Cahier XXX
Jihad Abd Al Haqq Al Garoudy
Le 6 août
Le Khan de Tangaar
On perd beaucoup
d'altitude en descendant vers la mer d'Argod. Le climat s'adoucit, et
il devient aussi plus sec quand on s'enfonce dans le sud, où
est Tangaar.
Au quinzième
siècle, un Grand Khan a tenté d'établir son
autorité sur tout le Marmat à partir de Tangaar. Il
s'agissait pratiquement de ce qu'on pourrait appeler un système
préfectoral. Il s'appuyait sur ce principe constitutif de la
dynastie Kin (le premier empire chinois), puis modernisé par
les Mongols, que « l'union fait la force ». Une
telle idée a toujours été à peu près
aussi incompréhensible dans le Marmat que dans la civilisation
grecque.
Georges
Sorel, au début du vingtième siècle, dans les
Illusions du Progrès,
avait émis l'hypothèse qu'un tel principe, très
prisé dans le mouvement socialiste d'alors sous le nom de
« solidarité », était une simple
extension de ceux de la thermodynamique dans les affaires humaines.
J'ai vérifié que la construction administrative de
l'Empire avait accompagné en Chine les théorisations de
la transformation et de la conservation de l'énergie à
partir des moulins à eau qui alimentaient les soufflets de
forge.
Sous le
commandement du Grand Khan de Tangaar étaient placés
des khans locaux, sortes de préfets administratifs et
militaires. Ils ne possédaient cependant rien d'autre comme
administration locale que l'organisation des conseils, et comme
forces armées, celles des monastères et des citoyens en
armes. Aussi leur pouvoir était-il essentiellement formel.
Ce système
n'a jamais fonctionné. Le pouvoir des khans se résumait
à la rédaction de rapports sur les faits accomplis, qui
parvenaient plus tard encore à l'administration centrale. Même
au cours des violents conflits armés qui opposèrent les
régions d'Algarod à celles de Bisdurbal, ils furent
réduits au rôle de médiateurs.
Le seul effet du
khanat fut subtilement pernicieux : il renforça le
dogmatisme dans les communautés. Ce résultat est
apparemment contradictoire avec ses intentions d'unification et de
centralisation. Le système bousculait la vieille coutume du
Marmat qui veut que, lorsqu'un groupe est divisé sur une
conduite à tenir, chacun suive la sienne, au besoin en se
divisant en deux nouveaux groupes ou plus. Le système
encourageait au contraire des consensus majoritaires pour faire taire
les minorités.
Ce fut dans les
communautés les plus minoritaires et les plus marginales que
le dogmatisme prit le plus de force. Là encore, le paradoxe
n'est qu'apparent.
Les communautés
juives, nestoriennes, chamanistes, ou encore les minorités
linguistiques, voire les guildes professionnelles comme celle des
vignerons ou des éleveurs de porcs, se mirent à
expulser ceux de leurs membres dont les comportements n'étaient
pas exemplaires, de crainte qu'ils n'attirent sur tous la critique
des autres communautés.
La seule crainte
suffit parfois à provoquer son objet. En agissant ainsi, ils
offrirent en plus le prétexte de les accuser de fanatisme et
d'obscurantisme. À la fin du seizième siècle,
les musulmans étaient à ce point convaincus qu'ils
étaient les exclusifs détenteurs des valeurs de progrès
et de civilisation, qu'ils se mirent à expulser aussi bien
tous ceux de leurs coreligionnaires qui ne suivaient pas à la
lettre des principes si admirables, ou nourrissaient trop de
sympathie pour les autres communautés.
Il n'y eu certes
jamais, comme en Europe, d'emprisonnements, de châtiments
corporels, de tortures, et à plus forte raison de peine de
mort ; seulement des exclusions d'une communauté. Les
conséquences pouvaient cependant en être dramatiques,
interdisant de fait toute activité professionnelle, toute vie
sociale, ou encore toute existence politique.
Dans d'autres cas,
selon les régions et selon les époques, les exclus ne
s'en portaient pas plus mal. Ils devenaient des électrons
libres, et commençaient à faire courant.
