Home
Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

Cahier XXXIV
Derniers jours à Tangaar

 

 

 

 

 

Le 18 août

Le fonctionnement de la pensée et le rêve

En parcourant les dernières pages de mon journal mises en ligne, je découvre toujours de nombreux passages moins bien écrits que je l'aurais cru.

Que pouvais-je espérer d'autre ? Saisir à la volée ce qui me passe en tête sans me relire pendant des jours, agrémenter de citations rapidement traduites, faire un cadavre exquis de descriptions, de récits, de dialogues, de raisonnements, d'articles encyclopédiques ou journalistiques... est déjà un exploit si j'aboutis à quelque chose d'à peu près lisible.

Heureusement, je peux toujours réécrire, couper, ajouter et ajuster. J'avais pratiqué autrement pour mon premier voyage. Seule une poignée de lecteurs pouvait me lire presque en même temps que j'écrivais, et je n'ai rendu public le journal entier qu'après l'avoir largement retravaillé.

Je ne vois toujours hélas aucune solution satisfaisante. Il est dommage de publier du texte à réécrire, d'abord parce qu'il est peu probable que le premier lecteur revienne sur les versions corrigées. Attendre me priverait pourtant de retours en cours de rédaction. Aucun moyen terme n'apporte d'issue.


Ce ne serait rien encore s'il suffisait de corriger morceaux après morceaux. C'est au contraire leur ajustement qui pose les plus difficiles problèmes.

Tout se passe ici exactement comme avec le rêve. Le rêve ajuste des fragments de réalité, des traces mnésiques. Le travail du rêve est avant tout d'ajuster le plus parfaitement ces fragments pour leur donner une consistance comparable à celle de la réalité d'où ils sont pris.


dionysos

Le rêveur et le rêvant

On pourrait utiliser deux termes différents, le rêveur et le rêvant, disons, pour désigner ces deux activités bien distinctes qu'effectue une même personne : lorsqu'elle construit le rêve, et lorsqu'elle le vit. Le rêveur et le rêvant sont aussi distincts par leur activité que le sont pour l'écriture l'auteur et le lecteur — même s'ils peuvent bien être, là encore, la même personne.

Le rêveur tient exactement la fonction envers le rêvant que Freud prêtait à l'inconscient. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que le rêveur soit d'une quelconque façon inconscient. C'est un peu comme si l'on disait que l'auteur serait l'inconscient du lecteur, notamment quand il est l'auteur lui-même qui se relit.

Il est clair qu'en me relisant, je ne prends pas « conscience » de ce que j'aurais écrit « inconsciemment ». Au contraire, j'entre plutôt dans une sorte d'hallucination, comme le suggère si bien Alexandre Coronel dans un récent courriel.


Ton ami Pierre-Laurent Faure résume parfaitement tout le bien que je pense de ton journal : "un moyen bien commode d'accéder à des points théoriques complexes". [...] Ce morceau-là par exemple dans le cahier XXII, quand tu parles des mauvais traitements que tu fais subir aux photos pour illustrer ton journal :

« Si l'on y prête attention, la phénoménologie de la vision est très proche de l'hallucination. Tout fonctionne comme avec l'écriture. C'est incroyable tout ce que l'on peut percevoir, sentir, comprendre dans quelques lignes, alors qu'on ne les voit pas à proprement parler. »

[...] L'écriture est mon lot quotidien (comme journaliste) et tes mots m'ont fait prendre conscience que la dimension hallucinatoire ne réside pas forcément dans l'acte d'écrire, mais plutôt dans celui de lire. Avant de rédiger, comme pendant l'écriture, je suis ignorant du résultat final, de l'impression produite. Ce qui fait que quand je me relis, parfois seulement une fois l'article paru — le fordisme appliqué au journalisme veut que ce soit le secrétariat de rédaction qui se charge habituellement de cette tâche —, j'ai une impression d'étrangeté, de dédoublement, bref que c'est un autre qui a écrit. Alors qu'en fait c'est plutôt un "halluciné" qui lit. Me voilà rassuré quant à ma santé mentale !


