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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXIII
Le 26 Messidor 211





Le 13 juillet

Les sabres du Marmat

Depuis le haut Moyen-Âge, le Marmat a été capable de produire le plus bel acier, et ses lames sont renommées. Les sabres du Marmat ont une forme originale, qui tient des japonais pour le manche, du cimeterre pour la courbure, et du sabre de cavalerie européen du dix-neuvième siècle, par la taille et la finesse de la lame.

Le sabre du Marmat est très long ; il est traditionnellement conçu pour être manié à cheval. À pied, il devient une arme qui se tient à deux mains.

Il y a bien longtemps qu'on ne l'utilise plus, mais on continue de le fabriquer. Bien peu de foyers n'en possèdent pas au moins un. Le sabre est généralement employé comme en Occident une coupe, accompagnant une promotion, une récompense ou un titre.

Après une nomination ou une élection, le sabre symbolique de la fonction est solennellement remis par le sortant à son remplaçant. Manzi, et même Douha malgré son sexe, reçurent un sabre en même temps que leur chaire à l'Université de Bolgobol.

 

On ne porte pas ici un sabre dans un fourreau attaché à la ceinture. Les fourreaux n'ont aucune attache, mais on n'a pas davantage la coutume de le glisser au travers d'une ceinture comme au japon. Il est généralement fixé à un sac qui se porte en bandoulière. Les sacs ont toujours des attaches qui permettent d'y fixer un fourreau. La poignée se promène alors sur le côté gauche, plus ou moins horizontale ou oblique.

Même si l'on ne se promène plus aujourd'hui avec un sabre au côté, les sacs se fabriquent toujours ainsi. Selon le besoin, ont peut y attacher le fourreau d'un fusil, une canne à pêche pliée, ou encore un parapluie.

 

Le musée de la guerre

Le musée de l'armée de Bolgobol est situé au cœur de la citadelle. Je me suis tout particulièrement attardé dans la salle de la balistique.

La poudre a été introduite très tôt dans le Marmat, dès le règne de Gengis Khan. Il semble que ce fut ici qu'on inventa pour la première fois les mines. La poudre a eu une importance déterminante dans la guerre, là où les peuples avoisinants ont jusqu'au vingtième siècle privilégié la cavalerie. Le terrain accidenté amena les ingénieurs à imaginer des armes à la fois puissantes et légères.

 

Une salle entière est consacrée à la balistique. Elle ne contient aucun objet, seulement des planches et des tableaux couverts d'équations et de paraboles. Elle est très bien conçue, mais je crois qu'il doit être nécessaire de s'y attarder très longtemps pour tout comprendre.

J'ai remarqué des calculs de trajectoires d'obus utilisant √10 pour π et qui manipulaient des valeurs de √-10. Naturellement, nous utilisons aujourd'hui des racines d'entiers négatifs, mais le calcul datait du dix-huitième siècle. Je ne me sens malheureusement pas capable d'expliquer le raisonnement, d'autant plus que les équations étaient utilisées avec des chiffres indiens, auquel je ne suis jamais parvenu à me familiariser complètement.

Les multiplications elles-mêmes étaient posées à la façon orientale, où les nombres ne sont pas inscrits l'un au-dessus l'autre, mais l'un horizontalement et l'autre verticalement à partir de la gauche. On multiplie ensuite tous les chiffres selon leur abscisse et leur ordonnée, puis on additionne les résultats selon une diagonale droite gauche. Voici comment on effectue 12x12=144 :

 

                1   2

        1       1   2

        2       2   4

       = 1   4   4

 

Tout ceci revient exactement au même, mais l'esprit en est pourtant dérouté et doit fournir un effort plus intense. On voit alors combien on est plus obtus que des automatismes conditionnés depuis l'enfance nous le font habituellement croire.

Les conservateurs du musée ont eu l'heureuse idée de laisser à la disposition du public un dossier photocopié, donnant au visiteur le loisir de ruminer tout cela à tête reposée, mais il est en langue palanzi.

 

L'écriture des langues naturelles et des mathématiques

On peut se demander pourquoi les langues sémitiques s'écrivent de droite à gauche. Il paraît que ce n'est pas la manière la plus pratique pour des droitiers, dont la main peut cacher les lettres qui viennent d'être tracées, et même étaler l'encre encore fraîche. Le choix de la grande majorité des habitants de la planète semble confirmer ce jugement, qui pourtant ne me convainc pas.

