À Bandar‘alam

Jean-Pierre Depetris, juin 2018.

Retour à Lamdong - À la station - Une proposition de Saad - Conversations à Bandar‘alam - Suite

Table des matières





Neuvième carnet - Retour à Lamdong

À propos de lames

Je n’ai jamais compris pourquoi les armes blanches de la région avaient des poignées courbes : des poignées recourbées comme des crosses de revolver. Il ne me semble pas naturel de tenir ainsi un couteau, une dague ou un sabre.

Les formes des lames sont des plus variées, celles recourbées des cimeterres, celles droites mais ondulées des kriss, celles épaisses et courtes des sabres de marine, ou longues et fines des sabres de cavalerie… Partout ailleurs, la poignée est dans le prolongement de la lame, formant une ligne avec celles qui sont droites. Tu peux l’observer depuis les antiques glaives de bronze du monde méditerranéen jusqu’au monde chinois. Dans ces contrées seulement, elle est comme une crosse, permettant de brandir sa lame bien droite devant soi sans plier le poignet.

Je ne l’ai vu qu’ici, dans ces régions de la Sonde. Même les manches des faux ici sont recourbés, et je me demande pourquoi.

De nouveau vers Lamdong

Dans la maison de Leili, j’ai vu pour la première fois une faux locale. Je m’en suis servi, sous le regard inquiet de Raya, pour dégager les herbes folles qui croissent si vite. Je m’y suis pris d’abord moi-même avec prudence, avant de constater que la forme baroque du manche ne changeait rien à la façon de faucher.

– Où as-tu appris à te servir si bien d’une faux, m’a-t-elle demandé pendant que je battais la lame à coups de marteau précis sur l’enclumette fichée dans le sol à cet effet entre mes jambes, ce n’est quand même pas dans les collines de Marseille ?

– Certes non, il n’y a que de la garrigue et des cailloux.

– C’est bien ce qui me semblait, a-t-elle plaisanté, les planteurs d’organismes génétiquement modifiés n’ont qu’à bien se tenir.

– Mais non, ai-je répondu en frappant à coups brefs de mon marteau que je laissais rebondir dans un bruit clair et monotone, il m’arrive seulement quelquefois de couper du foin ou de la luzerne pour les bêtes, selon où je me trouve.

Saad m’a laissé les clés de chez lui, et Leili a laissé les siennes à Raya, tous deux cherchant manifestement à se débarrasser de nous pour rester seuls ensemble dans l’appartement de Bandar‘alam. Je n’avais pas caché ma nostalgie des alentours de Langdon, et ils ont sauté sur l’occasion, prétextant le nécessaire entretien de leur domicile respectif.

Raya songeait elle aussi à rentrer pour aider son cousin à la station-service qui n’avait plus le temps de servir des cafés et de se livrer à de petites réparations. Moi-même, je ne voyais plus comment j’allais continuer à payer ma chambre d’hôtel.

Ali

– Ça me fait toujours peur quand on pousse un moteur à fond, me crie Ali, le cousin de Raya, en tentant de couvrir le vacarme. Si une telle puissance nous éclatait à la figure… !

– Pourquoi veux-tu qu’elle nous éclate à la figure ? As-tu souvent vu un moteur à explosion exploser réellement ?

– On n’y peut rien, c’est une réaction physiologique. C’est comme le vertige.

– Et ça se dit descendant de pirate !

Je suis venu donner un coup de main à Ali dans l’atelier de la station-service où il avait accumulé un retard considérable, malgré une jeune voisine qui venait l’aider à la pompe. Bien sûr, on ne peut pas faire un travail sérieux si l’on doit s’interrompre tous les quarts d’heure.

Moi, j’adore le bruit des moteurs poussés à fond, et régler l’allumage et les carburateurs. J’y trouve un plaisir comparable à celui d’écrire ; écrire du code, écrire des équations, écrire de la poésie. Mais écrire des signes est difficile et épuisant, alors qu’un moteur est simple. Un moteur est la simplicité faite chose, sous sa forme la plus brute et la plus immédiate. Rien n’est plus apaisant pour l’esprit, ni plus exaltant pour l’âme, qu’un moteur qui donne toute sa puissance. Bien sûr, même si l’on en a l’habitude, les coups d’accélérateurs accélèrent aussi le rythme cardiaque.

Ali me dit qu’il n’est pas étonné qu’un esprit aussi bizarre que le mien ait séduit sa cousine. Je préfère ne pas lui répondre que je ne crois pas que ce fût mon esprit. L’amour est simple lui aussi, simple comme un moteur à explosion.

Les traits d’Ali ressemblent beaucoup à ceux de Raya. Leurs yeux sont bridés, larges et fins, leur peau moins sombre et leur nez plus fins que ceux de la plupart des natifs du sud-est asiatique. Leurs ancêtres sont-ils venus de l’Altaï par l’Inde des Moghols, ou par la mer de Chine ? Ou des côtes toutes proches de Sumatra, de Malaisie ou de l’ancien Empire Khmer ? Probablement de tous ces lieux, et de plus loin encore.

Bien qu’il soit lui aussi à peu près de mon âge, ses cheveux et son fin collier de barbe sont restés noirs.

Un éléphant

Un éléphant : oui, j’ai vu passer un éléphant pour la première fois à la station-service. Je m’étais demandé à quoi servait ce petit bassin d’eau pure près de la route qui ressemble à un lavoir : maintenant, je le sais.

Il en reste encore dans les environs. J’en avais bien dépassé un en vélo, et j’en avais vu un autre près des rizières sur les rives de la Nagoundat. Les animaux conservent des avantages que la mécanique n’a pas.

Notons qu’on ne doit pas être pressé. Il paraît pourtant que les éléphants peuvent courir assez vite. Je l’ai entendu dire, mais je ne l’ai jamais vu. On trouve de nombreuses miniatures dans le musée de Bandar‘alam, montrant des éléphants de combat dans les batailles des shahs moghols ou de quelques maharajas. Ils ne semblent pas bien rapides, les fantassins marchent à leurs côtés, et ne courent pas. Quand on les a vivants à côté de soi à pouvoir les toucher, on comprend que ces lourds pachydermes ne causèrent pas tant de dommages aux légions de Scipion, mais ils devaient quand même causer de grands désordres dans les alignements impeccables de pilums et de boucliers qui faisaient l’efficacité des Romains au combat.

La station-service est à l’entrée de Lamdong dans le sens du cours de la Nagoundat. Après le grand virage, on la voit soudain dans une oasis de verdure toute équatoriale. Le garage lui-même, l’atelier de réparation, on ne le distingue pas d’abord entre les grands arbres qui déversent sur lui leurs ramures.

Les pompes sont au centre d’une grande étendue de terre et de graviers, en face d’une cabane qui tente de faire figure de local administratif, et que Raya parvient à entretenir dans un peu commun désordre. Puis, du côté opposé à l’atelier, et qu’on n’aperçoit qu’au tout dernier moment quand on entre dans Lamdong, quelques tables sont disposées sous quelques arbres, pour y casser la croûte et boire un café. Tout de suite après, se trouve le poulailler dont poules, coqs, canards et poussins vont parfois promener jusqu’aux pompes et aux abords de la route, faisant klaxonner les usagers.

