À Bandar‘alam

Jean-Pierre Depetris, juin 2018.

Attendre Raya - Autour de Bandar‘alam - Fin d’été - Soirée à Tamgound - Suite

Table des matières





Treizième carnet - Attendre Raya

Je suis resté à Bandar‘alam

Je suis resté à Bandar‘alam. Saad est rentré à Saim-Yang pour préparer la rentrée universitaire, et Leili n’a plus de raison d’occuper l’appartement de Raya. À Saim-Yang, ne sont-ils pas voisins ? Et Saad ne donnera ses cours que trois jours par semaine à Fâfura quand il aura repris. Ils me laissent donc l’appartement où Raya va me rejoindre la semaine prochaine.

Je ne suis pas mécontent de pouvoir parler dans ma langue maternelle avec Chan, et lui non plus, me semble-t-il, de pourvoir améliorer encore son français. Nous nous rencontrons souvent dans les quartiers ouvriers, entre les ateliers de réparation navale et l’hôtel où j’étais descendu avec Saad.

Chan m’a parlé lui aussi du Doloum. Je l’avais déjà évoqué dans mon quatrième carnet : cette sorte de magie aquatique des régions de la Sonde.

Le Dolum à Tamgound

Le Dolum relève des plus anciennes traditions des peuples premiers de la région : une forme de shamanisme probablement bien antérieur aux influences hindoues introduites en Asie du Sud-Est dix siècles avant l’Hégire. De toute façon, l’Hindouisme n’avait pas pénétré l’île de Tamgound, et n’y avait pas davantage fait le lit du Bouddhisme. Ce furent des Chinois qui confrontèrent les antiques traditions aux premières influences étrangères.

Je me rends bien compte de ce qui paraît curieux dans ce que j’affirme. Comment une île à mi-chemin du détroit de Malacca, du Golfe du Bengale et de l’Océan Indien, serait-elle restée si longtemps à l’écart des grandes civilisations qui l’environnaient, si près de la plus grande route maritime depuis que des navires sont capables de s’engager en haute-mer ? Peut-être justement parce que ses eaux sont profondes et dangereuses, à proximité des grandes fosses au nord de l’Océan Indien, et traversées de courant contraires.

De grandes voies se croisaient en effet toutes proches, mais pas assez pour justifier que des bâtiments se déroutassent jusqu’à elle. Tamgound faisait une île idéale pour des pirates : assez proche de la route des galions, des jonques et des boutres, mais pas assez des ports de guerre.

Les premiers pirates étaient Chinois. Après qu’ils furent abandonnés par l’Empire du Milieu, ils s’étaient retrouvés dans un monde plus instable et plus hostile. Quand bien plus tard, les pirates moghols sont arrivés, les Chinois ont renoncé à leurs jonques pour des baghalats bien plus maniables et rapides, même si l’on n’a jamais pu construire des baghalats aussi grands et autant armés de canons.

Les Chinois sont tels qu’ils n’ont jamais craint ce qui leur était étranger, car ils savent bien qu’ils finissent toujours par tout siniser. Ils adoptèrent donc l’architecture navale importée du Golfe persique, comme les antiques mythologies chinoises firent bon ménage avec le Dolum.

Le Dolum est à peu près absent de la ville de Bandar‘alam. Elle est bien trop moghole, et nous savons tous comment sont ces gens. Ils ne croient à rien et ne cherchent qu’à comprendre, à pénétrer toujours plus loin dans les significations. Qu’ils lisent chez les pythagoriciens que la terre tourne autour du soleil, ils ne le croient pas, ni ne le nient, ce qui reviendrait à croire l’inverse. Ils se plongent dans des observations et des calculs inextricables, et, avant même d’aboutir à des réponses définitives, ils s’engagent déjà dans des méditations abyssales sur la nature des relations entre les lois du monde des nombres, et celles du monde de la physique, dont aucun des philosophes plus occidentaux n’est jamais revenu ni n’est allé si loin.

Qu’auraient-ils eu à faire du Dolum, si ce n’est peut-être se demander, après le dernier coup de trompette d’Israfil, si les âmes des poissons elles aussi pouvaient être sauvées ? Tiens, peut-être est-ce là ce que figurent les images d’Israfil au poisson ?

Le Dolum est cependant encore très pratiqué dans les petits ports de pêcheurs qui longent la côte de part et d’autre de Bandar‘alam. Ils sont bien plus anciens que la ville, et peuplés par les premiers occupants de l’île de Tamgound. On y trouve de nombreux initiés.

Les outils du programmeur étaient le crayon et la gomme

« Les outils du programmeur étaient le crayon et la gomme. Nous bossions comme ça, et de fait il n’y avait jamais de code obèse comme celui d’un Mac OS XXL. »

C’est Lamwal qui nous parle. Lui aussi est un initié au Dolum. Il fait aussi fonction de programmeur dans les chantiers navals de Bandar‘alam. Il programme l’immense machine qui découpe les tôles d’acier, les assemble et les soude grâce à la commande numérique.

Il est un pionnier de ces technologies qu’il a contribué à introduire ici il y a plus de vingt-cinq ans, au sortir de l’université. Il habite toujours Gonoumgat, son village natal à une quinzaine de kilomètres au nord de Bandar‘alam, un village de pêcheurs au fond d’une étroite crique où il a promis de nous amener, Chan et moi.

Les petits cafés de Badar‘alam

Par-delà la vieille ville, de larges voies traversent Badar‘alam, avec de vastes trottoirs ombragés de palmiers, où presque personne ne marche, et que les camions parcourent comme des fous. Depuis que je suis arrivé, je n’ai pas encore vu un panneau de limitation de vitesse dans toute l’île. Ces voies, qu’aucun intrépide ne traverserait en dehors des feux rouges, longent les ateliers et les fabriques, de vastes entrepôts et les installations portuaires. Ailleurs, ce sont des rues étroites, tortueuses et bordées de jardins ombragés. On y cultive des potagers, on élève des poules, quelques lapins, parfois une chèvre.

On trouve aussi quelques quartiers avec de grands immeubles et des vitrines de magasins. Ce sont des quartiers comme en ont toutes les villes, mais là encore, leurs trottoirs sont ombragés par de grands arbres, et ils sont troués de parcs et de jardins publics. On trouve encore de grandes barres d’immeubles de béton dans les quartiers périphériques. Elles ne sont jamais très hautes, mais généralement construites sur des éminences d’où la vue est grandiose.

Moi, ce que j’aime, ce sont les ruelles tortueuses. Je sors l’après-midi m’y promener, mon portable en bandoulière. En allant ainsi au hasard, je finis toujours pas tomber sur un petit café, à l’angle de plusieurs rues ou dans le coin d’une place. Ils ont toujours des tables dehors, à l’ombre d’un ou deux arbres.