Que j'écrive dans un sens ou dans l'autre, ma main ne me cache jamais ce que je viens d'écrire, et en étale encore moins l'encre. Cela tient à ma façon naturelle de tenir la plume et de pencher ma feuille. Il m'est même arrivé parfois, en changeant fréquemment de langues à l'occasion de traductions, de ne plus trop savoir dans quel sens écrire, et de partir à l'envers, traçant des lettres inversées comme dans un miroir. J'ai même un jour écrit une phrase complète avant de me rendre compte de ce qui n'allait pas.

Écrire de gauche à droite ne me semble pas plus pratique, mais certainement moins logique. Le sens de l'écriture n'a aucune incidence sur la langue. Le Turc a abandonné les lettres arabes pour des lettres latines sans problèmes particuliers. Pourtant, les mathématiques s'écrivent partout de droite à gauche.

 

Je sais qu'on me répondrait le contraire : on écrit les dizaines avant les unités, et les centaines avant les dizaines. Justement, on écrit à l'envers, et c'est ce qui n'est pas logique, puisqu'on compte à partir des unités, c'est à dire de droite à gauche.

Cette inversion m'a frappé quand j'ai lu les mathématiciens arabes. Tout va de droite à gauche : les énoncés en langue naturelle, les expressions algébriques, les chiffres et les opérations.

Curieusement, en acquérant les mathématiques arabes, les Européens n'ont pas songé à en inverser l'écriture pour la rendre conforme aux langues occidentales.

 

 

Le 14 juillet

Le 26 messidor

Ziddhâ ne plaisantait pas lorsqu'elle prétendait vouloir me faire un cadeau en retour, et elle a saisi la première occasion : le 26 messidor an 211, le 14 juillet 2003, fête nationale de mon pays. Elle a vu mon intérêt pour les sabres, et m'en a offert un.

Je me serais plutôt attendu à une pipe ou à une blague à tabac, mais elle a dû penser, à juste titre, que je préfère choisir ces objets moi-même.

Je remarque avec plaisir qu'elle a été plus attentive à l'équilibre de l'arme et à la qualité de la lame qu'à la cosmétique. La poignée et le fourreau sont d'un bois très dur, teinté ou naturellement sombre, et agréable à la main. Ni le bois, ni l'acier n'ont de décoration, et ils sont d'une pureté parfaite.

 

Chaque fois que je me suis intéressé à une littérature particulière, j'ai regardé aussi du côté des armes qui leur étaient contemporaines. Ce fut d'abord Sokan, poète et samouraï mercenaire, qui le premier éveilla en moi cette curiosité. On sent dans l'incisive et aérienne insolence de son renga la main formée au maniement du sabre. En France aussi, tout particulièrement, on a fait rimer bretteur et rhéteur.

Peu de gens savent que le premier ouvrage de Descartes fut un traité d'escrime. J'en ai parcouru de larges extraits où j'ai reconnu l'ébauche de la méthode. J'ai lu bien plus tard son dernier ouvrage, Les passions de l'âme, achevé en 1649, un an avant sa mort, et j'y ai trouvé la même articulation de l'âme et du corps.

Le dualisme cartésien est une chimère. L'âme ni le corps, chez Descartes, ne sont sans le geste ; pas plus que l'espace et la durée n'existent sans la substance. Le cogito lui-même est avant tout un acte et une posture, et l'ego, un ego agissant. Le Traité de l'escrime est sans doute la meilleure introduction à la philosophie de Descartes.

Il n'est pas mauvais de tenir en main une rapière pour lire nos grands classiques, ou de soupeser un glaive, droit, symétrique et robuste, pour apprécier l'Art poétique d'Horace.

 

Il serait intéressant de songer à ce qu'apporta à l'écriture et la pensée de l'époque contemporaine, la prédominance nouvelle des armes à feu automatiques sur les armes blanches.

 

Le buffle du Marmat

Le ahlia (Anoa pœphagus) tient du yack par la taille (un mètre quatre-vingts au garrot) et le pelage, du taureau pour les cornes et la combativité, et du bison par la morphologie. Il a en commun avec ce dernier la silhouette ramassée sur le buste, avec un cou énorme, dont la musculature prend appui sur des vertèbres thoraciques se prolongeant sur le dos en pointes osseuses qui peuvent atteindre une vingtaine de centimètres ou plus. Comme chez tous les onguligrades, les mâles sont agressifs, mais les femelles peuvent l'être aussi.