Derrière encore, presque entièrement cachée, se trouve une casse que la végétation commence à envahir comme les ruines d’Angkor Vat, qu’elle dévore littéralement, et dont elle fait un merveilleux jardin surréaliste où nous allons cueillir des pièces de rechange.

Le lieu sent bon. J’aime du moins ces fragrances où se mêlent l’essence, la graisse et l’huile de vidange, les odeurs de métaux chauffés de l’atelier, celles de végétation humide, d’asphalte brûlante, de pneus en plein soleil.

– Où as-tu appris à te servir si bien d’une clé-à-molette, m’a encore demandé Raya ? – Dans une autre vie.

Chez Saad

Raya et moi disposons de trois appartements pour deux, et la plupart du temps, nous n’en utilisons qu’un seul. J’aime rester dans celui de Saad, où j’ai fini par me sentir chez moi. Je n’en utilise que la chambre, la cuisine et le jardin. J’utilise la cuisine pour travailler et me faire chauffer éventuellement un café.

Je laisse l’ordinateur portable dans la chambre, sur la table en face de la fenêtre, au sud, où je distingue bien les étoiles, quoique, sous une telle latitude en cette saison, le zodiaque est si haut que se situer au sud ou au nord ne fait pas une grande différence. C’est un ciel nouveau que j’ai en face de moi.

J’aime travailler dans la cuisine pour m’ôter la tentation d’ouvrir l’ordinateur. On ne résiste pas sinon à écrire au clavier, à chercher des références, à vérifier une orthographe, une date…, et l’on finit par se retrouver avec les yeux injectés de sang. Et puis, le stylo et la feuille blanche incitent à faire appel à sa mémoire, à se lancer plus audacieusement sans ne rien vérifier. On est toujours à temps de se corriger, de réécrire et de recomposer. C’est facile.

C’est ce que j’entendais quand je disais que l’ordinateur avait changé ma façon d’écrire, même à la plume. Savoir qu’il est là, tout près, m’incite à écrire à la plume avec plus de spontanéité et d’audace.

Heureusement, j’ai aussi l’atelier de mécanique pour reposer mes yeux de l’éclairage à diodes électroluminescentes.

Les chiens de Saad m’ont reconnu immédiatement. Avant même que je sois allé les chercher chez le voisin qui les nourrit quand leur maître s’absente, ils ont surgi devant la cuisine. Les chiens sont indépendants ici. Ils circulent livrés à eux-mêmes un peu partout.

J’ai pu me convaincre qu’on n’avait rien à craindre d’eux. Ils ne seraient pas efficaces à chasser des voleurs, car ils craignent les hommes ; seulement des animaux sauvages qui s’en prendraient à vos récoltes ou à votre poulailler. Aussi, si chaque chien a son maître, car les chiens aiment ça, ils sont aussi, chacun, les chiens de tous. J’aime assez qu’on élève les animaux dans le respect des hommes ; mais, naturellement, ils défendraient leur maître, et probablement l’ami de leur maître.

Le Nouveau Tamgound

Le Tamgound Occidental, en anglais, on l’appelle New Tamgound. Ali m’en a parlé.

– Raya t’a dit que les pirates avaient empalé quelques prisonniers indigènes pour venger leurs frères qui avaient été mangés ? me demande Ali. En réalité, ils ont massacré une tribu entière, femmes, vieillards, enfants. Ils ont tranché des têtes et les ont faites bouillir pour en détacher plus facilement la chair, puis ils en ont fait une pyramide au centre des quelques corps empalés en cercle. On a conservé le journal de leur capitaine.

– Ils les ont décapités avant de les empaler ?

– Probablement : les pirates n’étaient pas du genre à se compliquer la vie. Ils ne tenaient pas particulièrement à torturer, seulement à terroriser. Ils ont fait ce qui leur semblait utile pour qu’aucune autre tribu ne soit plus disposée à les contrarier. Les autres tribus comprirent vite que les pirates ne voulaient rien d’autre que construire un port en eau profonde, et qu’ils le voulaient vraiment.

– Il y a un détail que je ne comprends pas dans cette histoire. Il n’est pas naturel pour les hommes, ni pour la plupart des êtres vivants, d’agresser spontanément ce qu’ils ne connaissent pas. La curiosité d’abord l’emporte. Qui alors aurait provoqué l’affrontement initial ?

– Voilà une sage remarque pour laquelle nul n’a de réponse. Dans son journal, le capitaine ne la donne pas. Les autochtones avaient probablement déjà rencontré des étrangers. D’où leur seraient venus sinon les porcs qu’ils élevaient ? Le journal du capitaine est avare de détails sur ces événements. Il est bien plus prolixe sur les sculptures et les peintures des indigènes, et contient d’innombrables dessins. Les premiers navires avaient ramené de nombreux objets récupérés dans le camp détruit. On en trouve quelques-uns au Musée de Badar‘alam

Mahmoud al Barid

Le capitaine Mahmoud al Barid dirigeait l’expédition de trois grands baghalats d’une cinquantaine de mètres partis pour établir un port dans les archipels de l’Est, au-delà du monde civilisé. Il est connu pour ses explorations de contrées lointaines et ses nombreux écrits, plus que pour ses rares exploits militaires.

Mahmoud al Barid était un homme froid qui paraissent au premier abord n’éprouver aucun sentiment, ce qui lui valut son nom, mais il parvenait pourtant à inspirer une empathie à tous ceux qui le côtoyaient un certain temps. Il s’intéressait aux formes de vie des peuples qu’il rencontrait, à leurs mœurs et à leurs mythes, et avant tout à leurs techniques. Il les considérait comme un tout homogène, comme si mythes, mœurs et techniques contenaient les clés des uns pour les autres. Cela lui permettait de comprendre profondément les gens qu’il rencontrait, et d’entretenir avec eux des liens intimes.

Il n’hésitait pas à passer des jours à se faire expliquer les gestes techniques du quotidien, et n’avait de cesse qu’à parvenir à les maîtriser. Il ne craignait pas qu’on puisse se moquer de ses maladresses et de sa gaucherie au début. Il n’hésitait pas non plus à passer des jours à enseigner à ceux qu’il rencontrait les techniques que lui et ses hommes utilisaient. Il leur disait tout du maniement des deux grandes voiles trapézoïdales ou de l’usage d’un astrolabe. Ils comparaient les façons dont les uns et les autres parvenaient à lire leur route dans les étoiles, celles dont ils traçaient les constellations, et les mythes qui leur étaient attachés.

Par cette méthode, il créait des liens forts avec les étrangers qu’il rencontrait, et auxquels on ne se serait pas attendu. Il écrivit de nombreux cahiers sur ces rencontres. Il en retira de nombreuses techniques qu’il appliqua à celles qu’on connaissait déjà, ou qu’il améliora. Il écrivit aussi des poèmes et des contes que lui avaient inspirés ses voyages. Hélas, on n’en trouve rien qui fût traduit dans une langue que je sache lire dans les bibliothèques numériques des villes de Tamgound.






