Cahier XXXI
Chez les nomades
Le 10 août
Le
post-totalitarisme
La
République du Gourpa a complètement loupé le
tournant totalitaire du vingtième siècle. Elle n'a
jamais connu le gigantisme industriel, puis son passage du charbon à
l'électricité si bien analysé dans l'ouvrage de
Lewis Munford, Technique
et civilisation.
L'électricité
n'est pas venue ici se greffer sur une industrie d'abord minière
et sidérurgique ; elle l'a entraînée. Elle a
démultiplié la productivité de petites
structures locales, à la différence de la politique
chinoise des années cinquante et soixante, qui a tenté
de développer d'abord de petits hauts-fourneaux avant les
sources d'énergie.
Ainsi le Marmat se
trouve-t-il devant une problématique sortie mondiale du
totalitarisme dans lequel il n'est jamais entré.
L'ouvrage de
Hammad Guibal
Dans
son ouvrage, Perspectives
du Post-totalitarisme,
Hammad Guibal analyse le totalitarisme comme le développement
d'infrastructures de production fordistes sur des superstructures
féodales. Bien qu'il se réfère largement à
Karl Marx, Hammad Guibal ne tombe pas dans ses erreurs. Il ne s'égare
pas à démontrer le caractère idéologique
de l'économie, qu'il prend comme acquis. Il va immédiatement
à la technologie et à l'objet industriel.
Son ouvrage
commence par une analyse serrée des notions fondatrices de la
science moderne, telles qu'elles ont été posées
de Galilée à Laplace. Puis il les met en regard avec
les principes éthiques et politiques que les mêmes pères
fondateurs ou leurs principaux disciples en tirèrent, et qui
servirent de fondements aux constitutions des États-Unis et de
la République Française.
Dans un troisième
chapitre de la première partie, il interroge ses premières
conclusions à partir de quelques objets techno-industriels :
le plan incliné, la vis, le ressort, la turbine, le solénoïde,
le piston, le rivet métallique...
Manzi m'a parlé
l'autre jour de cet ouvrage à l'hôtel. Nous sommes en
effet descendus dans une auberge près de la mer. Elle est
située sur le versant de la petite colline Nawakif qui donne
sur la rade, pas loin de la grande mosquée.
Nous avons loué
les quatre chambres du deuxième étage, le dernier. La
mienne donne sur le port, celle de Manzi, sur la mosquée. Les
deux autres ouvrent sur une terrasse en face de la mer. Malgré
sa belle situation, c'est un hôtel modeste et bon marché.
Les chambres sont petites, c'est pourquoi nous avons pris les quatre
de l'étage.
La deuxième
partie de l'ouvrage
La deuxième
partie de l'ouvrage analyse dans les machines et les outils
industriels eux-mêmes d'abord, puis dans ceux produits par
l'industrie, comment s'y matérialisent les rapports de
subordination. Il démonte comment dans ces objets, ces outils,
ces machines, ces équipements industriels, s'articule un
compromis entre, d'un côté les lois naturelles dont
dépend leur efficacité, et de l'autre, les lois
humaines de subordination, dont dépend le maintient de
l'ordre.
Le second chapitre
revient alors aux ouvrages et aux discours des principaux fondateurs
des constitutions modernes aux USA et en France : Franklin,
Jefferson, Robespierre, Saint-Juste, Babeuf... Il montre comment s'y
opposent, dans les assemblées et dans la rue, les principes
rivaux de Nature et de Raison, entre lesquels a éclaté
l'idée d'un Être Suprême.
Le
troisième chapitre, centré sur la Terreur, montre
comment la Révolution Française a été une
véritable « guerre de religion » entre
des conceptions opposées de cet Être Suprême
— Nature ou Raison —
dont les expressions les plus achevées se trouvent
paradoxalement dans la philosophie allemande. Il met en perspective
ce conflit interne de la Révolution Française avec La
Critique de la Raison Pure
et Les
Principes de la Métaphysique des Mœurs
de Kant, face aux ouvrages de Hegel, Le
Droit Naturel
et La
Phénoménologie de l'Esprit.
