Cahier XXXII
Les Trois Princes de Serendip
Le 13 août
Le Livre de
Mahabareb
Le
Livre de Mahabareb
raconte la vie du prophète, entrecoupée de courts
sermons. Mahabareb est né en Babylonie. Pendant de nombreuses
années, il a erré entre l'Égypte et la péninsule
arabique. À l'âge de trente-trois ans, il est remonté
vers l'Anatolie, la Perse et la Transoxiane, en convertissant
beaucoup d'hommes. Puis il a rejoint la mer d'Argod et s'est établi
à Tangaar, « dont il chassa le Dragon ».
Le livre ne
contient aucun détail sur ce dernier épisode. On peut
comprendre qu'il mit fin à un culte local, associé à
l'évidence au squelette fossilisé de la fontaine.
« Les
hommes n'ouvrent pas les yeux et ne voient pas au ciel où est
l'étoile fixe » dit une phrase du Livre. En effet,
l'étoile polaire était déjà au deuxième
siècle avant J-C, la même qu'aujourd'hui, et non plus,
comme dix mille ans avant, l'œil du Dragon. Voilà qui
pourrait servir à dater la pierre de la fontaine, qui coule
précisément du nord. Rien ne nous dit cependant que les
hommes du néolithique appelaient déjà cette
constellation « le Dragon ».
Je
n'ai fait que parcourir sur le web une traduction en anglais du Livre
de Mahabareb,
et je n'y ai rien trouvé qui renvoie explicitement à la
tradition sémitique, ni davantage à celle du
monothéisme aryen de Zarathoustra, Manès et du culte
d'Azura Mazda.
Peut-être, à
travers ses nombreux voyages, Mahabareb inaugura-t-il un monothéisme
syncrétique. Il ne fonda pas pour autant une nouvelle
religion. Les Zoroastriens locaux s'en réclament. Les
Musulmans l'ont adopté, et les théologiens d'ici
l'ignorent simplement.
« Les
blasphémateurs disent que le monde fut créé une
fois pour toute et demeure séparé de son créateur.
Les philosophes croient qu'il est incréé, et les
moines, qu'il est une illusion. Les yeux qui ne fuient pas la lumière
voient bien pourtant qu'il est vivant. »
J'ai traduit ce
passage qui me laisse songeur quant à son interprétation.
J'en ai copié encore quelques autres, un peu au hasard.
« Fondez
vos bijoux pour en faire des armes, si vous voulez plaire à
Dieu. Ne faites pas des robes de cour avec la soie, faites en des
baudriers de plusieurs épaisseurs qui vous protègent
des flèches. »
Réveil
chez les nomades
Avec Ziddhâ,
nous avons dormi au camp des nomades. Nous avions trop bu d'alcool de
riz pour qu'il soit raisonnable de prendre la voiture. Nous avons
dormi à six sous la yourte de Kadar, apparemment sans nous
gêner pour ce que je m'en souviens. À mon réveil,
seule Ziddhâ était encore assoupie à côté
de moi.
« Vous
n'avez jamais de problème pour trouver une intimité à
deux sous vos yourtes ? » ai-je demandé à
Kadar qui faisait chauffer de l'eau pour le thé dehors. Il a
éclaté de rire en comprenant le caractère plus
pratique qu'indiscret de ma curiosité. « T'arrive-t-il
souvent de te coucher dans de telles dispositions ? »
me demande-t-il. J'avoue que j'ai coutume de m'endormir comme une
masse dès que je me couche. C'est plutôt le matin...
« Et te
réveilles-tu souvent aux côtés d'une compagne
dans les mêmes dispositions que toi ? » J'avoue
encore qu'il ne m'est pas souvent arrivé de voir des femmes
très vaillantes en se réveillant. « Eh bien,
me répond-il, les yourtes sont des lieux très intimes
dans presque tous les autres moments de la journée. Et les
couches de feutre sont épaisses. »
Les propriétés
de la soie
Kadar m'a aussi
expliqué plus tard que les Chinois avaient très tôt
découvert certaines propriétés de la soie. Son
tressage, bien plus fin que celui de tous les autres tissus, quand on
en superpose plusieurs couches, fait une excellence résistance
au tranchant des lames et aux pointes des flèches, aussi
efficace et plus léger qu'une côte de mailles en métal.
La soie, depuis l'antiquité, était très
recherchée par les guerriers nomades mongols, hunniques et
turcs. La Route de la Soie avait pour eux une valeur stratégique,
sans rapport avec ce qu'elle était pour les peuples
d'Occident : un simple marché de tissu précieux.