Dixième carnet - À la station

Considérations sur la piraterie

Depuis que je suis ici, je songe que les pirates n’ont sans doute jamais correspondu à l’idée que l’on est porté à s’en faire. Depuis l’antiquité, ce qu’on nomme piraterie n’a jamais agi différemment de toutes les marines de guerre. La seule différence tiendrait à ce que les pirates n’agiraient pas sous les couleurs d’états reconnus. Ce n’est pas si exact au fond, car on peut se demander ce qu’était un état reconnu avant des institutions supranationales pour le reconnaître, on peut s’interroger aussi sur la véritable nature de telles institutions. La marine des uns a donc toujours tendu à être la piraterie des autres. Francis Drake était-il un explorateur anglais, un pirate, ou un lord amiral ? Cela a dépendu du moment : un pirate pour attaquer les galions espagnols et portugais sous pavillon imprécis ; un lord amiral quand il s’agissait de défendre l’Angleterre de la Grande Armada, et sans doute toujours un explorateur et un savant, bien que roturier et aventurier.

La plus grande entreprise de piraterie qu’a connue le monde, au milieu du dix-neuvième siècle, celle de la flotte des drapeaux rouges dans les mers de Chine, dirigée par une femme, Ching Shih, ressemblait beaucoup à une lutte de libération nationale avant l’heure. Après que les navires qu’il avait envoyés contre elle eurent changé de camp, l’empereur fit appel aux flottes des empires européens. La seule couleur de leurs drapeaux rappelle la révolte des Taiping, puis celle des Boxers.

Encore sur la station-service

À la station-service, attenante à la cabane qui fait fonction de local administratif, j’ai omis de parler de la construction, de briques et de bois, dans laquelle je n’avais presque pas eu l’occasion d’entrer. On peut y commander des casse-croûte et des boissons à consommer sur place ou à emporter. On trouve aussi sur les étals, des biscuits, des journaux, des livres neufs et d’occasion, et quantité d’objets d’utilité diverse : piles, briquets, produits d’entretien, calligraphies du nom d’Allah ou de Mouhammad somptueusement encadrées de plastique doré, les figurines des Trois Vénérables pour mettre sur la plage arrière ; on y trouve aussi des outils : tourne-vis, clés, lames de scies… Les moustiquaires y font régner une légère pénombre, ponctuée par le bruit des ventilateurs. Il y fait moins chaud que sous les arbres dehors.

Quoiqu’assez petit, le bâtiment est plein comme une caverne d’Ali Baba. On y trouve encore des jouets, des bassines en plastique, des boîtes de couture, des pièges à sauterelles dont les habitants de l’île sont friands, du tabac, des vapes, des chargeurs de batteries, des stylos, du papier et des enveloppes, des bacs de disques compacts d’occasion contenant des films asiatiques, des musiques de tenbang, de gamelan, de galengan, de jazz, de reggae…, et des récitations de sourates du Coran qui ne sont pas toutes sans intérêt.

On y trouve même des cageots de fruits et de légumes apportés par des agriculteurs environnants, placés à l’intérieur ou étalés devant l’entrée. Il reste encore un petit espace devant une fenêtre avec deux tables et quelques chaises pour s’y installer quand il pleut fort dehors même sous les arbres, ce qui est fréquent ici.

D’une mécanique platonicienne

On n’imagine pas ce qu’un bon muezzin est capable d’apporter à la récitation coranique. Certains ont des voix exceptionnelles, mais en font parfois peut-être un peu trop, comme des chanteurs d’opéra. Ils deviennent alors célèbres comme des chanteurs de variété, et ce ne sont pas forcément les meilleurs. Je ne blâme personne, je l’observe, c’est tout.

Il faut laisser chanter au verbe coranique son propre chant, s’y abandonner précisément, et certains y excellent, notamment quelques-uns dont j’ai écouté les enregistrements en vente à la station-service, et que Raya passe parfois l’après-midi.

Je me suis aperçu tardivement, dans les rues-mêmes de Marseille, de l’importance des interprétations du Coran et de leurs nuances. Je prenais un café devant la porte d’un bar, sur la terrasse déserte à l’ombre des micocouliers, quand j’ai entendu ce que je n’ai pas reconnu d’abord. Ça ressemblait à un chant, mais à peine chanté, sans musique ni accompagnement, et qui laissait porter à chaque mot sa totale puissance. Les flots de la parole dans laquelle j’avais bien reconnu de l’arabe, mais dont je ne cherchais même pas à comprendre le sens (j’ai toujours beaucoup de mal à comprendre les paroles psalmodiées du Coran sans m’y rendre très attentif, ni même sans avoir le texte sous les yeux), le flot de la parole, donc, était à l’équilibre entre les chocs dont savent jouer les langues du couchant, aryennes et sémitiques, et la simple tranquillité de celles de l’Asie.

Cette psalmodie était d’une qualité exceptionnelle. « C’est bien beau ce que vous écoutez », ai-je dit au jeune homme qui m’avait porté mon café. « C’est la parole de notre prophète bien aimé », m’a-t-il à peu près répondu en portant la main à son cœur, peut-être un peu amusé. J’en fus stupéfait ; stupéfait surtout, et un peu honteux, de ne pas avoir immédiatement reconnu ce qu’il m’était pourtant bien souvent arrivé d’entendre. Je venais de redécouvrir le Coran avec un œil neuf, ou plutôt une oreille.

Croire ou comprendre

La remarque que je viens de faire n’est pas d’un ordre seulement esthétique. Elle touche au principe du verbe prophétique, et même poétique, et peut-être de l’expression algorithmique ; de toute révélation, dans son sens le plus élémentaire de surgissement. Peu importe que la parole soit celle du Dieu, de son prophète ou de son messager angélique (la seule trinité qui vaille), ce n’est pas une telle question qui doit masquer l’essentiel. Peu importe l’auteur, plus généralement, peu importe même, en un sens, ce qu’il dit ; et si ce qu’il dit est incroyable, il est probable qu’il ne le dise pas pour être cru, et même qu’il le dise pour n’être pas cru, mais compris.

Ne t’y trompe pas : croire et comprendre vont mal ensemble. Imagine que j’enseigne à un enfant comment multiplier les fractions. Il se peut qu’il me croie. Mais si l’on dit qu’il me croit, cela ne signifierait-il pas simplement qu’il ne comprend pas ce qu’est multiplier des fractions ?

Ali, lui, semble m’avoir parfaitement compris. « Bien sûr qu’il n’a plus à te croire s’il comprend, car alors il sait. » Et il ajoute en parfait platonicien : « Il sait même qu’il savait déjà. »

Conversation

« Choisir entre le bien et le mal, un animal saurait le faire. Nous, nous devons choisir entre des biens et entre des maux. » C’est un hadith qu’a cité Raya alors que nous déjeunions avec Ali sous les arbres devant la pompe à essence, je ne sais plus à quel propos. Je me souviens bien du sujet de notre conversation, mais je ne me souviens plus du rapport avec le hadith.

Nous parlions des relations entre le platonisme et l’empirisme. Raya nous disait que les idées développées dans les dialogues socratiques nous détournent du plus important si nous leur accordons plus d’intérêt qu’elles ne méritent.