Il vaut mieux entrer. La salle est toujours petite et sombre, rendant les ouvertures qui l’éclairent si lumineuses qu’elles semblent surnaturelles. Il y règne une subtile et agréable saveur de tabac, de tabac extrême-oriental parfumé au clou de girofle, car ici il n’est nulle part interdit de fumer.

La salle s’ouvre toujours sur une petite cour, un jardin, une terrasse comme on n’en trouve qu’entre les tropiques, abritant une végétation merveilleusement luxuriante, illuminée des reflets de toutes les nuances de verts. Ils donnent aux peaux des tons cuivrés, et font oublier la chaleur pesante.

En début d’après-midi, les bars sont désertés, sauf par les oiseaux et les insectes. En dégustant un café, je m’y retrouve seul pour relire les textes que Chan m’a postés.

Ce soir, je vais attendre Raya à la gare.

Avec Raya

Raya est descendue du train comme si elle marchait sur l’air, et moi-même, quand nous grimpions ensemble les escaliers de son quartier, je me sentais aussi porté par l’air. Le lendemain, je l’ai emmenée déjeuner dans l’herbe, sur les pelouses autour du musée.

En sortant sur le balcon après elle, à notre réveil, posant ma main sur sa hanche et sentant sur mon torse tant de vie tout contre moi, j’ai pensé que j’étais dans un jardin parmi les jardins du paradis. C’était comme si nous étions pénétrés par les premières lueurs dorées du jour. Pendant tout le matin, nous n’avons pas eu le cœur de nous séparer.

La miniature bleue

Nous sommes sortis sur le coup de onze heures. Les salles du musée étaient désertes. Même les gardiens avaient dû sortir déjeuner.

Quand je regarde une peinture, je dois y consacrer un certain temps. Quand j’écoute une musique, aussi. Mon sens esthétique est plutôt lent. Parfois, exceptionnellement, je suis saisi immédiatement, mais ce sentiment spontané me trompe aussi bien quelquefois. Souvent, ce qui d’abord me paraît beau, me déçoit au bout d’un certain temps. Mon jugement esthétique n’est certainement pas très sûr.

Parfois, au contraire, ce qui me paraît mièvre, ou carrément laid, me révèle lentement sa beauté. C’est le cas d’une miniature moghole qui n’avait pas retenu mon attention la première fois que je l’ai vue : une jeune femme au visage de profil sur un fond bleu turquoise, et dont le buste est maladroitement de trois-quarts, presque de face, à la manière des antiques dessins égyptiens. Elle est maquillée jusqu’au bout des doigts, ses cheveux noirs couverts d’un voile transparent, une fleur rose penchant mollement à sa main gauche.

J’avais d’abord trouvé l’image facile et un peu fade, comme une carte postale. Ironiquement, quand le l’ai vue reproduite sur une carte postale, en vente à l’entrée du musée, j’ai été violemment saisi par sa beauté.

J’ai commencé par la trouver étrangement moderne. En réalité, elle ne l’est pas. L’image est comme en parfait équilibre sur la crête écumeuse du mauvais goût. Toutefois elle n’y tombe pas, comme le font volontiers les arts indiens. À vrai dire, cette image ébranle quelque peu mes certitudes sur l’esthétique indienne, dont j’avoue ne rien savoir.

Certains disent que le goût s’apprend, sans paraître comprendre que cela voudrait dire qu’il n’existe pas, mais j’admets que voir s’apprend. L’esthétique est précisément la discipline qui consiste à apprendre à voir, et cet apprentissage peut être long. Plus vaste est ce qu’il nous apprend à voir, plus nous disons d’un ouvrage qu’il est beau.

Nous ne disposons pas, hélas, d’un paradigme de beauté, tel que nous pourrions en tirer des mesures. Nous en avons cependant une intuition aussi sûre que pouvait en avoir nos ancêtres du poids, avant qu’ils n’inventent les balances.

Non, je ne crois pas que le goût s’apprenne, je suis sûr au contraire qu’il s’exerce mieux avec les œuvres d’une culture dont on ne connaît rien, dont on ne dispose d’aucun système pour apprécier la valeur. Je demeure donc muet devant ce portrait de jeune fille, dont j’ai acheté la carte postale pour la regarder aussi longtemps qu’il sera nécessaire.

Chez Lamwal

Lamwal a un physique d’athlète, plus précisément, d’un champion de natation. Il n’est cependant pas du genre à faire des vas-viens dans un grand bassin. Il pratique le Dolum, et sa cage thoracique peut contenir une quantité d’air inimaginable qui lui permet de demeurer sons l’eau pendant une durée incomparablement plus longue que Chan et moi.

Pour l’accompagner, nous nous sommes munis d’un masque de plongée et d’un tuba, et nous resterons proches de la surface. Il nous a demandé de bouger le moins possible, de respirer lentement, et de retenir notre souffle si nous voyons se passer quelque-chose, afin de ne pas troubler les sons sous-marins.

Lamwal a attiré deux grandes raies, des animaux magnifiques se déplaçant dans une majestueuse lenteur. Elles se sont dirigées vers lui, nous ignorant complètement. Il communique avec elles en gonflant ses joues et en les pressant vigoureusement du plat de ses mains.

Quand, ne tenant plus, je remonte à la surface, souffle et aspire une grande goulée d’air, elles paraissent me remarquer, et se déplacent légèrement vers moi, puis, considérant que je ne suis d’aucun intérêt, elles reprennent ce qui semble être leur conversation avec Lamwal.

Lamwal vit dans une maison de planche et de bambou, assez sommaire, mais spacieuse, semblable à la plupart des autres du village. Celui-ci est construit sur un site rocheux et accidenté, la plupart des maisons sont reliées par des passerelles de bois, parfois des escaliers, qui se prolongent jusqu’aux pontons où sont amarrés des felouques. Les maisons sont construites sur des pilotis, et les pièces ne sont pas toujours sur un même niveau.

Quand il est chez lui, Lamwal s’habille à la mode du village. Les hommes portent des pagnes de tissu imprimé de motifs sombres et géométriques, et une sorte de gilets sans manches, grossièrement tissés de fils qui ressemblent à du chanvre, et qui mettent en évidence la carrure de Lamwal. Les hommes s’attachent des jambières aux mollets. J’imagine qu’elles protègent la chair humide quand elle frôle la roche sous l’eau.

Ils ne rasent pas leur barbe et gardent leurs cheveux plutôt longs. Ils les attachent quelquefois en chignon. La compagne de Lamwal, Rana, est elles aussi vêtue comme les autres femmes, d’un simple paréo attaché au-dessus des seins jusqu’à la hauteur des genoux

Le village sent les algues et le poisson qui sèche accroché à des treilles de bambou. Il plane aussi un arôme de citronnelle, qu’on plante un peu partout où l’on trouve assez de terre. Si ce n’était les fils électriques, les antennes, les voitures et les cyclos garés sur la place ou à l’entrée du village, on se croirait replongé dans un autre siècle.






