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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXX
Jihad Abd Al Haqq Al Garoudy

 

 

 

 

 

Le 6 août

Le Khan de Tangaar

On perd beaucoup d'altitude en descendant vers la mer d'Argod. Le climat s'adoucit, et il devient aussi plus sec quand on s'enfonce dans le sud, où est Tangaar.

Au quinzième siècle, un Grand Khan a tenté d'établir son autorité sur tout le Marmat à partir de Tangaar. Il s'agissait pratiquement de ce qu'on pourrait appeler un système préfectoral. Il s'appuyait sur ce principe constitutif de la dynastie Kin (le premier empire chinois), puis modernisé par les Mongols, que « l'union fait la force ». Une telle idée a toujours été à peu près aussi incompréhensible dans le Marmat que dans la civilisation grecque.

Georges Sorel, au début du vingtième siècle, dans les Illusions du Progrès, avait émis l'hypothèse qu'un tel principe, très prisé dans le mouvement socialiste d'alors sous le nom de « solidarité », était une simple extension de ceux de la thermodynamique dans les affaires humaines. J'ai vérifié que la construction administrative de l'Empire avait accompagné en Chine les théorisations de la transformation et de la conservation de l'énergie à partir des moulins à eau qui alimentaient les soufflets de forge.


Sous le commandement du Grand Khan de Tangaar étaient placés des khans locaux, sortes de préfets administratifs et militaires. Ils ne possédaient cependant rien d'autre comme administration locale que l'organisation des conseils, et comme forces armées, celles des monastères et des citoyens en armes. Aussi leur pouvoir était-il essentiellement formel.

Ce système n'a jamais fonctionné. Le pouvoir des khans se résumait à la rédaction de rapports sur les faits accomplis, qui parvenaient plus tard encore à l'administration centrale. Même au cours des violents conflits armés qui opposèrent les régions d'Algarod à celles de Bisdurbal, ils furent réduits au rôle de médiateurs.

Le seul effet du khanat fut subtilement pernicieux : il renforça le dogmatisme dans les communautés. Ce résultat est apparemment contradictoire avec ses intentions d'unification et de centralisation. Le système bousculait la vieille coutume du Marmat qui veut que, lorsqu'un groupe est divisé sur une conduite à tenir, chacun suive la sienne, au besoin en se divisant en deux nouveaux groupes ou plus. Le système encourageait au contraire des consensus majoritaires pour faire taire les minorités.


Ce fut dans les communautés les plus minoritaires et les plus marginales que le dogmatisme prit le plus de force. Là encore, le paradoxe n'est qu'apparent.

Les communautés juives, nestoriennes, chamanistes, ou encore les minorités linguistiques, voire les guildes professionnelles comme celle des vignerons ou des éleveurs de porcs, se mirent à expulser ceux de leurs membres dont les comportements n'étaient pas exemplaires, de crainte qu'ils n'attirent sur tous la critique des autres communautés.

La seule crainte suffit parfois à provoquer son objet. En agissant ainsi, ils offrirent en plus le prétexte de les accuser de fanatisme et d'obscurantisme. À la fin du seizième siècle, les musulmans étaient à ce point convaincus qu'ils étaient les exclusifs détenteurs des valeurs de progrès et de civilisation, qu'ils se mirent à expulser aussi bien tous ceux de leurs coreligionnaires qui ne suivaient pas à la lettre des principes si admirables, ou nourrissaient trop de sympathie pour les autres communautés.


Il n'y eu certes jamais, comme en Europe, d'emprisonnements, de châtiments corporels, de tortures, et à plus forte raison de peine de mort ; seulement des exclusions d'une communauté. Les conséquences pouvaient cependant en être dramatiques, interdisant de fait toute activité professionnelle, toute vie sociale, ou encore toute existence politique.

Dans d'autres cas, selon les régions et selon les époques, les exclus ne s'en portaient pas plus mal. Ils devenaient des électrons libres, et commençaient à faire courant.

