En parcourant les
dernières pages de mon journal mises en ligne, je découvre
toujours de nombreux passages moins bien écrits que je
l'aurais cru.
Que pouvais-je
espérer d'autre ? Saisir à la volée ce qui
me passe en tête sans me relire pendant des jours, agrémenter
de citations rapidement traduites, faire un cadavre exquis de
descriptions, de récits, de dialogues, de raisonnements,
d'articles encyclopédiques ou journalistiques... est déjà
un exploit si j'aboutis à quelque chose d'à peu près
lisible.
Heureusement, je
peux toujours réécrire, couper, ajouter et ajuster.
J'avais pratiqué autrement pour mon premier voyage. Seule une
poignée de lecteurs pouvait me lire presque en même
temps que j'écrivais, et je n'ai rendu public le journal
entier qu'après l'avoir largement retravaillé.
Je ne vois
toujours hélas aucune solution satisfaisante. Il est dommage
de publier du texte à réécrire, d'abord parce
qu'il est peu probable que le premier lecteur revienne sur les
versions corrigées. Attendre me priverait pourtant de retours
en cours de rédaction. Aucun moyen terme n'apporte d'issue.
Ce ne serait rien
encore s'il suffisait de corriger morceaux après morceaux.
C'est au contraire leur ajustement qui pose les plus difficiles
problèmes.
Tout se passe ici
exactement comme avec le rêve. Le rêve ajuste des
fragments de réalité, des traces mnésiques. Le
travail du rêve est avant tout d'ajuster le plus parfaitement
ces fragments pour leur donner une consistance comparable à
celle de la réalité d'où ils sont pris.
Le rêveur
et le rêvant
On
pourrait utiliser deux termes différents, le rêveur
et le rêvant,
disons, pour désigner ces deux activités bien
distinctes qu'effectue une même personne : lorsqu'elle
construit le rêve, et lorsqu'elle le vit. Le rêveur et le
rêvant sont aussi distincts par leur activité que le
sont pour l'écriture l'auteur et le lecteur — même
s'ils peuvent bien être, là encore, la même
personne.
Le
rêveur
tient exactement la fonction envers le rêvant
que Freud prêtait à l'inconscient.
Pour ma part, je ne suis pas convaincu que le rêveur
soit d'une quelconque façon inconscient. C'est un peu comme si
l'on disait que l'auteur serait l'inconscient du lecteur, notamment
quand il est l'auteur lui-même qui se relit.
Il
est clair qu'en me relisant, je ne prends pas « conscience »
de ce que j'aurais écrit « inconsciemment ».
Au contraire, j'entre plutôt dans une sorte d'hallucination,
comme le suggère si bien Alexandre Coronel dans un récent
courriel.
Ton ami
Pierre-Laurent Faure résume parfaitement tout le bien que je
pense de ton journal : "un moyen bien commode d'accéder
à des points théoriques complexes". [...] Ce
morceau-là par exemple dans le cahier XXII, quand tu parles
des mauvais traitements que tu fais subir aux photos pour illustrer
ton journal :
« Si
l'on y prête attention, la phénoménologie de la
vision est très proche de l'hallucination. Tout fonctionne
comme avec l'écriture. C'est incroyable tout ce que l'on peut
percevoir, sentir, comprendre dans quelques lignes, alors qu'on ne
les voit pas à proprement parler. »
[...]
L'écriture est mon lot quotidien (comme journaliste) et tes
mots m'ont fait prendre conscience que la dimension hallucinatoire ne
réside pas forcément dans l'acte d'écrire, mais
plutôt dans celui de lire. Avant de rédiger, comme
pendant l'écriture, je suis ignorant du résultat final,
de l'impression produite. Ce qui fait que quand je me relis, parfois
seulement une fois l'article paru — le fordisme appliqué
au journalisme veut que ce soit le secrétariat de rédaction
qui se charge habituellement de cette tâche —, j'ai
une impression d'étrangeté, de dédoublement,
bref que c'est un autre qui a écrit. Alors qu'en fait c'est
plutôt un "halluciné" qui lit. Me voilà
rassuré quant à ma santé mentale !