Au début du
dix-septième siècle, le Grand Khan de Tangaar était
seulement parvenu à isoler du pays tout entier une mince
classe de clercs et de notables qui régnaient sur un empire de
registres. Il n'aurait rien pu faire lorsqu'Abd Al Haqq lança
sa réforme à partir d'Algarod, si les bouddhistes ne
s'étaient mis de la partie avec leurs importants moyens
militaires.
Je ne sais pas
grand chose de ces décennies, si ce n'est que la situation
était plus complexe que s'il y avait eu seulement deux, ou
même trois camps. La paix revint lorsque le Marmat sut
recomposer ses inextricables divisions.
Chez des amis
Nous nous sommes
arrêtés chez des amis de Douha et de Manzi. Ils sont
tous les deux ingénieurs dans la raffinerie de Tangaar. Ils
nous ont gardés à dîner, et donc à coucher
pour nous éviter d'arriver en peine nuit dans la ville
distante d'une trentaine de kilomètres.
Il faisait encore
jour lorsque nous sommes arrivés dans leur curieuse maison.
Pour surprenantes que soient à mes yeux de telles habitations,
elles sont pourtant courantes sur les rives de la mer d'Argod.
Un chemin bordé
de cyprès nous conduit devant un portail métallique
ouvert. On pénètre dans une cour bordée par les
dépendances du bâtiment principal, poulailler, remise,
grange, ancienne étable tenant lieu de garage... pas de murs
d'enceinte entre les constructions sans étage : des haies
de fusain suffisamment basses pour ne pas cacher l'horizon, et assez
serrées pour interdire le passage aux poules et aux quelques
canards qui nagent dans une marre.
On se déchausse
à l'entrée, et on traverse pieds nus un petit bassin
peu profond de quelques centimètres. L'eau y est tiède.
Le vestibule
d'entrée est attenant à un atrium à toit ouvert
sur le bassin. Des plantes grimpent le long des murs à partir
de pots scellés dans le carrelage. De là, un couloir
rejoint toutes les pièces, alignées des deux côtés
de l'entrée.
Partout
dans la maison, murs et sols sont de céramique décorée
d'arabesques. Les lettres sont arabes et la langue persane. Je ne
sais pas la lire, mais en reconnais quelques mots, dont le nom
« Rostan » qui revient régulièrement.
Je soupçonne des passages du Livre
des Rois,
et en deviens certain en découvrant sur les tapis des scènes
qui en figurent des épisodes.
Un remarquable
système de chauffage
À l'arrivée
d'eau est fixée une turbine qui alimente une dynamo reliée
à une résistance, elle-même fixée au vase
d'expansion métallique. De telles turbines de diamètres
divers se trouvent, m'assure-t-on, dans toute bonne quincaillerie. Il
suffit de scier une canalisation, d'y adapter un pas de vis et de les
y fixer. Les dynamos et les résistances se trouvent tout aussi
facilement, et il n'est pas nécessaire d'être un
ingénieur pour se bricoler un chauffage central, ou au moins
une bonne caisse à eau chaude.
Toutes les pièces
sont parcourues d'une petite rigole de céramique où
l'eau peut circuler, fraîche en été, chaude en
hiver. On l'utilise encore pour nettoyer les sols après avoir
sorti les tapis par les fenêtres à ras de terre, sur le
petit chemin couvert qui fait le tour de la maison. À peine
perceptible, l'eau fait en ruisselant un bruit agréable.
Nos hôtes
m'assurent qu'un tel procédé de chauffage par turbine,
dynamo et résistance est très ancien, bien plus que la
découverte de Galvani. Je ne sais ni refuser ni accepter de le
croire. Comment une invention aussi considérable aurait pu
rester si longtemps en sommeil ? « Ce n'en serait pas
le seul exemple, » me répond Sahbé.
Le 7 août
Le Marmat et
l'eau
Je me réveille
au petit matin dans une chambre orientée plein est, du côté
opposé à celui par lequel nous sommes arrivés.
Il me suffit d'ouvrir la fenêtre pour me retrouver dans un bois
dont les branches recouvrent le toit. Il fait bien moins froid à
l'aube que dans le nord montagneux d'où l'on vient.