On sait que le
culte de la Raison a finalement triomphé dans la politique et
les mœurs, en se soumettant la religion positive. Le sacre de
Bonaparte en fut le point d'orgue. Le principe de Nature a triomphé,
lui, dans la science, abandonnant tous ses rapports avec des cultes,
et devenant totalement athée.
Le plan de
l'ouvrage ne manque pas de me surprendre. Je suis plus étonné
encore qu'il n'ait pas été traduit en anglais, si ce
n'est écrit. Il n'existe pour l'heure qu'une version en
palanzi, et un résumé en anglais que j'ai tenté
de condenser plus encore.
Manzi m'a expliqué
que Guibal voulait d'abord ouvrir un débat local, et préférait
attendre que d'autres se saisissent de son travail pour le traduire.
Dans la troisième partie, son analyse de la publicité
éclaire son choix.
La Troisième
partie
Hammad
Guibal prend appui sur le principe de la lutte des classes, mais il
la vide de tout contenu sociologique et économique. La
troisième partie de son ouvrage montre comment la morale, le
droit et les institutions sont restées fixées à
l'idéologie rationaliste occidentale, les
Lumières
du dix-huitième siècle, sans pouvoir évoluer
avec les sciences de la nature.
Les sciences,
elles, n'ont pas cessé d'avancer. Elles sont pourtant
demeurées domestiquées, sous la domination du marché,
condamnées en quelque sorte aux travaux forcés. La
technique, la technologie, et même l'objet industriel, sont
donc le creuset d'une lutte entre, d'une part, la volonté
humaine de dominer la nature, et de l'autre, la domination de l'homme
par l'homme.
Le totalitarisme
est précisément l'optimisation de ces deux dominations.
Il suppose, pour ce qui est des institutions, une « démocratie
de masse », qui est en réalité la
concentration des moyens de communication en vue d'un formatage
idéologique. Pour ce qui est des moyens de production, il
repose sur un féodalisme industriel, où la plus haute
technologie sert d'abord à employer le plus grand nombre
possible d'une main d'œuvre la plus déqualifiée.
Le mode de
production totalitaire accroît exponentiellement la
productivité, tout en détournant une part croissant
encore plus vite de celle-ci à ses besoins de contrôle,
de surveillance et de déqualification massive. Hammad Guibal
montre que ce procès tend vers l'autodestruction. La raison
économique et sociale entre toujours plus brutalement en
conflit avec les lois de la nature et la capacité humaine de
les contrôler.
Bref, que ce soit
sous ses formes juridiques libérales, socialistes ou
nationalistes, le mode de production totalitaire finit par perdre
toute capacité d'agir sur le monde réel. Il ne règne
plus que sur des imaginaires, mais réellement, sous forme de
fictions.
Manzi souhaitait
que je lise au moins le résumé de l'ouvrage pour que
nous en parlions. Certaines remarques de Guibal lui rappellent ce que
j'avais écrit l'an dernier en arrivant à Bolgobol. Nous
en avons parlé ce matin sur la terrasse.
Le 11 août
Les nomades de
l'est
Plus on va vers le
nord-est, plus la sécheresse est grande. Les pentes s'élèvent
rapidement au nord-est de la mer d'Argod, jusqu'à des hauts
plateaux qui rejoignent ceux du Dapkar. Toute l'eau de la région
ruisselle du nord et de l'ouest, et ce sont des vents venus des
plateaux qui dessèchent les rives de la mer d'Argod.
Ces hauts plateaux
sont peuplés par des populations nomades. Parfois, quelques
familles descendent dans les environs des villes pour vendre les
moutons et les chameaux qu'elles élèvent. En cette
saison, la plus sèche dans le désert, elles sont
nombreuses autour de Tangaar, en profitant pour emmener les enfants
dans les établissements scolaires.
Les nomades vivent
en très petits groupes, une, deux, au maximum trois familles.
