L’esthétique du bar près de chez moi où je descends prendre des cafés, fonctionne sous mes yeux d’une façon fort intéressante. L’esthétique toujours tend à constituer un ordre, à structurer les impressions de l’environnement. Je ne sais pas très bien ce que je place moi-même dans ces mots qui demanderaient plutôt un long développement. Ils ne sont peut-être pas les bons, mais on s’en contentera pour le moment. Cet ordre absorbe tout ordre différent, l’ordre fonctionnel notamment, ou le désordre qui l’accompagnerait.
Les boulons sur les poutres d’acier sont dépourvus de toute utilité, on le voit très bien quoiqu’ils soient disposés en un ordre impeccable, comme les voyants ou les boutons d’un panneau. Ce n’est apparemment pas le cas de l’énorme caisse de bois blanc au-dessus de l’entrée qui cache un peu de ciel, et qui sert apparemment à dissimuler la sortie des gaines de ventilation, ou l’air conditionné, je ne le sais pas bien puisque justement cette caisse les dissimule, ou peut-être simplement à les protéger, car bien d’autres choses pourraient l’être aussi, comme le tuyau d’arrosage si bien affiché au regard.
Ces jeux trompent l’attention qui ne sait plus distinguer entre ce qui aurait obéi à des intentions simplement utilitaires, ou pour faire au plus simple, pour ne pas se compliquer la vie, comme ne pas crépir et repeindre les murs, et entre le choix délibéré de l’esthétique, de la décoration du moins, consentant parfois à un travail considérable, car il ne doit pas être facile de percer des poutres d’acier pour y visser avec une extrême précision un nombre tout aussi considérable de gros boulons, boulons qu’on aurait aussi bien pu juger raisonnable de cacher s’ils avaient servi à quelque-chose, quoique leur beauté soit incontestable.
L’attention est irrésistiblement trompée, croyant reconnaître l’intention esthétique dans un hasardeux désordre, ou l’inverse. On notera alors, peut-être avec surprise, que l’intention esthétique semble toujours l’emporter dans ces balancements.
L’esthétique implique l’intentionnalité. C’est ce que montrait magistralement Hegel de la beauté dans la nature : Sa beauté surgit quand la nature imite l’homme. C’est exactement ce que l’on voit en jeu dans ce bar où je vais prendre des cafés : l’intentionnalité investit le jeu des fonctionnalités et des hasards sans intention.
L’industrie imite l’homme, pourrait-on dire si l’on ne craignait le paradoxe ; car la fonctionnalité est elle aussi intentionnelle, et par là non sans une esthétique spontanée.
Comment l’industrie pourrait-elle être opposée à l’homme ? Voilà finalement une question fort intéressante.
Quand j’ouvre une bande-dessinée, je commence toujours par la feuilleter. Il m’arrive alors de m’arrêter sur une planche particulièrement réussie, et de la scruter minutieusement. C’est ainsi que j’entre dans une bande-dessinée, que je commence à pénétrer son monde. Je feuillette encore, et, comme sans m’en rendre compte, je commence à la lire. Très souvent alors me vient l’envie de reprendre au début. Il est fréquent aussi que je papillonne un certain temps avant de remonter au commencement.
Les bandes-dessinées se prêtent volontiers à cette façon de lire, mais j’aimerais l’appliquer à tout. Il est plus difficile de s’attaquer ainsi à un roman, et davantage encore à un essai. J’ai pourtant une amie qui y parvient très bien. Tendez-lui un livre, elle le feuillette et s’arrête à un passage. Plusieurs fois je l’ai vue faire devant moi, l’une avec Bertrand Russell, une autre avec Jacob Böhme. D’un regard expert, elle s’est par deux fois arrêtée sur des paragraphes étonnants dont je n’aurais peut-être jamais saisi l’étrange profondeur en lisant du début à la fin, pressé de relier immédiatement un point à un autre ; et jamais plongé sous leur surface. Je n’ai toujours pas compris comment elle s’y prenait.
