Cahier XXXIII
Xanadu le palais de Kubilaï Khan
Le 15 août
Les rues de
Tangaar
Qu'il est dur de
décrire une ville. On croit la saisir d'abord d'un coup en
arrivant. Plutôt est-on saisi par une impression homogène,
qui ne tarde pas à se fractaliser.
J'aurais dit en
arrivant que le site de Tangaar est sec et rocheux. La ville est
prise dans une petite plaine côtière, encerclée
d'un relief de failles calcaires. Elle tend à en escalader les
premières pentes tout de suite escarpées, et à
s'étirer le long des côtes irrégulières.
Au fond de criques, de petits villages de pêcheurs ont fini par
devenir des quartiers périphériques
Les falaises, les
pentes pelées donnent une impression d'aridité
— renforcée encore, quand on descend du nord, par
les installations portuaires et pétrolières. Elle est
immédiatement démentie par les nombreux jardins, les
parcs publics, ou les petits bouts de terre privés entre les
maisons. Plus on s'enfonce au cœur de la ville, et plus on est
frappé par une tout autre impression de luxuriance végétale.
La ville ne
possède qu'un petit centre, et les cités de béton
sont rares dans les banlieues. Sa plus grande surface est faite de
dédales de petites rues bordées de jardins potagers à
peine fermés par des barrières de bois, ou des
grillages derrière lesquels picorent des poules. Quand on y
promène, on s'attend à déboucher bientôt
dans la campagne. Il n'en est rien. On revient toujours sur une place
ou une rue commerçante.

L'architecture de
Tangaar oscille entre les coquettes villas délabrées et
la pure et simple favela. Elle est singulièrement désordonnée.
On ne peut avoir subi le fort conditionnement du spectacle marchand
sans être saisi par une impression de misère dans ces
rues qui ignorent le bruit et la saleté de la circulation, les
hauts murs décorés de couleurs criardes, l'anonymat des
passants et les systèmes de surveillance. En complet
contraste, on pressent la qualité de vie qu'elles offrent.
Elle se manifeste surtout par le calme. Même les enfants jouent
calmement entre les rues et les jardins. Les habitants se saluent et
se parlent sans vociférer, avec cette politesse
caractéristique du Marmat qui, plutôt qu'éloigner,
rapproche.
Le 16 août
Par delà le vrai et le faux
« S'il
est une chose dont je suis sûre, disait hier Douha au
petit-déjeuner pris ensemble, c'est que "vrai" n'a
guère de sens qu'en mathématique. »
« Et
aussi en programmation, a corrigé Manzi. Les fonctions "true"
et "false" y sont opératoires et parfaitement
claires. »
« Dans
tous les autres cas, continua Douha, c'est comme si le mot "vrai"
disait : "la carte est et n'est pas le territoire". Ce
qui revient à un énoncé dépourvu de sens,
pour masquer la seule question qui vaille : Quel est le rapport
entre la carte et le territoire ? »
« Dans
son emploi le plus rigoureux, reprit Ziddhâ, "vrai"
ne signifie pas autre chose que "tautologique" en
mathématiques. Aucune véritable inférence n'est
proprement possible si elle demeure "vraie" — sans
qu'elle doive pour autant devenir fausse non plus. »
Le petit-déjeuner
Le petit-déjeuner
inspire à mes amis de curieuses conversations depuis que nous
sommes arrivés à Tangaar. Le petit-déjeuner, ou
l'aube sur la ville ? Si l'on y prête attention, on voit
que les lieux ont toujours une influence particulière sur la
façon dont on pense.
Je dirais plus
précisément que le mouvement de la pensée n'est
jamais totalement étranger à celui du regard dans
l'espace, peut-être aussi de l'audition, de l'olfaction. C'est
d'ailleurs ce qui nous donne l'expérience de penser "dans
notre tête", dans notre cerveau, là où sont
concentrés les principaux organes des sens.
J'aimerais bien
parvenir un jour à donner à cette intuition une forme
un peu plus consistante. J'ai souvent observé attentivement
quelqu'un qui parle, réfléchit, écrit ou
calcule. Son regard est profondément associé à
son activité. Que regarde-t-il ? Que voit-il ? Que
voit-il sur quoi son esprit prend appui ?
C'est difficile à
dire. Le seul moyen d'aller plus loin, serait d'être attentif à
soi-même dans ces cas. Comment s'y prendre sans entrer dans une
mise en abîme ?
À Tangaar,
je me sens déjà un peu chez moi. Les deux fois où
j'y suis arrivé en venant d'Europe, c'était le
contraire. L'impression était terriblement exotique, et plus
encore pour mon deuxième voyage, où j'y devinais déjà
ce que je connaissais de l'arrière-pays. Maintenant, pour le
retour, j'y découvre un avant-goût de Marseille. Mon
regard y retrouve ses mouvements familiers sans la présence
des montagnes : l'horizon de la mer, le jeu des brumes au matin,
quand le soleil se lève à l'autre bout de la ville sur
les collines pelées.
