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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXXIII
Xanadu le palais de Kubilaï Khan

 

 

 

 

 

Le 15 août

Les rues de Tangaar

Qu'il est dur de décrire une ville. On croit la saisir d'abord d'un coup en arrivant. Plutôt est-on saisi par une impression homogène, qui ne tarde pas à se fractaliser.

J'aurais dit en arrivant que le site de Tangaar est sec et rocheux. La ville est prise dans une petite plaine côtière, encerclée d'un relief de failles calcaires. Elle tend à en escalader les premières pentes tout de suite escarpées, et à s'étirer le long des côtes irrégulières. Au fond de criques, de petits villages de pêcheurs ont fini par devenir des quartiers périphériques


Les falaises, les pentes pelées donnent une impression d'aridité — renforcée encore, quand on descend du nord, par les installations portuaires et pétrolières. Elle est immédiatement démentie par les nombreux jardins, les parcs publics, ou les petits bouts de terre privés entre les maisons. Plus on s'enfonce au cœur de la ville, et plus on est frappé par une tout autre impression de luxuriance végétale.

La ville ne possède qu'un petit centre, et les cités de béton sont rares dans les banlieues. Sa plus grande surface est faite de dédales de petites rues bordées de jardins potagers à peine fermés par des barrières de bois, ou des grillages derrière lesquels picorent des poules. Quand on y promène, on s'attend à déboucher bientôt dans la campagne. Il n'en est rien. On revient toujours sur une place ou une rue commerçante.


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L'architecture de Tangaar oscille entre les coquettes villas délabrées et la pure et simple favela. Elle est singulièrement désordonnée. On ne peut avoir subi le fort conditionnement du spectacle marchand sans être saisi par une impression de misère dans ces rues qui ignorent le bruit et la saleté de la circulation, les hauts murs décorés de couleurs criardes, l'anonymat des passants et les systèmes de surveillance. En complet contraste, on pressent la qualité de vie qu'elles offrent. Elle se manifeste surtout par le calme. Même les enfants jouent calmement entre les rues et les jardins. Les habitants se saluent et se parlent sans vociférer, avec cette politesse caractéristique du Marmat qui, plutôt qu'éloigner, rapproche.


Le 16 août

Par delà le vrai et le faux

« S'il est une chose dont je suis sûre, disait hier Douha au petit-déjeuner pris ensemble, c'est que "vrai" n'a guère de sens qu'en mathématique. »

« Et aussi en programmation, a corrigé Manzi. Les fonctions "true" et "false" y sont opératoires et parfaitement claires. »

« Dans tous les autres cas, continua Douha, c'est comme si le mot "vrai" disait : "la carte est et n'est pas le territoire". Ce qui revient à un énoncé dépourvu de sens, pour masquer la seule question qui vaille : Quel est le rapport entre la carte et le territoire ? »

« Dans son emploi le plus rigoureux, reprit Ziddhâ, "vrai" ne signifie pas autre chose que "tautologique" en mathématiques. Aucune véritable inférence n'est proprement possible si elle demeure "vraie" — sans qu'elle doive pour autant devenir fausse non plus. »


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Le petit-déjeuner

Le petit-déjeuner inspire à mes amis de curieuses conversations depuis que nous sommes arrivés à Tangaar. Le petit-déjeuner, ou l'aube sur la ville ? Si l'on y prête attention, on voit que les lieux ont toujours une influence particulière sur la façon dont on pense.

Je dirais plus précisément que le mouvement de la pensée n'est jamais totalement étranger à celui du regard dans l'espace, peut-être aussi de l'audition, de l'olfaction. C'est d'ailleurs ce qui nous donne l'expérience de penser "dans notre tête", dans notre cerveau, là où sont concentrés les principaux organes des sens.

J'aimerais bien parvenir un jour à donner à cette intuition une forme un peu plus consistante. J'ai souvent observé attentivement quelqu'un qui parle, réfléchit, écrit ou calcule. Son regard est profondément associé à son activité. Que regarde-t-il ? Que voit-il ? Que voit-il sur quoi son esprit prend appui ?

C'est difficile à dire. Le seul moyen d'aller plus loin, serait d'être attentif à soi-même dans ces cas. Comment s'y prendre sans entrer dans une mise en abîme ?


À Tangaar, je me sens déjà un peu chez moi. Les deux fois où j'y suis arrivé en venant d'Europe, c'était le contraire. L'impression était terriblement exotique, et plus encore pour mon deuxième voyage, où j'y devinais déjà ce que je connaissais de l'arrière-pays. Maintenant, pour le retour, j'y découvre un avant-goût de Marseille. Mon regard y retrouve ses mouvements familiers sans la présence des montagnes : l'horizon de la mer, le jeu des brumes au matin, quand le soleil se lève à l'autre bout de la ville sur les collines pelées.