Sigmund Freud
avait fait des observations qui auraient pu le conduire à ces
conclusions lorsqu'il s'est interrogé sur la prémonition.
L'un de ses patients fit un rêve qui avait pour cadre la
Révolution Française. Il passait sous la guillotine
lorsque le baldaquin de son lit lui tomba sur la tête.
Le
caractère prémonitoire, et presque surnaturel,
disparaît si l'on cesse de supposer que le temps du rêve
soit le même que celui du rêveur. Comparons un rêve
à un roman : rien ne nous dit qu'il ait été
écrit dans l'ordre où il se donne à lire. Cet
ordre lui-même n'est pas nécessairement chronologique,
et la durée des événements n'a de toute façon
rien à voir avec le temps mis à les écrire. Le
rêveur,
contrairement au rêvant
qui se laisse halluciner, fait un travail de monteur. Il coupe,
colle ; il déplace et condense. Loin d'être
inconscient, il est très attentif à ce qu'il fait.
Comment suis-je
sûr de cela ? J'en ai fait l'expérience, comme tout
le monde peut la faire d'ailleurs.
Quand j'étais
enfant, j'ai eu avec mon père un accident de voiture. Sa
splendide traction s'était retrouvée les deux roues
avant par-delà le parapet dans les gorges du Queyras. La nuit
qui suivit, je mis longtemps à m'endormir. La scène se
répétait en rêve jusqu'au choc final où je
me réveillais en sursaut. Et moi « rêveur »,
que faisais-je ? Je cherchais pardi à prolonger le rêve.
J'ai bien fini par y arriver, associant d'autres possibles, d'autres
fragments de souvenirs à ceux qui m'obsédaient.
Dans ces cas de
rêves répétitifs, on voit très bien que le
travail onirique ressasse, exactement comme celui de l'écriture
qui relit, corrige, coupe, remonte, jusqu'au moment où il
obtient une suite fluide, et si consistante qu'elle acquiert la
vivacité et la profusion des expériences réelles.
À peu de choses près, c'est exactement ce que fait un
peintre, un compositeur, un architecte... c'est ce qu'accomplit tout
travail humain, qui de toute façon ne fait jamais l'économie
de l'écriture, ni du rêve.
Qu'est-ce que la
réalité ?
Écrire,
cela peut ressembler à noircir du papier, la fameuse page
blanche qui parfois angoisserait. En réalité, la page
n'est pas davantage blanche que la nuit du rêveur. Ce serait
plutôt comme on fait un frottage.
La meilleure image
est encore celle du pinceau du peintre et celui du paléontologue.
Le peintre pose et étale sa couleur sur la surface vierge.
L'archéologue, lui, s'en sert pour chasser la terre et la
poussière qui libèrent lentement l'objet de sa
curiosité. En fait, c'est la même chose. On pourrait se
convaincre que l'archéologue ou le paléontologue
« créent » les objets qu'ils mettent à
jour. Le peintre, comme l'écrivain, le compositeur, le
programmeur, le mathématicien... ne font rien de très
différent.
Le mathématicien,
tout particulièrement, est dans une situation intermédiaire
et très intéressante. Il écrit dans un langage
mathématique, exactement comme l'écrivain dans une
langue naturelle, et pourtant l'équation qu'il développe
semble bien déjà là, attendant seulement d'être
rendue visible, comme un collier de bronze ou une dent fossilisée.
Quand on écrit,
la réalité est aussi bien là, sous les coups de
plume. Ce n'est qu'une question d'habileté manuelle au fond.
Ce qu'il est bien plus difficile d'apprendre, c'est où il est
pertinent de creuser.
Qu'est-ce que
cette réalité, qui donne à nos gestes leur
exactitude et leur précision ? Qu'est-ce que cette
réalité, commune aux traces d'encre, de peinture, à
la terre et aux pierres, aux vibrations de l'air, aux altérations
de matériaux aussi divers que le papier, la toile, la surface
magnéto-optique, ou encore au rêve nocturne ? Deux
choses au moins la caractérisent : la consistance, la
dureté, sur laquelle nous prenons appui tout en la durcissant
davantage, et la profusion.