Le 14 août
Sérendipité
Une
amie m'a envoyé un courriel pour me dire que mon journal lui
rappellait la méthode sérendipité.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Le mot n'est dans aucune
encyclopédie française (sauf Wikipedia). Elle m'envoie
deux liens pour m'éclairer.
<http://fr.wikipedia.org/wiki/Sérendipité>
<http://www.automatesintelligents.com/echanges/2005/fev/serendipite.html>
Un article de
Wikipédia, l'encyclopédie libre.
La sérendipité
est le don ou la faculté de trouver quelque chose d'imprévu
et d'utile en cherchant autre chose, ou encore, l'art de trouver ce
qu'on ne cherche pas.
Par exemple la
découverte des propriétés antibactériennes
de la pénicilline par Alexander Fleming est dite avoir été
sérendipitienne, parce qu'il nettoyait seulement son
laboratoire quand il a découvert que la moisissure Penicillium
avait contaminé l'une de ses anciennes expériences.
Le mot anglais
serendipity fut créé par Horace Walpole le 28 janvier
1754 dans une lettre à Horace Mann, envoyé du roi
George II à Florence. Il dérive d'un conte persan
publié en 1557 par le Vénitien Michele Tramezzino, les
Trois Princes de Serendip (Serendip est le nom de Ceylan ou Sri Lanka
en vieux persan). L'épisode cité par Walpole n'est
d'ailleurs pas un très bon exemple de sérendipité,
même par rapport à la définition qu'en donnait
Walpole lui-même ; c'est plutôt un cas de
raisonnement déductif similaire aux exploits littéraires
de Sherlock Holmes.
L'accent
important réside moins dans le concours de circonstances
accidentelles qui amène l'observation que dans le parti qui
est tiré de cette observation fortuite par la sagacité
de l'inventeur. Selon un dicton connu, des milliers de gens avaient
déjà vu tomber des pommes avant Isaac Newton et aucun
n'en avait imaginé pour autant la gravitation universelle.
Découvertes
et inventions sérendipitiennes : L'Amérique,
découverte par Christophe Colomb en cherchant l'Inde ; la
pénicilline, redécouverte (bien après la thèse
d'Ernest Duchesne) par Alexander Fleming ; la radiation en
micro-onde cosmique de fond ; la nitroglycérine par
Alfred Nobel ; le polyéthylène ; le Silly
Putty ; les notes Post-it ; le LSD.
Bibliographie :
Theodore
G. Remer,
Serendipity and the Three Princes: From the Peregrinaggio of 1557,
University of Oklahoma Press, 1965 ; Robert K. Merton &
Elinor Barber, The
Travels and Adventures of Serendipity: A Study in Sociological
Semantics and the Sociology of Science,
Princeton University Press, 2003 ; Norbert Wiener, Invention,
the care and feeding of ideas,
MIT Press, 1993.
Le second lien
Le second lien me
conduit sur un article du 1er février 2005 par Pek van Andel
(m.v.van.andel@med.rug.nl). Texte traduit et adapté du
hollandais par Danièle Bourcier, directeur de recherche au
CNRS (bourcier@msh-paris.fr). J'y découvre d'abord le conte à
partir duquel le mot a été tiré :
Les Trois Princes
de Serendip
Les trois fils
du roi de Serendip refusèrent après une solide
éducation de succéder à leur père. Le roi
alors les expulsa.
Ils partirent à
pied pour voir des pays différents et bien des choses
merveilleuses dans le monde. Un jour, ils passèrent sur les
traces d'un chameau. L'aîné observa que l'herbe à
gauche de la trace était broutée mais que l'herbe de
l'autre côté ne l'était pas. Il en conclut que le
chameau ne voyait pas de l'œil droit. Le cadet remarqua sur le
bord gauche du chemin des morceaux d'herbes mâchées de
la taille d'une dent de chameau. Il réalisa alors que le
chameau pouvait avoir perdu une dent. Du fait que les traces d'un
pied de chameau étaient moins marquées dans le sol, le
benjamin inféra que le chameau boitait.
Tout en
marchant, un des frères observa des colonnes de fourmis
ramassant de la nourriture. De l'autre côté, un essaim
d'abeilles, de mouches et de guêpes s'activait autour d'une
substance transparente et collante. Il en déduisit que le
chameau était chargé d'un côté de beurre
et de l'autre de miel. Le deuxième frère découvrit
des signes de quelqu'un qui s'était accroupi. Il trouva aussi
l'empreinte d'un petit pied humain auprès d'une flaque humide.
Il toucha cet endroit mouillé et il fut aussitôt envahi
par un certain désir. Il en conclut qu'il y avait une femme
sur le chameau. Le troisième frère remarqua les
empreintes des mains, là où elle avait uriné. Il
supposa que la femme était enceinte car elle avait utilisé
ses mains pour se relever.
