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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXXI
Chez les nomades

 

 

 

 

 

Le 10 août

Le post-totalitarisme

La République du Gourpa a complètement loupé le tournant totalitaire du vingtième siècle. Elle n'a jamais connu le gigantisme industriel, puis son passage du charbon à l'électricité si bien analysé dans l'ouvrage de Lewis Munford, Technique et civilisation.

L'électricité n'est pas venue ici se greffer sur une industrie d'abord minière et sidérurgique ; elle l'a entraînée. Elle a démultiplié la productivité de petites structures locales, à la différence de la politique chinoise des années cinquante et soixante, qui a tenté de développer d'abord de petits hauts-fourneaux avant les sources d'énergie.

Ainsi le Marmat se trouve-t-il devant une problématique sortie mondiale du totalitarisme dans lequel il n'est jamais entré.


L'ouvrage de Hammad Guibal

Dans son ouvrage, Perspectives du Post-totalitarisme, Hammad Guibal analyse le totalitarisme comme le développement d'infrastructures de production fordistes sur des superstructures féodales. Bien qu'il se réfère largement à Karl Marx, Hammad Guibal ne tombe pas dans ses erreurs. Il ne s'égare pas à démontrer le caractère idéologique de l'économie, qu'il prend comme acquis. Il va immédiatement à la technologie et à l'objet industriel.

Son ouvrage commence par une analyse serrée des notions fondatrices de la science moderne, telles qu'elles ont été posées de Galilée à Laplace. Puis il les met en regard avec les principes éthiques et politiques que les mêmes pères fondateurs ou leurs principaux disciples en tirèrent, et qui servirent de fondements aux constitutions des États-Unis et de la République Française.

Dans un troisième chapitre de la première partie, il interroge ses premières conclusions à partir de quelques objets techno-industriels : le plan incliné, la vis, le ressort, la turbine, le solénoïde, le piston, le rivet métallique...


Manzi m'a parlé l'autre jour de cet ouvrage à l'hôtel. Nous sommes en effet descendus dans une auberge près de la mer. Elle est située sur le versant de la petite colline Nawakif qui donne sur la rade, pas loin de la grande mosquée.

Nous avons loué les quatre chambres du deuxième étage, le dernier. La mienne donne sur le port, celle de Manzi, sur la mosquée. Les deux autres ouvrent sur une terrasse en face de la mer. Malgré sa belle situation, c'est un hôtel modeste et bon marché. Les chambres sont petites, c'est pourquoi nous avons pris les quatre de l'étage.


La deuxième partie de l'ouvrage

La deuxième partie de l'ouvrage analyse dans les machines et les outils industriels eux-mêmes d'abord, puis dans ceux produits par l'industrie, comment s'y matérialisent les rapports de subordination. Il démonte comment dans ces objets, ces outils, ces machines, ces équipements industriels, s'articule un compromis entre, d'un côté les lois naturelles dont dépend leur efficacité, et de l'autre, les lois humaines de subordination, dont dépend le maintient de l'ordre.

Le second chapitre revient alors aux ouvrages et aux discours des principaux fondateurs des constitutions modernes aux USA et en France : Franklin, Jefferson, Robespierre, Saint-Juste, Babeuf... Il montre comment s'y opposent, dans les assemblées et dans la rue, les principes rivaux de Nature et de Raison, entre lesquels a éclaté l'idée d'un Être Suprême.


Le troisième chapitre, centré sur la Terreur, montre comment la Révolution Française a été une véritable « guerre de religion » entre des conceptions opposées de cet Être Suprême — Nature ou Raison — dont les expressions les plus achevées se trouvent paradoxalement dans la philosophie allemande. Il met en perspective ce conflit interne de la Révolution Française avec La Critique de la Raison Pure et Les Principes de la Métaphysique des Mœurs de Kant, face aux ouvrages de Hegel, Le Droit Naturel et La Phénoménologie de l'Esprit.

On sait que le culte de la Raison a finalement triomphé dans la politique et les mœurs, en se soumettant la religion positive. Le sacre de Bonaparte en fut le point d'orgue. Le principe de Nature a triomphé, lui, dans la science, abandonnant tous ses rapports avec des cultes, et devenant totalement athée.

Le plan de l'ouvrage ne manque pas de me surprendre. Je suis plus étonné encore qu'il n'ait pas été traduit en anglais, si ce n'est écrit. Il n'existe pour l'heure qu'une version en palanzi, et un résumé en anglais que j'ai tenté de condenser plus encore.

Manzi m'a expliqué que Guibal voulait d'abord ouvrir un débat local, et préférait attendre que d'autres se saisissent de son travail pour le traduire. Dans la troisième partie, son analyse de la publicité éclaire son choix.


La Troisième partie

Hammad Guibal prend appui sur le principe de la lutte des classes, mais il la vide de tout contenu sociologique et économique. La troisième partie de son ouvrage montre comment la morale, le droit et les institutions sont restées fixées à l'idéologie rationaliste occidentale, les Lumières du dix-huitième siècle, sans pouvoir évoluer avec les sciences de la nature.

