Les Navigateurs

Jean-Pierre Depetris, juillet 2019.





À propos du réel

Le 29 mai

Dans la nuit, assis à mon fauteuil dont j’ai recouvert enfin le siège d’un coussin noir, en face de l’écran et du clavier de mon portable sur la table de noyer, avec à ma droite le large buffet où trône le boîtier qui perpétuellement module et démodules les signaux de l’immense entrelacs en extension permanente, avec les divers voyants électriques de l’alimentation, je me sens parfois aux commandes d’un étrange vaisseau. Mon impression d’être loin dans l’immensité, si loin que je ne saurais dire de quoi, et celle d’être enfermé à la fois, en est consolée. Cette impression m’aide à construire des ailleurs, qui ne sont même pas si lointains, qui le sont moins au fond que je ne le suis moi-même, qui sont de l’ici et du maintenant, ou tout frais tirés de la présence entêtante des souvenirs.

Parfois aussi, dans la nuit, je me lève de mon fauteuil à la fenêtre, et j’ouvre en grand les volets pour regarder la Voie Lactée en face.

Oui, l’image est bonne d’un vaisseau voguant, à la fois futuriste et rustique. Les oiseaux de mer, quand ils poussent leurs cris de démence dans les rafales de la nuit, viennent m’en renforcer l’impression.

C’est cela, futuriste et rustique, voilà qui définit bien mon style, comme ces robustes meubles de noyer et les voyants électriques qui laissent traîner, comme des lumières sur la mer, leurs reflets lumineux sur le bois ciré.

Le 31 mai

Hosein Alizâdeh, vous connaissez ? C’est un musicien iranien. Je ne me lasserais jamais de l’écouter.

Sa musique éveille en moi quelque-chose de familier, qui ressemble beaucoup à des souvenirs. Mais souvenirs de quoi ?

Curieusement, je suis incapable de noter la musique iranienne. Avec une gomme et un crayon, en la repassant plusieurs fois, je me débrouillerais toujours avec une musique occidentale ; pas avec la musique persane. Il y a probablement trop d’accords.

Quelque-chose m’arrête, et pourtant cet air m’est familier : les notes rapides, passablement sèches et austères, sans un brin de gras. Des souvenirs de haute montagnes et de l’eau glacée des fontaines.

Le 12 juin

Si l’on dit que la vérité serait ce qui correspond aux faits, il semble qu’elle serait comme un film transparent dont on les recouvrirait, et qui n’en déformerait pas l’image. On est en droit de se poser alors une question : À quoi pourrait bien servir cette pellicule dont on recouvrirait les fait ?

J’en verrais bien une utilité, une seule, mais elle contredirait alors la proposition de départ. Elle pourrait servir à renforcer des aspects qui nous intéressent particulièrement, et à en estomper d’autres qui perturberaient notre observation. « Vrai » signifierait alors seulement que les aspects mis en évidence soient réels. Ce n’en serait pas moins une image filtrée, et à ce titre, elle ne mériterait pas d’être dite « vraie », d’autant plus qu’un autre filtre donnerait une image différente, qui ne serait pas nécessairement plus fausse, ni plus vraie non plus.

Ceci ne s’applique pas aux « vérités » mathématiques, pour la simple raison que les mathématiques sont déjà comme une pellicule susceptible d’être apposée sur des quantités fort différents de faits. Elle en fait apparaître ainsi des aspects inédits et intéressants. La question importante est alors celle de savoir comment s’applique ce filtre à un fait particulier, et certainement moins de savoir si le calcul est juste ou faux.

On peut bien dire que la proposition « la terre tourne autour du soleil » est vraie, et si l’on parle vite, on sait que je n’ai pas beaucoup de doute sur la question. Je peux cependant dessiner le mouvement du soleil autour de la terre, avoir intérêt à le représenter ainsi, et il ne serait pas légitime de dire qu’une telle représentation soit proprement fausse. Je peux aussi dessiner le soleil sur la courbe de sa propre orbite, et la spirale inclinée de la terre autour de lui. J’utiliserai des figurations différentes selon que je m’évertue à dessiner des ombres et des reflets, ou à orienter le lancement d’un satellite artificiel vers un astre lointain, et je n’aurais pas alors à m’encombrer l’esprit d’autre chose. Toute vérité ici ne saurait qu’être vérité pratique.

