Les Navigateurs

Jean-Pierre Depetris, juillet 2019.





Le silence

Le 23 juin

Je déteste avoir les doigts glacés quand j’écris avec mon stylo plume métallique. Je suis pourtant encore assez coriace. Je crains peu le froid et je résiste bien aux chaleurs extrêmes. Je les préfère parfois à un douillet confort ; je m’en sens comme plus vivant.

Pour autant, des doigts glacés me gênent pour écrire. Tout ce qui contribue à l’empêcher, je le dis donc utile. Il se peut que cette utilité ne concerne que moi, mais je tiens pour principe qu’utilité bien ordonnée commence par soi-même.

Je ne rejette donc pas tout utilitarisme, d’autant moins que la domination réelle du capital s’en soucie peu. La profusion d’objets qu’il génère est toute orientée vers le loisir, la contemplation et la consommation passive. Achetez un ordinateur, vous ne pourrez rien en faire d’utile avant de l’avoir convenablement hacké. En fait d’utilité, le capital ne connaît qu’un confort béat et douillet. Ce sont les promesses des publicités.

On devrait repenser l’économie en oubliant le commerce. Qu’est-ce que l’économie ? L’art d’obtenir le plus au moindre effort. Je suis un partisan du moindre effort. J’en ferais presque une déontologie, et parfois une obsession, plaçant chaque objet de telle sorte qu’il me demande un moindre geste pour le reprendre.

À quoi servent, par exemple, des transports en commun ? À se déplacer le plus rapidement et le plus confortablement possible. Si l’on répondait : à offrir du travail aux préposés, ou à enrichir les actionnaires, on ferait de l’humour, volontaire ou pas.

Bien sûr, les préposés devront bien y trouver quelques avantages, et les actionnaires, quelques profits, mais à la condition de ne pas remettre en cause l’utilité dernière : rapidité, confort, etc. L’équation est difficile, et l’économie strictement comptable peut en dernière étape être utile à la résoudre, comme le montrait Friedrich Engels dans sa première critique de l’économie politique. Du moment que l’utilité l’emporte sur l’effort demandé, on pourra toujours négocier.

S’il s’agit plutôt de tourner le dos à toute utilité, si l’on ne vise qu’à produire des pulsions de consommation, des contemplations oisives, des assoupissements douillets, en échange d’activités ennuyeuses mais pas nécessairement productives, alors, on commence à regretter le bon vieil utilitarisme.

Le 24 juin

Les anciens avaient trouvé un système efficace et qui dura longtemps : l’esclavage. Les esclaves travaillaient, et les maîtres se divertissaient. L’esclavage avait cependant pour effet secondaire à long terme de rendre les maîtres idiots, qui ne se confrontaient plus aux problèmes techniques, et les esclaves, toujours plus ingénieux et savant.

Le salariat qui lui a succédé, tend lui à rendre idiots aussi travailleurs, ingénieurs et chercheurs. Ce seul effet pourrait lui conférer une meilleure stabilité sociale, mais certainement pas l’aider à résoudre les problèmes techniques qui le prennent à la gorge. La vie est instable, et l’on ne peut échapper au progrès.

Entendrais-je que les esclaves se seraient libérés par le travail ? Je n’en sais rien. Notons que si ce fut le cas, il ne fallait pas être pressé.

Le 25 juin

On peut très bien vivre sans avoir lu Karl Marx, il ne faudrait pas croire que je pense le contraire. On peut même très bien vivre sans avoir jamais rien lu, et même sans savoir lire.

Ne pas savoir lire, ce ne serait pas grave si ça n’empêchait pas de savoir écrire. À moins qu’il ne soit possible de savoir écrire sans savoir lire ? Ou l’inverse aussi bien ? Je ne crois pas que ce soit possible. Tout dépend encore de ce que l’on appelle savoir écrire, ou savoir lire.

J’ai observé qu’on disait toujours « savoir lire et écrire », « apprendre à lire et à écrire »…, toujours précisément dans cet ordre-là.