Au début du dix-septième siècle, le Grand Khan de Tangaar était seulement parvenu à isoler du pays tout entier une mince classe de clercs et de notables qui régnaient sur un empire de registres. Il n'aurait rien pu faire lorsqu'Abd Al Haqq lança sa réforme à partir d'Algarod, si les bouddhistes ne s'étaient mis de la partie avec leurs importants moyens militaires.

Je ne sais pas grand chose de ces décennies, si ce n'est que la situation était plus complexe que s'il y avait eu seulement deux, ou même trois camps. La paix revint lorsque le Marmat sut recomposer ses inextricables divisions.


Chez des amis

Nous nous sommes arrêtés chez des amis de Douha et de Manzi. Ils sont tous les deux ingénieurs dans la raffinerie de Tangaar. Ils nous ont gardés à dîner, et donc à coucher pour nous éviter d'arriver en peine nuit dans la ville distante d'une trentaine de kilomètres.


Il faisait encore jour lorsque nous sommes arrivés dans leur curieuse maison. Pour surprenantes que soient à mes yeux de telles habitations, elles sont pourtant courantes sur les rives de la mer d'Argod.

Un chemin bordé de cyprès nous conduit devant un portail métallique ouvert. On pénètre dans une cour bordée par les dépendances du bâtiment principal, poulailler, remise, grange, ancienne étable tenant lieu de garage... pas de murs d'enceinte entre les constructions sans étage : des haies de fusain suffisamment basses pour ne pas cacher l'horizon, et assez serrées pour interdire le passage aux poules et aux quelques canards qui nagent dans une marre.

On se déchausse à l'entrée, et on traverse pieds nus un petit bassin peu profond de quelques centimètres. L'eau y est tiède.

Le vestibule d'entrée est attenant à un atrium à toit ouvert sur le bassin. Des plantes grimpent le long des murs à partir de pots scellés dans le carrelage. De là, un couloir rejoint toutes les pièces, alignées des deux côtés de l'entrée.

Partout dans la maison, murs et sols sont de céramique décorée d'arabesques. Les lettres sont arabes et la langue persane. Je ne sais pas la lire, mais en reconnais quelques mots, dont le nom « Rostan » qui revient régulièrement. Je soupçonne des passages du Livre des Rois, et en deviens certain en découvrant sur les tapis des scènes qui en figurent des épisodes.


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Un remarquable système de chauffage

À l'arrivée d'eau est fixée une turbine qui alimente une dynamo reliée à une résistance, elle-même fixée au vase d'expansion métallique. De telles turbines de diamètres divers se trouvent, m'assure-t-on, dans toute bonne quincaillerie. Il suffit de scier une canalisation, d'y adapter un pas de vis et de les y fixer. Les dynamos et les résistances se trouvent tout aussi facilement, et il n'est pas nécessaire d'être un ingénieur pour se bricoler un chauffage central, ou au moins une bonne caisse à eau chaude.

Toutes les pièces sont parcourues d'une petite rigole de céramique où l'eau peut circuler, fraîche en été, chaude en hiver. On l'utilise encore pour nettoyer les sols après avoir sorti les tapis par les fenêtres à ras de terre, sur le petit chemin couvert qui fait le tour de la maison. À peine perceptible, l'eau fait en ruisselant un bruit agréable.

Nos hôtes m'assurent qu'un tel procédé de chauffage par turbine, dynamo et résistance est très ancien, bien plus que la découverte de Galvani. Je ne sais ni refuser ni accepter de le croire. Comment une invention aussi considérable aurait pu rester si longtemps en sommeil ? « Ce n'en serait pas le seul exemple, » me répond Sahbé.


Le 7 août

Le Marmat et l'eau

Je me réveille au petit matin dans une chambre orientée plein est, du côté opposé à celui par lequel nous sommes arrivés. Il me suffit d'ouvrir la fenêtre pour me retrouver dans un bois dont les branches recouvrent le toit. Il fait bien moins froid à l'aube que dans le nord montagneux d'où l'on vient.