Le cinéma favorise lui aussi cette façon de lire, du moins depuis qu’il s’offre dans des fichiers numériques. Je feuillette et m’arrête quand je crois deviner une suite intéressante de plans, puis je feuillette un peu plus loin. Je navigue puis je reprends au début quand j’y trouve intérêt.
Je crois qu’on lit mieux ainsi. À la fin du siècle dernier, j’avais été fortement attiré par des jeux informatiques à énigmes où je devinais des indices pour une possible réinvention de l’écriture en ce sens, et surtout de sa lecture.
J’ai découvert Myst. On se retrouve dans une île étrange après avoir traversé une image animée dans un livre, et l’on y cherche des indices qui permettront de passer dans une autre à travers un livre nouveau, voilà pour l’essentiel.
Ce ne sont pas des images tridimensionnelles, le cheminement des unes aux autres reconstitue cependant l’impression d’un monde à trois dimensions. Ces images sont belles et étranges, tout le monde l’a reconnu, l’ambiance sonore aussi, mais là n’est pas leur secret, ni même dans leur faculté de donner si bien l’impression d’un espace tridimensionnel. La magie qu’elles produisent vient de ce que l’on doit les scruter dans les moindres détails, et qu’on ne puisse faire autrement pour changer d’île. Tant que vous n’avez pas assez bien regardé, vous ne pouvez aller plus loin, vous devez vous contenter de promener, admirer et regarder encore, chercher le détail qui vous aura échappé. Un tel cheminement donne à l’espace que vous parcourez une impression étrange de réalité.
Je me suis pris à imaginer un livre dont on ne pourrait pas passer d’une partie à l’autre, mais dont n’importerait pas l’ordre de ces passages, tant qu’on n’aurait pas bien compris ce qu’on a déjà lu ; un livre qui ne permettrait pas la lecture superficielle ni l’intelligence approximative. Je ne suis jamais parvenu à imaginer comment ce serait possible, ni à me convaincre que ce ne le serait pas.
Je ne parle pas ici de ce genre d’ouvrage du type « le roman dont vous êtes le héros ». Ils sont ingénieux, mais il m’intéresse peu qu’il y ait plusieurs ordres possibles, voire plusieurs issues. Mon idée est plutôt d’abolir tout ordre, plus exactement tout ordre linéaire, et lui en substituer un de spatial ; un schème que l’on puisse parcourir en n’importe quel sens sans qu’il ne perde rien de sa structure.
L’araignée que je regardais l’autre soir tisser sa toile m’a rappelé ces réflexions que je faisais il y a vingt ans en explorant Myst. Oui, pas un déroulement : un tissage, qui n’est pas étranger à ce qu’on appelle parfois la consistance.
Un tel tramage, on le perçoit quelque-fois quand on écrit, mais presque jamais quand on lit du début à la fin. J’imagine qu’il en va de même quand on dessine une bande, quand on monte une vidéo, qu’on compose une musique… Une telle trame, il s’agirait de la faire passer aussi dans la lecture.
Le plus important est le cheminement de la pensée. Dans le Manifeste, André Breton définit le Surréalisme par son proposd’exprimer le fonctionnement réel de la pensée. Or le fonctionnement de la pensée me semble consister principalement à cheminer.
La pensée principalement chemine, et l’on ne sait jamais très bien si elle suit son chemin, ou si elle le trace. On ne perçoit jamais très bien si elle dévoile un schème qui lui préexistait, ou si elle le produit par son cheminement-même.
La pensée chemine, et le plus important n’en est pas le chemin, n’en est pas le travail, au sens littéral que lui donne la mécanique, ni même la puissance, ou la force, mais le paysage qu’elle dessine en le parcourant. Le dessine-t-elle comme le peintre avec son pinceau, ou comme l’archéologue, ou encore le paléontologue, qui font ressurgir avec un pinceau tout semblable ce qui était enfoui sous la terre des siècles ?
Dans tous les cas, ce que dessine le cheminement de la pensée n’en a pas moins une consistance qui ne relève plus du seul caprice d’un esprit vagabond, mais plutôt de ce que l’on nommerait le réel.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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