Les Navigateurs

Jean-Pierre Depetris, juillet 2019.





Changer la vie

Le 17 avril

Je sais qu’il est dur de le croire : la plupart de ceux qui décident, savent ou pensent pour les autres, n’ont jamais lu Karl Marx.

Je ne parle pas ici seulement de ceux qui sortent de West Point, mais aussi de Normale, sans compter ceux qui ne sortent que de la cuisse de Jupiter. À supposer qu’ils ne trouvent pas à de telles lectures un bien grand intérêt, ils pourraient au moins être curieux de ce qu’elles inspirent en d’autres lieux.

En Chine, qui s’est hissée en tête du progrès technologique, on étudie Karl Marx sérieusement, et les hommes de pouvoir en ont une intelligence qui prend généralement appui sur de bonnes formations d’ingénieurs. On en comprend mieux le redressement rapide, voire brutal, du pays.

Du 17 au 18 avril

On ne peut comparer que ce qui est comparable. La Chine ne l’est pas avec l’Europe, ni avec les États-Unis. Elle l’est bien davantage avec l’Inde, la prétendue « plus grande démocratie du monde ». La Chine et l’Inde ont des passés bien plus profonds, et tous les peuples et les cultures du monde y ont puisé. Il y a plus de vingt siècles qu’elles ont rencontré les problèmes que l’Europe commence à peine à effleurer.

L’Europe paraît vieille comparée aux États-Unis, elle ne l’est guère davantage, sans le recours du moins à un passé gréco-latin largement mythifié, dont le monde arabo-persan peut à plus juste titre se prétendre l’héritier.

La vie paraît meilleurer en Chine qu’en Inde, et les hommes y avoir plus de dignité, même ceux qui ne font pas partie des classes prédatrices. Les classes prédatrices n’ont cependant pas l’air d’y être plus malheureuses, peut-être seulement plus intelligentes, et d’autant moins prédatrices alors. Elles sont relativement sous contrôle, et ce « relativement » suffit peut-être pour les temps présents. C’est à quoi l’on fait allusion quand on dit que la Chine ne serait pas démocratique : que les prédateurs y sont, quoique relativement, sous contrôle.

Sinon, on n’y trouve pas de maharaja, de castes, de massacres de paysans…, et le nombre de policiers par millier d’habitants y est des plus faibles du monde.

Le 18 avrils

Si les beaux esprits avaient lu Karl Marx, ils sauraient que le capital n’est pas un système politique, une doctrine ou une idéologie ; qu’il n’existe pas à proprement parler de « capitalisme ». Qu’est-ce que le capital ? Une accumulation de travail mort. Le travail mort est ce qui reste quand le travail n’est plus vivant, c’est-à-dire en train de s’accomplir : une accumulation de marchandises, d’instruments, de machines, d’usines, d’entrepôts, de moyens de transport et de communication, de données, de brevets…, et surtout de cette sorte particulière de marchandise qu’est la monnaie.

La monnaie est la forme plus ou moins virtuelle et hallucinatoire de ce travail mort. Elle est hallucinatoire dans le sens où elle paraît avoir une existence autonome envers ce capharnaüm qu’elle représente et dont elle fait à la fois partie, et elle est virtuelle dans le sens où elle en est la puissance : en agissant sur elle, on agit sur ce qu’elle représente. Le capital est proprement cet alliage de travail mort et de monnaie, qui projettent l’un sur l’autre leur nature distincte, prenant alors cet aspect magique qui avait frappé Karl Marx.

Pour autant, le capital n’a rien de magique ni de surnaturel, et il est probable qu’aucun exorcisme, ni qu’aucun état de conscience n’aient de prise sur lui. Le capital est une réalité concrète, un peu comme les punaises qui, si on les laisse s’installer quelque-part donnent beaucoup de mal pour s’en débarrasser.