Le petit-déjeuner de ce matin

« La grossière erreur de la décolonisation, m'explique Manzi ce matin, fut pour les anciennes civilisations, de vouloir rattraper l'Occident. Même l'empire tzariste puis bolchevique, les Ottomans, les Japonais ou les Perses ont voulu le rattraper, quand il s'agissait de le dépasser. De ce point de vue, ils étaient en retrait sur les avant-gardes européennes. »

Ce matin, nous déjeunons tous les deux, les femmes sont parties seules à la mer. « Force est de reconnaître à la décharge du plus grand nombre des pays du monde, dis-je, qu'ils n'avaient pas le choix, et qu'ils ne l'ont toujours pas. La plupart de ces états sont artificiels, issus de découpages territoriaux et d'administrations coloniales programmées pour marcher dans les traces de l'Occident. »


L'odeur de la mer, oui, c'est cela qui m'est le plus familier. Cette odeur m'a frappé la semaine dernière en arrivant, puis très vite je ne l'ai plus perçue. Ce matin, elle s'impose à moi à nouveau avec une insistance singulière, et elle contamine d'un ton particulier toutes mes autres perceptions.

« Tu dis la même chose que moi, me répond Manzi, si ce n'est que tu te places du point de vue d'un Européen, ce qui est normal. Je pourrais te répondre, moi qui n'en suis pas un, à la décharge de l'Occident, qu'il n'avait pas le choix non plus. »

« Comment cela ? » m'étonné-je en constatant que cette fragrance marine vient de la direction opposée à celle où se pose mon regard, pour en modifier la perception.

« Prends ce qu'il y a eu de plus radical dans la première moitié du vingtième siècle, continue-t-il : les Syndicalists des USA, le Mouvement Surréaliste, l'Empirisme logique, la Colonne Durruti... »


« Drôle de catalogue ! » Dis-je en suivant des yeux un vol de canards.

« Exactement ! m'approuve-t-il. Le monde occidental était bien incapable de trouver une cohérence et d'avancer dans son propre sens du progrès. Les modes de production, les mœurs, les valeurs, l'instruction publique, les institutions ne pouvaient se modifier assez vite pour évoluer. Les nations européennes n'ont pu que se jeter tête baissée dans une double guerre mondiale pour différer l'impasse. »

Les canards de la région ont un plumage noir et blanc, et un bec rouge dont la couleur se prolonge comme un masque autour de leurs yeux. Je crois qu'on les appelle en français des « canards de barbarie ».

« Moi qui ne suis pas Européen, continue Manzi, je dois bien conclure que le reste du monde en général, et la République du Gourpa en particulier, n'a pas de raison de suivre l'Occident jusqu'à ses impasses. N'étant pas au même point, nous n'avons pas à emprunter les mêmes chemins. Il suffit de le comprendre pour découvrir que ce qui paraît du retard peut être de l'avance. Nous pouvons construire du neuf sans devoir d'abord bâtir l'ancien. »


Nous sortons déjeuner le matin. Dans les villes, les gens préfèrent ici s'installer dans les bars et les restaurants, qui sont d'ailleurs nombreux et bon marché. Près de l'hôtel, il nous suffit de monter une petite rue en escalier pour nous installer sur une terrasse d'où l'on voit jusqu'au-delà de la ville. Le soleil est alors à peine au dessus des collines qui semblent flotter sur la brume de l'aube.

En cette saison, les canards migrent vers le sud. J'en regarde passer un nouveau vol, en escadrille bien formée.


Le 17 août

Le musée de l'écriture

Je suis retourné au musée de l'écriture de Tangaar, et me suis cette fois particulièrement attardé au département de préhistoire. Pour les conservateurs, l'écriture a commencé avec des cordelettes à nœuds, des rosaires. Le signe alors désignait un texte entier, pas une locution, pas un mot, pas un morphème, encore moins une lettre. Pour cela, un seul type de signe suffisait : un nœud, ou un grain. L'usage était à l'évidence rituel.

De là, des jeux plus complexes de signes sont nés, marquant l'articulation ou la hiérarchie de jeux de propositions, à la manière du XML contemporain. C'est la longue préhistoire de l'écriture, dont la véritable histoire commence au croisement d'une telle structure avec la notation musicale et numérique.

L'écriture serait donc à l'origine une sorte de formatage de la parole, « d'étiquetage » (tag), destiné à favoriser son « inscription » dans la mémoire. Puis, au fil des siècles, le signe écrit s'est mis à coller au plus près des phonèmes, jusqu'aux écritures sémitiques.

(Tout ceci est bien trop condensé.)


La salle des Yuang

La salle des Yuangs attribue à l'empire de Kubilaï Khan une place centrale dans l'histoire de l'écriture. Kubilaï Khan était le petit-fils de Gengis Khan. Né en 1215, l'année où son grand-père prit Pékin, il renversa les Song et devint le premier empereur de la dynastie Yuan en 1280.

Son règne fut celui d'un constructeur de routes et de canaux. Il rétablit la liberté religieuse et introduisit le papier-monnaie, donnant à l'imprimerie une dimension industrielle. Elle servait aussi largement à la production des documents administratifs et universitaires.