Le petit-déjeuner
de ce matin
« La
grossière erreur de la décolonisation, m'explique Manzi
ce matin, fut pour les anciennes civilisations, de vouloir rattraper
l'Occident. Même l'empire tzariste puis bolchevique, les
Ottomans, les Japonais ou les Perses ont voulu le rattraper, quand il
s'agissait de le dépasser. De ce point de vue, ils étaient
en retrait sur les avant-gardes européennes. »
Ce matin, nous
déjeunons tous les deux, les femmes sont parties seules à
la mer. « Force est de reconnaître à la
décharge du plus grand nombre des pays du monde, dis-je,
qu'ils n'avaient pas le choix, et qu'ils ne l'ont toujours pas. La
plupart de ces états sont artificiels, issus de découpages
territoriaux et d'administrations coloniales programmées pour
marcher dans les traces de l'Occident. »
L'odeur de la mer,
oui, c'est cela qui m'est le plus familier. Cette odeur m'a frappé
la semaine dernière en arrivant, puis très vite je ne
l'ai plus perçue. Ce matin, elle s'impose à moi à
nouveau avec une insistance singulière, et elle contamine d'un
ton particulier toutes mes autres perceptions.
« Tu
dis la même chose que moi, me répond Manzi, si ce n'est
que tu te places du point de vue d'un Européen, ce qui est
normal. Je pourrais te répondre, moi qui n'en suis pas un, à
la décharge de l'Occident, qu'il n'avait pas le choix non
plus. »
« Comment
cela ? » m'étonné-je en constatant que
cette fragrance marine vient de la direction opposée à
celle où se pose mon regard, pour en modifier la perception.
« Prends
ce qu'il y a eu de plus radical dans la première moitié
du vingtième siècle, continue-t-il : les
Syndicalists
des USA, le Mouvement Surréaliste, l'Empirisme logique, la
Colonne Durruti... »
« Drôle
de catalogue ! » Dis-je en suivant des yeux un vol de
canards.
« Exactement !
m'approuve-t-il. Le monde occidental était bien incapable de
trouver une cohérence et d'avancer dans son propre sens du
progrès. Les modes de production, les mœurs, les
valeurs, l'instruction publique, les institutions ne pouvaient se
modifier assez vite pour évoluer. Les nations européennes
n'ont pu que se jeter tête baissée dans une double
guerre mondiale pour différer l'impasse. »
Les canards de la
région ont un plumage noir et blanc, et un bec rouge dont la
couleur se prolonge comme un masque autour de leurs yeux. Je crois
qu'on les appelle en français des « canards de
barbarie ».
« Moi
qui ne suis pas Européen, continue Manzi, je dois bien
conclure que le reste du monde en général, et la
République du Gourpa en particulier, n'a pas de raison de
suivre l'Occident jusqu'à ses impasses. N'étant pas au
même point, nous n'avons pas à emprunter les mêmes
chemins. Il suffit de le comprendre pour découvrir que ce qui
paraît du retard peut être de l'avance. Nous pouvons
construire du neuf sans devoir d'abord bâtir l'ancien. »
Nous sortons
déjeuner le matin. Dans les villes, les gens préfèrent
ici s'installer dans les bars et les restaurants, qui sont d'ailleurs
nombreux et bon marché.
Près de l'hôtel, il nous suffit de monter une petite rue
en escalier pour nous installer sur une terrasse d'où l'on
voit jusqu'au-delà de la ville. Le soleil est alors à
peine au dessus des collines qui semblent flotter sur la brume de
l'aube.
En cette saison,
les canards migrent vers le sud. J'en regarde passer un nouveau vol,
en escadrille bien formée.
Le 17 août
Le musée
de l'écriture
Je suis retourné
au musée de l'écriture de Tangaar, et me suis cette
fois particulièrement attardé au département de
préhistoire. Pour les conservateurs, l'écriture a
commencé avec des cordelettes à nœuds, des
rosaires. Le signe alors désignait un texte entier, pas une
locution, pas un mot, pas un morphème, encore moins une
lettre. Pour cela, un seul type de signe suffisait : un nœud,
ou un grain. L'usage était à l'évidence rituel.
De là, des
jeux plus complexes de signes sont nés, marquant
l'articulation ou la hiérarchie de jeux de propositions, à
la manière du XML contemporain. C'est la longue préhistoire
de l'écriture, dont la véritable histoire commence au
croisement d'une telle structure avec la notation musicale et
numérique.
L'écriture
serait donc à l'origine une sorte de formatage de la parole,
« d'étiquetage » (tag),
destiné à favoriser son « inscription » dans
la mémoire. Puis, au fil des siècles, le signe écrit
s'est mis à coller au plus près des phonèmes,
jusqu'aux écritures sémitiques.
(Tout ceci est
bien trop condensé.)
La salle des
Yuang
La salle des
Yuangs attribue à l'empire de Kubilaï Khan une place
centrale dans l'histoire de l'écriture. Kubilaï Khan
était le petit-fils de Gengis Khan. Né en 1215, l'année
où son grand-père prit Pékin, il renversa les
Song et devint le premier empereur de la dynastie Yuan en 1280.
