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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXXII
Les Trois Princes de Serendip

 

 

 

 

 

Le 13 août

Le Livre de Mahabareb

Le Livre de Mahabareb raconte la vie du prophète, entrecoupée de courts sermons. Mahabareb est né en Babylonie. Pendant de nombreuses années, il a erré entre l'Égypte et la péninsule arabique. À l'âge de trente-trois ans, il est remonté vers l'Anatolie, la Perse et la Transoxiane, en convertissant beaucoup d'hommes. Puis il a rejoint la mer d'Argod et s'est établi à Tangaar, « dont il chassa le Dragon ».

Le livre ne contient aucun détail sur ce dernier épisode. On peut comprendre qu'il mit fin à un culte local, associé à l'évidence au squelette fossilisé de la fontaine.


« Les hommes n'ouvrent pas les yeux et ne voient pas au ciel où est l'étoile fixe » dit une phrase du Livre. En effet, l'étoile polaire était déjà au deuxième siècle avant J-C, la même qu'aujourd'hui, et non plus, comme dix mille ans avant, l'œil du Dragon. Voilà qui pourrait servir à dater la pierre de la fontaine, qui coule précisément du nord. Rien ne nous dit cependant que les hommes du néolithique appelaient déjà cette constellation « le Dragon ».

Je n'ai fait que parcourir sur le web une traduction en anglais du Livre de Mahabareb, et je n'y ai rien trouvé qui renvoie explicitement à la tradition sémitique, ni davantage à celle du monothéisme aryen de Zarathoustra, Manès et du culte d'Azura Mazda.

Peut-être, à travers ses nombreux voyages, Mahabareb inaugura-t-il un monothéisme syncrétique. Il ne fonda pas pour autant une nouvelle religion. Les Zoroastriens locaux s'en réclament. Les Musulmans l'ont adopté, et les théologiens d'ici l'ignorent simplement.


« Les blasphémateurs disent que le monde fut créé une fois pour toute et demeure séparé de son créateur. Les philosophes croient qu'il est incréé, et les moines, qu'il est une illusion. Les yeux qui ne fuient pas la lumière voient bien pourtant qu'il est vivant. »

J'ai traduit ce passage qui me laisse songeur quant à son interprétation. J'en ai copié encore quelques autres, un peu au hasard.

« Fondez vos bijoux pour en faire des armes, si vous voulez plaire à Dieu. Ne faites pas des robes de cour avec la soie, faites en des baudriers de plusieurs épaisseurs qui vous protègent des flèches. »


Réveil chez les nomades

Avec Ziddhâ, nous avons dormi au camp des nomades. Nous avions trop bu d'alcool de riz pour qu'il soit raisonnable de prendre la voiture. Nous avons dormi à six sous la yourte de Kadar, apparemment sans nous gêner pour ce que je m'en souviens. À mon réveil, seule Ziddhâ était encore assoupie à côté de moi.


« Vous n'avez jamais de problème pour trouver une intimité à deux sous vos yourtes ? » ai-je demandé à Kadar qui faisait chauffer de l'eau pour le thé dehors. Il a éclaté de rire en comprenant le caractère plus pratique qu'indiscret de ma curiosité. « T'arrive-t-il souvent de te coucher dans de telles dispositions ? » me demande-t-il. J'avoue que j'ai coutume de m'endormir comme une masse dès que je me couche. C'est plutôt le matin...

« Et te réveilles-tu souvent aux côtés d'une compagne dans les mêmes dispositions que toi ? » J'avoue encore qu'il ne m'est pas souvent arrivé de voir des femmes très vaillantes en se réveillant. « Eh bien, me répond-il, les yourtes sont des lieux très intimes dans presque tous les autres moments de la journée. Et les couches de feutre sont épaisses. »


Les propriétés de la soie

Kadar m'a aussi expliqué plus tard que les Chinois avaient très tôt découvert certaines propriétés de la soie. Son tressage, bien plus fin que celui de tous les autres tissus, quand on en superpose plusieurs couches, fait une excellence résistance au tranchant des lames et aux pointes des flèches, aussi efficace et plus léger qu'une côte de mailles en métal. La soie, depuis l'antiquité, était très recherchée par les guerriers nomades mongols, hunniques et turcs. La Route de la Soie avait pour eux une valeur stratégique, sans rapport avec ce qu'elle était pour les peuples d'Occident : un simple marché de tissu précieux.


tangaar.jpg

Le 14 août

Sérendipité

Une amie m'a envoyé un courriel pour me dire que mon journal lui rappellait la méthode sérendipité. Qu'est-ce que ça veut dire ? Le mot n'est dans aucune encyclopédie française (sauf Wikipedia). Elle m'envoie deux liens pour m'éclairer.