Discours sur le
peu de réalité de Tangaar
Il est bien dur,
disais-je de décrire une ville. D'abord pour la principale
raison qu'une ville est un réseau d'axes de circulation.
Aussi, où que nous nous trouvions, notre perception est
contaminée par là où nous allons, et, plus
faiblement, par là d'où nous venons.
C'est pourquoi la
ville de Tangaar me paraît si exotique en arrivant de France,
et si semblable à Marseille en revenant de l'arrière-pays.
Je ferais déjà aujourd'hui une description toute
différente de celle que j'ai écrite le 15. Je ne
parviens déjà plus à percevoir ce côté
rustique, sachant maintenant qu'aucun de ces chemins ne conduit dans
la campagne, mais sur des places et des rues commerçantes.
Sans mes photos,
je pourrais croire avoir rêvé. Déjà
maintenant je suis persuadé que je ne pourrais plus les
prendre : dans les mêmes lieux, les angles de vue que
j'avais cadrés sont devenus des points aveugles.
Le 19 août
Le mot aigle est
féminin en palanzi
« Une
aigle » — le mot qui désigne l'aigle est
féminin en palanzi, comme le chat en anglais, la truite en
français, le boa en espagnol...
Quand je pense
« une aigle », je ne sais pourquoi, l'amplitude
des ailes me paraît plus grande, comme pour « celle »
que je regarde en ce moment du balcon de l'hôtel.
Mais on ne trouve
pas d'aigle à Tangaar, sauf dans les camps de nomades.
« Celle-ci » doit venir de là. Je la
distingue à peine, tant elle est loin, au-delà des
dômes de la grande mosquée. Elle ne vole pas
particulièrement haut.
Oui, il y a
quelque chose de commun entre l'écriture et la chasse au
rapace.
Les autres rues de Tangaar
Je n'avais pas vu,
lors de mes précédents voyages, cet aspect presque
champêtre de Tangaar qui m'a frappé cette année.
J'aurais dû pour cela m'aventurer au-delà des premiers
quartiers dans lesquels on arrive et dont on est tenté de ne
plus sortir. Ils forment autant de centres qui s'étirent en de
longs boulevards.
Là on
trouve des immeubles à la fois anciens, traditionnels et
hauts. Ce sont de grands bâtiments de pierre — les
carrières sont toutes proches autour de Tangaar, et la ville
s'est même parfois déployée autour.
Les rues y sont
ensoleillées et larges ; les fenêtres aussi, à
niveau du plancher. Les vitres sont souvent ornées de vitraux,
et parfois cachées par des croisillons de bois. Les plus
anciens quartiers de Tangaar ne donnent pas la même impression
d'entassement que l'on trouve en plein cœur de la plupart des
villes.
Les façades
crépies sont décorées de motifs :
généralement des mots en caractères coufiques,
dont le corps carré se prolonge en arabesques végétales.
Ils sont à peine visibles, tracés seulement sur le
revêtement en fines rainures, et tendent à s'effacer sur
les plus vieilles habitations.
Le calame à
cartouche
J'ai acheté
un calame à cartouche d'encre ce matin au marché. Le
calame de roseau à cartouche est l'étonnante synthèse
de l'antique et du futur. C'est tout simplement un roseau taillé
tel qu'on s'en sert pour écrire depuis l'Antiquité. Ni
le stylo à plume ni la bille ne sont parvenus à le
détrôner dans le Marmat. Surtout dans la région
de Tangaar, où l'on coupe le roseau pour tout le pays.
Cette année
même, quelqu'un a trouvé le moyen d'adapter des
cartouches au roseau. Le procédé est assez simple, si
ce n'est qu'il demande une précision au poil près. Ce
n'est pas une image : l'encre est en effet drainée par
capillarité le long d'une fine mèche de poils de chien,
qui se dédouble pour parvenir de part et d'autre de la pointe
taillée.