Quatorzième carnet - Autour de Bandar‘alam

Les requins

Lamwal a appelé l’autre jour un banc de requin. La mer était calme, nous avions mouillé à l’entrée de la crique gardée par des îlots rocheux, pelés et menaçants. Chan et moi n’avons pas plongé, nous contentant de regarder de la felouque à l’aide de périscopes : simples seaux dont le fond avait été remplacé par une plaque de verre.

J’ai noté que le Dolum sert particulièrement à communiquer avec les Élasmobranches, plus connus sous leur ancien nom de Sélaciens. Ces poissons sont dotés de ce sens que l’on appelle « toucher éloigné », qui leur permet de ressentir à travers leur peau ce que les autres espèces ne parviennent à percevoir qu’au contact, ou avec les organes de l’ouïe.

Les requins et les raies possèdent encore un autre sens qui détecte des champs électromagnétiques aussi bien que des gradients de la température. Appelés ampoules de Lorenzini, ces électro-récepteurs se trouvent répartis principalement autour des mâchoires et des yeux. Chaque ampoule est prolongée d’un canal rempli d’une sorte de gelée s’ouvrant sur la surface par un pore dans la peau et se terminant dans un faisceau de petites poches pleines de cellules électro-réceptrices. La plupart du temps, les ampoules sont groupées en paquets dans diverses parties du corps avec lesquelles chaque faisceau a des ampoules communiquant avec la peau.

Des équipes de l’université viennent parfois travailler ici avec Lamwal, échangeant leurs connaissances. Les initiés et les chercheurs collaborent sans rivalité, sans que les méthodes scientifiques et les enseignements initiatiques se heurtent. Chacun y trouve son compte, et les chercheurs ne pourraient savoir autrement quand ils commencent à agacer les requins.

Ces recherches intéressent de près la marine, qui tente de rendre les coques des sous-marins plus furtives, et d’améliorer les performances des sonars et de divers capteurs. Lamwal intervient alors à nouveau, bouclant ainsi le cercle, en récupérant les plans, et en programmant la machine qui découpe et soude automatiquement les tôles d’acier. J’avais eu l’occasion d’approcher et d’observer comment fonctionnait celle des chantiers navals de La Ciotat au siècle dernier.

Le salut de la perfection est dans la fuite

Il existe un mot définitivement ambigu : « parfait ». Il conserve la même ambiguïté dans toutes les langues que je connais : perfect, mahdi Il lui arrive de signifier « ce qui est fait une fois pour toutes », notamment pour désigner un temps ou un mode de conjugaison, et d’autres fois « ce qui est réalisé sans imperfection ». Mais comment ce qui est fait une fois pour toutes le serait-il sans imperfection ?

Aussi, le mot « imparfait » n’est-il pas moins ambigu. Il signifie, en quelque sorte, « ce qui n’est ni fait ni à faire ». Une expression affirme que « la perfection n’est pas de ce monde ». Signifie-t-elle que rien n’est jamais accompli définitivement, ou que rien n’est jamais bien fait ? Peut-être que tout ce qui continue à exister ne dure que parce qu’un défaut, comme un point de déséquilibre, le fait chuter, et donc avancer. Le salut de la perfection serait donc dans la fuite.

Ceci n’est peut-être après tout qu’une observation grammaticale, notamment pour la langue arabe. Elle aide à comprendre pourquoi le mahdi, le parfait, prend souvent la valeur d’un infinitif, mais d’un infinitif doté d’une conjugaison complète, et donc difficile à traduire, disons, parfaitement. Une telle observation permet de mieux comprendre le subtil usage du mahdi plutôt que du moudari‘ dans la parole Coranique.

En somme, on devrait compléter la formule « la perfection n’est pas de ce monde », par « de ce monde historique ». Et elle devient alors une tautologie.

Voilà résumé ce que je retiens d’une conversation avec Raya. Nous parlions des révolutions du vingtième siècle, et de celles qui les ont précédées : en Hollande, en Grande-Bretagne, en Amérique du Nord, en France…, des révolutions très imparfaites, dans toute l’ambiguïté du terme. Des révolutions toujours à faire, quoique faites à jamais, sans qu’on y pût rien effacer, avec les infinies conséquences qu’elles engendrent, et le non moins infini possible qu’elles ont ouvert.

Sur les quais

Les bateaux, et le port lui-même, sont assez propres, autant qu’un port et ses bateaux puissent l’être. Ils sont entretenus. Rien n’y demeure longtemps à rouiller. On croise de nombreuses équipes de sableurs, de piqueurs, de peintres au minium.

Pourtant les bateaux et le port dégagent une impression austère. Cet aspect vient des couleurs qui n’y sont jamais vives. On préfère toutes les nuances de gris : gris sable, vert de gris, gris terre de Sienne, gris terre de Mars… C’est austère sous un ciel souvent gris lui aussi, mais clair et lumineux, comme un ciel de mercure. L’impression que donnent les bateaux et les installations portuaires est celle aussi d’un grand désordre.

Je sens que l’on n’aime pas beaucoup m’y voir traîner. Personne ne m’a encore rien dit, mais je sens les questions qui se posent. « Qui c’est ce mec ? Qu’est-ce qu’il vient traîner dans ce coin ? » Je n’entends rien, car ici on est poli et discret, et de toute façon je ne comprends pas la langue, mais je sais bien ce qu’en substance on se dit.

Je suis un étranger, et je sais qu’on trouve ici des installations sensibles. Je n’ai pas vraiment l’air du pays, quoique je sois habillé à peu près comme tout le monde, les manches de ma chemise correctement repliées sur les avant-bras. Je crois que je me fais surtout remarquer parce que je suis trop vieux pour être là. Les ports ne sont pas faits pour des sexagénaires.

Tout y est trop grand, trop haut, trop ensoleillé. Trop de dangers peuvent tromper l’attention. Tout le monde est jeune ici, ou du moins le paraît. On se meut avec énergie, on parle haut, on crie du haut des grues, des échafaudages, du pont au quai.

Il est pénible de se déplacer dans le port sans au moins un vélo. Toutes les distances sont trop grandes, sous un soleil qui, bien que toujours un peu voilé, n’en est pas moins accablant. On doit se garder des camions qui ignorent toute limitation de vitesse, des clarks surgissant sans crier gare d’un hangar, des hautes grues qui se déplacent sur leurs rails, mais silencieusement, car elles n’émettent pas les sons d’alarme caractéristiques que l’on entend dans tous les autres ports. Ces bruits ne plaisaient pas aux dockers de Bandar‘alam.

On voit bien parfois le marin d’un navire étranger traverser le port, quoique les marins préfèrent avoir recours à un taxi pour se rendre à leur hôtel dans le centre. On pourrait me prendre pour l’un d’entre eux. On ne voit cependant pas non plus beaucoup de vieux marins à l’étranger. Les vieux marins attendent leur retraire sur de courts trajets qui ne les conduisent jamais dans des eaux lointaines, où l’on parle avec des requins et des raies.