Roxane, la
maîtresse de maison, prépare déjà le café
dans la cuisine quand j'y entre, une serviette nouée autour de
ma taille, après m'être plongé dans l'atrium.
« Vous
gérez l'eau parfaitement dans ce pays, » lui
dis-je. Je suis en effet surpris qu'on parvienne à irriguer
les cultures et alimenter abondamment les habitations sans dessécher
les terres incultes.
« La
même eau, me répond-elle, peut servir à abreuver
les taillis, produire de l'électricité, irriguer les
champs, alimenter les villes, et bien d'autres choses
successivement. »
À l'époque
où le Marmat était capable d'imiter les pays voisins,
on l'était aussi de tirer parti de leurs erreurs,
m'explique-t-elle. Les civilisations antiques firent une grave faute
en enterrant les canalisations. Elles desséchaient ainsi tous
les territoires environnants, et par là, l'alimentation même
de leurs réseaux. Des cités verdoyantes ont ainsi fini
noyées dans les sables des déserts.
« L'eau
ne disparaît jamais, continue-t-elle, rosée, sève
ou nébulosité, elle poursuit son cheminement. Les
arbres qui s'y abreuvent protègent de leur feuillage les
ruisseaux. L'eau attire l'eau si on ne l'emprisonne pas. »
La pluie s'est
mise à tomber pendant que nous parlions. Pas étonnant
qu'il fît si doux ce matin.
Enfin la mer
Par jours de temps
très sec, on dit que la côte est visible à
l'autre bout de la mer. Pour l'heure, quelques gouttes tombent encore
mollement sur le pare-brise que balaient hypnotiquement les
essuie-glaces. Du fond de l'horizon, une bande de ciel bleu
s'élargit.
Le 8 août
La Réforme
d'Abd Al Haqq
« Abd
Al Haqq s'appuyait sur un verset du Coran pour affirmer que tous les
hommes ont reçu le message divin dans leur langue. Une telle
conception ne pouvait manquer d'introduire une incertitude quand au
jugement sur les diverses traditions. Pour Abd Al Haqq, cette
incertitude était la volonté de Dieu, et pour tout
dire, constitutive de l'homme et de la culture. »
Douha voit bien,
dans l'explication qu'elle vient de me donner pendant que nous
marchons de bon matin sur le Vieux-Port de Tangaar, que je ne
parviens pas à percevoir beaucoup plus qu'une ouverture
d'esprit, un sens de la tolérance.
« C'est
un renversement complet de la logique, insiste-t-elle, le changement
de sens de tous les syllogismes de l'analytique avicennienne. »
Avicennienne ou
aristotélicienne, j'avoue ne pas bien saisir, et je lui
propose de nous asseoir à une terrasse en face de pêcheurs
qui étalent leurs filets, pour qu'elle m'explique tout ça
plus précisément.
« Si
l'on admet le principe d'une révélation, alors toutes
les prémisses seront plus ou moins directement fondées
sur elle. Soit une prémisse sera directement puisée
dans les Écritures, soit elle en sera déduite, soit
elle viendra d'une interprétation généralement
reconnue, soit elle sera tirée d'une perception ou d'une
expérience directe, mais elle-même nourrie et orientée
par une éducation, etc. »
Pendant qu'une
jeune femme vient chercher notre commande, je commence à
comprendre les conséquences lointaines de telles affirmations.
Si les fondements ne sont plus dans des Écritures révélées
une fois pour toutes, et dont l'interprétation est garantie
par un corps de savants, alors la révélation peut bien
être personnelle, et même permanente. Dans ce cas, le
sens des syllogismes s'inverse.
Des pluies de la
nuit demeurent encore quelques flaques où se reflète un
ciel très bleu pommelé de petits nuages blancs. « Tu
veux dire, demandé-je, que les formes traditionnelles
d'inférences, déductives ou inductives, étaient
abandonnées au profit de formes d'abductions ? »
« Pas
simplement, me répond Douha ; Abd Al Haqq n'est pas
encore le fondateur du Pragmatisme, et il est aussi plus radical.
