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SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


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LES LANGUES SIBOUINES DU BOULANT

 

 

 

 

 

Ils ont une famille de langues absolument unique ; entièrement basée sur la hauteur et la durée des sons.

Leurs langages possèdent douze tons, qui peuvent être tenus en quatre, deux, un, un demi, un quart et un huitième de temps. Ils s'en servent de signes sonores qui fonctionnent exactement comme le font les phonèmes dans toutes les autres langues connues. Quand ici les gens parlent, on croirait qu'ils chantent.

Il existe plusieurs langues, ou dialectes, sensiblement distincts les uns des autres, qui n'utilisent chacun que quelques dizaines des quatre-vingt-seize sons possibles. Tous les peuples de la région sont bilingues, et généralement trilingues.

 

Leur écriture ressemble en tout point à notre notation musicale. Cette dernière est d'ailleurs tout à fait apte à la transcrire. Les notes se placent sur des portées qui donnent leur hauteur. Les temps s'inscrivent ainsi : à quatre correspond un cercle ou un carré, et à deux notre signe égale ; à un, un trait, vertical ou horizontal selon les régions ; une croix à un demi, un "x" à un quart, et une étoile à un huitième.

Deux langues du Sud s'écrivent d'une manière toute contraire. La durée se marque sur la hauteur de la portée, et les tons sont notés par des signes distincts ; sensiblement les mêmes que les autres langues utilisent pour la durée, avec un point au-dessus ou un trait au-dessous pour les monter ou les baisser d'un demi-ton.

 

 

 

Les langues du Sud sont les seules dont l'écriture marque des nuances qui n'apparaissent pas dans la vocalisation. Par exemple, la croix surmontée d'un point et le "x" souligné d'une barre ont exactement la même valeur, mais précédés d'un rond et suivis d'un égale, ils forment deux mots totalement distincts. Le premier signifie "chemin", et le second est le supin du verbe penser.

Cependant, la langue de l'est utilise exactement le même mot pour dire chemin et pour le supin du verbe penser.

Possédant la même écriture, les deux langues du Sud n'en sont pas moins très différentes. Celle du Sud-Est est agglutinante, l'autre pas. Elle ignore les déclinaisons, l'autre possède dix cas. Elle ignore les phrases nominales, l'autre ne possède ni verbe avoir ni verbe être, mais fait un ample usage du verbe « n'être pas ». Elle ignore presque complètement les tournures réfléchies, qu'elle traduit par la voix passive, tandis que l'autre a un temps spécial pour le marquer, et une personne qui s'assimile au duel. Et ceci n'est rien comparé aux différences morphologiques.

Les deux peuples sont cependant très proches, et chacun sait y parler les deux langues, le même système de notation facilitant visiblement ce double apprentissage. Leurs cultures sont à peu près identiques, et ils sont en tensions perpétuelles avec les autres ethnies. Ces tensions sont particulièrement vives entre les territoires de l'extrême Sud et de l'Est, qui sont occupés chacun par une forte minorité de l'ethnie rivale, et n'ont d'ailleurs jamais été séparés par aucune frontière définitive.

 

De telles langues offrent des avantages que nous ne soupçonnerions pas. Par exemple, être sourd ici est à peine un handicap. Les mains peuvent sans peine prendre le relais de la bouche. On peut bavarder en tapotant seulement un coin de table.

Quand vous entendez les cornes des temples, le matin, le midi et le soir, ce sont les paroles des saints qui sont ainsi lancées sur des kilomètres à la ronde. Et quelquefois dans les campagnes, ce sont des discours à peine audibles qui s'entrecroisent, se mêlent à plusieurs voix, et c'est très émouvant, le soir, le matin, ou à l'heure du grand midi.

« S'il n'en est pas d'autre que Lui, comment Lui serait-il un autre ? » Dit une voix qui vient du Sud. « Rien, rien, partout le Réel », murmure le Nord.

 

Les micros sont une invention tout à fait inutile ici. Si vous devez prononcer un discours ou une conférence, vous utiliserez naturellement une trompette ou quelque instrument de votre goût.

Si leur langage est en somme de la musique, ils ont aussi une peinture, qui sans être proprement de la calligraphie, est une forme d'écriture. Il est une tendance naturelle à associer aigu à clair, et sombre à grave — la gamme des notes s'appelle d'ailleurs gamme chromatique. À partir donc d'une charte des tons, ils reconstituent la parole par des étendues plus ou moins larges de couleurs. Sans doute la lecture de tels tableaux demande-t-elle une certaine habitude, mais les autochtones y arrivent sans difficulté.

 

 

 

L'oreille musicale, on ne peut dire qu'ils ne l'ont pas. Mais elle est sélective. Chaque langue est bien loin d'utiliser tous les sons que la gamme lui permettrait de produire. Et si la suite de noires ré-do-la est fréquente dans toutes, celle des noires do-ré n'existe nulle part.

La musique pour eux est du sens, soumise entièrement à un système signifiant. Leur langue si singulière a complètement tué leur capacité de produire de la musique.

Ce qu'ils appellent musique, ce qu'ils écoutent sur disque, ou comme nous allons au concert, ce sont des suites de vocalisations, qui chez nous ne pourraient être comparées qu'à des récitals de poésie lettriste.

 

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