« Voilà une forte remarque », dis-je, « ne trouves-tu pas Ali ? ».

Une telle idée ne me serait jamais venue seule à l’esprit. Maintenant que Raya l’a énoncée, elle me frappe comme une vieille évidence dont l’ombre m’aurait accompagné dès mes premières lectures.

Je me suis souvenu du Dialogue de Protagoras : au terme d’un échange serré dont les arguments étaient aussi robustes que convaincants, mais dont aucun ne parvenait définitivement à l’emporter sur ceux de son détracteur, Socrate finissait par remarquer que Protagoras et lui en étaient insensiblement venus à défendre chacun la thèse qu’il combattait au départ.

Wittgenstein, qui n’était pas un lecteur des plus piètres, se demandait, je ne sais plus dans lequel de ses livres, pourquoi les dialogues de Platon se donnaient tant de mal pour éclaircir des questions qu’il ne trouvait ni si intéressantes, ni finalement éclaircies. Il avait du moins déjà compris cela, mais non que ce qui y paraissait important ne l’était pas autant qu’une succession de commentateurs et de professeurs s’en étaient convaincus depuis l’antiquité. J’imagine que si Wittgenstein avait entendu la remarque de Raya, elle aurait eue sur lui le même effet que sur moi.

« L’énoncé est dans le monde », disait Raya. « Il ne l’enveloppe pas, l’énonciation est un processus réel. »

Certes, et de ce point de vue, Socrate n’était pas moins sophiste que ceux auxquels il s’opposait. Il leur reprochait seulement de vouloir faire de leur savoir des objets de savoir, d’en faire commerce, et implicitement de s’en faire croire les propriétaires. Socrate, en somme, opposait aux sophistes les arguments du Projet GNU, ce en quoi il reste actuel. Sinon, il était pour le moins aussi sophistes, et le sophisme aussi reste actuel.

Raya, et Ali également, pensent que cette actualité est passée dans l’Empirisme, ce que je ne contredis pas : de l’Empirisme classique de Locke et de Berkeley, à l’Empirisme radical du Pragmatisme, l’Empiriocriticisme de Mach, ou l’Empirisme Logique de Wittgenstein. Ce qui relie Socrate et les sophistes, en passant par la Falsafa arabe et l’Humanisme florentin, à l’Empirisme moderne, est la conception de la pensée comme un mouvement ; la vision de l’énonciation comme une forme de vie.

Bien sûr, ceci n’est qu’un résumé de notre conversation, noté avant que je ne l’oublie. Elle était en réalité moins soucieuse de classification et d’étiquettes. Les étiquettes, c’est commode pour ranger, et Ali ne l’a que trop ignoré pour les casiers et les caisses du garage.

En remplaçant Raya à la pompe

En contemplant les pneus et en humant leur odeur indescriptible que dégage la pluie après que le soleil les a chauffés tout le matin, je songe à l’improbable évolution du mot pneumatique.

Il me surprend parfois que le passé me laisse filer entre ses doigts. Je l’entends bien quelquefois frapper au carreau, mais je vais, et lui non. Les vifs quoique souples pneumatiques ont une étonnante adhérence au présent que leur confèrent les ciselures de la volupté.

La pluie devient plus rude avec le vent qui me renverserait presque, et ses trombes qui se suivent comme des vagues dont je suis trempé jusqu’aux os en un instant. Le temps présent a des privilèges éhontés sur la durée.

La pluie tombe par vagues successives qui battent bruyamment les vitres et les parois, et le vent trace avec elles comme des ondes sur la route et les prés, ce vent qui bat contre mes côtes ma salopette trempée. J’ai posé mes lunettes sur le bureau. À quoi bon. À quoi bon tenter d’y voir à travers des verres ruisselants. Puis assis dans la baraque poussiéreuse et désordonnée où je remplace Raya, je songe encore à l’improbable évolution du mot essence en regardant les pompes sous la pluie.

L’écriture en procès

Quand on écrit, et aussi bien quand on dessine, qu’on photographie, qu’on peint, qu’on compose…, il est des éléments qui importent, d’autres qui sont insignifiants, et d’autres qui ne sont que du bruit, ce n’est toutefois pas toujours évident. Un bon photographe donne l’impression d’avoir tout maîtrisé dans son image. Bien sûr, il n’en est pas capable. Le petit volet écaillé dans un coin, le photographe n’y est pour rien, on n’est même pas sûr qu’il l’ait vu. Un peintre l’aurait nécessairement aperçu, et il aurait dû choisir de le peindre tel qu’il était, ou de le modifier.

Le photographe peut aussi modifier sa photo, il peut choisir d’effacer ou de changer les détails qui le dérangent. Un guitariste peut être gêné par le frottement des cordes, il peut aussi les atténuer ou les effacer sur l’enregistrement, ou non.

Aujourd’hui où nous voyons la plupart des images sur des écrans, nous savons combien ceux-ci en changent les couleurs. Nous écoutons du son numérisé, et nous savons aussi combien il varie selon l’appareil avec lequel nous l’écoutons. Nous avons du moins des données numériques qui ne varient pas. Une partition numérique est exécutable de bien différentes manières, elle donne cependant des indications précises sur les limites dans lesquelles elle est autorisée à varier.

Un texte lui aussi est susceptible de différer profondément selon par qui et comment il est lu : à l’italienne, en forçant le ton, les effets, avec détachement, avec ironie…, voire avec un programme de reconnaissance vocale. Le texte lui-même et sa ponctuation indiquent dans quelles limites ces variations sont acceptables.

La lisibilité, la lecturabilité aurait dit Jean Ricardou, est aussi fortement déterminée par sa mise-en-page. Jusqu’à une époque récente, un texte n’existait que sur papier. Quand on l’écrivait, on ne se posait plus beaucoup de questions, ayant déjà choisi la qualité et l’épaisseur de sa plume, la texture et le format de ses feuilles. L’impression était bien souvent laissée à des tiers, qui se posaient ou ne se posaient pas ces questions. L’auteur était cependant appelé à approuver la mise-en-page qu’on lui proposait.

Aujourd’hui que l’écriture et l’édition constituent un même procès, tout est bien différent. Tout texte écrit à l’aide d’un programme exécuté dans un système et sur une machine donnée doit, tôt ou tard, quoi qu’on en fasse, être ouvert sur un autre programme, et sur un autre système et une autre machine. La seule impression impose de passer par un pilote d’imprimante.

C’est à partir de là que tout se complique. Avant, le texte est comme écrit sur du sable, de la silice justement. Si tu veux que ton texte dure plus que ta cession, que ta machine, et même un peu plus que quelques décennies, il doit être encodé sous quelque forme de XML, de Post-script ou de HTML, éventuellement de LaTeX.

Nous ne pouvons pas nous contenter de confier ces conversions à des pilotes automatiques. Pourquoi ? Parce qu’un programme ne comprendra jamais ce qui dans notre typographie relève de ce qui importe, de ce qui est insignifiant, ou de ce qui est tout au plus du bruit. Ce qui est nouveau dans l’écriture numérique est que nous ne pouvons plus éluder ces questions. Nous devons leur donner des réponses à peu près exactes comme nous le faisions intuitivement en choisissant notre plume et notre papier. Et cela précisément parce que la lecture elle aussi, avec l’écriture et l’édition, se trament dans un même procès.

