Les propositions universellement reconnues ne m’inspirent aucune confiance. On pourrait les dire, comme un oxymore, des vérités provisoires. Je me méfie toujours de ce qui est universellement admis. Ce couvert universel est ce qui dissimule le mieux le mensonge, même celui qui ne résisterait pas bien longtemps à l’évidence. Je me méfie moins des évidences, si ce n’est qu’elles ne sont souvent pas aussi facile à percevoir qu’on ne le croit.
La terre est ronde, ça se voit, si ce n’est qu’il n’est pas si facile de savoir où l’on doit regarder. Elle tourne autour du soleil, c’est toujours une évidence, mais plus difficile encore à distinguer. Le soleil tourne autour du centre de la Voie Lactée, mais la terre ne tourne pas autour du soleil sur le même plan, c’est pourquoi son axe est incliné. Cela aussi se voit, avec ses simples yeux, sans instruments ni calculs complexes.
Seule une attentive observation du mouvement du ciel et des saisons en fait des évidences. Bien avant les télescopes, les voyages autour de la terre et plus encore les vols au-delà de l’atmosphère, ces évidences avaient été perçues par des hommes attentifs. Elles ont pourtant presque toujours été comme voilées par ce qui était communément admis.
Je viens d’entendre une information à la radio : on aurait découvert que les odeurs ne seraient pas perçues par le nez, mais par la langue. Une équipe de chercheur vient de l’annoncer. Curieusement, je me souviens d’avoir lu cela bien avant chez Aristote, Les Parties des Animaux, je crois.
Aristote, quoi que fort avancé sur les organes des sens, avait pourtant oublié que la terre tournait autour du soleil. Il en avait négligé l’évidence, ainsi que quelques autres, dans sa Physique. Aristote, notamment, négligeait l’évidence qu’une flèche tirée d’un char au galop conserve longtemps la vitesse et la direction du char. Il ne l’avait jamais vérifié.
Les connaissances ne s’accumulent manifestement pas en une tranquille progression ; la progression est ponctuée de régressions. Ces accumulations-mêmes sont, d’une façon ou d’une autre, une forme de régression. Y pallient seulement d’audacieuses synthèses. Le progrès a besoin de temps en temps d’un énergique coup de torchon.
J’ai acheté une petite plante à fleurs en pot. Je l’ai mise sur mon bureau en face de la fenêtre, devant mon ordinateur. Voilà encore de ces petites choses qui changent la vie. Elle ne durera pas longtemps, je le crains, j’oublie toujours de l’arroser. C’est un Ostéospermum ; heureusement le nom est écrit sur le pot, sinon je ne risquerais pas de m’en souvenir. Il est jaune et s’harmonise parfaitement avec les tons dorés des rideaux quand le soleil les traverse.
J’aime avoir sous les yeux des formes de vie. Ces derniers temps, je m’étais contenté d’araignées. J’aime aussi la présence d’araignées qui tendent leurs toiles avec tant d’habileté, et me débarrassent d’éventuels moucherons et moustiques. J’en ai observé une au cours des derniers jours, qui se jetait dans le vide, entraînant son fil, juste à gauche de la fenêtre, du côté où elle s’ouvre. Je me suis pris à la regarder longtemps. Les araignées n’ont pas besoin que l’on s’occupe d’elles. Ce n’est pas le cas des plantes. Je suis hélas peu enclin à en prendre soin.
« Il n’est pas d’autre dieu que Dieu. » Plus littéralement : « Il n’est pas de dieu, sauf Dieu ». Selon toute évidence, la profession de foi s’oppose essentiellement au polythéisme. C’est si vrai que ni les peuples arabes, ni les peuples perses n’avaient songé à forger un concept de quelque-chose qui ressemblât à l’athéisme.
Il n’est pas absurde d’appeler l’aide des dieux. « Ô Pallas, guide ma main ! » Je suis fort capable d’accomplir des actes de pensée qui se traduiraient à peu près ainsi. Il n’y a par contre aucun sens à adresser une telle prière à un Dieu Unique.