Son règne
fut celui d'un constructeur de routes et de canaux. Il rétablit
la liberté religieuse et introduisit le papier-monnaie,
donnant à l'imprimerie une dimension industrielle. Elle
servait aussi largement à la production des documents
administratifs et universitaires.
Il
fit de Pékin sa capitale, nommée alors Cambaluc (grande
ville, du turc qan
balï),
et fit construire le palais de Xanadou. Pour les uns, ce palais était
dans la région du Takla-Makan, à l'est de la Chine,
pour d'autres, plus au nord, dans la Mongolie extérieure,
d'autres enfin se demandent si ce n'est pas tout simplement Shangdu,
sa résidence d'été au sud de Pékin.
Il
s'agirait bien en tout cas d'un lieu réel, dont la place
exacte semble surtout contestée aujourd'hui à cause de
sa signification pour le nationalisme mongol, turkmène ou
chinois. Coleridge avait écrit un célèbre poème
intitulé Kubla
Khan,
dont il perdit définitivement une partie, et qui commence
ainsi :
In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure dome decree
Toutes ces
connotations ont fait du nom de Xanadu le symbole d'un lieu de
mémoire littéraire libre, où rien ne serait
oublié. C'est pourquoi en 1960, Théodore Holm Nelson
(Ted Nelson) le choisit pour son projet. Le musée de Tangaar
lui consacre une salle entière.
Le projet Xanadu
« Tu
ne connaissais pas le Projet Xanadu ? » m'a demandé
Ziddhâ à mon retour. Je n'en avais jamais entendu parler
L'encyclopédie
en ligne Wikipedia
le présente comme une vieille lune, un projet certes
précurseur du World
Wide Web,
mais qui n'a pas abouti depuis quarante-cinq ans, et qu'a
avantageusement remplacé le HTTP, le Protocole de Transfert
HyperTexte.
(Voir Wikipedia : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Xanadu>)
Selon
le musée de Tangaar, le projet serait toujours vivant, et
Ziddhâ pense la même chose. Il a seulement pris une autre
forme : celle d'un Project
Tanslittérature.
J'ai lu sur place, et nous avons regardés ensemble sur le net,
des quantités de documents qui me laissent songeur.
Le Project Tanslittérature
« Ce
travail dérive d'une question simple que nous avions posée
il y a longtemps : "Comment un document informatique
peut-il faire mieux que le papier ?" Notre réponse
était : "Gardons connectées toutes les
citations à leur source originale." Nous nous
battons encore pour cette idée, et la grande puissance qu'elle
donne aux auteurs et aux lecteurs. (Plus tard, d'autres ont
demandé "Comment les ordinateurs peuvent-ils simuler le
papier ?"— une question moins perspicace,
pensons-nous, dont la malheureuse poursuite a mené à la
situation présente.) »
Theodor
Holm Nelson - Oxford Internet Institute and Project Xanadu
Source
libre à : University of Oxford, University of
Southampton, Project Xanadu, Xanadu Australia, Liquid Information,
London .
Transliterature Project : <http://translit.org/>
On
peut lire sur la Page Transquoter :
« Le Project Transliterature™ en source libre est un
nouveau concept de Ted Nelson pour diverses sortes de documents
électroniques — avec les citations connectées
à leurs origines, dans la transparence pour tous, sans balises
enchâssées ou hiérarchie imposée
(contrairement au XML). »
TranQuoter
Delivery Page :
<http:// www.xanadu.com.au/transquoter>
Le Projet
Translittérature continue : « Un document est
une collection d'idées créées par des esprits
humains et adressée à des esprits humains, et conçue
pour servir ces idées et ces esprits. Ainsi les connexions,
annotations et réutilisations doivent être nos objectifs
principaux. »
« Malheureusement,
les documents informatiques aujourd'hui ont perdu de vue ces
objectifs. Le monde a accepté des formes de documents
électroniques, basés sur les traditions techniques, qui
ne peuvent ni être annotés, aisément connectés
ou largement réutilisés. Les traditions dans le monde
technique, presque jamais questionnées, sont l'imitation et
l'imposition de la hiérarchie, l'imitation du papier, et
l'agglomération en boule de neige de morceaux de fichiers. »
Pourquoi le Projet
Xanadu ne veut-il pas mourir et ne peut-il vivre non plus ?
Apparemment, parce qu'il repose sur le plein-emploi de la technologie
numérique dans un monde qui ne peut pas la rejeter, mais tient
d'abord à s'en servir pour faire ce qu'il faisait déjà
sans elle, et l'empêcher surtout de remplacer ses usages.
La même
chose s'est vue pour toutes les grandes inventions. Le nouveau doit
d'abord faire ses preuves en servant l'ancien. Alors seulement, dans
le meilleur des cas, il acquiert la force de s'en débarrasser
et d'en prendre la place.
Que régnait-il
avant le numérique ? — Des médias de
masse qui se développaient avec l'audiovisuel. Qu'implique le
numérique ? — Des structures non hiérarchiques
fondées sur l'écriture.
Nous
avons donc tout compris. Pour l'heure, la technologie numérique
est contrainte de servir l'exact contraire de ce qui constitue son
essence.
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