<http://fr.wikipedia.org/wiki/Sérendipité>

<http://www.automatesintelligents.com/echanges/2005/fev/serendipite.html>


Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

La sérendipité est le don ou la faculté de trouver quelque chose d'imprévu et d'utile en cherchant autre chose, ou encore, l'art de trouver ce qu'on ne cherche pas.

Par exemple la découverte des propriétés antibactériennes de la pénicilline par Alexander Fleming est dite avoir été sérendipitienne, parce qu'il nettoyait seulement son laboratoire quand il a découvert que la moisissure Penicillium avait contaminé l'une de ses anciennes expériences.


Le mot anglais serendipity fut créé par Horace Walpole le 28 janvier 1754 dans une lettre à Horace Mann, envoyé du roi George II à Florence. Il dérive d'un conte persan publié en 1557 par le Vénitien Michele Tramezzino, les Trois Princes de Serendip (Serendip est le nom de Ceylan ou Sri Lanka en vieux persan). L'épisode cité par Walpole n'est d'ailleurs pas un très bon exemple de sérendipité, même par rapport à la définition qu'en donnait Walpole lui-même ; c'est plutôt un cas de raisonnement déductif similaire aux exploits littéraires de Sherlock Holmes.

L'accent important réside moins dans le concours de circonstances accidentelles qui amène l'observation que dans le parti qui est tiré de cette observation fortuite par la sagacité de l'inventeur. Selon un dicton connu, des milliers de gens avaient déjà vu tomber des pommes avant Isaac Newton et aucun n'en avait imaginé pour autant la gravitation universelle.

Découvertes et inventions sérendipitiennes : L'Amérique, découverte par Christophe Colomb en cherchant l'Inde ; la pénicilline, redécouverte (bien après la thèse d'Ernest Duchesne) par Alexander Fleming ; la radiation en micro-onde cosmique de fond ; la nitroglycérine par Alfred Nobel ; le polyéthylène ; le Silly Putty ; les notes Post-it ; le LSD.

Bibliographie : Theodore G. Remer, Serendipity and the Three Princes: From the Peregrinaggio of 1557, University of Oklahoma Press, 1965 ; Robert K. Merton & Elinor Barber, The Travels and Adventures of Serendipity: A Study in Sociological Semantics and the Sociology of Science, Princeton University Press, 2003 ; Norbert Wiener, Invention, the care and feeding of ideas, MIT Press, 1993.


Le second lien

Le second lien me conduit sur un article du 1er février 2005 par Pek van Andel (m.v.van.andel@med.rug.nl). Texte traduit et adapté du hollandais par Danièle Bourcier, directeur de recherche au CNRS (bourcier@msh-paris.fr). J'y découvre d'abord le conte à partir duquel le mot a été tiré :


Les Trois Princes de Serendip

Les trois fils du roi de Serendip refusèrent après une solide éducation de succéder à leur père. Le roi alors les expulsa.

Ils partirent à pied pour voir des pays différents et bien des choses merveilleuses dans le monde. Un jour, ils passèrent sur les traces d'un chameau. L'aîné observa que l'herbe à gauche de la trace était broutée mais que l'herbe de l'autre côté ne l'était pas. Il en conclut que le chameau ne voyait pas de l'œil droit. Le cadet remarqua sur le bord gauche du chemin des morceaux d'herbes mâchées de la taille d'une dent de chameau. Il réalisa alors que le chameau pouvait avoir perdu une dent. Du fait que les traces d'un pied de chameau étaient moins marquées dans le sol, le benjamin inféra que le chameau boitait.


Tout en marchant, un des frères observa des colonnes de fourmis ramassant de la nourriture. De l'autre côté, un essaim d'abeilles, de mouches et de guêpes s'activait autour d'une substance transparente et collante. Il en déduisit que le chameau était chargé d'un côté de beurre et de l'autre de miel. Le deuxième frère découvrit des signes de quelqu'un qui s'était accroupi. Il trouva aussi l'empreinte d'un petit pied humain auprès d'une flaque humide. Il toucha cet endroit mouillé et il fut aussitôt envahi par un certain désir. Il en conclut qu'il y avait une femme sur le chameau. Le troisième frère remarqua les empreintes des mains, là où elle avait uriné. Il supposa que la femme était enceinte car elle avait utilisé ses mains pour se relever.