En fait, je ne vois pas l’utilité d’emballer la monde sous une sorte de cellophane.

Le 14 juin

Les images de Myst ne sont pas si belles quand on y regarde bien. Elles sont belles, oui, mais si on les voyait dans une exposition, par exemple, elles ne laisseraient pas une impression indélébile. Le jeu terminé, elles perdent leur magie. Je l’avais remarqué à l’époque, car, une fois l’énigme résolue, vous avez tout loisir de reparcourir les îles en tous sens. J’en ai refait l’expérience ces jours-ci. La magie est perdue.

La magie était toute dans la recherche des indices, qui faisaient de ces cheminements d’une image à l’autre, des lieux réels. J’en ai gardé le souvenir d’une expérience vécue.

C’est-à-dire, en somme, que vous voyez, vous ressentez bien plus que ces images ne représentent. Bien plus, mais quoi exactement ?

Qu’est-ce qui a bien pu m’enchanter pendant toute une saison, car c’est bien le temps qu’il m’a fallu, parcourant soir après soir pendant plus ou moins une heure, ce monde étrangement prégnant.

Le cheminement parvenu à son terme, l’envoûtement avait cessé. Plus question de le retrouver en refaisant les parcours.

Le 15 juin

Avoir un ciel où volent des mouettes, ce n’est pas rien. Les mouettes, de nos jours, s’établissent toujours plus loin des côtes, et plus nombreux sont ceux qui en profitent. Elles ne plongent plus dans les vagues pour capturer des poissons, et peut-être n’y a-t-il plus de poissons près des côtes. Elles font les poubelles, fouillent les décharges. Enfant, j’ai passé des heures à les regarder plonger sous le surface des vagues. Je ne peux plus le voir, et j’ai délaissé la mer moi aussi.

On voit cependant toujours des mouettes qui planent sur la ville, qui nidifient sur les toitures de mon quartier, et qui, à l’occasion, chipent la viande aux chats. Entendre tout proche le cri des mouettes, ce n’est pas rien non plus. Près de la grande décharge de Miramas, au sortir de la gare de triage au jour tombant, leurs nuée offrent une vision qui vous hantera longtemps.

Elles donnent une autre profondeur à l’espace. Les longues ailes des mouettes qui planent sans bouger, qui leur permettent de se déplacer en tous sens sans devoir les remuer, évoquent celles des ptérodactyles, et cela donne aussi une autre profondeur à la durée.

Le 17 juin

Derrière le rideau transparent à carreaux verts de la fenêtre de ma cuisine, derrière le grillage vert de l’autre côté de l’étroite ruelle, je vois une abeille qui volette parmi les ramures des arbustes et des buissons. Une grosse abeille, peut-être un bourdon. Une telle image m’inonde de joie, d’une joie dont je sens que l’effet durera longtemps, colorera tous les moments de ma journée et baignera mon âme jusqu’au soir.

Les diptères sont de petits animaux merveilleux, et joueurs comme des chattons. Ce sont de minuscules et merveilleux chattons volants. On dit que les diptères sont si sensibles à la beauté qu’ils nous en transmettent la vision en voletant près de nous. En effet, de l’autre côté des rideaux verts de la cuisine, de l’autre côté du grillage, et que couvre d’or par endroits les rais d’un soleil matinal, tout se révèle d’une beauté sublime que j’aurais pu ne pas voir.

Les diptères ont de beaux visages. Il faut de bons yeux pour le voir, mais j’ai une excellente vue de près quand j’ôte mes lunettes. De beaux masques de cuir, mais pas du tout inexpressifs, grâce surtout à leurs antennes et à la mobilité de leur cou.

On aimerait caresser leur pelage fauve zébré de noir. On le peut, ça ne leur déplaît pas, mais avec précaution, car ce sont de toutes petites bêtes. Elles aiment aussi qu’on repousse leur tête du doigt. Leurs petites pattes plient, et leur thorax force en sens inverse. Elles ne vous piqueront pas, elles ne sont pas folles, elles se tueraient.

Eh bien j’en suis sûr, avec leurs organes propriocepteurs si différents des nôtres, j’en suis sûr, les abeilles voient le monde exactement comme nous le voyons (si tant est que nous le voyions tous et toujours d’une même façon).









© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/navigateurs/




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