Sigmund Freud avait fait des observations qui auraient pu le conduire à ces conclusions lorsqu'il s'est interrogé sur la prémonition. L'un de ses patients fit un rêve qui avait pour cadre la Révolution Française. Il passait sous la guillotine lorsque le baldaquin de son lit lui tomba sur la tête.

Le caractère prémonitoire, et presque surnaturel, disparaît si l'on cesse de supposer que le temps du rêve soit le même que celui du rêveur. Comparons un rêve à un roman : rien ne nous dit qu'il ait été écrit dans l'ordre où il se donne à lire. Cet ordre lui-même n'est pas nécessairement chronologique, et la durée des événements n'a de toute façon rien à voir avec le temps mis à les écrire. Le rêveur, contrairement au rêvant qui se laisse halluciner, fait un travail de monteur. Il coupe, colle ; il déplace et condense. Loin d'être inconscient, il est très attentif à ce qu'il fait.


Comment suis-je sûr de cela ? J'en ai fait l'expérience, comme tout le monde peut la faire d'ailleurs.

Quand j'étais enfant, j'ai eu avec mon père un accident de voiture. Sa splendide traction s'était retrouvée les deux roues avant par-delà le parapet dans les gorges du Queyras. La nuit qui suivit, je mis longtemps à m'endormir. La scène se répétait en rêve jusqu'au choc final où je me réveillais en sursaut. Et moi « rêveur », que faisais-je ? Je cherchais pardi à prolonger le rêve. J'ai bien fini par y arriver, associant d'autres possibles, d'autres fragments de souvenirs à ceux qui m'obsédaient.

Dans ces cas de rêves répétitifs, on voit très bien que le travail onirique ressasse, exactement comme celui de l'écriture qui relit, corrige, coupe, remonte, jusqu'au moment où il obtient une suite fluide, et si consistante qu'elle acquiert la vivacité et la profusion des expériences réelles. À peu de choses près, c'est exactement ce que fait un peintre, un compositeur, un architecte... c'est ce qu'accomplit tout travail humain, qui de toute façon ne fait jamais l'économie de l'écriture, ni du rêve.


Qu'est-ce que la réalité ?

Écrire, cela peut ressembler à noircir du papier, la fameuse page blanche qui parfois angoisserait. En réalité, la page n'est pas davantage blanche que la nuit du rêveur. Ce serait plutôt comme on fait un frottage.

La meilleure image est encore celle du pinceau du peintre et celui du paléontologue. Le peintre pose et étale sa couleur sur la surface vierge. L'archéologue, lui, s'en sert pour chasser la terre et la poussière qui libèrent lentement l'objet de sa curiosité. En fait, c'est la même chose. On pourrait se convaincre que l'archéologue ou le paléontologue « créent » les objets qu'ils mettent à jour. Le peintre, comme l'écrivain, le compositeur, le programmeur, le mathématicien... ne font rien de très différent.

Le mathématicien, tout particulièrement, est dans une situation intermédiaire et très intéressante. Il écrit dans un langage mathématique, exactement comme l'écrivain dans une langue naturelle, et pourtant l'équation qu'il développe semble bien déjà là, attendant seulement d'être rendue visible, comme un collier de bronze ou une dent fossilisée.

Quand on écrit, la réalité est aussi bien là, sous les coups de plume. Ce n'est qu'une question d'habileté manuelle au fond. Ce qu'il est bien plus difficile d'apprendre, c'est où il est pertinent de creuser.


