Cahier XXIV Sur la lumière et l'espace
Le 9 juillet
Échanges sur l'image avec Agdoul
J'ai supprimé plusieurs passages de mon
journal que j'avais d'abord mis en ligne. J'avais notamment abandonné
quelques courriels échangés avec Agdoul, le jeune fils
d'Abou l'Gabor. Je craignais que nos propos fussent trop abrupts pour
un lecteur ignorant tout de nos conversations et surtout des images
que nous avions observées et commentées.
Aujourd'hui, alors même que je les relis
avec plus de distance, ils me paraissent plus lisibles, comme si les
réintroduire maintenant dans mon journal les replaçait
à la bonne focale.
Subject: De Cézanne au Suprématisme
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To: agdoul@rdz.org - From: Depetris
<jdepetris@silex.fr>
Date: Fri, Jul 9 2004 9:07
Salut,
Le texte de Malévitch dont tu m'as envoyé
le lien m'a quelque peu déçu pour ce que me faisait
espérer le titre. Il est vrai que j'y reconnais surtout les
prémisses de ce qu'auront développé ses
successeurs, notamment du Bauhaus, du Surréalisme et de l'IS.
Ça n'enlève rien au mérite de l'auteur, mais
beaucoup à mon intérêt.
On peut voir dans les Baigneuses de Cézanne
l'ébauche du cubisme, qui aura atteint son apogée dans
le Suprématisme de Malévitch, comme le suggère
l'auteur lui-même sans vaine modestie. De mon côté,
je serais plus curieux d'une tout autre voie, disons, de Turner à
Signac, et qui est restée à peu près en suspens.
Elle était moins préoccupée
de la forme (la plastique) que de la lumière, et l'on peut la
soupçonner d'avoir tout simplement cédé le
terrain à l'image photographique (littéralement :
écriture de lumière). S'est entérinée
ainsi une séparation neuve dans les beaux-arts, entre ce qu'on
appelle depuis arts plastiques, et un nouveau venu, l'art
photographique. Ils ont, au cours du vingtième siècle,
assez bien respecté leur territoire.
J-P
Subject: Re: De Cézanne au Suprématisme
To: Agdoul agdoul@rdz.org - From: Depetris
<jdepetris@silex.fr>
Date: Fri, Jul 9 2004 21:39 -0500
<J-P> S'est entérinée ainsi
une séparation neuve dans les beaux-arts, entre ce qu'on
appelle depuis arts plastiques, et un nouveau venu, l'art
photographique. Ils ont, au cours du vingtième siècle,
assez bien respecté leur territoire.</J-P>
<Agdoul> Que signifie alors pour toi la
remise en cause de cette séparation ? </Ag>
<J-P> Je ne sais pas. Beaucoup de choses,
notamment une critique de la notion de figuration.</J-P>
<Agdoul> Qu'entends-tu par figuratif ?</Ag>
<J-P> Rien d'autre peut-être que la
présence d'un schème tridimensionnel. Or, comment la
lumière ne produirait-elle pas un tel schème ?
C'est son essence même.
Il semblerait que, depuis toujours, la forme qui
habite cet espace ait été le plus important, à
tel point que la mise en place du schème, ombres, perspective,
etc, ne paraissait servir qu'à la rendre plus figurative. Si
on le supprime, comme le firent les formalistes, ou si on le déplace
sur un tout autre mode, comme firent les cubistes, pour se diriger
vers ce qu'on a appelé l'abstraction, ce n'est que pour donner
plus d'importance à la forme.</J-P>
To: Depetris<jdepetris@silex.fr> - From:
agdoul@rdz.org
Date: Sat, Jul 10 2004 01:32
<Agdoul> Ce que tu appelles « forme »
c'est plutôt ce que j'appellerais le sujet. Loin d'être
plus abstraite, la forme devient plus concrète encore, au
point de donner une importance neuve à la texture, la matière.