Il fit de Pékin sa capitale, nommée alors Cambaluc (grande ville, du turc qan balï), et fit construire le palais de Xanadou. Pour les uns, ce palais était dans la région du Takla-Makan, à l'est de la Chine, pour d'autres, plus au nord, dans la Mongolie extérieure, d'autres enfin se demandent si ce n'est pas tout simplement Shangdu, sa résidence d'été au sud de Pékin.

Il s'agirait bien en tout cas d'un lieu réel, dont la place exacte semble surtout contestée aujourd'hui à cause de sa signification pour le nationalisme mongol, turkmène ou chinois. Coleridge avait écrit un célèbre poème intitulé Kubla Khan, dont il perdit définitivement une partie, et qui commence ainsi :

In Xanadu did Kubla Khan

A stately pleasure dome decree

Toutes ces connotations ont fait du nom de Xanadu le symbole d'un lieu de mémoire littéraire libre, où rien ne serait oublié. C'est pourquoi en 1960, Théodore Holm Nelson (Ted Nelson) le choisit pour son projet. Le musée de Tangaar lui consacre une salle entière.


Le projet Xanadu

« Tu ne connaissais pas le Projet Xanadu ? » m'a demandé Ziddhâ à mon retour. Je n'en avais jamais entendu parler

L'encyclopédie en ligne Wikipedia le présente comme une vieille lune, un projet certes précurseur du World Wide Web, mais qui n'a pas abouti depuis quarante-cinq ans, et qu'a avantageusement remplacé le HTTP, le Protocole de Transfert HyperTexte.

(Voir Wikipedia : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Xanadu>)

Selon le musée de Tangaar, le projet serait toujours vivant, et Ziddhâ pense la même chose. Il a seulement pris une autre forme : celle d'un Project Tanslittérature. J'ai lu sur place, et nous avons regardés ensemble sur le net, des quantités de documents qui me laissent songeur.


XanaduProject
XanaduProject2

Mockup of transpointing windows, 1972.

Le Projet Xanadu :
http://www.xanadu.com.au/ted/XUsurvey/xuDation.html


Le Project Tanslittérature

« Ce travail dérive d'une question simple que nous avions posée il y a longtemps : "Comment un document informatique peut-il faire mieux que le papier ?" Notre réponse était : "Gardons connectées toutes les citations à leur source originale." Nous nous battons encore pour cette idée, et la grande puissance qu'elle donne aux auteurs et aux lecteurs. (Plus tard, d'autres ont demandé "Comment les ordinateurs peuvent-ils simuler le papier ?"— une question moins perspicace, pensons-nous, dont la malheureuse poursuite a mené à la situation présente.) »

Theodor Holm Nelson - Oxford Internet Institute and Project Xanadu

Source libre à : University of Oxford, University of Southampton, Project Xanadu, Xanadu Australia, Liquid Information, London .

Transliterature Project : <http://translit.org/>


On peut lire sur la Page Transquoter : « Le Project Transliterature™ en source libre est un nouveau concept de Ted Nelson pour diverses sortes de documents électroniques — avec les citations connectées à leurs origines, dans la transparence pour tous, sans balises enchâssées ou hiérarchie imposée (contrairement au XML). »

TranQuoter Delivery Page :

<http:// www.xanadu.com.au/transquoter>


Le Projet Translittérature continue : « Un document est une collection d'idées créées par des esprits humains et adressée à des esprits humains, et conçue pour servir ces idées et ces esprits. Ainsi les connexions, annotations et réutilisations doivent être nos objectifs principaux. »

« Malheureusement, les documents informatiques aujourd'hui ont perdu de vue ces objectifs. Le monde a accepté des formes de documents électroniques, basés sur les traditions techniques, qui ne peuvent ni être annotés, aisément connectés ou largement réutilisés. Les traditions dans le monde technique, presque jamais questionnées, sont l'imitation et l'imposition de la hiérarchie, l'imitation du papier, et l'agglomération en boule de neige de morceaux de fichiers. » 


Pourquoi le Projet Xanadu ne veut-il pas mourir et ne peut-il vivre non plus ? Apparemment, parce qu'il repose sur le plein-emploi de la technologie numérique dans un monde qui ne peut pas la rejeter, mais tient d'abord à s'en servir pour faire ce qu'il faisait déjà sans elle, et l'empêcher surtout de remplacer ses usages.

La même chose s'est vue pour toutes les grandes inventions. Le nouveau doit d'abord faire ses preuves en servant l'ancien. Alors seulement, dans le meilleur des cas, il acquiert la force de s'en débarrasser et d'en prendre la place.

Que régnait-il avant le numérique ? — Des médias de masse qui se développaient avec l'audiovisuel. Qu'implique le numérique ? — Des structures non hiérarchiques fondées sur l'écriture.

Nous avons donc tout compris. Pour l'heure, la technologie numérique est contrainte de servir l'exact contraire de ce qui constitue son essence.

 

 

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