Qu'est-ce que cette réalité, qui donne à nos gestes leur exactitude et leur précision ? Qu'est-ce que cette réalité, commune aux traces d'encre, de peinture, à la terre et aux pierres, aux vibrations de l'air, aux altérations de matériaux aussi divers que le papier, la toile, la surface magnéto-optique, ou encore au rêve nocturne ? Deux choses au moins la caractérisent : la consistance, la dureté, sur laquelle nous prenons appui tout en la durcissant davantage, et la profusion.


tangaar

Discours sur le peu de réalité de Tangaar

Il est bien dur, disais-je de décrire une ville. D'abord pour la principale raison qu'une ville est un réseau d'axes de circulation. Aussi, où que nous nous trouvions, notre perception est contaminée par là où nous allons, et, plus faiblement, par là d'où nous venons.

C'est pourquoi la ville de Tangaar me paraît si exotique en arrivant de France, et si semblable à Marseille en revenant de l'arrière-pays. Je ferais déjà aujourd'hui une description toute différente de celle que j'ai écrite le 15. Je ne parviens déjà plus à percevoir ce côté rustique, sachant maintenant qu'aucun de ces chemins ne conduit dans la campagne, mais sur des places et des rues commerçantes.

Sans mes photos, je pourrais croire avoir rêvé. Déjà maintenant je suis persuadé que je ne pourrais plus les prendre : dans les mêmes lieux, les angles de vue que j'avais cadrés sont devenus des points aveugles.


Le 19 août

Le mot aigle est féminin en palanzi

« Une aigle » — le mot qui désigne l'aigle est féminin en palanzi, comme le chat en anglais, la truite en français, le boa en espagnol...

Quand je pense « une aigle », je ne sais pourquoi, l'amplitude des ailes me paraît plus grande, comme pour « celle » que je regarde en ce moment du balcon de l'hôtel.

Mais on ne trouve pas d'aigle à Tangaar, sauf dans les camps de nomades. « Celle-ci » doit venir de là. Je la distingue à peine, tant elle est loin, au-delà des dômes de la grande mosquée. Elle ne vole pas particulièrement haut.

Oui, il y a quelque chose de commun entre l'écriture et la chasse au rapace.


mosquee

Les autres rues de Tangaar

Je n'avais pas vu, lors de mes précédents voyages, cet aspect presque champêtre de Tangaar qui m'a frappé cette année. J'aurais dû pour cela m'aventurer au-delà des premiers quartiers dans lesquels on arrive et dont on est tenté de ne plus sortir. Ils forment autant de centres qui s'étirent en de longs boulevards.

Là on trouve des immeubles à la fois anciens, traditionnels et hauts. Ce sont de grands bâtiments de pierre — les carrières sont toutes proches autour de Tangaar, et la ville s'est même parfois déployée autour.

Les rues y sont ensoleillées et larges ; les fenêtres aussi, à niveau du plancher. Les vitres sont souvent ornées de vitraux, et parfois cachées par des croisillons de bois. Les plus anciens quartiers de Tangaar ne donnent pas la même impression d'entassement que l'on trouve en plein cœur de la plupart des villes.

Les façades crépies sont décorées de motifs : généralement des mots en caractères coufiques, dont le corps carré se prolonge en arabesques végétales. Ils sont à peine visibles, tracés seulement sur le revêtement en fines rainures, et tendent à s'effacer sur les plus vieilles habitations.


Le calame à cartouche

J'ai acheté un calame à cartouche d'encre ce matin au marché. Le calame de roseau à cartouche est l'étonnante synthèse de l'antique et du futur. C'est tout simplement un roseau taillé tel qu'on s'en sert pour écrire depuis l'Antiquité. Ni le stylo à plume ni la bille ne sont parvenus à le détrôner dans le Marmat. Surtout dans la région de Tangaar, où l'on coupe le roseau pour tout le pays.

Cette année même, quelqu'un a trouvé le moyen d'adapter des cartouches au roseau. Le procédé est assez simple, si ce n'est qu'il demande une précision au poil près. Ce n'est pas une image : l'encre est en effet drainée par capillarité le long d'une fine mèche de poils de chien, qui se dédouble pour parvenir de part et d'autre de la pointe taillée.