Pourtant, si l'on est attentif à
l'évolution de la peinture occidentale moderne, c'est le sujet
qui était en passe de disparaître au dix-neuvième
siècle. Depuis la Renaissance, il occupait toute l'image, il
cannibalisait son espace. Tout le reste, lointains, paysage,
détails... servait le sujet central. Ces fonds et ces détails,
l'espace tout entier, n'a pourtant jamais cessé de croître
en importance. Si l'on s'arrête à l'impressionnisme du
dix-neuvième siècle, et qu'on le compare à cette
peinture classique, on pourrait croire que les tableaux, plus petits,
ne sont que des fragments des anciens, des détails de paysages
lointains, ou de petites scènes annexes.</Ag>
<J-P> Où placerais tu le
Surréalisme dans cela ?</J-P>
<Agdoul> Nulle part en particulier. Ce n'est
pas une école. Tous les peintres surréalistes ne se
sont pas placés unilatéralement dans la trajectoire du
reste de la peinture du vingtième siècle. Il n'est pas
non plus négligeable que le Surréalisme se soit situé
d'abord dans le champ de la poétique — dans le sens
linguistique, sémantique, sémiotique — et
non des arts plastiques. À mes yeux, c'est du côté
d'Ernst ou de Tanguy qu'est le plus fertile prolongement du tournant
du dix-neuvième siècle. Ce prolongement passe cependant
par une profonde rupture.</Ag>
Subject: Ceci n'est pas une pipe
To: Depetris<jdepetris@silex.fr> - From:
agdoul@rdz.org
Date: Sat, Jul 10 2004 20:28
[... ]
L'idée que l'art imiterait la nature est
une grossièreté, qu'on l'applique aux seuls beaux-arts
ou à toute technique. Les premiers avions ne parvinrent à
voler qu'à partir du moment où l'on abandonna l'idée
grotesque d'imiter les oiseaux en leur faisant battre des ailes. De
bien meilleurs moyens existaient pour produire l'énergie
nécessaire à contrebalancer la gravité, et qui
n'imitaient rien de ce qui avait volé avant : la roue,
l'engrenage, l'hélice...
Le goût humain pour construire des modèles
d'objets naturels ne ressemble à un désir d'imitation
que pour celui qui le connaît du dehors. Pourquoi quelqu'un
préférerait-il une statuette de cheval à un vrai
cheval ? Ce serait idiot ; et bien triste s'il s'en
contentait.
Ce qui nous fascine dans ce qu'on prend pour une
imitation de la nature, fait qu'elle est en réalité
bien autre chose. Elle est plutôt une abstraction, dans le sens
littéral de soustraction. La statuette du cheval, loin
de vouloir se substituer au cheval réel, est une abstraction
de sa forme, de sa surface en trois dimensions, littéralement
une soustraction de tout le reste. C'est une abstraction, mais une
abstraction sensible.
Aussi devons-nous nous méfier d'une
distinction trompeuse entre des beaux-arts (des arts d'agréments),
et d'autres qui seraient seulement techniques et utilitaires. Cette
distinction ne vaut que pour celui qui demeurerait étranger à
leur usage, en s'en faisant seulement le spectateur ou le
consommateur passif.
Une statuette de cheval ou une balance sont des
objets d'un même ordre. Qu'on ne vienne pas dire que la balance
est un outil, un instrument, proposant donc un usage, tandis que la
statuette ne s'offre qu'à la contemplation. Un instrument de
musique est un outil de même nature que la balance, un
dispositif fonctionnel, alors qu'une carte, un tableau, une maquette
ne s'offrent qu'à la lecture.
Tous ces objets visent le même double but :
produire des abstractions sensibles. L'objectif est double. Il vise
l'abstraction la plus haute, associée à la perception
la plus intuitive. Nous pouvons toujours appeler ces abstractions
« Science » et la création de ces objets
sensibles « Art ». Les uns ne fonctionneraient
pas beaucoup sans les autres.
Regards, Agdoul
Retour au présent
Alors même que je relisais ces textes, j'ai
reçu un courriel de Pierre Petiot, commentant pour ses
correspondants une autre émission de France Culture. Encore
une fois, il tombe fort à propos. (On pourrait lire aussi de
lui sur son site, pour élargir son propos, Visions
Multidimensionnelles 1,
à propos de Duchamp et Matta, sur le site de La Belle
Inutile 2.