L'autre extrémité
est serrée dans une minuscule bague qui se fiche dans l'embout
de la cartouche. Cette bague traverse la très dure membrane
qui sépare deux compartiments de la tige du roseau. Elle y est
alors maintenue par un minuscule œillet de métal.
La partie
supérieure du roseau est coupée en biseau pour qu'on
puisse y introduire la cartouche, qui, elle, est tout à fait
ordinaire.
Une telle
précision d'orfèvre ne suffit pas à faire du
calame à cartouche un objet plus précieux que le roseau
ordinaire. Après tout, le crayon en bois demande aussi une
technique d'ajustage assez précise qui n'en fait pourtant pas
un produit de luxe. Le roseau à cartouche se trouve sur le
marché à un prix comparable à celui d'un bic
cristal.
Je vais en acheter
quelques-uns avant de rentrer. J'apprécie de pouvoir tailler
ma plume à mon gré.
Le
stylo à plume existait déjà depuis très
longtemps dans le monde musulman, comme j'en avais déjà
parlé lors de mon deuxième voyage (cahier 7). « Le
premier stylo à cartouche fut fabriqué dans les années
970 par le calife fatimide Al Mucizz. Ce premier modèle fut
perfectionné à plusieurs reprises, puis on n'en
entendit plus parler. Peut-être l'objet demeurait trop cher —
il était en or massif — comparé à
un simple bout de roseau qu'on peut trouver partout, choisir et
tailler à sa main. »
Le 20 août
Si Dieu le veut
« Si
Dieu le veut. » C'est une expression qu'on entend souvent
ici. Naturellement, elle est une expression que prisent partout les
Musulmans. Ici, ils ne sont pas les seuls. Elle est passée
dans la langue courante, comme on dirait en France « Dieu
merci » ou « à Dieu ne plaise. »
« Tu
veux déjeuner avec moi sur le Vieux-Port à midi ?
— Si Dieu le veut » me répond Ziddhâ.
Ça veut dire oui. Ça veut dire « Oui, je
veux bien, et nul ne peut savoir si cela aura lieu et ce qui pourra
se passer. » C'est une posture d'esprit intéressante,
qui fait passer tous les possibles dans la vie, qui dit « le
possible fait partie du réel ».
Il
ne semble pas que cette formule soit si ancienne qu'elle pourrait le
paraître. Dans mon enfance, les musulmans que je connaissais
auraient plutôt dit « c'est écrit ».
Ils croyaient au démon
de Laplace.
Ce sont les gens de ma génération, ou plus jeunes, qui
disent « si Dieu le veut ».
Ce n'est plus
fataliste, à l'évidence, ni même déterministe,
c'est le contraire. « Si Dieu le veut » ne
retient ni ma volonté ni mes actes. C'est plutôt par
avance en accepter toutes les conséquences inattendues,
imprévisibles, c'est penser que l'arborescence des
conséquences reste ouverte.
« Je
vais rentrer en France demain. » En ajoutant « si
Dieu le veut » tout devient plus aventureux. Que Dieu le
veuille ou non ne limite en rien ma liberté : je ne suis
contraint ni empêché de rien. C'est moi, au contraire,
qui reconnaît en face de ma liberté une liberté
universelle. Elle ne limite en rien la mienne ; elle la supporte
au contraire, lui donne appui, la démultiplie. Elle en est la
puissance, la vectorielle.
« Si
Dieu le veut » a un air de famille avec les mathématiques
du chaos. C'est pourquoi je ne crois pas très ancien le succès
de cette formule.
« Dieu
est grand » est aussi une expression récente, ou du
moins resurgie d'un passé lointain. Plusieurs personnes me
l'ont confirmé, ici et ailleurs.
Une tradition du
Prophète enseigne quand il convient ou non de dire « Dieu
est grand ». On le dira quand se manifeste l'étendue
des possibles, mais pas devant la magnificence de la création,
ou l'on préférera « Loué soit Dieu ».
Par exemple, il ne convient pas de dire « Dieu est Grand »
en regardant à travers un télescope de lointaines
galaxies.
Ziddhâ
m'a expliqué tout cela aujourd'hui, et demain je m'en vais, si
Dieu le veut...