Roxane, la maîtresse de maison, prépare déjà le café dans la cuisine quand j'y entre, une serviette nouée autour de ma taille, après m'être plongé dans l'atrium.

« Vous gérez l'eau parfaitement dans ce pays, » lui dis-je. Je suis en effet surpris qu'on parvienne à irriguer les cultures et alimenter abondamment les habitations sans dessécher les terres incultes.

« La même eau, me répond-elle, peut servir à abreuver les taillis, produire de l'électricité, irriguer les champs, alimenter les villes, et bien d'autres choses successivement. »

À l'époque où le Marmat était capable d'imiter les pays voisins, on l'était aussi de tirer parti de leurs erreurs, m'explique-t-elle. Les civilisations antiques firent une grave faute en enterrant les canalisations. Elles desséchaient ainsi tous les territoires environnants, et par là, l'alimentation même de leurs réseaux. Des cités verdoyantes ont ainsi fini noyées dans les sables des déserts.

« L'eau ne disparaît jamais, continue-t-elle, rosée, sève ou nébulosité, elle poursuit son cheminement. Les arbres qui s'y abreuvent protègent de leur feuillage les ruisseaux. L'eau attire l'eau si on ne l'emprisonne pas. »

La pluie s'est mise à tomber pendant que nous parlions. Pas étonnant qu'il fît si doux ce matin.


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Enfin la mer

Par jours de temps très sec, on dit que la côte est visible à l'autre bout de la mer. Pour l'heure, quelques gouttes tombent encore mollement sur le pare-brise que balaient hypnotiquement les essuie-glaces. Du fond de l'horizon, une bande de ciel bleu s'élargit.


Le 8 août

La Réforme d'Abd Al Haqq

« Abd Al Haqq s'appuyait sur un verset du Coran pour affirmer que tous les hommes ont reçu le message divin dans leur langue. Une telle conception ne pouvait manquer d'introduire une incertitude quand au jugement sur les diverses traditions. Pour Abd Al Haqq, cette incertitude était la volonté de Dieu, et pour tout dire, constitutive de l'homme et de la culture. » 

Douha voit bien, dans l'explication qu'elle vient de me donner pendant que nous marchons de bon matin sur le Vieux-Port de Tangaar, que je ne parviens pas à percevoir beaucoup plus qu'une ouverture d'esprit, un sens de la tolérance.

« C'est un renversement complet de la logique, insiste-t-elle, le changement de sens de tous les syllogismes de l'analytique avicennienne. »

Avicennienne ou aristotélicienne, j'avoue ne pas bien saisir, et je lui propose de nous asseoir à une terrasse en face de pêcheurs qui étalent leurs filets, pour qu'elle m'explique tout ça plus précisément.


« Si l'on admet le principe d'une révélation, alors toutes les prémisses seront plus ou moins directement fondées sur elle. Soit une prémisse sera directement puisée dans les Écritures, soit elle en sera déduite, soit elle viendra d'une interprétation généralement reconnue, soit elle sera tirée d'une perception ou d'une expérience directe, mais elle-même nourrie et orientée par une éducation, etc. »

Pendant qu'une jeune femme vient chercher notre commande, je commence à comprendre les conséquences lointaines de telles affirmations. Si les fondements ne sont plus dans des Écritures révélées une fois pour toutes, et dont l'interprétation est garantie par un corps de savants, alors la révélation peut bien être personnelle, et même permanente. Dans ce cas, le sens des syllogismes s'inverse.