Les sciences, elles, n'ont pas cessé d'avancer. Elles sont pourtant demeurées domestiquées, sous la domination du marché, condamnées en quelque sorte aux travaux forcés. La technique, la technologie, et même l'objet industriel, sont donc le creuset d'une lutte entre, d'une part, la volonté humaine de dominer la nature, et de l'autre, la domination de l'homme par l'homme.

Le totalitarisme est précisément l'optimisation de ces deux dominations. Il suppose, pour ce qui est des institutions, une « démocratie de masse », qui est en réalité la concentration des moyens de communication en vue d'un formatage idéologique. Pour ce qui est des moyens de production, il repose sur un féodalisme industriel, où la plus haute technologie sert d'abord à employer le plus grand nombre possible d'une main d'œuvre la plus déqualifiée.


Le mode de production totalitaire accroît exponentiellement la productivité, tout en détournant une part croissant encore plus vite de celle-ci à ses besoins de contrôle, de surveillance et de déqualification massive. Hammad Guibal montre que ce procès tend vers l'autodestruction. La raison économique et sociale entre toujours plus brutalement en conflit avec les lois de la nature et la capacité humaine de les contrôler.

Bref, que ce soit sous ses formes juridiques libérales, socialistes ou nationalistes, le mode de production totalitaire finit par perdre toute capacité d'agir sur le monde réel. Il ne règne plus que sur des imaginaires, mais réellement, sous forme de fictions.

Manzi souhaitait que je lise au moins le résumé de l'ouvrage pour que nous en parlions. Certaines remarques de Guibal lui rappellent ce que j'avais écrit l'an dernier en arrivant à Bolgobol. Nous en avons parlé ce matin sur la terrasse.


Le 11 août

Les nomades de l'est

Plus on va vers le nord-est, plus la sécheresse est grande. Les pentes s'élèvent rapidement au nord-est de la mer d'Argod, jusqu'à des hauts plateaux qui rejoignent ceux du Dapkar. Toute l'eau de la région ruisselle du nord et de l'ouest, et ce sont des vents venus des plateaux qui dessèchent les rives de la mer d'Argod.

Ces hauts plateaux sont peuplés par des populations nomades. Parfois, quelques familles descendent dans les environs des villes pour vendre les moutons et les chameaux qu'elles élèvent. En cette saison, la plus sèche dans le désert, elles sont nombreuses autour de Tangaar, en profitant pour emmener les enfants dans les établissements scolaires.


Les nomades vivent en très petits groupes, une, deux, au maximum trois familles. Ils sont toutefois très solidaires d'un groupe à l'autre, et se réunissent à l'occasion, pour des fêtes ou pour la tonte. Ils utilisent toujours leurs chameaux, mais ils ont aussi des camionnettes ou des motos, qu'ils n'hésitent jamais à se prêter.

Ils alimentent leurs ordinateurs à l'énergie solaire. Ils possèdent des plaques qu'ils fixent sur le toit de leurs yourtes, et dont ils chargent leurs chameaux quand ils se déplacent. Maintenant que les portables concurrencent, par leurs prix et leurs performances, les machines de bureau, ils sont à la recherche de toute occasion. C'est pourquoi l'un m'a abordé pour négocier le mien, mon petit powerbook de 12 pouces.

Je n'avais pas l'intention de m'en débarrasser, mais j'ai accepté de le suivre sous sa yourte pour lui en faire la démonstration autour d'un thé.

Ces gens-là ignorent totalement le froid, bien qu'ils vivent une part de l'année dans la neige et la glace. Ils ne songent apparemment pas à utiliser leur électricité au chauffage. Ils emploient toujours de petits braseros placés au centre de la tente.

« Il y a beaucoup de couches de feutre, » m'a répondu mon hôte, rassurant, quand je lui en ai fait la remarque.


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Le chameau

Le chameau d'Asie est moins haut sur ses pattes que le dromadaire d'Afrique, qu'on appelle souvent aussi, et fautivement, « chameau ». Il a deux bosses, il est plus poilu, et je le trouve plus beau. Le chameau et le dromadaire font partie de l'ordre des camélidés, comme le lama des Andes. Les camélidés sont des ruminants des régions arides, sans cornes, pourvus de canines supérieures, aux sabots très larges.

Le chameau a la base du cou plus basse que celle du dromadaire, d'où sa tête remonte à la hauteur des bosses, donnant au corps tout entier une harmonieuse quoiqu'excessive impression d'ondulation. Pour autant, on est moins secoué, quand on le monte, qu'avec un dromadaire.

Il est rapide, résistant — il porte des charges de trois cents kilos sur des trajets journaliers de trente kilomètres — il supporte les plus grands froids, les pires chaleurs, et peut rester une semaine sans boire.


Il existe quelques troupeaux de chameaux sauvages à l'est du Marmat. Ils sont protégés. Parfois des mâles sauvages viennent subrepticement engrosser des femelles domestiques. Comme les animaux sauvages sont plus rapides, les chameaux issus de ces croisements, quoique moins dociles, sont recherchés par les nomades qui les montent pour garder les autres, et les sélectionnent pour la course.