Ils sont toutefois très solidaires d'un groupe à
l'autre, et se réunissent à l'occasion, pour des fêtes
ou pour la tonte. Ils utilisent toujours leurs chameaux, mais ils ont
aussi des camionnettes ou des motos, qu'ils n'hésitent jamais
à se prêter.
Ils
alimentent leurs ordinateurs à l'énergie solaire. Ils
possèdent des plaques qu'ils fixent sur le toit de leurs
yourtes, et dont ils chargent leurs chameaux quand ils se déplacent.
Maintenant que les portables concurrencent, par leurs prix et leurs
performances, les machines de bureau, ils sont à la recherche
de toute occasion. C'est pourquoi l'un m'a abordé pour
négocier le mien, mon petit powerbook
de 12 pouces.
Je n'avais pas
l'intention de m'en débarrasser, mais j'ai accepté de
le suivre sous sa yourte pour lui en faire la démonstration
autour d'un thé.
Ces gens-là
ignorent totalement le froid, bien qu'ils vivent une part de l'année
dans la neige et la glace. Ils ne songent apparemment pas à
utiliser leur électricité au chauffage. Ils emploient
toujours de petits braseros placés au centre de la tente.
« Il y
a beaucoup de couches de feutre, » m'a répondu mon
hôte, rassurant, quand je lui en ai fait la remarque.
Le chameau
Le chameau d'Asie
est moins haut sur ses pattes que le dromadaire d'Afrique, qu'on
appelle souvent aussi, et fautivement, « chameau ».
Il a deux bosses, il est plus poilu, et je le trouve plus beau. Le
chameau et le dromadaire font partie de l'ordre des camélidés,
comme le lama des Andes. Les camélidés sont des
ruminants des régions arides, sans cornes, pourvus de canines
supérieures, aux sabots très larges.
Le chameau a la
base du cou plus basse que celle du dromadaire, d'où sa tête
remonte à la hauteur des bosses, donnant au corps tout entier
une harmonieuse quoiqu'excessive impression d'ondulation. Pour
autant, on est moins secoué, quand on le monte, qu'avec un
dromadaire.
Il est rapide,
résistant — il porte des charges de trois cents
kilos sur des trajets journaliers de trente kilomètres —
il supporte les plus grands froids, les pires chaleurs, et peut
rester une semaine sans boire.
Il existe quelques
troupeaux de chameaux sauvages à l'est du Marmat. Ils sont
protégés. Parfois des mâles sauvages viennent
subrepticement engrosser des femelles domestiques. Comme les animaux
sauvages sont plus rapides, les chameaux issus de ces croisements,
quoique moins dociles, sont recherchés par les nomades qui les
montent pour garder les autres, et les sélectionnent pour la
course.
Mon hôte
doit participer à celle qui se tient demain à Tangaar,
après la prière du vendredi, et il m'y a invité.
Le 12 août
La fontaine de
Mahabareb
La grande mosquée
des quartiers sud de Tangaar se dresse en face des jardins où
est la fontaine de Mahabareb.
Qui est
Mahabareb ? C'est un prophète. Entre le deuxième
et le premier siècle avant Jésus Christ, il a baptisé
« les premiers musulmans » des rives de la mer
d'Argod.
Les
Chrétiens et les Juifs diront que l'Islam n'existait pas
encore, et que de toute façon personne n'avait encore été
baptisé avant le prophète Jean. Les Musulmans, eux,
considèrent l'Islam comme l'authentique religion d'Adam et
d'Ibrahim, et ils ne croient pas que le Dieu Unique ait pu être
celui d'un seul royaume et de la nation de Judée. Moi qui ne
suis ni l'un ni l'autre, l'existence de ce prophète Mahabareb
à la fin de l'ère hellénistique du Marmat, dont,
semble-t-il,
nul n'a entendu parler ailleurs, m'est pourtant un peu dure à
avaler. Existe-t-il au moins des textes à son propos ?
Oui : le
Livre de Mahabareb.

