Ma chatte aimait me regarder écrire. Je crois que les chats aiment voir les humains écrire. C’est une activité qui nous rapproche. Ils y goûtent notre patiente attention. Pour mieux me regarder, elle grimpait parfois entre mes épaules, et de là, il lui arrivait de chercher à attraper le capuchon du stylo qui courrait sous ses yeux.
On écrit des paroles. On écrit en silence, et l’on fait cesser les mots de sonner, de nous sonner comme sonnent des maîtres. On les saisit dans le silence ; c’est le verbe qu’on emploie quand on utilise un clavier.
Saisir est un joli mot, un mot juste. Je les saisis, oui, dans le silence, non pas silencieusement, je les fige à l’intérieur du silence.
Émancipées de la seule ligne du temps, elles se mettent alors à génèrer de nouveaux flux, plutôt que demeurer immobiles.
Parfois j’aimerais savoir exactement ce que vaut ce que j’écris. Ce ne sont que des mots et je sais que ça n’a pas grande importance.
Ce sont comme les images de Myst : quand on a terminé le parcours, qu’elles n’offrent plus rien de nouveau à découvrir, elles sont seulement pas mal, elles ne sont plus géniales. C’est probablement la malédiction du travail mort.
Si nous nous rendons attentif à la plupart des paroles que nous avons coutume d’échanger, nous pouvons rester dubitatif sur l’usage de ces dispositifs extrêmement complexes que sont les langues. On le sera encore si l’on observe combien les mots sont moins nécessaire qu’on le croit pour agir ensemble.
On parle la plupart du temps pour ne rien dire. « Il fait toujours très chaud, mais on dirait que le fond de l’air est plus frais, non ? » On s’en fout, même si ce genre d’échange peut accroître les sensations que nous puisons dans l’environnement.
Alors soyons lucides, nous parlons moins pour communiquer que pour avoir une sensation plus aiguë du monde. Nous recherchons des présences pour le simple prétexte de parler, et nous parlons dans la principale intention d’aiguiser la sensation de vivre.
C’est peut-être pourquoi je n’aime pas les environnements douillets. Comment pourrait-on y parler de la pluie et du beau temps ?
J’ai observé que dans un environnement douillet, on puait davantage. On doit plus se laver, et l’on dispose heureusement d’une eau bien tiède. Sous le Sirocco, ou sous la morsure du froid, il me semble qu’on ne pue pas. Peut-être finit-on même par sentir bon. Les animaux y sont sensibles.
La vie n’a de cesse que goûter le monde réel, percer sa réalité davantage. L’expression stupide d’instinct de vie. Pourquoi supposer un instinct ? La vie est gourmande, vorace même. N’a-t-on pas tout dit ? Nous pouvons l’appeler instinct si nous y tenons, mais ça nous avance à quoi ?
Je connais un petit col dans les Hautes-Alpes. Il ne mène nulle part, et nulle route n’y conduit. Un petit col entre deux vallées peu renommées ; on n’y trouve qu’une ou deux vieilles bergeries.
À quelques distances de là, on peut découvrir un lac dont aucun sentier ne trahit la présence, un lac peu profond et bordé de joncs, que hantent seulement les grenouilles et les libellules. Tout le jour, elles croquent mouches et moucherons qui pullulent, pendant que de splendides araignées, plus patientes, s’accrochent à leurs filets.
On y rencontre, dormant dans l’eau tranquille, une couleuvre, ou une vipère, qui se rafraîchit pour digérer sa grenouille. Malgré l’altitude, l’eau y est tiède en été, même où elle est la plus profonde. Le soleil y frappe du matin au soir. Entre les bosquets de mélèzes, la prairie est rase tout autour, parsemée de grosses roches couvertes, comme d’une fourrure, d’une fine mousse desséchée.
Je n’y ai jamais rencontré personne. Ce n’est pas un trajet que l’on parcourrait pour faire quelques brasses et prendre le soleil. Je m’y suis rarement rendu.
Le lieu a quelque-chose de sacré. On y attendrait comme une apparition ; mais que pourrait-il y apparaître de plus ?
La prairie est cernée de lointaines pentes couvertes de forêts, et de vertigineuses cimes rocheuses. Selon où l’on se tient, on n’y voit rien d’autre, comme une île en plein ciel.
Pas d’éclairage dans la rue devant la porte. On y voit si bien les étoiles. À quoi sert l’éclairage urbain, sinon polluer la nuit, accroître la radioactivité et le taux de carbone ?
Quand j’étais petit, mon père aussi sortait sur le perron voir les étoiles, qu’il vente, qu'il neige ou que souffle le Sirocco.
Elles sont bien là. Ça rassérène. On finit par reconnaître les principales, par savoir à l’avance où elles sont.
Nous sommes bien là. Plus besoin de psychotropes ni de téléphones mobiles.
Depuis si longtemps, les hommes, nous sommes là.
Les textes les plus décisifs depuis que l’écriture existe, sont courts. De tout petits livres, des brochures : Le Discours de la Méthode, la Bahgavad Gita, la Monadologie… Je ne connais pas un seul livre épais qui soit chargé autant que ces petits opuscules, le Tractatus logico-philosophicus, le Dialogue de Ménon, le Manuel d’Épictète… Il me semble que l’esprit qui a quelque-chose à dire ne souhaite pas s’étendre : De la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole, le Tao Te King, De la Servitude volontaire…
Les Trois Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley font déjà un petit volume, mais on doit reconnaître qu’il paraît bien fin, surtout avec sa présentation aérée que donnent les dialogues. C’est le seul livre de Berkeley que j’ai trouvé bien écrit. Berkeley perd souvent son rythme quand il pense à la plume. Un flux clair et rapide se met alors à tourner sur lui-même, et l’on ne peut que se demander quand on en sortira. La plupart de ses ouvrages sont faits de tels tourbillons, pas les Trois Dialogues.
Je tiens la préface de l’Enquête sur l’Entendement humain de John Locke pour un ouvrage à part entière. Il vaut plus encore que celui auquel il introduit. Locke a manifestement écrit sa préface après, comme s’il souhaitait éviter au lecteur la nécessité de tout parcourir. La suite en est comme une annexe, des documents à l’appui.
L’anglais dans lequel cette préface est écrite est remarquable, et complètement anachronique. La langue y prend les tournures d’un latin littéraire, compact et précis. La seule traduction française dont nous disposons, la première et dernière, je crois, est très ancienne. Bien qu’il eût été facile de rendre un tel style dans un français de l’époque, celui du Traité de la Lumière de Descartes par exemple, encore un texte bref magnifiquement écrit, cette traduction s’est évertué à en raboter tous les reliefs et les creux. Je songe depuis longtemps à en faire une autre.
En matière d’esprit, je suis fasciné par le compact. Le Traité de l’Âme d’Aristote, l’Invariable Milieu de Confucius, les Questions de Milinda, Passe sans porte, les Entretiens de Houang-Po, le Tabernacle des lumières de Ghazâlî…
Ce n’est pas une question de goût ; c’est l’observation toute factuelle qu’il est possible d’énoncer en quelques dizaines de pages, ce qui n’entrerait pas en des centaines. J’en déduis que l’espace des lettres possède des propriétés que n’a pas celui de la géométrie, du moins tant qu’on le limite à trois ou quatre pauvres dimensions.
© Jean-Pierre Depétris, juillet 2019
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