Il me semble que j’ai appris à écrire avant d’apprendre à lire, enfin, pour peu que je m’en souvienne. Je crois bien avoir essayé, tout seul. Il me semblait que le plus important, avant de transcrire des phonèmes avec des lettres, avant d’avoir un lexique scriptable, avant d’en avoir acquis la syntaxe, le plus important était l’enchaînement. D’abord tracer des signes rapidement, le plus rapidement possible, tout en pensant très fort. Je n’ai jamais appris à écrire très lisiblement.

Le plus dur est de transcrire des phonèmes à l’aide de graphèmes ; car ce sont évidemment des paroles que l’on écrit.

Nul n’a jamais appris à parler. On vous parle et vous parlez. C’est aussi simple que ça. En principe, ça marche. Si ça ne marche pas, on est très embarrassé. Transcrire des paroles sur du papier avec des lettres, ça c’est une autre histoire. Selon toute évidence, ce ne devrait pas être possible. Non, on peut. Qu’on y arrive fait soupçonner qu’il n’existe pas tant de choses impossibles, grimper l’Everest, plonger en apnée, prendre en main Emacs…

En fait, j’exagère, c’est très facile d’apprendre à écrire. Le plus difficile, est d’apprendre à penser en écrivant. C’est une question de vitesse. On sait penser avec des mots quand on parle. Personne n’apprend à parler, mais quand on apprend à écrire, on ne doit plus penser à la vitesse de la parole, on doit penser avec celle de la plume. C’est cela, proprement, apprendre à écrire, et l’on peut alors imaginer savoir lire sans savoir écrire. Mais est-ce bien savoir lire que ne pas penser à la vitesse de la lecture ?

Parler, écrire, lire, ne s’accomplissent probablement pas à la même vitesse. On connaît de bons auteurs qui sont de mauvais orateurs, et les deux peuvent ne pas être de fins lecteurs. Ils éprouvent des difficultés à passer d’une vitesse à l’autre. Il n’est pas toujours simple de trouver son bon tempo. Tout est une question de tempo.

Il paraît que je crois à l’inspiration. Je crois bien au travail aussi, à l’entraînement, à la technique, au pistage assidu. Rien ne trace mieux la voie à l’inspiration. Quelque-chose doit pourtant se passer sur quoi l’on n’a pas la main. Même apprendre à écrire, au sens de l’école primaire, n’aboutira pas sans une forme de grâce.

Le Quotient Intellectuel serait-il comme la mesure d’une telle grâce ? Mais la grâce n’est jamais acquise. Elle ne se possède pas, elle n’est jamais un don définitif.

Le 26 juin

Je me souviens d’avoir contemplé des cascades. Il n’y avait pas de pensée alors, la pierre, si rude à force d’échapper au temps, et l’eau devenue si puissante qu’elle emporte la main. Nulle pensée alors.

Seulement le temps des roches. Un temps devenu si dur, que toute mesure le trahirait. Un temps devenu roche à force de durer.

Le 27 juin

Les vagues aussi sont puissantes, les jours de gros temps. Celles qui vous soulèvent, ou que vous laissez vous recouvrir pour surgir frangé d’écume de l’autre côté.

L’inhumain, aimer sa puissance, s’y mêler, sans pensée, ne faire qu’un avec. Voilà le fond de la grandeur de l’homme.

Je ne suis cependant pas sûr que les félins ne soient pas capables d’être infélins ; ni les diptères, indiptères. J’ai pressenti le contraire quelquefois, quand ma chatte me réveillait le matin en frottant sa tête contre la mienne pour que je lui ouvre la porte. Nous nous asseyions sur le perron, et nous regardions le soleil pointer derrière les collines.

Pour les chiens, je n’affirmerais rien, toujours distraits et agités par leurs rapports sociaux. Sinon, je ne crois pas les bêtes moins avancées que nous ne le sommes.

En voyant quelquefois sur moi le regard de ma chatte, il m’est arrivé de me demander si elle ne se disait pas des choses dans le genre « il ne lui manque que le silence ».









© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/navigateurs/




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