« Est-ce, crois-tu, vers quoi se dirige le marché du numérique ? » m’interroge Raya à qui j’ai enfin entrepris d’expliquer l’importance d’accéder au code pour écrire. « Non bien sûr, mais c’est sur quoi nous ne pouvons pourtant pas faire l’impasse. »






Onzième carnet - Une proposition de Saad

Métal

La chaleur est étouffante dans les terres, qu’un vent de mer ne viendrait pas alléger aussi peu que ce soit comme à Bandar‘alam. Le temps ne paraît pas fraîchir jusque dans la lumière vacillante de l’aube. La sueur colle la salopette à ma peau dans l’atelier malgré les ventilateurs qu’anime un petit moulin à vent sur le toit, et la faible lumière indirecte du jour.

Les lourdes bottes de sécurité, avec leurs semelles et leurs coquilles d’acier, sont particulièrement pénibles, mais il serait imprudent de s’en passer. Il y a longtemps, j’ai déjà fait l’expérience de combien la chair est fragile au métal. Elle se coupe et se déchire comme rien, sans même qu’on le sente, et le sang se répand sans douleur. On en reste étonné. Il y a si longtemps que les cicatrices en sont devenues presque invisibles.

Le métal rend la chair érotique. Les pin-up qui ornent les ateliers et les chantiers, ou les véhicules industriels et militaires du monde entier, en témoignent. Peut-être parce qu’il paraît toujours froid à la peau, ou parce qu’en chauffant il devient brûlant. Le métal est toujours sensuel, quand vrombit un moteur, ou quand siffle une lame de faux.

En entrant dans l’atelier, Raya s’est jetée sur moi et a cherché mes lèvres. Je l’ai serrée en écrasant ses seins contre mon torse.

– Viens ce soir chez Leili, nous nous baignerons dans la rivière, a-t-elle murmuré.

– Non, viens chez Saad, elle y est plus proche de la maison.

– Non, elle est plus profonde chez Leili, a-t-elle dit en se détachant.

Il y a peu de voitures au garage, ce sont souvent des camions et des camionnettes que nous réparons. Il y a surtout beaucoup de motos, de cyclos, de vespas, et parfois de simples vélos.

Les gens sont soudés

Les gens sont soudés ici. Ils font bloc, mais ils ne sont pas moins individualistes qu’à l’Ouest en un sens. Les liens familiaux sont forts, les liens de voisinage, tous les liens, mais on n’en est peut-être d’autant moins moutonnier. Tous font bloc et chacun se sent fort.

Bien sûr, si vous commencez à déconner, quelqu’un finira par vous le dire, ici comme ailleurs, mais si vous parvenez à convaincre votre entourage que vous suivez bien votre propre voie, personne ne vous reprochera plus rien. Si vous êtes bien avec la tête complètement rasée, ou avec une barbe et des cheveux hirsutes, nul ne murmurera.

C’est qu’il y a une différence notable entre suivre sa voie ou déconner. Mais c’est une différence qu’il est parfois dur de faire, même pour soi.

L’accès au réseau

Il n’y a pas ici de fournisseurs d’accès comme dans la plupart des pays, les réseaux ne sont pas sous le contrôle d’opaques structures féodales. L’accès est assuré par les municipalités ou des conseils locaux, enfin, globalement. Il l’est parfois par des coopératives, les unions locales, le port de Bandar‘alam, l’Université de Fâfura, des associations, des mosquées…

On ne trouve pas non plus un boîtier pour chaque foyer, sauf dans quelques campagnes isolées. L’accès relève du service public. L’accès au réseau, l’hébergement et le téléphone sont totalement distincts.

Il est très facile de se connecter. Il suffit de demander un mot de passe personnel et tout se fait seul, enfin pas tout à fait car on n’est pas connecté automatiquement en lançant la session. On doit se connecter manuellement, ce qui est en définitive très bien. On n’a pas forcément envie de laisser des traces comme une limace partout où l’on passe, et l’on apprécie parfois d’ouvrir son ordinateur sans n’en laisser aucune.

Les boîtiers, et les disques distants qui servent éventuellement à enregistrer et sauvegarder ses données personnelles, ou hébergent tout simplement des sites, se trouvent dans des lieux proches sous le contrôle de personnes physiques bien identifiées qui ne vont pas disparaître au premier aléa. Mosquées, établissements scolaires, casernes de pompiers, voire simple bar de quartier, s’en chargent souvent.

On ne baigne donc pas ici dans un bien inutile foisonnement d’ondes dont on a mal identifié les effets sur l’organisme, mais qui n’apportent assurément rien de bon, et qui est vorace en énergie. Aussi, à Tamgound, l’introduction de l’internet au tournant du siècle a eu un effet tout contraire à l’enfermement des gens sur eux-mêmes qu’il a eu ailleurs. Il a plutôt créé un nouveau maillage social, les lieux d’hébergement, directement contrôlés par les usagers, se transformant souvent en centres de ressources et de rencontre pour des groupes d’utilisateurs.

À Saim-Yang

« Il est naturel que les nouvelles générations comptent toujours plus de crétins. Les jeunes sont toujours plus grands. Moi-même, je dépassais mon père d’une tête. Les jeunes d’aujourd’hui mesurent un mètre quatre-vingts, un mètre quatre-vingt-dix et davantage. Comment veux-tu que leur glande pinéale pompe assez de sang jusqu’à une telle hauteur. Simple question de physique. Leur cerveau manque d’oxygène. »

Saad éclate de rire. « On peut tourner la question dans tous les sens », me répond-il, « quand une espèce perd certaines de ses aptitudes, c’est parce qu’elle n’en fait plus usage. »

Saad est remonté pour quelques jours à Saim-Yang, c’est ainsi que se nomme le lieu-dit où Leili et lui ont leurs maisons, après le grand pont de la Nagoundat, le long de la petite route qui rejoint la rive par la forêt de bambous.

Il est venu me faire une proposition : « Si tu tiens à gagner de l’argent, je peux t’en donner un moyen qui correspondra mieux à tes aptitudes que ce que tu fais en ce moment. Les conseils du port de Bandar‘alam envisagent de faire un département de leur site en français, et ils cherchent un bon relecteur. »

– Mais Saad, je vais me casser les yeux à faire ça, alors qu’au garage, je les repose, et je fais travailler tous mes sens en même temps. Veux-tu que je devienne crétin à travailler sans risque, seulement du bout des doigts ? Il doit bien se trouver dans toute l’île un bon lecteur francophone.

– Je t’assure qu’il est plus facile d’y trouver un bon mécano, voire des dizaines. Cesse de te plaindre et achète un portable avec un écran mat en haute définition totale, si tu t’inquiètes pour tes yeux. Accepte l’offre, tu y feras sans doute des rencontres plus intéressantes que celle de cornacs qui ne parlent même pas anglais ni arabe.