« Que ta volonté soit faite. » On ne saurait rien dire d’autre, sauf à faire appel à son fils, à la mère de celui-ci, ou à un membre de la grande famille des anges et des saints. Voilà bien une différence considérable. Bien sûr, il ne s’agit pas de donner au Dieu Unique l’autorisation d’accomplir Sa volonté. Il n’en a nul besoin. Il s’agirait plutôt de s’y abandonner, mais sans davantage renoncer à la sienne. Ce serait plutôt comme : « Fais que ma volonté et la tienne n’en soient qu’une. (Et advienne ce qui doit advenir.) »
Une telle prière, qui sous-tend la pleine conscience de mes imprécises limites, je ne saurais en définitive l’adresser qu’à moi-même, car qui d’autre pourrait l’exhausser ? (À moi, mais pas, comme aurait dit Sigmund Freud, aux « identifications du moi », et ce n’est pas pour rien que la langue me force à feindre de l’adresser plus haut.)
J’apprécie pleinement le bar qui s’est ouvert près de chez moi. Sortir sans aller loin prendre un café, voilà encore de ces petites choses qui changent la vie. Il s’est ouvert il n’y a pas plus d’un an. Un autre était à sa place, que je fréquentais aussi, mais il était beaucoup moins bien.
De celui-là, le nouveau a conservé quelques défauts : il fait restaurant, et il n’est pas question de s’y installer confortablement avant quatorze heures et plus ; il manque aussi d’une large vue, même quand on s’assoit au plus près de la porte, comme je le fais toujours. On y aperçoit quand même la place avec sa fontaine et ses micocouliers dont maintenant le feuillage est complètement épanoui.
Tout le reste est parfait, et d’abord l’ambiance sonore discrète, pas assez intéressante pour requérir l’attention, mais ne tombant pas non plus dans la musique de super-marché. La décoration est proprement extraordinaire, et, plus je la regarde, plus elle me plaît. Les murs ont été laissés en l’état après les travaux : restes de peintures, aplats de plâtre ou de ciment, poutres du faux-plafond sciées à la base.
Le plafond, très haut, a été revêtu d’une couche d’épais ciment gris clair, couvrant sans les masquer poutres et canalisations. Y sont accrochées à l’aide de filins d’acier deux gaines métalliques ajourées qui traversent la salle. Elles supportent des spots, et quatre lampadaires en forme de soucoupes volantes au-dessus du comptoir, qui éclairent aussi le crépi grossier au-dessus d’elles.
La base des murs est recouverte jusqu’à un mètre cinquante d’une avancée d’un blanc satiné, suffisamment large pour supporter des plantes vertes dans des cache-pots métalliques.
On est surpris plus que séduit en découvrant l’intérieur du bar. Un temps est nécessaire pour en apprécier la subtile et efficace esthétique. Les deux colonnes centrales qui soutenaient déjà le plafond, maintenant peintes au minium, ont été renforcées par des poutres d’acier latérales. Le métal est resté en l’état. Les soudures n’ont pas été poncées, et l’on y distingue encore des traces de semelles qui avaient dû marcher dans du plâtre. Mais on a vissé de superbement inutiles boulons par groupes géométriques de deux fois huit. On a même apposé une aussi inutile plaque d’acier sur le côté, fixée par de semblables boulons, de gros boulons clairs sur la teinte plus sombre des poutres, où l’on y distingue encore des mesures illisibles au marqueur jaune.
Panneau électrique, compteur, extincteur, robinet et tuyau pour nettoyer la terrasse de bois, et autres machins que je n’identifie pas, sont exposés à l’entrée. Tout cela est délibéré, et même recherché, comme ce grand miroir au cadre baroque doré, placé sur l’avancée du mur, au centre, face à un long canapé recouvert d’un tissu pèche, et à ses quatre petites tables blanches. Derrière le comptoir, sont vissés au mur des treillis métalliques où l’on a accroché sans ordre des étagères et des présentoirs. L’acier poli du comptoir, qui reflète vaguement la salle, est lui aussi recouvert de ces treillis blancs, et cela peut tromper un premier regard qui croira y voir un carrelage inoxydable. Tout a été placé par un regard averti qui a su pourtant tirer tout le parti du hasard désordonné, et l’on s’y sent bien.
Le personnel est accueillant, attentionné, mais jamais invasif, et le sourire répond spontanément au sourire. Eux qui passent la journée dans ce lieu, paraissent contents d’y être ensemble. Le client n’en est pas gêné pour s’y sentir comme chez lui, et réciproquement.
Les tables sont raisonnablement larges et la salle bien éclairée. Voici enfin un bar parfaitement adapté à l’usage que j’en fais, principalement écrire en prenant un café sans penser à rien d’autre.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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