L'idée même de la concordance avec les faits était
mise en doute. Abd Al Haqq révoquait toute séparation
entre faits et représentation, pour concevoir le travail de
l'esprit comme un acte, donc comme un fait. »
C'est
donc cela qui provoqua la Réforme du dix-septième
siècle. « Pas exactement, me répond Douha.
Je n'ai fait que te résumer l'ouvrage d'Abd Al Haqq, L'Arbre
de la Limite et le Buisson Ardent, réfutation de l'analytique
athée par la doctrine d'Abd Al Tariq.
Lui et les mollas d'Algarod ne se voulaient encore que les défenseurs
d'une doctrine déjà établie depuis Abd Al Tarik,
le principal introducteur de l'Islam dans le Marmat au douzième
siècle. »
— Pourquoi
les Bouddhistes prirent-ils les armes contre eux, m'étonné-je,
défendaient-ils l'autorité du Khan ?.
— Le
Révérend Gopinda se moquait bien du Khan. C'est de Dieu
qu'il voulait se débarrasser.
Le 9 août
Je me suis mis à
pratiquer le sabre
Depuis juin, je me
suis mis à pratiquer le sabre sous l'influence de Manzi. Je ne
faisais au début que l'aider à son propre entraînement.
Quand nous pratiquons ensemble, nous utilisons des branches vertes
pour ne pas nous blesser. « Quel dommage que tu manques de
souplesse, me dit-il, tu es rapide. »
La souplesse et la
rapidité sont loin d'être le plus important dans le
maniement du sabre. L'important est où l'on place l'esprit.
« Si
l'escrimeur tient son esprit sur le sabre adverse qui le frappe,
disait Takuan, alors l'intervalle de temps intervient et il manque de
réflexe. Si l'espace de temps entre le sabre adverse et le
sien n'est pas plus grand que l'épaisseur d'un cheveu, alors
le sabre adverse devient le sien. Des dialogues zen sont faits dans
cet esprit. Le bouddhisme déconseille de fixer son esprit sur
un objet et d'y rester attaché — ce qui est donc
appelé passions.
Si on jette un ballon dans un torrent, il file sans stagnation et il
ne s'arrête pas même un instant. Nous estimons l'esprit
qui est dans cet état. »
Takuan,
un contemporain japonais d'Abd Al Haqq, de Molla Sadra, de Descartes
et de Cyrano de Bergerac, enseignait cela dans son Mystère
de la Sagesse Immobile.
Nul mieux que lui, à ma connaissance, n'a montré à
quel point l'usage du langage et de la lame sont identiques. On a
perdu hélas le premier ouvrage de Descartes, son Traité
d'escrime,
dont il avait sans doute tiré les prémisses pour ses
travaux postérieurs.
Maître
Takuan apprenait à agir comme
une étincelle.
« Lorsqu'on frotte deux pierres, une étincelle
jaillit. Entre le frottement et l'étincelle, il n'y a ni
intervalle ni intermède. Ces deux expressions sont utilisées
pour figurer notre esprit qui ne se tient nulle part. C'est une
erreur que de prendre cela uniquement pour de la rapidité. »
Manzi n'avait
jamais lu Takuan, ni n'avait jamais rien vu des remarques sur
l'escrime éparpillées dans les ouvrages et la
correspondance de Descartes.
Ziddhâ nous
a appris que Pradramanda, le supérieur de monastère
Merou Anta au fond de sa vallée natale, avait écrit un
commentaire sur ces paroles de Takuan : « Même
si vous êtes versés dans la théorie, agissez
librement dans le domaine des faits. Même si vous avez de
bonnes postures et manœuvrez bien le sabre, vous ne devez pas
ignorer de théories importantes. Fait et théorie
doivent être comme une roue. »
C'est
pourquoi le sabre demeure le fondement de la formation militaire et
intellectuelle dans le Marmat.
« En
France aussi, je crois, me demande Ziddhâ, beaucoup de maîtres
d'escrime étaient des maîtres en rhétorique et en
philosophie ? » Ce que je lui confirme.
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