Mon hôte doit participer à celle qui se tient demain à Tangaar, après la prière du vendredi, et il m'y a invité.


Le 12 août

La fontaine de Mahabareb

La grande mosquée des quartiers sud de Tangaar se dresse en face des jardins où est la fontaine de Mahabareb.

Qui est Mahabareb ? C'est un prophète. Entre le deuxième et le premier siècle avant Jésus Christ, il a baptisé « les premiers musulmans » des rives de la mer d'Argod.

Les Chrétiens et les Juifs diront que l'Islam n'existait pas encore, et que de toute façon personne n'avait encore été baptisé avant le prophète Jean. Les Musulmans, eux, considèrent l'Islam comme l'authentique religion d'Adam et d'Ibrahim, et ils ne croient pas que le Dieu Unique ait pu être celui d'un seul royaume et de la nation de Judée. Moi qui ne suis ni l'un ni l'autre, l'existence de ce prophète Mahabareb à la fin de l'ère hellénistique du Marmat, dont, semble-t-il, nul n'a entendu parler ailleurs, m'est pourtant un peu dure à avaler. Existe-t-il au moins des textes à son propos ? Oui : le Livre de Mahabareb.


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La fontaine de Mahabareb est un grand bassin de pierre, peu profond, où nagent des poissons rouges. L'eau jaillit de la roche, au dessous d'un mégalithe où l'on distingue la forme de ce que les gens appellent ici « le Dragon ». C'est en effet la partie antérieure du squelette d'un animal plutôt fantastique. Il n'est manifestement pas taillé dans la pierre, c'est un fossile. Je crois reconnaître celui d'un Rhodocetus, ou d'un Ambulocetus, ancêtres des cétacés modernes ayant vécu au début de l'Éocène, il y a une cinquantaine de millions d'années.

La mâchoire a encore des crocs ; et des griffes, ce qui devait déjà moins ressembler à des pattes qu'à des nageoires. L'animal entier pouvait bien mesurer trois mètres. En l'état, la partie antérieure du squelette pourrait très bien laisser imaginer un animal plus long, comme un dragon chinois.

Les intempéries l'ont partiellement effacé, et peut-être des générations de mains, qui ont, par endroits, rendu la pierre lisse. Il s'agit d'une installation bien antérieure au monothéisme, et certainement aux époques historiques. Le bloc a dû être taillé avant d'être transporté là, peut-être avec des outils de pierre. La roche ne paraît pas très dure, son usure en témoigne, et de bons silex ont pu en avoir eu raison.


La course

La course de chameaux n'est pas un spectacle très intéressant, pas plus que la course de chevaux. Ou alors, il faudrait peut-être courir soi-même. Sans doute est-ce pour cela que les spectateurs « intéressent le jeu » — comme on dit si bien — en misant de l'argent.

Ziddhâ a misé sur Kadar, qui nous a invité hier et participe à la course. Elle paraît s'amuser beaucoup. J'ai moi-même pour lui faire plaisir, placé quelques billets sur lui. « Regarde, me crie-t-elle dans l'oreille, il a pris la tête ! » 

Ces infatigables camélidés tiennent bien plus longtemps le galop que les rapides onguligrades, et leurs courses durent plus. Ils font plusieurs fois le tour de ce que je crois devoir appeler un camélodrome — je ne sais même plus à combien ils en sont. Il est situé entre la mer, la grande mosquée et le jardin de Mahabareb.


Le terrain n'est pas uniforme, ni spécialement aménagé : sable, cailloux, éminences herbues. On y trouve quelques gradins de bois où nous avons pris place. Beaucoup de gens sont assis sur le sol, ou debout, gesticulant et criant au bord de la piste qu'aucune barrière ne protège. Kadar passe encore une fois devant nous en tête.

« Combien gagnons-nous s'il arrive le premier ? » Ziddhâ sourit en voyant que je commence à trouver ce jeu moins affligeant : « peut-être jusqu'à vingt fois la mise. »

Je me demande quand même pourquoi on n'a pas trouvé une autre place pour jouer de l'argent, qu'entre une mosquée et la fontaine d'un prophète — ce qui la fait franchement rire.


Kadar a touché une petite fortune en remportant la course, et nous, quinze fois notre mise. Il tient à nous inviter à son campement pour fêter ça. Sa femme et ses deux fils sont avec lui. Elle me cède son chameau et monte en voiture avec Ziddhâ.

Nous nous retrouvons une petite troupe d'une quarantaine d'hommes et de femmes sur des chameaux pour arriver au camp. La monture de Kadar a encore assez d'énergie, et nous nous offrons un galop sur la plage, avec force cris, gestes et coups de feu. Les nomades ne font jamais rien sans leurs fusils.

Au centre des yourtes, les moutons sont en train de cuire, et on débouche des flacons d'alcool de riz. L'expansivité des nomades témoigne d'une joie authentique, et pourtant seule une part d'eux-mêmes semble affectée. Une autre, en arrière plan, est comme absente.

Sous ses paupières bridées jusqu'à n'être que deux minces fentes, les yeux de Kadar n'ignorent jamais longtemps l'horizon, ou les hauteurs du nord-est.

 

 

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