Je n’ai pourtant pas l’air si chenu, depuis que j’ai adopté un port de tête qui ressemble à celui de Zhongli Quan.

Zhongli qui ?

L’image même

Image : les nouvelles méthodes de reproduction, notamment sur écran, ont donné à ce que nous appelons image une valeur nouvelle elle aussi, et en ont fait un paradigme dont nous pouvons comprendre, maintenant que nous l’avons, combien il nous manquait. Peintures, gravures, photos, toiles, dessins, enluminures, estampes, reproductions…, nous pouvons envelopper tous ces termes sous le même registre d’image, et saisir immédiatement ce qui en est le caractère déterminant et ce que le mot « image » dit en plus que les autres ne disent pas. Tous les objets qu’ils désignent sont susceptibles de se glisser d’une forme à une autre, tout en demeurant chacun essentiellement le même : l’image.

Je pense en disant cela à la miniature bleue du musée de Bandar‘alam. Elle m’a frappé à partir du moment où je ne l’ai plus vue comme une miniature, mais sur une carte postale, à laquelle elle ne se confondait justement pas. Elle n’était pas plus une carte postale qu’elle n’avait été une enluminure. Elle était une image. Je l’ai vue en somme comme on découvre un texte aussi distinct du livre sur lequel il est imprimé, de l’écran sur lequel il est affiché, de la page où il est manuscrit, ou même de la lecture qui nous en serait faite : le texte lui-même.

Ce n’est pas évident, pas du tout, de détacher l’image du matériau, des matériels, qui lui sont souvent consubstantiels. L’humanité n’y est pas parvenue en seulement quelques siècles, pas plus qu’à numériser du texte.

Il me semble pourtant que les images en Asie étaient parvenues très tôt à approcher une telle émancipation, sans passer par des appareillages techniques très complexes, si ce n’est que l’Asie avait depuis longtemps une certaine avance dans les procédés d’imprimerie. Les images s’en étaient approchées dans la nature de leurs conceptions même, dans leur âme si j’ose dire. Je pense toujours à la miniature bleue.

Aujourd’hui, nos images, nous les découvrons presque toujours imprimées dans des livres ou des revues, et toujours plus encore, sur des écrans. C’est ainsi que nous les connaissons, et c’est aussi bien ainsi, toujours plus souvent, qu’elles sont immédiatement créées. Elles sont toujours au moins retouchées, retouchées au point d’en être recréées.

La musique même

Évidemment, pour une image, le plus important est comment elle est donnée à voir. Pour la musique, plus encore, comment elle est donnée à entendre. Nous vivons une toute autre expérience si nous écoutons un disque de flamenco, tranquillement assis le soir à notre bureau, si nous assistons à un concert, ou si nous participons à une fête gitane en Camargue.

À vrai dire, ce n’est pas nous ici qui importons, ni comment nous écoutons ; c’est la musique qui n’est plus la même selon où et comment elle est exécutée. La musique sera bien meilleure dans une fête gitane, même si nous en entendons l’enregistrement.

D’autres musiques ne sont bonnes qu’après avoir été minutieusement travaillées dans un studio. Il est des musiques fort différentes, mais elles diffèrent finalement surtout par destination.

J’apprécie particulièrement le flamenco, qui est une musique qui ne se destine pas précisément à un public, mais qui se pratique en groupe. Dans une fête gitane, tous participent. Des guitares surgissent dans tous les coins, des mains frappent, des cris ponctuent les paroles, une femme danse, un homme, des enfants… Ceux qui ne sauraient pas savent magiquement, emportés par l’ensemble. Même les musiciens et les danseurs plus aguerris, sont emportés, inspirés par les autres.

Même les plus aguerris ne sauraient pas cependant « chauffer un public », comme on dit. Les meilleurs musiciens en seraient incapables dans un concert, ils doivent être eux aussi emportés par les autres.

Le flamenco se joue entre soi. C’est pourquoi il est en voie de disparition, car on n’aime pas voir des gitans se retrouver entre eux. Cependant, quand il est enregistré, il s’écoute très bien tranquillement assis le soir à son bureau. Le tembang semble également une musique qui se joue mieux entre soi.

Aujourd’hui, la musique est rongée par la domination réelle du capital. Elle est close dans son spectacle marchand. On n’en trouve pas facilement qui soient intéressantes, on n’en entend nulle part, moi du moins. Ces temps-ci, je prise surtout le tembang qui résonne souvent dans la nuit.

Il existe différents genres de tembangs, certains sont comme des méditations tranquilles et mélodieuses, mais d’autres sont comme des fêtes gitanes.

Tous crétins

Nous savons bien ce qui se passe quand la quantité de carbone augmente dans un volume donné d’air : celle de l’azote et celle de l’oxygène diminuent en proportion. Quand la quantité d’oxygène diminue, l’activité du cerveau ralentit. Si la quantité de carbone continue à croître, et celle d’oxygène à baisser, la conscience commence à s’altérer, puis les capacités vitales sont atteintes. Tous les plongeurs le savent très bien.

Accessoirement, le taux de carbone dans l’air fait croître la température à la surface de la terre. La fonte des glaces en résulte, et la montée des eaux. De combien la mer pourrait-elle bien s’élever : deux mètres, trois mètres ? Comment pourra-t-on seulement le savoir puisqu’on mesure l’altitude à partir du niveau de la mer ? Mais d’ici là, de combien auront baissé nos capacités cognitives ?

On saura qu’un seuil critique aura été atteint quand la principale cause d’inquiétude que provoqueront de telles perspectives, sera les migrations de populations qui en résulteraient probablement. Il aura été dépassé quand on attendra que les gouvernements nationaux prennent des décisions efficaces. Pour l’instant, ils combattent la nicotine, qui est le seul produit connu, dérivé du tabac, qui accroisse artificiellement la ventilation du cerveau.

Saad a planté du tabac dans son jardin, mais il continue pourtant à défendre sa thèse que le procès de crétinisation serait principalement causé par des perversions technologiques consistant essentiellement à émietter les connaissances et l’organisation du travail. Bref, il espérerait une confiscation du capital pour le mettre sous le contrôle de conseils ouvriers.

Ce serait assurément une initiative intelligente, trop intelligente hélas. Ne voit-il pas l’intelligence qu’elle exigerait ? Il a intérêt à faire pousser beaucoup de tabac dans son jardin, et à en distribuer le plus possible à ses camarades syndicaux. Et faire vite, avant que les effets ne deviennent insuffisants.






Quinzième carnet - Fin d’été

Les ruelles de Bandar‘alam

Ici il n’y a ni été ni hiver, comme en Provence, en Languedoc et en Catalogne, c’est un charme qui manque au pays. Il fait toujours chaud comme un perpétuel été, mais sans les longues journées qui vont avec.