La fontaine de
Mahabareb est un grand bassin de pierre, peu profond, où
nagent des poissons rouges. L'eau jaillit de la roche, au dessous
d'un mégalithe où l'on distingue la forme de ce que les
gens appellent ici « le Dragon ». C'est en
effet la partie antérieure du squelette d'un animal plutôt
fantastique. Il n'est manifestement pas taillé dans la pierre,
c'est un fossile. Je crois reconnaître celui d'un Rhodocetus,
ou d'un Ambulocetus, ancêtres des cétacés
modernes ayant vécu au début de l'Éocène,
il y a une cinquantaine de millions d'années.
La mâchoire
a encore des crocs ; et des griffes, ce qui devait déjà
moins ressembler à des pattes qu'à des nageoires.
L'animal entier pouvait bien mesurer trois mètres. En l'état,
la partie antérieure du squelette pourrait très bien
laisser imaginer un animal plus long, comme un dragon chinois.
Les intempéries
l'ont partiellement effacé, et peut-être des générations
de mains, qui ont, par endroits, rendu la pierre lisse. Il s'agit
d'une installation bien antérieure au monothéisme, et
certainement aux époques historiques. Le bloc a dû être
taillé avant d'être transporté là,
peut-être avec des outils de pierre. La roche ne paraît
pas très dure, son usure en témoigne, et de bons silex
ont pu en avoir eu raison.
La course
La course de
chameaux n'est pas un spectacle très intéressant, pas
plus que la course de chevaux. Ou alors, il faudrait peut-être
courir soi-même. Sans doute est-ce pour cela que les
spectateurs « intéressent le jeu »
— comme on dit si bien — en misant de l'argent.
Ziddhâ a
misé sur Kadar, qui nous a invité hier et participe à
la course. Elle paraît s'amuser beaucoup. J'ai moi-même
pour lui faire plaisir, placé quelques billets sur lui.
« Regarde, me crie-t-elle dans l'oreille, il a pris la
tête ! »
Ces
infatigables camélidés tiennent bien plus longtemps le
galop que les rapides onguligrades, et leurs courses durent plus. Ils
font plusieurs fois le tour de ce que je crois devoir appeler un
camélodrome
— je ne sais même plus à combien ils en sont.
Il est situé entre la mer, la grande mosquée et le
jardin de Mahabareb.
Le terrain n'est
pas uniforme, ni spécialement aménagé :
sable, cailloux, éminences herbues. On y trouve quelques
gradins de bois où nous avons pris place. Beaucoup de gens
sont assis sur le sol, ou debout, gesticulant et criant au bord de la
piste qu'aucune barrière ne protège. Kadar passe encore
une fois devant nous en tête.
« Combien
gagnons-nous s'il arrive le premier ? » Ziddhâ
sourit en voyant que je commence à trouver ce jeu moins
affligeant : « peut-être jusqu'à vingt
fois la mise. »
Je me demande
quand même pourquoi on n'a pas trouvé une autre place
pour jouer de l'argent, qu'entre une mosquée et la fontaine
d'un prophète — ce qui la fait franchement rire.
Kadar a touché
une petite fortune en remportant la course, et nous, quinze fois
notre mise. Il tient à nous inviter à son campement
pour fêter ça. Sa femme et ses deux fils sont avec lui.
Elle me cède son chameau et monte en voiture avec Ziddhâ.
Nous nous
retrouvons une petite troupe d'une quarantaine d'hommes et de femmes
sur des chameaux pour arriver au camp. La monture de Kadar a encore
assez d'énergie, et nous nous offrons un galop sur la plage,
avec force cris, gestes et coups de feu. Les nomades ne font jamais
rien sans leurs fusils.
Au centre des
yourtes, les moutons sont en train de cuire, et on débouche
des flacons d'alcool de riz. L'expansivité des nomades
témoigne d'une joie authentique, et pourtant seule une part
d'eux-mêmes semble affectée. Une autre, en arrière
plan, est comme absente.
Sous
ses paupières bridées jusqu'à n'être que
deux minces fentes, les yeux de Kadar n'ignorent jamais longtemps
l'horizon, ou les hauteurs du nord-est.
|