Les trois frères rencontrèrent ensuite un conducteur de chameau qui avait perdu son animal. Comme ils avaient déjà relevé beaucoup d'indices, ils lancèrent comme boutade au chamelier qu'ils avaient vu son chameau et, pour crédibiliser leur blague, ils énumérèrent les sept signes qui caractérisaient le chameau. Les caractéristiques s'avérèrent toutes justes.


Accusés de vol, les trois frères furent jetés en prison. Ce ne fut qu'après que le chameau fut retrouvé sain et sauf par un villageois, qu'ils furent libérés.

Après beaucoup d'autres voyages, ils rentrèrent dans leur pays pour succéder à leur père.


Ce texte est un fragment résumé du conte Les pérégrinations des trois fils du roi de Serendip d'Amir Khusrau, un grand poète persan. C'est le premier conte de son recueil Hasht Bihist(Les huit Paradis, 1302).


Asie

On peut lire dans l'article

On peut lire dans l'article l'extrait de la lettre d'Horace Walpole du 28 janvier 1754 ou il utilise le mot pour la première fois, donnant son étymologie et sa définition :

« D'ailleurs je dois te raconter une découverte pénible. [...] Cette découverte est presque du type de ce que j'appelle sérendipité, un mot qui dit beaucoup, que j'essaierai de t'expliquer parce que je n'ai rien de mieux à te dire ; tu le comprendras mieux par l'étymologie que par la définition. Une fois je lisais un conte stupide appelé "Les trois Princes de Serendip". Quand les trois dignitaires voyageaient, ils faisaient toujours des découvertes, par accidents et sagacité, des choses qu'ils ne cherchaient pas ; par exemple l'un d'entre eux découvrit qu'un âne borgne était passé par la même route parce que l'herbe avait été broutée seulement du côté gauche où l'herbe était pourtant la moins bonne. Comprends-tu sérendipité maintenant ? »


Walpole souligna l'importance de la sérendipité dans une lettre qu'il écrivit plus tard :

« …beaucoup de découvertes sont faites par des gens qui étaient à la chasse de quelque-chose de très différent. Je ne suis pas totalement sûr si l'art de faire de l'or ou la vie éternelle sont inventés — mais combien de découvertes nobles ont été déjà mises en lumière parce qu'on cherchait ces moyens miraculeux ! Pauvre Chimie si elle n'avait pas eu de motifs aussi glorieux devant les yeux ! »

En 1833 le mot sérendipité fut imprimé pour la première fois dans la lettre cité ci-dessus avec d'autres de Walpole. Il fallut attendre 1875 pour que le mot soit repris par quelqu'un d'autre. Le bibliophile et chimiste Edward Solly l'utilisa alors dans le magazine Notes and Queries et le lança dans des cercles littéraires. Walter Cannon, professeur de physiologie au Harvard Medical School, l'importa dans les sciences exactes avec le chapitre Gains from Serendipity de son livre The Way of an Investigator, 1945.


Trois choses ne me convainquent pas beaucoup dans les deux articles : la comparaison avec la méthode déductive de Sherlock Holmes, le rôle donné au hasard, et la prétendue stupidité du conte. Je le trouve au contraire très fin. La question serait plutôt de savoir pourquoi des observations sans queue ni tête aboutissent à des conclusions consistantes.

On trouve bien dans le conte une description de la méthode scientifique, fondée sur l'observation et la déduction. On y découvre peut-être aussi, plus implicitement, l'idée que ne rien chercher précisément, et donc n'être attentif à rien en particulier, peut accroître le sens de l'observation. Le plus important est quand même l'idée qu'à partir de détails les plus anodins, on peut reconstituer la complète cohérence du réel.

Je ne peux m'empêcher de penser ici à un texte que j'avais écrit sur le Concept de Coerrance :


Le concept de coerrance

Le concept de coerrance est déterminant pour comprendre le réel. Il permet de dépasser celui de loi, notamment de loi naturelle, qui ne s'applique qu'à la représentation.

Ainsi, la pomme qui paraît obéir aux lois de l'attraction est en coerrance avec l'univers tout entier. En fait sa chute est libre et n'obéit à rien du tout. Elle coerre simplement dans un schème spatio-temporel qui caractérise le réel ; celui-là même qui me permet de dire que ma maison s'approche quand je rentre chez moi. Tout ce qui existe est coerrant, et coerrer est presque synonyme d'exister.

<http://jdepetris.free.fr/astuces/index.html>

 

 

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