À propos de la thèse de Saad

Après le repas, nous avons continué à parler de sa thèse. « Deux points en dix ans, c’est très rapide, et si l’on peut les perdre si vite, on doit pouvoir aussi vite en gagner » ai-je dit encore. « Tout ça doit se jouer dans les premières années de l’enfance. »

« J’attache beaucoup moins d’importance au QI que tu sembles le croire », me répond Saad en servant le café. « Les chercheurs en sciences humaines aiment les mesures. À leurs yeux, les chiffres sont le critère de leur scientificité. Ils croient qu’un excès de quantitatif va miraculeusement faire surgir du qualitatif pour leur apprendre ce qu’ils mesurent. Il en fait seulement surgir la confusion. »

« C’est déjà ça », ai-je tempéré en dégustant mon café que Saad prépare toujours avec beaucoup de soin. Les phénomènes qu’il a choisi d’étudier renvoient d’après lui à bien plus que quelques dizaines d’années. Ils remontent plutôt à l’apparition d’un mode de production, un mode de civilisation, à moins que ce ne soit à sa corruption, sa perversion, disons son effondrement perpétuel et ses successives résurgences à partir d’autres foyers.

« Chacun des sauvages du Tamgound Oriental à l’époque où nos premiers navigateurs les ont rencontrés », m’a-t-il dit, « possédait probablement plus de connaissances et d’aptitudes que chacun d’entre nous n’en possède aujourd’hui, même si, collectivement, nous en accumulons bien davantage que leur modeste société. »

« Une société d’hommes peut décupler ses connaissances et ses aptitudes en se spécialisant, et c’est précisément cela une société, la collectivisation de connaissances et d’aptitudes structurées dans des modes de production », expliquait-il, « mais en même temps elle les émiette. Jusqu’à quel point ? Jusqu’à quel point chacun peut-il se spécialiser sans perdre le contrôle, sans qu’il n’y ait plus assez d’hommes à posséder chacun suffisamment de connaissances et d’aptitudes pour garder le contrôle ? À trop émietter cette intelligence, ne finirait-on pas par la détruire ? »

« Tu reconnaîtras alors avec moi », conclut-il, « que ce processus dure depuis des siècles et des siècles, tantôt progressant dans un sens, tantôt régressant dans l’autre. »

Le ciel resté très noir depuis le crépuscule, s’est déchiré plus tard sur une demi-lune en face de la porte vitrée de la cuisine où nous avons mangé. Un vent venu de la mer s’est mis à agiter les hautes branches dont les ombres se découpent dans le jardin éclairé d’une faible lumière blanche.

Than

Je suis retourné à Bandar‘alam, la proposition de Saad finalement m’intéresse. Pourquoi ? Ce sont les chaussures de sécurité par cette chaleur qui m’ont décidé. Corriger du texte, je peux le faire sous les bambous les pieds dans l’eau. D’ailleurs, il n’y a pas assez de travail pour deux au garage. Ali et moi allons remplacer Raya, et nous passons souvent le plus clair de la journée à nous relayer sous les arbres quand il ne pleut pas. La plupart des clients savent d’ailleurs se servir seuls à la pompe.

Leili a semblé ravie de me revoir. Elle ne m’attendait pas. J’ai donc proposé de les inviter à dîner à l’Hôtel Al ‘alam. Sans grande surprise, nous avons croisé Than, et je l’ai invitée aussi.

À Bandar‘alam, les gens vivent beaucoup dehors, et ils reçoivent peu chez eux. Si quelqu’un vous invite chez lui pour le thé, vous pouvez être sûr qu’il vous tient pour un intime. Après cela, vous pourrez tout vous demander.

Les gens vivent dans les rues, dans les cafés, les restaurants, sur les terrasses des rues étroites et des quais. Aussi j’ai été surpris et touché que Than m’invite à venir m’installer chez elle si je devais rester plus d’une journée.

Oh, je ne suis pas allé me faire des idées. L’appartement de Raya n’est pas bien grand, et l’on comprend sans peine que je viens déranger l’intimité de mes hôtes.

« Pourquoi pas ce soir même ? » a proposé Than, sentant que son invitation nous réjouissait tous. « Nous n’avons qu’à passer prendre tes affaires en partant », a-t-elle poursuivi en s’adressant à moi, « comme ça, tu connaîtras le chemin. »

À l’aube

L’appartement de Than est un peu plus grand que celui de Raya, et mieux disposé. Elle y vivait avec ses deux filles, avant qu’elles ne grandissent et s’en aillent, et qu’elle ne rompe avec son mari.

Chan Dong, le responsable du site m’a donné rendez-vous au siège des conseils à sept heures. Certes ici, l’heure qui a cours est bien celle du fuseau terrestre, alors qu’en France, à sept heures en été, il n’est jamais que neuf heures au soleil, mais c’est quand même tôt. Je dois faire un bon trajet en bus qui me force à me lever plus d’une heure à l’avance.

Than, un peu prise de court, m’a laissé sur la table une petite boîte de larves minuscules, avec un bol de riz. Je suis un peu gêné car ce mets doit coûter un prix fou. Les insectes sont chers à Bandar‘alam, et, quoiqu’ils soient nourrissants, il me faudrait plus d’une telle boîte pour me rassasier vraiment. On commence à peine à apprécier les saveurs de ces petites formes oblongues et pâles, et à en explorer les senteurs végétales que déjà la boîte est vide.

Sept heures, c’est bien tôt, mais c’est aussi une heure excellente où le petit jour a secoué les rêves de nos cheveux, sans que notre esprit soit déjà encombré des aléas d’une journée. C’est une bonne heure pour faire connaissance, car on y est sans doute plus soi-même qu’à toute autre.

C’est hélas une heure où j’ai l’habitude d’écrire, et non de courir à un rendez-vous.

Rencontre avec Chan

– Il se peut que notre site ne ménage pas toujours la France. Est-ce que ça ne va pas te gêner ? Chan m’a posé sa question sans manière.

– Je ne suis moi-même pas toujours tendre avec tous les aspects de mon pays.

– Sans doute, mais tu peux critiquer ta mère, et ne pas aimer que d’autres le fassent à ta place.

– Qu’importe, quoi que vous disiez contre la France, il est autrement important pour moi que ce soit en bon français.

– Voilà une réponse qui me plaît. Toutefois, si tu as des remarques ou des critiques à formuler sur nos articles, si des informations ou des remarques te semblent erronées, je ne te reprocherai pas de m’en faire part, je t’en remercierai.

« Là-dessus Chan a fait tomber son stylo. Je suis sûr qu’il l’a fait exprès. »

« Exprès ? » s’étonne Than à qui je conte l’anecdote. « J’ai peine à le croire. »

« Peut-être pas en toute conscience, mais exprès pour me tester. »

Avant même de le comprendre, je m’étais baissé pour le ramasser, et avant même de me rendre-compte que j’étais tombé dans un piège, et moins encore d’en chercher une issue, je m’étais redressé et l’avais accroché à la poche de sa tunique. La voyant un peu plissée, j’ai même rajusté son col et tapoté légèrement le tissu.