(1 http://ppetiot2.free.fr/satsol/PublicShelf/VisionsMultidimensionnelles/VisionsMultidimensionnelles.html,
2 http://ppetiot2.free.fr/LaBelleInutile/Index/index.html)
J'ai écouté ce soir sur France
Culture, dit-il, une partie d'une émission nommée
« Métropolitains » dont le titre du jour
était « Des fenêtres et d'autres lieux du
regard » L'invité était Gérard
Wajcman, psychanalyste Lacanien, qui a écrit « Fenêtre,
chroniques du regard et de l'intime » Éditions
Verdier (2004). La discussion portait sur l'invention du « tableau
moderne » par Alberti, qui apparemment est le premier à
avoir dit qu'un tableau devait ressembler à une fenêtre
(d'où perspectiva — regarder à
travers.)
Gérard Wajcman a enquêté sur
ce qu'étaient les fenêtres vers 1430 en Italie, et il
semble qu'elles étaient rarement quadrangulaires, mais plutôt
gothiques. La fenêtre dont parle Alberti est donc une fenêtre
abstraite sans rapport direct avec le quotidien vécu des
fenêtres à l'époque du Quattrocento. Gérard
Wajcman fait donc remarquer que la fenêtre d'Alberti est une
fenêtre mathématisée et qu'elle introduit la
mathématisation dans la peinture.
Gérard Wajcman fait aussi remarquer que
dans la période précédente, l'homme ne regarde
pas vraiment au dehors, mais se trouve plutôt placé sous
le regard omniprésent de Dieu.
En fait dans la mystique rhéno-flamande
(douzième et treizième siècles) dont
quelques-uns des principaux représentants figurent parmi les
meilleurs scientifiques pour ce qui concerne l'optique, la situation
est différente : Dieu émet des rayons lumineux qui
créent ou font exister les âmes, mais en même
temps, ramène les âmes à lui par une sorte de
retour de la lumière vers lui. Le mouvement est donc double,
mais il est de fait que le centre est Dieu et non pas l'homme.
Gérard Wajcman observe ensuite que dans
l'utilisation de la fenêtre, l'observateur se trouve dans une
position par laquelle il est extérieur à la scène
qu'il voit par la fenêtre. Cette position, en même temps
qu'elle est celle — nouvelle — du peintre à
cette époque se trouve aussi très vite devenir la
position canonique de « l'observateur scientifique »
et donc celle de la Physique moderne fondée par Galilée
(qui comme on sait était en somme opticien de métier).
La question que pose Gérard Wajcman est
donc quelque chose comme « avons-nous bien pesé ce
que regarder par une fenêtre veut dire, et quelles en sont les
conséquences ? » (En particulier, en ce qui
vous concerne à cet instant sur votre écran.)
Il me semble en particulier, que les fenêtres
de nos ordinateurs au lieu de nous placer hors du réel qu'il
est question d'observer, tendent à nous placer au contraire
dans le réel (plus ou moins virtuel) avec lequel nous
interagissons.
Cette situation (créée par Alan Kay
de Xerox) inverse donc d'une certaine manière les rapports
introduits au Quattrocento entre les hommes et les fenêtres,
rapports qui se prolongent — et peut-être s'achèvent
— jusqu'à nos jours avec le cinéma et la
télévision.
On peut aussi noter les relations particulières
qu'entretiennent l'homme et la page du livre qui sont d'une nature
assez proche de celle du peintre ou du spectateur vis à vis de
la fenêtre abstraite du tableau.
Ma réponse
J'ai écouté cette intéressante
émission, très mal d'ailleurs car je travaillais en
même temps. Tes propres remarques sur la fenêtre de
l'ordinateur, Pierre, m'intéressent plus encore, et je te suis
parfaitement lorsque tu les rapproches de la page du livre et les
opposes à celles du cinéma et de la télévision.
Tu me fais remarquer par la même occasion la
différence majeure entre la mystique des Lumières
et celle antérieure. Dans la nouvelle, c'est en l'homme que
Dieu a semé des germes de lumière, lui transmettant
ainsi l'intelligence intuitive de Sa création, notamment à
travers les mathématiques.