 

Dans le Marmat, on les laisse vivre dans un état semi-sauvage. Le troupeau appartient à la communauté. Lorsque des villageois veulent tuer une bête, un groupe de cavaliers armés de sabres commence par l'isoler des autres. Ensuite, ils l'excitent en lui infligeant des blessures avec leurs lames.

Un bon cavalier doit savoir où frapper et avoir une parfaite maîtrise de son arme et de sa monture, pour que les blessures n'affaiblissent pas la bête mais l'excitent. Lorsqu'elle a atteint un état de fureur satisfaisant, un cavalier met pied à terre. Les autres forment un large cercle. L'homme se campe sabre en main devant la bête ruisselante de sueur et de sang. Quand elle charge, il fait un bond de côté et lui tranche la nuque.

L'animal ne meurt pas sur le coup. La formidable masse de muscles qui maintient sa tête ne contient pas d'organes vitaux, et sa colonne vertébrale passe bien plus bas. Toutefois, cette blessure ne lui permet plus de se tenir droit sans se briser la nuque, et il ne tarde pas à se vider de son sang. Dans le Marmat, en effet, on ne mange pas des animaux qui ne sont pas vidés de leur sang.

 

L'Islam a fait largement reculer cette vieille coutume. Un hadith du Prophète interdit en effet de faire souffrir l'animal qu'on met à mort. Elle est loin cependant d'avoir disparu dans les régions du nord et dans certaines vallées retirées, comme celle de l'Oumrouat.

Ziddhâ m'a proposé de participer au prochain sacrifice, vendredi 17, après la prière de l'aube, maintenant que je possède un sabre. Je ne connais pas ces animaux, je ne sais pas manier une telle arme, et je ne suis plus monté à cheval depuis l'adolescence. Je suppose donc qu'il serait plus raisonnable de me contenter d'être spectateur. Seulement, ces combats n'ont pas de témoins. Ce serait d'ailleurs difficilement envisageable, puisqu'ils ont lieu en terrain découvert, dans les plaines des vallées où paissent les troupeaux, et qu'ils se prolongent parfois dans des lieux accidentés, suivant les fantaisies de la bête et les aléas de ses attaques.

 

 

Le 15 juillet

Encore sur les rencontres

Les discussions auxquelles j'ai participé pendant les rencontres d'Agghadar ont tourné principalement autour de deux axes : celui de l'importance et de la fonction de l'auteur dans tout travail intellectuel, et celui des rapports entre les langages mathématiques et les langues naturelles. Ces deux thèmes étaient d'ailleurs au cœur de l'essai que j'avais mis en ligne.

J'avoue que je ne perçois pas moi-même aussi clairement que je le souhaiterais le rapport qui existe entre ces deux axes. Je ne suis même pas sûr de comprendre parfaitement comment j'ai pu si bien les articuler.

Le premier axe, celui de la nature et de la fonction de l'auteur, tend aujourd'hui à être occulté par des questions juridiques et commerciales, auxquelles la mondialisation du marché autant que de la langue anglaise, l'alphabétisation qui touche toutes les parties du monde, la diversification des moyens de reproduction et l'internet, donnent une virulence et une urgence singulières. Ceci n'aide pas beaucoup à s'attaquer radicalement aux problèmes qui se posent, tant techniques qu'épistémologiques.

 

Le temps a rafraîchi

Je ne sais ce qu'il en est des autres années, mais la chaleur torride n'a pas duré bien longtemps après le solstice. On est loin du climat maritime où elle ne s'installe vraiment qu'à la mi-juillet et dure jusqu'à l'automne.

Le début d'automne est sans aucun doute la plus belle saison en Méditerranée. La végétation, sèche et jaune pendant l'été, reverdit et des fleurs s'épanouissent quand des feuilles commencent à rougir. Le soleil, déjà bas, frappe moins fort, alors que la mer encore tiède maintient une douce chaleur. Les plages, oubliées des touristes, deviennent alors particulièrement agréables. Le vent même est moins froid qu'au printemps, quand il souffle des Alpes, dont les neiges ne sont pas encore renouvelées.

La température monte ici toujours très haut l'après-midi, mais elle est celle d'un soleil brutal dont il vaut mieux se protéger, et je suppose que la radioactivité doit être au moins aussi élevée qu'à proximité des centrales nucléaires du Rhône, à cause des grands massifs de grés.