Des pluies de la nuit demeurent encore quelques flaques où se reflète un ciel très bleu pommelé de petits nuages blancs. « Tu veux dire, demandé-je, que les formes traditionnelles d'inférences, déductives ou inductives, étaient abandonnées au profit de formes d'abductions ? »

« Pas simplement, me répond Douha ; Abd Al Haqq n'est pas encore le fondateur du Pragmatisme, et il est aussi plus radical. L'idée même de la concordance avec les faits était mise en doute. Abd Al Haqq révoquait toute séparation entre faits et représentation, pour concevoir le travail de l'esprit comme un acte, donc comme un fait. »


C'est donc cela qui provoqua la Réforme du dix-septième siècle. « Pas exactement, me répond Douha. Je n'ai fait que te résumer l'ouvrage d'Abd Al Haqq, L'Arbre de la Limite et le Buisson Ardent, réfutation de l'analytique athée par la doctrine d'Abd Al Tariq. Lui et les mollas d'Algarod ne se voulaient encore que les défenseurs d'une doctrine déjà établie depuis Abd Al Tarik, le principal introducteur de l'Islam dans le Marmat au douzième siècle. »

— Pourquoi les Bouddhistes prirent-ils les armes contre eux, m'étonné-je, défendaient-ils l'autorité du Khan ?.

— Le Révérend Gopinda se moquait bien du Khan. C'est de Dieu qu'il voulait se débarrasser.


Le 9 août

Je me suis mis à pratiquer le sabre

Depuis juin, je me suis mis à pratiquer le sabre sous l'influence de Manzi. Je ne faisais au début que l'aider à son propre entraînement. Quand nous pratiquons ensemble, nous utilisons des branches vertes pour ne pas nous blesser. « Quel dommage que tu manques de souplesse, me dit-il, tu es rapide. »

La souplesse et la rapidité sont loin d'être le plus important dans le maniement du sabre. L'important est où l'on place l'esprit.

« Si l'escrimeur tient son esprit sur le sabre adverse qui le frappe, disait Takuan, alors l'intervalle de temps intervient et il manque de réflexe. Si l'espace de temps entre le sabre adverse et le sien n'est pas plus grand que l'épaisseur d'un cheveu, alors le sabre adverse devient le sien. Des dialogues zen sont faits dans cet esprit. Le bouddhisme déconseille de fixer son esprit sur un objet et d'y rester attaché — ce qui est donc appelé passions. Si on jette un ballon dans un torrent, il file sans stagnation et il ne s'arrête pas même un instant. Nous estimons l'esprit qui est dans cet état. »


Takuan, un contemporain japonais d'Abd Al Haqq, de Molla Sadra, de Descartes et de Cyrano de Bergerac, enseignait cela dans son Mystère de la Sagesse Immobile. Nul mieux que lui, à ma connaissance, n'a montré à quel point l'usage du langage et de la lame sont identiques. On a perdu hélas le premier ouvrage de Descartes, son Traité d'escrime, dont il avait sans doute tiré les prémisses pour ses travaux postérieurs.

Maître Takuan apprenait à agir comme une étincelle. « Lorsqu'on frotte deux pierres, une étincelle jaillit. Entre le frottement et l'étincelle, il n'y a ni intervalle ni intermède. Ces deux expressions sont utilisées pour figurer notre esprit qui ne se tient nulle part. C'est une erreur que de prendre cela uniquement pour de la rapidité. »


Manzi n'avait jamais lu Takuan, ni n'avait jamais rien vu des remarques sur l'escrime éparpillées dans les ouvrages et la correspondance de Descartes.

Ziddhâ nous a appris que Pradramanda, le supérieur de monastère Merou Anta au fond de sa vallée natale, avait écrit un commentaire sur ces paroles de Takuan : « Même si vous êtes versés dans la théorie, agissez librement dans le domaine des faits. Même si vous avez de bonnes postures et manœuvrez bien le sabre, vous ne devez pas ignorer de théories importantes. Fait et théorie doivent être comme une roue. »

C'est pourquoi le sabre demeure le fondement de la formation militaire et intellectuelle dans le Marmat.

« En France aussi, je crois, me demande Ziddhâ, beaucoup de maîtres d'escrime étaient des maîtres en rhétorique et en philosophie ? » Ce que je lui confirme.

 

 

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