Les trois
frères rencontrèrent ensuite un conducteur de chameau
qui avait perdu son animal. Comme ils avaient déjà
relevé beaucoup d'indices, ils lancèrent comme boutade
au chamelier qu'ils avaient vu son chameau et, pour crédibiliser
leur blague, ils énumérèrent les sept signes qui
caractérisaient le chameau. Les caractéristiques
s'avérèrent toutes justes.
Accusés
de vol, les trois frères furent jetés en prison. Ce ne
fut qu'après que le chameau fut retrouvé sain et sauf
par un villageois, qu'ils furent libérés.
Après
beaucoup d'autres voyages, ils rentrèrent dans leur pays pour
succéder à leur père.
Ce
texte est un fragment résumé du conte Les
pérégrinations des trois fils du roi de Serendip
d'Amir Khusrau, un grand poète persan. C'est le premier conte
de son recueil Hasht Bihist(Les huit Paradis, 1302).
On peut lire dans l'article
On peut lire dans
l'article l'extrait de la lettre d'Horace Walpole du 28 janvier 1754
ou il utilise le mot pour la première fois, donnant son
étymologie et sa définition :
« D'ailleurs
je dois te raconter une découverte pénible. [...] Cette
découverte est presque du type de ce que j'appelle
sérendipité, un mot qui dit beaucoup, que j'essaierai
de t'expliquer parce que je n'ai rien de mieux à te dire ; tu
le comprendras mieux par l'étymologie que par la définition.
Une fois je lisais un conte stupide appelé "Les trois
Princes de Serendip". Quand les trois dignitaires voyageaient,
ils faisaient toujours des découvertes, par accidents et
sagacité, des choses qu'ils ne cherchaient pas ; par
exemple l'un d'entre eux découvrit qu'un âne borgne
était passé par la même route parce que l'herbe
avait été broutée seulement du côté
gauche où l'herbe était pourtant la moins bonne.
Comprends-tu sérendipité maintenant ? »
Walpole souligna
l'importance de la sérendipité dans une lettre qu'il
écrivit plus tard :
« …beaucoup
de découvertes sont faites par des gens qui étaient à
la chasse de quelque-chose de très différent. Je ne
suis pas totalement sûr si l'art de faire de l'or ou la vie
éternelle sont inventés — mais combien de
découvertes nobles ont été déjà
mises en lumière parce qu'on cherchait ces moyens miraculeux !
Pauvre Chimie si elle n'avait pas eu de motifs aussi glorieux devant
les yeux ! »
En
1833 le mot sérendipité fut imprimé pour la
première fois dans la lettre cité ci-dessus avec
d'autres de Walpole. Il fallut attendre 1875 pour que le mot soit
repris par quelqu'un d'autre. Le bibliophile et chimiste Edward Solly
l'utilisa alors dans le magazine Notes
and Queries
et le lança dans des cercles littéraires. Walter
Cannon, professeur de physiologie au Harvard Medical School,
l'importa dans les sciences exactes avec le chapitre Gains
from Serendipity de
son livre The
Way of an Investigator,
1945.
Trois choses ne me
convainquent pas beaucoup dans les deux articles : la
comparaison avec la méthode déductive de Sherlock
Holmes, le rôle donné au hasard, et la prétendue
stupidité du conte. Je le trouve au contraire très fin.
La question serait plutôt de savoir pourquoi des observations
sans queue ni tête aboutissent à des conclusions
consistantes.
On trouve bien
dans le conte une description de la méthode scientifique,
fondée sur l'observation et la déduction. On y découvre
peut-être aussi, plus implicitement, l'idée que ne rien
chercher précisément, et donc n'être attentif à
rien en particulier, peut accroître le sens de l'observation.
Le plus important est quand même l'idée qu'à
partir de détails les plus anodins, on peut reconstituer la
complète cohérence du réel.
Je
ne peux m'empêcher de penser ici à un texte que j'avais
écrit sur le
Concept de Coerrance :
Le concept de
coerrance
Le
concept de coerrance est déterminant pour comprendre le réel.
Il permet de dépasser celui de loi, notamment de loi
naturelle, qui ne s'applique qu'à la représentation.
Ainsi,
la pomme qui paraît obéir aux lois de l'attraction est
en coerrance avec l'univers tout entier. En fait sa chute est libre
et n'obéit à rien du tout. Elle coerre simplement dans
un schème spatio-temporel qui caractérise le réel
; celui-là même qui me permet de dire que ma maison
s'approche quand je rentre chez moi. Tout ce qui existe est coerrant,
et coerrer est presque synonyme d'exister.
|