« Tu as dû le surprendre », observe Than, « les Chinois sont d’un naturel si obséquieux. »

« Je lui ai en effet arraché un rapide regard de surprise amusée », plaisanté-je. « Tu sais pourtant mieux que moi que les Chinois sont vifs aussi, et que leurs gestes pensent plus vite qu’ils ne perdraient de temps à réfléchir. On cultive chez vous la vivacité, quand nous autres en Occident croyons agir plus vite en ne pensant pas. Peut-on imaginer les effets que produisent dès l’enfance manger avec des baguettes ou écrire des sinogrammes au pinceau ? »






Douzième carnet - Conversations à Bandar‘alam

Après avoir rencontré Chan

– Pourquoi penses-tu que Chan te testait, m’interroge Than. – Il est normal de tester un collaborateur. – Oui, mais que voulait-il démasquer chez toi ? – Simplement mon rapport à l’autorité. On ne peut faire confiance à un homme qui mettrait trop de zèle à servir la hiérarchie, car il s’empresserait de servir n’importe quel nouveau chef quand il en aurait l’occasion.

– Et tu lui as montré que ce n’était pas ton cas ? – Je lui ai seulement fait sentir qu’il avait l’âge d’être mon fils, mais que je n’étais pas encore trop rhumatisant.

Je suis retourné avec Than au musée de Bandar‘alam. C’est un lieu auquel elle semble attachée, et dont je suis manifestement pour elle un prétexte à revenir encore.

Lors de notre dernière visite, j’avais été frappé par le personnage de Zhongli Quan, l’un des Huit Immortels du Panthéon chinois. J’avais écrit dans mon journal qu’il m’avait décomplexé de mon ventre que je trouvais trop gros et trop mou, quand lui s’affalait dépoitraillé comme un gros chat. Zhongli Quan a fait plus que cela, il m’a détendu. Il m’a appris ce que signifiait précisément « se détendre ». Je me suis détendu, portant ma tête plus en arrière et projetant mon regard plus loin, fixant le sommet des collines, ou l’horizon quand il est si bas sur la mer.

– Les encres que tu as vues de lui t’on fait cet effet, me demande Than ?

– Non, probablement pas, mais la figure de Zhongli Quan en est devenue l’image. Je me suis détendu, littéralement, ne portant plus la tête en avant en marchant, dégageant naturellement mon torse. Finalement, les dieux chinois me sont devenus plus sympathiques que ceux de la Grèce antique.

– Assurément, les dieux chinois dégagent une impression plus débonnaire.

– Saad m’avait suggéré d’imaginer un monothéisme qui émanerait d’un tel panthéon, avec les Trois Vénérables, les Huit Immortels, et je ne sais quoi ; un dieu tel qu’on pourrait dire de Lui qu’il n’en est pas d’autres. Il ressemblerait sans doute à celui de Leibniz, ou de Montaigne, ou encore de Descartes, de Berkeley, ou du gros Hume.

Nous avons déjeuné dans le parc, sur la pelouse, parmi les grands arbres reposants et les bosquets de bambous, les plans d’eau où nagent des canards, et que traversent de petits ponts de bois peint, à la forme arrondie dessinant des cercles avec leurs reflets. Nous ne sommes pas retournés dans les salles de la civilisation chinoise. Nous avons seulement visité celles consacrées aux arts moghols.

J’y ai retrouvé ces miniatures qui représentent Israfil avec son énigmatique poisson. Ces images m’intriguent. Pourquoi semblent-elles si communes quand aucun écrit islamique ne fait allusion au Livre de Tobie ? Israfil est l’ange qui sonne la trompette le jour du jugement, et c’est Jésus, Isha, dont le symbole est un poisson, qui viendra l’accomplir. Comment ne pas y penser ?

La domination réelle du capital

On ne résiste pas trop mal ici à la domination réelle du capital. Qu’est-ce que la domination réelle du capital ? Ce n’est pas difficile : il est dans la nature du capital de s’investir dans la production et le commerce des biens et des services. À travers ces investissements, il prend le contrôle de cette production et de ce commerce, mais un certain temps lui est nécessaire pour transformer ces biens et ces services eux-mêmes. Le capital contrôle la production et la distribution de bière en Alsace, et de vin dans le Vaucluse, mais il ne cherche pas d’abord à faire boire du Coca-Cola aux Alsaciens et aux Vauclusiens. Voilà ce que serait, pour le dire vite, la domination réelle du capital.

Le capital commence par contrôler la production et le commerce d’ordinateurs qui vous permettent de les programmer pour tous les usages possibles, puis il va en faire des mouchards qui vous suivront jusque dans les chiottes, et vous intégreront dans des réseaux pour participer vous-mêmes à la diffusion de ses publicités et de ses propagandes.

Le capital va même dominer réellement la production et le commerce des idées politiques, vous donnant pour idée de gauche la défense de sa domination réelle sur le monde entier, et comme idée de droite, le racisme identitaire. Pensée de gauche et pensée de droite qui, en l’occurrence ne s’opposent même pas, puisqu’elles visent ensemble les mêmes ennemis, disons pour faire simple, les Alsaciens qui aiment la bière d’Alsace et les Vauclusiens qui aiment le Côte-du-Rhône, ou les Languedociens, pas nécessairement judéo-bolcheviques, islamo-gauchistes ni même Gitans, qui ont coutume d’étendre leur linge aux fenêtres.

La domination réelle du capital vous fournit ce que vous devez boire ou manger, ce que vous devez porter, ce que vous devez dire et les formats dans lesquels vous devez écrire, ce que vous devez penser, et même ce qu’est la vérité…, mais où tout cela mène-t-il ? Où conduit la domination réelle ? C’est quand même une question intéressante qu’on s’évertue à noyer sous des jugements de valeur et des généralités.

Elle conduit au progrès disent toutes les bouches sur lesquelles le capital exerce sa domination réelle. Il est toujours bon, bien sûr, de progresser, et les uns justifient ainsi la domination réelle du capital, quand les autres en remettent en question l’idée même de progrès. « Quel progrès ? » questionnent encore les plus malins, mais sans mettre le moins du monde en doute l’hypothèse de départ.

Oui mais la domination réelle du capital conduit-elle bien vers un quelconque progrès ? Personne ne m’a jamais donné un exemple de ce que la domination réelle du capital aurait fait progresser. La qualité des vins ? Le système Mac OS ? Le Quotient Intellectuel moyen ?

Il existe pourtant de réels progrès, et quand on y regarde bien, ils semblent plutôt s’être accomplis contre la domination réelle du capital. Chacun peut le voir dans les domaines qu’il connaît bien et où il est capable de produire. Il vaudrait la peine de s’y intéresser davantage. Il y aurait beaucoup à apprendre à observer dans les détails le rôle de la domination réelle du capital sur les vrais progrès, ceux des techniques, des sciences et des mathématiques : son rôle d’obstacle, mais au fond assez peu infranchissable s’il ne formatait pas les consciences.

Les réels progrès n’ont évidemment pas besoin de la domination du capital pour se diffuser. Les investisseurs s’empressent au contraire de les breveter et d’en rendre inaccessibles autant que possible la connaissance pratique. On y résiste assez bien ici. Les nouvelles technologies ont donné au mot « piraterie » une acception elle aussi nouvelle au tournant du siècle, et l’île aux pirates a diversifié ses activités dans ces mers inconnues. On résiste bien aussi à maintenir la qualité de vie.