Les punaises, ces derniers temps, se sont fortement développés aussi autour de la côte est des États-Unis d’où elles contaminent le monde entier, notamment l’Amérique du Sud qui n’en avait encore jamais connues. Elles n’ont pour cela pas besoin de doctrines, ni d’opinions, ni moins encore d’une conscience des voyageurs qui les transportent, et notamment des groupes d’intervention qui subissent peu de contrôles aux frontières.

Il paraît qu’en réalité c’est pour arrêter les punaises qui vont infecter l’Amérique du Sud que le président des États Unis d’Amérique, Donald Trump, a voulu construire un mur sur la frontière mexicaine. Si l’immigration fut invoquée, c’était dans le but d’en justifier le coût. Voilà aussi pourquoi il avait demandé au Mexique de participer à ses frais : il n’aurait bien sûr jamais eu une telle impudence sinon.

Certes, des idéologies et des doctrines, fort diverses par ailleurs, ont pu tenir un rôle dans le développement du capital, comme des punaises aussi bien, mais sans en avoir le dessein. Marx et Engels ont postulé que les mouvements insurrectionnels des classes qui pratiquent le travail vivant avaient tendu à s’y opposer sans en avoir non plus le dessein, et cette hypothèse a entièrement changé les perspectives d’une révolution.

Le 26 avril

J’ai acheté un coussin noir pour mon fauteuil de bureau. Combien ces petites choses changent la vie est surprenant. J’en avais bien un de coussin, mais il était orange. Imaginez un coussin orange sur un fauteuil noir dans une pièce meublée de noyer sur des tomettes rouges.

« Ça donne une touche de couleur », m’a-t-on dit, probablement par charité.

On ne peut pas mettre n’importe quel coussin à mon fauteuil ; c’est une question d’attache. J’en ai trouvé un noir, le même que celui orange que j’avais acheté il y a quelques années. Il n’y en avait alors pas d’autres.

Un coussin, j’en ai besoin, car le revêtement du siège se déchire, et, sans protection, il ne durerait pas bien longtemps. Ainsi protégé, il ne bouge plus.

Le 30 avril

Tout progrès est épistémologique. Que pourrait-il être d’autre ? Tout progrès a le couvert d’une révolution, pas d’un simple peaufinage, pas d’une brique ajoutée sur un édifice déjà dressé ; il met tout cul par-dessus tête. Ce n’est pas qu’il serait animé par un goût pour la nouveauté, une passion de la modernisation ; tout progrès est une révolution simplificatrice. Il bouleverse la complexe structure des paradigmes et de leurs syntaxes pour en faire un ensemble plus commode et plus clair.

Descartes et Einstein sont emblématiques des révolutions simplificatrices qui ont mis sur leurs bases la science moderne et contemporaine. Les coordonnées furent une simplification unificatrice de la géométrie et de l’algèbre. La relativité en fut une semblable, la preuve est que j’ai lu la Relativité pendant que je préparais mon bac, mon bac littéraire, et que j’ai tout compris.

Ces simplifications entraînent vite de nouvelles complications. Je n’ai jamais compris la complexe géométrie de Newton, ni les équations de Schrödinger.

Le premier mai

Il est probable que l’excès de complexité fut toujours la principale menace sur les civilisations, celle dont toutes ont fini par mourir. Dans l’idéal, chaque homme devrait posséder toute l’intelligence et le savoir-faire disponible. C’est inconcevable, c’est impossible depuis la haute préhistoire. On doit se spécialiser et se coordonner. Savoirs et techniques sont ainsi hachées en parcelles toujours plus infimes. Jusqu’à quel point est-ce possible ? N’est-il pas un seuil à partir duquel le puzzle se décompose en une poussière dont plus aucune cohérence ne peut être reconstruite ?

Le 2 mai

L’excès de complexité, cela pourrait s’appeler la pollution épistémologique. Les brevets étant une forme du capital, la propriété du savoir, le savoir mort, qui par ailleurs s’est faite sa forme dominante, la complexification est devenue un facteur de valorisation.

Le Rasoir d’Ockham n’est pas sans effet sur la pollution épistémologique.









© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/navigateurs/




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