L'autre extrémité est serrée dans une minuscule bague qui se fiche dans l'embout de la cartouche. Cette bague traverse la très dure membrane qui sépare deux compartiments de la tige du roseau. Elle y est alors maintenue par un minuscule œillet de métal.

La partie supérieure du roseau est coupée en biseau pour qu'on puisse y introduire la cartouche, qui, elle, est tout à fait ordinaire.


Une telle précision d'orfèvre ne suffit pas à faire du calame à cartouche un objet plus précieux que le roseau ordinaire. Après tout, le crayon en bois demande aussi une technique d'ajustage assez précise qui n'en fait pourtant pas un produit de luxe. Le roseau à cartouche se trouve sur le marché à un prix comparable à celui d'un bic cristal.

Je vais en acheter quelques-uns avant de rentrer. J'apprécie de pouvoir tailler ma plume à mon gré.


Le stylo à plume existait déjà depuis très longtemps dans le monde musulman, comme j'en avais déjà parlé lors de mon deuxième voyage (cahier 7). « Le premier stylo à cartouche fut fabriqué dans les années 970 par le calife fatimide Al Mucizz. Ce premier modèle fut perfectionné à plusieurs reprises, puis on n'en entendit plus parler. Peut-être l'objet demeurait trop cher — il était en or massif — comparé à un simple bout de roseau qu'on peut trouver partout, choisir et tailler à sa main. »


Le 20 août

Si Dieu le veut

« Si Dieu le veut. » C'est une expression qu'on entend souvent ici. Naturellement, elle est une expression que prisent partout les Musulmans. Ici, ils ne sont pas les seuls. Elle est passée dans la langue courante, comme on dirait en France « Dieu merci » ou « à Dieu ne plaise. »

« Tu veux déjeuner avec moi sur le Vieux-Port à midi ? — Si Dieu le veut » me répond Ziddhâ. Ça veut dire oui. Ça veut dire « Oui, je veux bien, et nul ne peut savoir si cela aura lieu et ce qui pourra se passer. » C'est une posture d'esprit intéressante, qui fait passer tous les possibles dans la vie, qui dit « le possible fait partie du réel ».


Il ne semble pas que cette formule soit si ancienne qu'elle pourrait le paraître. Dans mon enfance, les musulmans que je connaissais auraient plutôt dit « c'est écrit ». Ils croyaient au démon de Laplace. Ce sont les gens de ma génération, ou plus jeunes, qui disent « si Dieu le veut ».

Ce n'est plus fataliste, à l'évidence, ni même déterministe, c'est le contraire. « Si Dieu le veut » ne retient ni ma volonté ni mes actes. C'est plutôt par avance en accepter toutes les conséquences inattendues, imprévisibles, c'est penser que l'arborescence des conséquences reste ouverte.


« Je vais rentrer en France demain. » En ajoutant « si Dieu le veut » tout devient plus aventureux. Que Dieu le veuille ou non ne limite en rien ma liberté : je ne suis contraint ni empêché de rien. C'est moi, au contraire, qui reconnaît en face de ma liberté une liberté universelle. Elle ne limite en rien la mienne ; elle la supporte au contraire, lui donne appui, la démultiplie. Elle en est la puissance, la vectorielle.

« Si Dieu le veut » a un air de famille avec les mathématiques du chaos. C'est pourquoi je ne crois pas très ancien le succès de cette formule.

« Dieu est grand » est aussi une expression récente, ou du moins resurgie d'un passé lointain. Plusieurs personnes me l'ont confirmé, ici et ailleurs.

Une tradition du Prophète enseigne quand il convient ou non de dire « Dieu est grand ». On le dira quand se manifeste l'étendue des possibles, mais pas devant la magnificence de la création, ou l'on préférera « Loué soit Dieu ». Par exemple, il ne convient pas de dire « Dieu est Grand » en regardant à travers un télescope de lointaines galaxies.

Ziddhâ m'a expliqué tout cela aujourd'hui, et demain je m'en vais, si Dieu le veut...