 

 

Le 16 juillet

La famille de Ziddhâ

Le père de Ziddhâ m'a proposé de me prêter un cheval pour la mise à mort. Il me recommande de ne prendre aucun risque et de me tenir perpétuellement à moins de six mètres de lui. Il ne tient pas à ce que je provoque un accident.

Ziddhâ m'a présenté à ses parents. Je craignais un peu cette confrontation. En fait, j'ai trouvé un couple de ma génération tout à fait affable. Avec Razzi, le père, nous avons entamé une conversation sur les risques industriels. Ce n'était pas des propos de convenance. Le sujet nous intéressait réellement, et surtout nos approches respectives, mais beaucoup moins Ziddhâ et sa mère, manifestement, qui se sont vite mises à parler entre elles.

 

Razzi avait déjà eu des échos de l'organisation de la sécurité dans la réparation des pétroliers à Marseille, prise en main par la CGT dans les années soixante-dix, et qui avait été momentanément un modèle international. Il est lui-même ingénieur dans la protection des risques pour le complexe des mines et de la raffinerie de l'Oumrouat.

Je l'ai informé aussi d'une récente étude menée par l'armée française et qui allait dans le sens de nos points de vue communs — une fois n'est pas coutume. En effet, les risques pris en connaissance de cause par de grands professionnels contournant les procédures, ne causent quasiment jamais d'incidents, et moins encore d'accidents, alors que les catastrophes sont généralement provoquées par la perte du sentiment de danger due à des mesures de protection inviolables.

 

Cette conversation plutôt technique et déontologique nous ayant mis en confiance et permis d'ajuster au mieux notre vocabulaire et notre rhétorique, nous nous sommes livrés à des échanges un peu plus fins sur les mondes dans lesquels nous vivons. Les gens de notre génération sont ici dans une position charnière. Leurs aînés étaient fascinés par les valeurs occidentales, qu'ils étaient prêts à porter plus haut que l'Occident ne le faisait lui-même, et contre lui s'il le fallait. La génération suivante se mit à distinguer plus nettement, parmi ces valeurs, ce qu'elles avaient d'universel et ce qui n'était que local, et à chercher aussi l'universel dans leur propre civilisation.

Je suis naturellement curieux de savoir comment il perçoit ce tournant, comme il l'est lui-même de connaître mon regard sur la tendance qu'a l'Occident à voir dans ses particularités des modèles pour l'humanité entière.

« Curieusement, me confie-t-il, depuis une vingtaine d'années, le monde du travail et de la recherche, largement ouvert à la modernité, celui des docteurs en religion, depuis longtemps coupés de toute réalité, mais dépositaires du patrimoine, et les populations des régions demeurées arriérées, se sont découvert beaucoup de choses à se dire. »

 

 

Le 17 juillet

Ce matin, chasse sous la pluie.

Je suis d'abord allé à pieds au village, où le père de Ziddhâ m'attendait avec deux étalons, petits mais fougueux, comme ils le sont dans la région. La jument qu'il m'a réservée avait une bonne tête. Elle a dû penser la même chose de la mienne, car elle a collé son long museau sur mon épaule dès que j'ai posé ma main sur son encolure.

Les recommandations de Razzi étaient bien superflues, car l'animal ne semblait pas disposé à s'éloigner de plus de six mètres de sa propre monture. Je résolus donc de m'en remettre entièrement à elle, ne me souciant plus que des mouvements du buffle. Celui-ci était en effet très agressif, et l'envergure de ses cornes bien supérieure à celle des taureaux camarguais. Razzi, soucieux de ma sécurité et de celle des autres que mon inexpérience pouvait menacer, prenait soin de ne se trouver dans aucune de ses trajectoires.

Les branches basses et les herbes gorgées d'eau nous auréolaient parfois d'un flot de gouttelettes. La horde se déplaçait très vite, parmi les moulinets des lames, et les cris. Cette fureur n'était cependant pas dépourvue d'harmonie, dans laquelle je me glissais non sans plaisir.

 

Ces chasses, dont les origines remontent sans doute au culte de Mithra et de Shamash, auquel l'empereur Hadrianus s'était converti, et dont on retrouve encore le goût dans les ferias de Provence et du Languedoc, n'ont jamais été photographiées ni filmées. Elles n'ont jamais eu de témoin, et n'ont jamais été décrites par personne. Serais-je le premier ? Non. J'en ai assez dit.

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