Cette nouvelle mystique, qui a pris pied en Europe
à peu près en même temps sous les plumes de
Descartes et de Böhme principalement (vers 1630), pourrait bien
avoir, elle aussi, une origine persane, et Aufklärung
traduire Israk. Mollâ Sadrâ, contemporain de Böhme
et de Descartes, est la dernière grande figure de la mystique,
la philosophie et la science chiites, inaugurées par
Sohrawardî et Ghazâlî.
Les principaux changements dans ce passage de
l'Orient à l'Occident sont le cogito ergo sum, qui
remplace le libido ergo sum de Ghazâlî, et la
primauté donnée à la géométrie sur
l'algèbre (al jabr). Les travaux mathématiques
de Descartes et de Leibniz en sont en fait plutôt
l'unification.
Si l'on pousse une telle mystique à sa
radicalité, l'homme devient tout et Dieu disparaît. Dieu
est l'Homme en tant que généralité des hommes
particuliers, et, comme disait Foucault après Stirner, l'Homme
n'existe pas.
Je me souviens bien que Gérard Wajcman
précisait qu'on n'avait pas découvert la perspective,
mais qu'on l'avait inventée. Rien n'impliquait en effet, qu'on
utilise ainsi l'optique, qui existait d'ailleurs depuis bien
longtemps sans avoir donné lieu à la moindre
figuration. Or, il y avait de bien meilleurs scientifiques encore
dans le monde persan, qui, eux, ignoraient délibérément
un tel usage.
Tes remarques me font penser qu'ils ne
l'ignorèrent peut-être pas si complètement dans
l'usage architectural de la calligraphie. Loin de figurer, il
introduit dans un champ multidimensionnel qui est autant celui des
lettres, des sons et du sens. (Il est sans doute
alors nécessaire pour le pénétrer de savoir
déchiffrer l'arabe.)
Tangaar ville délurée
J'avais supprimé aussi de mon journal ma
première description de Tangaar, le 20 mai. Elle m'avait, à
la réflexion, paru peu intéressante, et surtout mal
observée. En la relisant, j'hésite pourtant à la
détruire définitivement.
« Tangaar est une ville délurée
avais-je écrit. Toute la mosaïque du Marmat s'y trouve
concentrée. Les habitants viennent des régions
environnantes les plus éloignées. Ils ont gardé
leurs caractères, leurs coutumes, leurs religions, leurs
habillements, et même leurs esthétiques et leurs
architectures. »
« La ville est étrangement
disparate, et il en résulte pourtant un caractère
commun : un air canaille, en contraste avec toutes les localités
des environs. On dirait que chacun ici est capable de tout. »
« Dès qu'on sent que vous venez
d'ailleurs, on se livre à des comportements étranges,
on adopte des airs menaçants. Les conversations cessent dans
les lieux publics, des pêcheurs à la ligne se mettent à
parler comme des comploteurs, quelqu'un commence à jouer
ostensiblement avec un poignard, deux hommes font mine de se chercher
querelle. Ce ne sont que des jeux. On s'en aperçoit
aisément. »
« Tout est fait pour vous déstabiliser,
et vous ôter tout sentiment de sécurité :
éclairage urbain cassé ou grillé, rôdeurs
aux mines patibulaires... En réalité, vous ne risquez
rien. Quoiqu'il vous arrive, vous serez secouru, assisté,
renseigné. Ils ne peuvent même pas s'empêcher
d'être instinctivement polis. Je ne parle là que des
quartiers populaires du bord de mer. On m'a vivement déconseillé
de circuler la nuit à pieds dans les quartiers riches. »
Concernant cette dernière phrase, je
soupçonne qu'on se sera un peu moqué de moi, ou que je
n'aurai pas bien compris ce qu'on voulait me dire.
Ces lignes témoignent jusqu'à la
caricature de ce qui se passe quand on se laisse duper par le
spectacle que des gens donnent d'eux-mêmes. On peut alors
toujours le démasquer, on ne fera que tomber de simulacres en
simulacres. On se rend aisément compte qu'ils ne masquent rien
à proprement parler, que nous les construisons peut-être
nous-mêmes, et qu'ils détournent seulement notre
attention.
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