Au nord-ouest de la Méditerranée, l’automne est la plus belle saison. La douceur de l’été s’y prolonge. Il y fait plus doux qu’au printemps où le vent de mer est glacé, et plus encore celui des Alpes ou des Pyrénées, alors que le soleil déjà mord la peau. À l’automne, le soleil devient doux, et le vent de mer reste tiède.

L’automne n’est pas fleuri comme le printemps, si ce n’est de quelques lauriers tardifs et de quelques plantes sauvages, mais les feuilles des vignes-vierges y deviennent rouges comme du sang. Les nuits s’allongent et l’on aime faire l’amour sans n’être plus noyé de sueur. C’est un charme qui manque ici.

Raya et moi sortons le soir dans les ruelles. Nous allons regarder le soleil tomber derrière la mer, se lever la lune au-dessus des toits. Raya et moi aimons sortir le soir et nous embrasser dans l’ombre des ruelles comme des adolescents.

Nous n’avons plus l’âge de parler d’avenir, mais celui d’évoquer passé, et c’est une façon de réinventer nos vies. Le présent change le passé, et c’est une façon de le revivre encore. C’est une façon de retisser nos vies en les croisant, mêlant nos langues et nos corps.

Le temps, le temps qui passe, n’est qu’un nom pour la causalité, mais la causalité est surtout l’impression que les causes et les effets se succèdent donnant une apparence de raison, si ce n’est de nécessité à la vie, mais dans la réalité, rien n’est moins évident.

« Il n’est pas d’autre réel que je », disait Mohamed Ikbal (mais ça sonne mieux en arabe). Ce sont de ces choses que deux corps s’enseignent quand ils redeviennent adolescents.

« Les regards des amants rendraient Dieu jaloux des hommes », m’a dit Raya, « s’Il ne s’y contemplait lui-même. »

« Finalement croirais-tu en Dieu ? » ai-je questionné. « Regarde-moi », m’a-t-elle répondu. « Ai-je l’air de me contenter de croire ? »

De la modernité

« Tu comprends », dis-je à Chan à qui j’explique la conscience politique actuelle de l’Occident, « les Européens et les Nord-Américains se persuadent qu’ils sont les dépositaires exclusifs de la Modernité Occidentale : de la modélisation mathématique et du recours systématique à l’expérience, du constitutionnalisme républicain et démocratique, du socialisme et de la liberté, de tous les avant-gardismes…, mais la modernité appartient aujourd’hui au monde entier, et elle s’acculture d’autres traditions, comme l’avait fait l’algèbre, la boussole, l’imprimerie, la chimie des métaux, le papier ou le concept de dharma… Alors ils finissent par se retrouver à l’envers sur leur monture. Ils s’agrippent à ce qui n’appartient qu’à eux : l’état-nation, le féodalisme qui de la propriété terrienne est passé à celle des brevets et des diplômes, la croisade, l’inquisition, la catéchèse…, ou alors au système-dollar, aux grandes marques, au ketchup…, un ensemble bien moins hétérogène qu’on pourrait d’abord le penser. »

« En cherchant à s’agripper à la Modernité Occidentale, dans laquelle il croit voir son essence éternelle et sa mission historique, l’Ouest n’attrape que l’héritage du Saint Empire. »

« Les Occidentaux ne sont pourtant pas plus cons que les autres », note Chan.

« Mais certainement pas moins. Demande à Saad qui est un spécialiste. »

Le mythe de l’Éleveur Suprême

J’ai trouvé d’autres chiffres sur la baisse du QI venus des USA, des chiffres plus modestes, mais ne la confirmant pas moins, cette fois sur un siècle. L’article était franchement raciste, comme on a le droit de l’être sans manières aux États-Unis, sans se donner la peine de passer par d’inextricables arguties.

La baisse y était expliquée en partie par des mélanges génétiques avec des races moins douées, en partie par les aides sociales qui favoriseraient la survie des plus faibles et leur forte natalité. On ne peut être plus clair. L’article s’accompagnait de citations de Darwin quelque peu hors contexte. La théorie de Darwin visait la sélection des espèces, pas des individus, et moins encore des troupeaux, des hordes ou des nations. Elle démontrait clairement que la solidarité, entre individus, entre groupes ou même entre espèces était la meilleure garantie de succès.

Sinon, chez les hommes, et même chez les autres espèces, la sélection des individus fonctionnerait plutôt à l’envers. Comme on dit : ce sont les meilleurs qui s’en vont. Il semble que les meilleurs soient le plus rapidement éliminés, peut-être simplement en ne cherchant pas à se protéger. Ce sont évidemment les plus audacieux, les plus infatigables, les plus généreux, les plus indociles, les plus vertueux, les plus inspirés, qui courent le plus de risques de tomber avant les plus médiocres, mais la vie est profuse, et les gènes se combinent.

Et d’abord, qu’est-ce que réussir pour une espèce ? Et qui sont les meilleurs pour celle-ci ? Un éleveur sait bien sélectionner ses chevaux qu’il destine à la course, au trait ou à la randonnée. Mais depuis quand les hommes ont-ils des éleveurs, et pour quoi faire d’eux ? Les meilleurs travailleurs à la chaîne ? Les combattants les plus obéissants ? Les fonctionnaires les plus procéduriers ? Les chefs les plus respectueux des hiérarchies ? Les têtes les plus pleines ? Les pitres les plus drôles ? Si les nègres s’y avéraient moins doués, grand bien leur fasse, mais je ne l’ai jamais personnellement constaté.

Quel bénéfice a un cheval particulier, ou l’espèce chevaline tout entière, à gagner une course hippique, à labourer un grand champ, ou à être vendu cher en boucherie ? Imaginer un créateur suprême ne m’a jamais semblé une idée bien intelligente, mais un éleveur… Un Éleveur Suprême ! Voilà qui illustre bien la seule information consistante de cet article : la baisse du niveau mental.

Cette seule information brute dénote un symptôme intéressant. Et s’il était avéré que les tests donnassent aussi des différences de niveaux selon les populations auxquelles ils sont appliqués, je me demanderais d’abord si les meilleurs résultats seraient bien obtenus, comme il serait prévisible, par la population à laquelle appartiennent ceux qui les ont conçus.

Le fait têtu cependant demeure que ces résultats sont en baisse. Ils montrent une baisse de niveau au moins depuis la domination réelle du capital. Peut-être baisse-t-il depuis le néolithique supérieur, ou peut-être a-t-il successivement baissé et remonté selon les modes de production, nul ne peut le savoir.

La saison

Le vent et la pluie atteignent parfois à Tamgound des fureurs proprement effrayantes. Les tempêtes de ces derniers jours n’ont pourtant pas été jugées exceptionnelles. Elles n’ont pas fait de victimes ni de gros dégâts.

Naturellement, quelques routes ont été emportées, à Saim-Yang notamment. Raya et moi y sommes remontés avec Saad et Leili pour estimer et réparer éventuellement les dommages, ou au besoin aider les voisins plus touchés. Le passage fréquent de tempêtes équatoriales entretient ces réflexes de solidarité dans l’île, et lui sont sans doute plus profitables en cela que les quelques maux qu’elles causent.

