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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XXV
Dernières impressions avant de m'envoler

 

 

 

 

du 9 au 10 juillet

De l'étranger

Me voilà prêt à rentrer en France. C'est une perspective qui ne m'enchante qu'à moitié. Un vent de mer pousse sur Tangaar une brume épaisse. L'air est humide et tiède. Des oiseaux de mer volent en poussant de hauts cris dans la lumière du phare qui les éclaire en face de ma chambre d'hôtel, comme s'il les amusait. Se glisse alors en moi l'impression que je partirai demain à l'aube en bateau, et non l'après-midi en avion.


En réalité, je n'aime pas beaucoup la France. Pourtant je suis français. Cela signifie concrètement pour moi que la langue française, ses lettres et sa culture constituent une part déterminante de ce que je possède, peut-être mon bien le plus précieux. On peut alors évidemment compter sur moi pour les défendre, bien plus que sur ceux qui « aiment la France ».

Je ne dois pas être un cas bien singulier, car parmi tous ceux qui ont le plus contribué à ce bien commun, beaucoup la voyaient sans complaisance, ou encore n'étaient pas français. Ai-je à les nommer ?


On doit bien reconnaître que l'histoire de cette France, de cette identité française, n'est pas particulièrement sympathique. Et elle est essentiellement schizophrène.

L'histoire de la France est celle de la destruction systématique de peuples, de langues et de cultures : Bretons, Wolofs, Kanaques, Occitans ou Romains : de leur soumission cruelle au fanatisme et à l'obscurantisme des rois et des évêques. Il en va à peu près ainsi de toutes des nations occidentales.


C'est cela et c'est aussi son contraire : l'émergence d'une culture commune, ou chacun se sait à la fois héritier d'esclaves et de marchands d'esclaves, de Romains et de Gaulois, de Croisés et de Cathares, de Chouans et de sans-culottes.

Mais ce dépassement ne s'est jamais réellement accompli. Ou plutôt, alors même qu'il était en œuvre, la France a recommencé plus loin ce qu'elle avait achevé dans son territoire. Il en résulte une incapacité schizophrène à digérer l'histoire ; une confusion d'esprit qui alimente des comportements d'autant plus inquisitoriaux qu'ils sont bien en peine de concevoir quelle version officielle imposer. Peut-être s'agit-il donc plutôt de paranoïa.

Il en va à peu près ainsi de tous les états occidentaux, et même les migrants des Amériques ont emporté le problème dans leurs bagages, ou l'ont retrouvé sur place avec les colonies esclavagistes et les territoires indiens. À l'orée de ce siècle, les empires occidentaux me paraissent avoir fini là où la Chine avait commencé, il y en a vingt-deux, dans les rêves fous de Ying Zheng de Qin.


Je n'aime pas beaucoup plus l'Occident que la France, même s'ils constituent une part de moi-même dont je pourrais difficilement me passer. J'en dirais autant de Kouka et des amis que je laisse ici, quoi qu'elle en pense.

Une part de moi-même n'est pas le mot juste. Je ne me sens pas ainsi partitionné ; une prothèse plutôt, dont même Kouka est susceptible de se servir, et dont l'absence me diminuerait bien plus qu'elle.

C'est surtout une prothèse commune, car si elle n'était pas partagée elle ne me serait quasiment d'aucun usage. Aussi l'utilisation pertinente que d'autre en font, les innovations qu'ils lui apportent, m'inspirent des sentiments très fraternels. Ce ne sont pourtant pas toujours des Français, ni des Occidentaux, ce n'est pas toujours le français leur première langue, ni une à alphabet latin.


C'est que les langues, les lettres et les cultures se nourrissent, et n'entretiennent pas entre elles les mêmes rapports que les conquêtes foncières. Ce n'est pas parce qu'une langue s'introduit dans une région qu'elle est vouée à en chasser d'autres, pas plus que n'importe quelle connaissance. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent, tant du moins que les locuteurs de la langue qui s'introduit ne confisquent pas en même temps la terre, les ressources, les moyens de production et les connaissances.

Les langues sont bien plus menacées par leurs propres locuteurs qu'elles ne le seraient par d'autres. Pourquoi donc l'usage de l'anglais dérangerait-il celui du français, mon propre usage des deux langues ? Le passage de l'une à l'autre renforce au contraire mes capacités en chacune. Et ce n'est certainement pas la faute à Voltaire, ni à Rousseau, et moins encore à Thoreau, si l'on ne parle pas provençal en Provence.


Sans doute je suis plus à l'aise en français qu'en anglais, mais cela encore mérite d'être relativisé. Nous avons tous fait cette expérience étonnante de la facilité à comprendre et à se faire comprendre parfois dans une langue que nous connaissons mal, et de la difficulté inverse qui peut apparaître aussi bien dans celle qui nous est maternelle.

