ce que je ne perçois pas alors, c'est à quoi ressemblerait une telle règle pour les langages de la logique et des mathématiques.


Le 6 juillet

Le koan du bouddha qui attendait le Bouddha

Un voisin de Kouka m'a dit ce matin le koan du bouddha qui attendait le Bouddha.

Ces contes philosophiques extrêmement compacts que l'on reçoit d'abord comme des histoires drôles, entraînent l'esprit dans des inférences à longue portée. La rhétorique des koans est à l'intuition ce que les formules algébriques de la physique sont à la déduction. Depuis ce matin, ce koan fertilise toutes mes pensées et mes décisions.

Qu'est-ce que le koan du bouddha qui attendait le Bouddha ? C'est un peu comme la parabole du messie qui attendait le Messie. (Voir l'Évangile palanzi de la Retraite au désert de Thomas l'Athlète.)


Le 7 juillet

Retour de Manzi et Douha

Cette année encore, Manzi et Douha sont allés aux Rencontres Internationales d'Aggadhar (voir À Bolgobol, deuxième partie). Peut-être aurais-je dû les accompagner plutôt que de rester avec Ziddhâ qui ne souhaitait pas y participer. Ils sont rentrés hier, et nous avons déjeuné tous les quatre sur les rives de l'Ardor.


Ce que m'a dit Manzi au repas m'a troublé. Tous ses propos faisaient résonner en moi les mêmes questions : Que fais-tu ici ? Qu'attends-tu ?

Il ne m'a pourtant fait aucun reproche, aucune critique, ni, en aucune façon, même à son insu, ne m'a mis en cause. C'est le koan qui continue ses effets.

Qu'est-ce que je suis en train de faire dans le Marmat ? N'ai-je aucun combat à mener chez moi ? Ne me laisserais-je pas un peu complaisamment réduire à l'impuissance, en échange d'une confortable attitude critique ?

Curieusement, en même temps que se dissipait cette vaine et confortable attitude, je voyais que tous les combats dans lesquels je pouvais me sentir appelé n'étaient pas moins vains, et que je n'avais jamais mieux agi que dans le non agir.


« J'ai l'impression que ça t'a fait plaisir de les revoir », m'a dit Ziddhâ. « Ton regard est redevenu rieur. »


Le 8 juillet

Plat de truites au parc Ibn Roshd

Je pars après-demain. Je suis allé commander un plat de truites au parc Ibn Roshd. Elles sont servies avec des patates cuites sous la cendre. Pour manger la truite, on la saisit par la tête et la queue, et l'on y mord dedans.

Près de moi, un petit enfant dans sa poussette contemple les canards de l'étang. La bouche ouverte, les yeux ronds, il pousse des cris de joie, qu'il ponctue de vagues mouvements de bras. Sa grand-mère, je suppose, attablée devant lui, le regarde un peu d'une même façon, sans attirer davantage son attention que lui-même celle des animaux. Elle ne ménage pourtant pas sa peine, fait tinter devant lui un trousseau de clés, l'interpelle par des onomatopées, lui fait des sourires.

Les femmes souvent sont sottes, et leurs efforts pour séduire, dérisoires. Je repense, l'an dernier, à mes conversations avec le logiciel Eliza (À Bolgobol cahier 32) : « Détends-toi, Jean-Pierre. — Si je parais tendu, c'est sans doute parce que l'anglais n'est pas ma langue maternelle. — Parle-moi de ta mère, Jean-Pierre. »


Eliza n'avait pas tout à fait tort : notre langue, c'est le don de notre mère, de notre nourrice. C'est d'elle qu'on la reçoit ; elle nous nourrit surtout de langage.

Pourquoi cette femme dont les gesticulations finissent par m'agacer, ne donne pas à l'enfant les noms qu'il devrait attendre d'elle ? Pourquoi ne parle-t-elle pas ? Ou même ne chante-t-elle pas ? Même Dieu, après avoir créé Adam, ne lui a-t-il pas donné les noms ? Dieu le Père ? Ou Dieu la Mère ?

Les femmes sont parfois d'une maladresse folle quand elles entreprennent de séduire. Elles agitent leurs clés, elles agitent leurs fesses, elle fond des simagrées.

Elles devraient au moins lire le Traité de l'Amour d'Ibn Arabî, et apprendre que ce qui nous séduit à coup sûr, c'est la voix et le regard, surtout quand ils nous sont adressés, mais certainement pas pour nous parler de nous.

 

 

»