La station-service est suffisamment éloignée de la rivière, et celle-ci assez bien endiguée en cet endroit, pour que nous n’y ayons rien eu d’autre à déplorer que quelques entrées de boue qui ont maculé les sols. Chez Leili, le poulailler et une bonne part du potager ont été emportés. Un arbre est tombé dans le jardin de Saad. On y est habitué ici et l’on n’en plante jamais trop près des constructions. Beaucoup d’arbres sont tombés, et les tronçonneuses résonnent partout dans la vallée. C’est la saison.

Correction lexicale et correction politique

Dans tous les pays, même dans ceux auxquels on s’y attendrait le moins, un vocabulaire identique s’est imposé dans la presse. Je n’ai jamais pu vérifier comment certaines langues se débrouillent pour le traduire. « Élite », par exemple, est employé partout dans un sens socio-économique de classe dirigeante : ceux qui possèdent capitaux, statuts et diplômes. Soit, mais pourquoi les appeler ainsi ? Nous savons tous que nous ne trouverons pas parmi ces gens-là beaucoup de ceux pour qui il serait correct d’employer ce nom. Naturellement, je ne consulte pas toutes les presses du monde dans le texte, mais celles dont je lis les traductions dans des langues que je connais, emploient toujours ce mot sans le placer seulement entre les guillemets qu’on serait en droit d’attendre, même ici, à Tamgound.

« Il faudrait au moins mettre des guillemets » ai-je expliqué à Chan dans mon dernier courriel. « Sinon il vaudrait mieux choisir un mot plus approprié : “les exploiteurs”, “les classes dirigeantes”, “les classes expropriatrices” ; ou encore, si l’on veut être familier : “les gavés”. On doit être attentif à son vocabulaire. Un vocabulaire fautif, ou seulement imprécis, mutile toujours la pensée. »

« Nous étions convenus que tu ne discuterais pas le contenu des articles », m’a répondu Chan Dong.

« Je te l’accorde, mais je t’avais prévenu aussi que le niveau de français était à mes yeux le plus important », ai-je contesté en retour de courrier. « Peut-être la qualité de langue est-elle aussi un contenu après tout, et des plus importants. Si c’est ce que tu entends, je te l’accorde aussi. Mets les guillemets, crois-moi, et ton papier va devenir plus profond et subtil. À moins qu’ils ne te suggèrent quelques autres corrections, et de cela, je t’en laisserai juge. »

Ceux qui méprisent la correction politique commencent toujours par mépriser la correction grammaticale et lexicale. J’observe aussi une tendance à employer systématiquement « radical » à la place d’« extrémiste », et à en confondre le sens.

Mustapha

Mustapha est un colonel à la retraite, un colonel de cavalerie. Son régiment, basé à Lamdong, est constitué d’une vingtaine de blindés légers et de deux hélicoptères de soutien, avec tous les missiles qui vont avec. Je l’avais déjà rencontré en réparant sa moto à la station-service. Plutôt devrais-je dire que je l’avais seulement aidé. Il avait plus besoin d’outils et d’un espace approprié, que de mes maigres compétences.

Il est un organisateur. Il n’a pas besoin que lui soit conféré la moindre autorité pour l’imposer spontanément. Il est parfaitement capable de coordonner l’activité d’un nombre considérable d’homme. Il sait immédiatement ce qu’il doit faire, et ce que chacun doit faire. Mustapha ordonne. Il sait donner des ordres qui ne laissent même pas venir à l’esprit qu’ils seraient contestables.

Il est pourtant de petite taille, maigre, avec une forte moustache et une barbe courte. Ses yeux ne s’arrêtent pas sur vous et sont attentifs à tout ce qui se passe dans leur champ visuel, mais il vous regarde en face quand il vous parle. Mustapha donne des ordres dans une langue parfaite et concise. Il n’a parfois pas besoin d’une langue quelconque. Il regarde quelque part, vous regarde, et cela vaut un ordre.

Toute activité humaine suppose un rapport particulier à la parole. L’activité militaire entretient avec la langue une relation qui a depuis longtemps retenu mon attention, et mon admiration aussi, je dois avouer. Cette relation n’est pas sans points communs avec celle qui s’instaure dans le travail, si ce n’est que dans la guerre, l’erreur a généralement des conséquences plus fatales.

Dans le travail industriel aussi parfois. Sur les chantiers de Bandar‘alam, la mort est toujours en embuscade derrière la moindre erreur. Aussi la langue des chantiers n’est jamais très loin du langage militaire. Elle est seulement plus complexe, parce que plus technique. Mais au fond, peut-être pas, les deux partagent souvent les mêmes techniques.

Cette parole, cette langue, doit accepter de descendre à portée de l’idiot. Elle doit être simple et sans ambiguïté. Elle doit encore se mettre à la portée de l’étranger, de celui qui ne connaît pas la langue, parce qu’on travaille toujours avec des étrangers.

À propos, je viens de découvrir que la langue française paraît ne plus connaître le verbe « foirer ». Seul le dictionnaire de l’Académie Française et Wiktionnaire le signalent encore comme une acception populaire pour désigner une vis ou un écrou dont le filetage est détérioré.

S’il ne s’agit que d’une acception populaire, alors messieurs les académiciens, donnez-moi un autre mot, dites-moi celui qui serait correct pour désigner la chose sans faire appel à une périphrase. Dans la marine, le mot s’applique encore à un filin ou à un bout dont le tressage se défait ; et dans l’armée, à un obus ou à un missile qui fait long feu.

Au bout d’un certain temps de bons et loyaux services, les mots finissent toujours par s’user, ils s’émoussent en se limitant à leur seul sens figuré. On a alors besoin d’en forger de nouveaux. Sinon comment fera-t-on quand on en aura besoin, surtout dans une situation critique, quand on doit être net et bref pour agir ?

Toujours la langue doit coller au plus près de dispositifs concrets. Car je ne parle pas ici d’un globish, de la langue que parlent les zélites, et qui est aussi une langue simplifiée. La langue dont je parle est simple et brute, mais elle n’interdit pas, elle, la précision et la finesse, et elle peut même se prêter à l’humour.

Bref, j’ai retrouvé Mustapha à Lamdong, qui supervisait les secours en bottes de caoutchouc, et nous avons à nouveau sympathisé. « Si j’organisais une soirée quand nous aurons fini, en serais-tu avec Raya ? », m’a-t-il proposé.






Seizième carnet - Soirée à Tamgound

Une soirée mondaine

À Tamgound, on aime se vêtir de noir, sinon de couleurs très sombres, des verts turquoise, des bleus de Prusse, qui ne sont bien souvent que des noirs qui se délavent. Les femmes prisent les pantalons étroits descendant juste assez sur les chevilles pour y laisser voir un bracelet. Elles aiment aussi des gilets sans manches qui se portent au-dessus du nombril sur une tunique légère et vaguement transparente, dont les manches s’évasent sur les avant-bras.