Maternelle ? je ne crois pas qu'une langue le soit ; langue de notre mère, de notre nourrice, peut-être. Un rapport filial n'est pas celui que l'on doit entretenir avec elle. On ne doit pas craindre de la secouer, de la violenter. Comme une mayonnaise, mieux on la bat, mieux elle monte. Ce n'est pas en la rudoyant qu'on cesse d'être un lettré, c'est plutôt en se noyant dans une langue visqueuse, jargon administratif, juridique, journalistique, faussement technique, un globish, une novlangue.


Il n'est qu'à considérer par exemple l'usage que fait la novlangue du mot « entreprise », qui n'a plus rien à voir avec le verbe « entreprendre », et même le contamine. Qu'on songe aux usages semblables qui sont faits du mot « travail », du mot « auteur », de tous les mots. Cet emploi d'une langue visqueuse coupe à chaque mot le chemin vers un référent dans le monde sensible.

Qu'est-ce qu'une « entreprise » en effet ? des bâtiments ? ceux qui y travaillent ? un capital ? ses actionnaires ? ses gestionnaires ? une personne morale, ou l'ensemble de ses possessions ?… On doit faire appel à des définitions juridiques, alors que les juristes et les législateurs attendent, eux, que l'usage commun les leur donne.

Le mot « entreprise » on le remplace alors par celui de « projet » dont on use et abuse, avant de le stériliser aussi. Or ce n'est pas du tout la même chose, car « projeter » suppose que l'on commence par tout penser avant que — justement — d'entreprendre.


Plus que se liquéfier, la langue se vaporise : plus de solides référents sur lesquels la pensée puisse s'appuyer sur les choses sensibles, plus de tropes semblables aux gestes ; pas plus de sensualité dans le style que d'acuité dans la pensée. Les mots se réfèrent à de petits démons, si l'on voit ce que je veux dire.

Il ne faut rien dramatiser, je sais. C'est même précisément le fond de ma pensée. Il suffit de bien battre la langue, comme un tapis, pour que soient chassées ou ravivées les locutions trompeuses.

C'est du moins assez facile dans une langue dont on a forcé tous les verrous. Il en va autrement dans celles que l'on maîtrise mal, ou dans des domaines peu familiers. C'est pourquoi même une langue que nous connaissons au point d'en pratiquer les lettres, peut dans certains discours nous paraître curieusement étrangère.


La lampe de l'éclairage urbain, juste au-dessus du balcon de ma chambre d'hôtel, m'éclaire assez pour que je puisse écrire. Dans la moiteur de la nuit, je n'ai toujours pas sommeil.

Un vent de terre légèrement plus frais s'est levé presque tout à coup. Il commence à déchirer lentement le brouillard. J'aperçois déjà les collines au-delà des lumières du port.


Le 10 juillet

De la terre et des lettres

Le vent est tombé aussi vite quand le soleil s'est levé. J'ai peu dormi, c'est assez naturel quand on se trouve quelque part où l'on sait n'avoir pas le temps de prendre ses marques. J'ai déjeuné sur le balcon puis j'y ai saisi les notes de la nuit.

Pourquoi écrire à la plume pour ensuite saisir au clavier ? D'abord, j'aime écrire dans n'importe quel lieu où il n'est pas toujours possible d'installer un ordinateur, même portable. Quelques progrès restent à faire dans la maniabilité, la résistance aux mouvements et aux chocs, à la température et à l'humidité. Je suis bien plus solide qu'une machine high-tec et je ne tiens pas à ce qu'elle m'impose un mode de vie. Ensuite, il m'arrive aussi quelquefois d'écrire au clavier.

Ceci dit, je préfère définitivement la plume — moins pour ne pas perdre la sensualité de l'objet et du geste, bien réelle pourtant, que pour l'indélébilité.


On rature, on écrit entre les lignes, dans les marges, on fait des renvois, mais on n'annule rien. Le résultat sur la page est souvent assez beau. Quel dommage qu'il ne soit que pour l'auteur.

On ne peut qu'aller de l'avant, et l'on y va assez vite, soucieux seulement de ne pas perdre le mouvement de sa pensée. (On comprend ce que j'appelle ici pensée.)

On renvoie à la saisie le moment où l'on peigne son texte. Quand on écrit au clavier, on fait les deux en même temps. Ça ralentit l'énonciation, et surtout ça en efface les traces. C'est un peu comme si pour travailler on se plaçait devant un miroir pour contempler ses gestes.


Je ne nierais pourtant pas qu'il existe des façons d'écrire à l'écran plus efficaces, et dont certains semblent avoir le secret. Dans ce cas, je préconise de travailler en texte brut, sur un éditeur plutôt que sur un traitement de texte.

Mais alors, où est l'avantage si l'on doit finalement exporter le texte pour le mettre en forme ? Ceci dit, je ne sais comment l'usage d'un éditeur de texte brut est souvent d'une sensualité égale à la plume.


En saisissant la phrase que j'ai écrite dans la nuit « c'est cela et aussi son contraire » (à savoir l'histoire de la destruction barbare des peuples et l'émergence d'une fraternité égalitaire), je me dis que c'est surtout ni l'un ni l'autre. Car ce dont je parle après tout, c'est de ce problématique placage d'un monde de prothèses cognitives sur la géométrie plane des frontières et des propriétés foncières.

 

 

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