C’est ainsi que s’est habillée Raya pour la réception chez Mustapha : un magnifique chemisier de soie d’un rose fuchsia éclatant, parfaitement accordé aux tons de sa peau, sous un gilet de tissus léger dont le noir tire au vert, et moule son torse. Ce ne sont pas des vêtements qui se portent tous les jours. Elle s’est coiffée d’un foulard diaphane orné de calligraphies en caractères kufiques, difficiles à déchiffrer à cause des plis et de la transparence du tissu.

J’ai l’impression de me rendre à une soirée de notables provinciaux. « Notables », voilà un autre mot que j’aurais pu proposer à Chan, quoique je ne sois pas sûr qu’il corresponde si bien à « élites ». « Élites de province » sonne un peu comme un oxymore, tant ceux qu’il désigne aiment s’enferment dans leur propre espace comme le fit la noblesse française à Versailles, quoique cet espace ne soit plus aujourd’hui si terrien, mais devienne plutôt l’espace-temps de la communication et du déplacement rapides.

Raya et moi sommes amusés à l’idée de jouer aux notables. Mustapha est colonel, et Saad professeur d’université, admettons qu’ils soient des notables. Mais nous ? Raya serait-elle notable pour tenir une des stations-services de Lamdong ? Non, assurément. Elle a cependant beaucoup écrit : des essais, des poèmes, des contes. Je devrais m’y intéresser davantage. Mais comment ? Elle n’a rien de traduit.

Le champ du conte

On tend à déprécier les contes en Europe, le mot « conte ». On pense aux contes pour enfants, aux traditions orales. On y surestime les romans. C’est pour une part une question de traduction. Pour autant, ne peut-on quand même traduire ce qu’on appelle « conte » en Orient par « roman » ou « nouvelle » ?

Les questions de traduction sont souvent des questions de conventions, et rien ne nous interdirait de parler de romans et de nouvelles pour la littérature asiatique, leur ajoutant au besoin le qualificatif « philosophiques ». Oui, l’Orient a une longue tradition de romans et de nouvelles philosophiques, philosophiques au sens ancien, du temps où l’on parlait de « philosophie naturelle ». Jonathan Swift et Cyrano de Bergerac sont en Europe les héritiers directs de cette longue tradition.

Du moins cette tradition-là est-elle d’abord arabo-persane. Dans un plus lointain orient est apparue cette littérature du fil de la vie. Romans et nouvelles y ont fait pendant à cette poésie des Li Po, Tou Fou, Sôkan…, et qui n’a pas laissé indifférente la littérature contemporaine. On les appelle cependant « contes ».

Quoi qu’il en soit, on trouve toujours en Orient un goût pour aller et venir entre ce que j’appellerai pour faire vite, l’essai et la fiction. On y a toujours été tenté de mettre la pensée, concernerait-elle l’algèbre, la philologie, la chimie ou l’optique, à l’épreuve de la vie quotidienne et de l’expérience vécue. Voilà ce que serait précisément le champ du conte.

Un tel parti-pris est plus rare dans le monde occidental. Peu de profonds penseurs ou de solides chercheurs se sont fait de bons écrivains, et l’inverse n’est pas moins rare, même si les ouvrages des uns et des autres ne manquent pas de se nourrir.

C’est que l’introduction brutale de l’imprimerie, devenue très vite industrielle en un temps où une longue tradition littéraire ne s’était pas encore consolidée, a fait des lettres un marché. Il en est résulté une « littérature marchande », comme on dit une « littérature de cour ». Elle n’en a pas moins produit des ouvrages remarquables, même s’ils n’étaient pas toujours ceux qui s’imposaient immédiatement dans le marché, pas plus qu’en d’autres temps dans les cours. Le déplacement entre les genres y fut seulement rendu plus difficile.

La domination réelle du capital a aujourd’hui réduit davantage le champ que laissait encore le marché à la vie de l’esprit, et elle la force à chercher d’autres issues. C’est en cela que les travaux de Raya excellent, m’a dit l’un des convives qui la connaît bien.

Une conversation avec Mustapha

Pendant que résonnaient les sons des deux cithares asiatiques et de la flûte de bambou, Mustapha et moi sommes restés à l’écart à bavarder autour d’un narguilé sur une étroite terrasse de bois. La pluie est loin maintenant, et la nuit est douce pour laisser au grand air se dissiper la fumée d’un tabac du Vietnam parfumé de clous de girofle.

Mustapha : La notion de religion enveloppe bien des éléments contradictoires, et même antagonistes. Quand des Musulmans disent « religion », ils pensent et ne pensent qu’à l’Islam. Quand ce sont des Chrétiens d’Occident, Orthodoxes, Catholiques ou Réformés, ils pensent à l’Église Romaine. Ces religions s’appuient pourtant sur l’histoire et l’enseignement des Prophètes, qui sont l’extrême opposé des religions plus anciennes dont elles ont pris la place.

Tu me diras qu’il existe malgré tout des points commun entre toutes ces sortes de religions : le sacré, l’au-delà, la communion dans une communauté de fidèles… Peut-être, mais souligner de tels points sous-entendrait qu’ils sont importants, et que ce qui les distingue radicalement serait accessoire, or, c’est le contraire. Ce qui intéresse le fidèle, et même tous les hommes, n’est justement pas ce que les religions ont de commun, mais ce qui les distingue définitivement les unes des autres. Ce qu’il y a de commun n’intéresse que la sociologie et l’ethnologie, et les sciences humaines ne nous apprennent pas plus à connaître telle ou telle religion, qu’elles ne nous fourniraient un concept qui les envelopperait toutes.

Il existe aussi des religions qui n’en sont pas pour leurs adeptes. Les Confucianistes considèrent-ils que la leur en soit une ? Ils n’ont probablement pas tort. Qui tiendrait le Platonisme pour une religion ? Il existe aussi des idéologies sur lesquelles on hésite à se prononcer. Le Socialisme est-il une religion, alors qu’il en possède bien des caractères ?

Moi : Georges Sorel avait un argument difficilement contestable pour prouver le contraire. Si comme certains l’on dit, le socialisme était une religion, elle serait celle de la bourgeoisie libérale qui a fondé la Modernité Occidentale, fait la révolution britannique, américaine et française. S’il était une telle religion, elle serait celle du capital et de sa théologie économiste. Là tu peux trouver tout ce qui caractérise une religion : les croyances, l’identification à une communauté, les rites, la morale, l’ordre social…

Mustapha : On en trouve trop, justement ! Et pas assez, car tombe aussi sous la notion de religion tout ce qui s’en fait l’antithèse : l’insoumission, l’expérience personnelle placée au-dessus de tout dogme, le rejet des mythes et des idoles… Une religion du capital ? Je n’y crois pas.

Se sont seulement effondrés le Christianisme romain, ou encore l’Umma califale. Alors affleurent comme des récifs à mer basse, les résurgences de l’Empire Romain antique, de l’ancienne civilisation mésopotamienne, iranienne… Il en résulte parfois des sursauts frénétiques autour de l’Atlantique Nord ou de la Péninsule Arabe dans un sens ou un autre, mais ils sont étrangement dépourvus de spiritualité, et ils ne ressusciteront pas les civilisations disparues.

Moi : Si je t’entends bien, tu ne verrais aujourd’hui que trois camps qui se partagent le monde : ceux qui restent frénétiquement attachés à la modernité d’avant la Guerre Civile Mondiale, des zombies hantés par les théocraties du Moyen-âge, et ceux qui sont habités par des enracinements plus antiques.

Mustapha : Non, tu me comprends mal, même si peut-être ces trois camps parfois semblent s’affronter sous nos yeux, même si peut-être ils traversent chaque homme. Ce ne sont que leurres et fantômes du passé, comme tu le sous-entends bien toi-même. Ce sont au mieux des vestiges mêlés et fondus en de nouveaux alliages. La notion de religion cependant n’explique rien ni ne recouvre rien. Ce n’est pas un concept.

La république des notables

J’imagine que tout colonel de cavalerie est un notable, que tout professeur d’université en est un aussi. À Tamgound, tout le monde est un peu notable, et pas qu’un peu semble-t-il dès qu’on s’en est rendu compte. C’est une caractéristique des vieilles républiques.

Le notable est celui qui se sent investi d’un pouvoir dans la communauté où il vit. Il n’a pas besoin pour cela d’avoir un titre ou un statut particulier. Partout ailleurs, le notable doit quand même être riche, grand propriétaire ou titulaire d’une fonction officielle, mais pas nécessairement à Tamgound.

La presse préfère le mot « élite » à notable, comme je le disais, car ce dernier porte presque toujours une connotation provinciale. La communauté sur laquelle le notable se sent investi de pouvoirs, est à échelle humaine, et son autorité toujours personnalisée, alors que les « élites » semblent ne sévir qu’en hordes. On connaît le notable, et l’on est fier de le connaître. À Tamgound, chacun est fier comme un notable, et chacun est fier de le connaître.

Il suffit à Tamgound d’être un citoyen de la république. La citoyenneté républicaine fait fonction de titre de noblesse. Voilà une caractéristique des vieilles républiques, et surtout des petites, celles qui ont la chance de se réduire à une ville ou à une île. Les institutions républicaines ne conviennent pas aux grandes nations où elles asservissent vite des masses impersonnelles.

Tout le monde n’est pas citoyen à Tamgound. Il n’est pourtant pas difficile de le devenir. Il suffit d’y avoir passé une part importante de sa vie, et d’avoir apporté une contribution significative à la vie de la république. Cette dernière condition est laissée à l’appréciation des amis qui vous parrainent. Il suffit donc de se faire de bons amis.

Rien ne vous forcera à devenir citoyen à Tamgound. Vous n’y trouverez aucun avantage. Vous y gagnerez seulement le droit de participer aux conseils locaux et à l’entraînement militaire, mais vous n’en avez nul besoin pour participer aux conseils d’industries ou aux conseils de métiers, et même pour y être élu secrétaire ou président si vos camarades le désirent. Cela s’est déjà vu.

Il est parfois préférable, si l’on est étranger, de le demeurer. Être étranger suscite l’intérêt, la curiosité ; vous donne une singularité qui vous met quasiment à égalité avec les notables. Être étranger vous confère immédiatement une notabilité qu’un citoyen doit quand même gagner.

Vous disposez ainsi de tout le temps qui vous sera nécessaire pour vous habituer à ne pas être comme tout le monde. Lorsque vous n’aurez plus besoin d’être étranger pour susciter l’intérêt et pour que des gens soient fiers de vous connaître, alors vous serez toujours à temps de devenir citoyen. C’est ce que m’a expliqué Saad avec une légère pointe d’humour.

Chez Mustapha

Mustapha habite sur une éminence à la sortie nord de Lamdong. Le jour levé, on y a une large vue sur la vallée de la Nagoundat.

Il ne pleut plus depuis la semaine dernière. Comme nous, une part des convives y est cependant resté dormir. Le sol demeure gorgé d’eau, et des portions de routes ne sont encore que des chemins bourbeux où il n’est pas prudent de circuler la nuit.

Mustapha a chez lui un nombre considérable de hamacs, de hamacs militaires, et le climat permet de coucher à la belle étoile. Sa maison est faite d’enfilades de petites cabanes au milieu des plantes.

Leur ensemble est relativement spacieux, quoique d’un aspect modeste et quelque peu austère. Seul, à l’entrée, le grand portique de bambou dans le style océanien des premiers occupants de l’île, est impressionnant, surmonté d’un immense et bien inutile auvent semblable à la proue d’une jonque.

N’avoir d’yeux que pour elle

« Tu ne devrais pas regarder Raya comme tu le fais en public », me souffle Saad à l’oreille. « Ce n’est pas convenable. »

Raya est assise sur l’une des rampes des jardins, adossée contre une arcade de bois blanc, ciselée d’arabesques : barakat, barakatan, sulawatan…, des mots qui me semblent n’avoir été gravés que pour elle. Ses mains sont serrées sur un bol de thé en bambou, un thé qui a les mêmes tons que sa peau, et qui paraît lui transmettre sa chaleur et sa fluidité.

L’un de ses pieds nus est posé sur la rampe de bois, l’autre pend dans le vide. Nous avons tous laissé nos chaussures à l’entrée. Je ne vois rien d’autre de sa peau si ce n’est son visage partiellement caché par l’ombre de son voile, où ses yeux et ses lèvres rient et transmettent aussi à son corps tout entier leur fluidité.

Je ne distingue rien d’autre de sa peau, et je la vois pourtant nue comme une rivière coulant vive sous l’ombre des frondaisons. Je ne comprends pas un mot de la langue qu’elle parle, et je n’entends que mieux la musique qui monte de son corps et charme le mien au plus profond de mes sens.

« Tu la déshabilles des yeux », insiste Saad. « On ne fait pas ici ce genre de choses sans discrétion. Tout le monde a bien compris qu’elle était pour toi un objet de désir, mais ça ne nous regarde pas. Ce n’est pas ainsi que nous souhaitons la regarder. »

N’est-il pas désagréablement répressif, ce rappel à l’ordre, songé-je à haute voix ? Comment veut-on que je regarde Raya ? Honteusement peut-être ?

« Ne sois pas sot, ce sont tes attitudes d’adolescent étourdi qui sont finalement répressives », me gronde Saad vexé et amusé à la fois. « Un jour, si tu veux, je t’expliquerai. »




Carnet dix-sept

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, juin 2018

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/livre_18/




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