Critique d’un Marxisme lamarckien

« La principale erreur de Karl Marx », me dit Chan, « et en cela il ne pouvait s’émanciper de son époque, est d’avoir épousé une vision Lamarckienne de l’Histoire. » Chan m’a proposé de venir partager son déjeuner près du port le lendemain de notre rencontre, devant les ateliers de réparation navale.

Le chevalier ‎Jean-Baptiste de Lamarck est le véritable inventeur de la première théorie de l’évolution, quelques décennies avant Charles Darwin. On oppose trop leurs deux œuvres dont chacune est de toute façon mise à mal par la découverte du caractère intransmissible des facultés acquises. Sans doute, le caractère intransmissible des facultés acquises n’invalide pas tout. Le côté vitaliste de la théorie de Lamarck ne suffit pas non plus à la ruiner au profit du déterminisme encore trop laplacien de Darwin.

La faiblesse des théories de Lamarck selon Chan est moins dans son vitalisme que dans sa croyance, plus implicite qu’explicite, que l’évolution se dirigerait en sens unique vers l’homme. « Il ne se risquait pas à expliquer pourquoi les échinodermes auraient dû devenir d’abord des arthropodes avant de générer des mammifères, mais il n’avait aucun doute que les chercheurs du futur y parviendraient. Sa théorie laisse cependant bien entendre que tôt ou tard, infusoires, éponges, araignées ou poissons-chats donneront naissance à des hommes, au terme des successives générations. »

Une légère mélodie de tembang retient les métallos d’élever trop la voix en parlant d’un bout à l’autre des longues tables, la chaleur accablante aussi peut-être, et ils ne gênent pas notre conversation. Chan pense donc que Karl Marx avait une conception de l’histoire dans laquelle, tôt ou tard, toutes les formes de civilisation, de modes de production et de superstructures devaient converger dans celles de l’Occident Moderne, et à travers le long cycle des luttes de classes, cette forme de société accomplie devait aboutir à la révolution communiste finale comme apothéose de la Modernité Occidentale.

Bien sûr, lui aussi laissait à la sagacité des générations futures le soin de corriger et de chercher plus loin. Ni Pierre Kropotkine, ni Élysée Reclus, ne s’y sont déjugés.

Je m’avise que tous les métallos, parmi lesquels on remarque quelques femmes, sont bien jeunes autour de nous dans la grande salle. Bien que rendus calmes par la musique et la voix féminine qui trouve parfois des modulations de muezzin, ils semblent débordants de vitalité, et leurs dents luisent dans l’ombre, avec leurs peaux moites dont quelques-unes sont aussi noires que leurs salopettes. La chaleur est lourde, que tentent de dissiper les portes à glissières largement ouvertes d’un côté sur la terrasse ombragée de la rue dont on entend à peine le ronronnement des camions, et de l’autre sur le jardin intérieur abrité par les larges pennes des palmiers.

Des peaux presque noires, d’autres presque blanches, des cheveux raides ou crépus, des barbes longues, des barbes de trois jours, épaisses ou clairsemées, des nez droits, aquilins, épatés, me rappellent que nous sommes à la croisée de toutes les civilisations, et je me rends compte que je ne ferais même pas tache si ce n’étaient mes cheveux blancs.

À table

Chan est dans son élément parmi ces hommes et ces quelques femmes nettement plus jeunes que lui, dont je ne comprends pas le sens des mots qu’ils s’échangent, dont je suis incapable d’imaginer seulement les sujets de conversation, mais dont je vois bien qu’ils sont chargés d’esprit et d’espiègleries. Je n’y devine pourtant aucune moquerie. Que peuvent-ils bien se dire qui les amuse autant, mais à quoi ils ne semblent pas moins accorder leur sérieux ?

Je ne sais pas si j’ai posé ma question à voix haute, mais Chan y répond : « Ils parlent de politique, ils parlent de leur chantier, ils parlent de versification, ils parlent de musique… » Lui comprend bien les bribes de conversation qui parviennent parfois à le distraire.

« Et ça les amuse tant ? » Chan sourit. « La joie est en nous, pas dans ce qui nous occupe. Ne riions-nous pas de tout nous aussi à leur âge ? » Et il ajoute avec espièglerie pour me faire savoir qu’il a lu mon journal : « Nous n’avions pas encore connu d’expériences atroces, comme l’évolution de la programmation et de l’internet. » Et nous rions ensemble nous aussi.

Chan parle parfaitement français, et nous conversons en français depuis notre première rencontre. À l’entendre, on pourrait croire qu’il n’ait pas besoin de moi pour relire son blog. Nous laissons pourtant tous dans une langue que nous ne se pratiquons pas à tout instant, même en silence, même en rêvant, des expressions et des tournures confuses ou exotiques, et j’en ai déjà remarquées beaucoup sur le site.

Critique de la téléologie

« Je trouve finalement supérieure la théorie de Lamarck à celle de Darwin », dis-je. « Elle a le mérite de chercher les causes de l’évolution dans chaque être vivant lui-même. Elle ne cherche pas des sujets bidons, plus ou moins transcendantaux, comme la nature, le hasard, la nécessité… Quand tu chasses, tu vois bien que ce seul animal-là tente de t’échapper, que ce poisson-là au bout de ton harpon se débat contre la mort, ou s’abandonne soudain, ou se retourne contre toi pour te mordre. »

« Il est cet être-ci, pas la nature, le hasard ou la nécessité, ni Dieu ou quelque entité générique. Cet être là est unique et évident, tu peux étayer des preuves sur lui, mais lui n’a pas à être prouvé. Les chats aiment contempler de telles manifestations de la vie dans leurs proies, dont, tels des toreros, ils prolongent l’agonie aussi loin qu’ils le peuvent, et ils plongent sur elles un regard étrangement curieux et grave, plutôt que jouissif. »

« Sans doute est-ce la supériorité de Lamarck », me répond Chan, « et peut-être aussi de la théorie de Marx, dans ses emprunts à la mystique rhénane dont les Manuscrits de 1844 prennent congé de la transcendance : l’homme sujet et être générique, mais “être générique particulier, et à ce titre mortel” », cite-t-il de mémoire. « Cependant, ton poisson-là, unique, se tend vers la vie, pas vers un devenir-homme. À ce compte, il est tendu vers bien plus, comme l’homme lui-même d’ailleurs. »

Du révisionnisme

Chan m’apprend que l’ouverture des archives de Moscou dans les années quatre-vingt-dix, a mis au jour des pièces importantes de la correspondance entre Eduard Bernstein et Georges Sorel, à l’époque où le premier ouvrait le débat sur la révision des théories de Karl Marx. Au départ, les deux hommes semblaient en accord sur l’essentiel : la nécessité de privilégier le mouvement sur les buts.

« Ce débat », m’explique-t-il, « a eu comme principal mérite de lever les ambiguïtés aussi bien sur le sens qu’on donnait au mouvement, que sur les buts et la doctrine du Socialisme. D’accord sur l’hypothèse, Sorel et Bernstein ne l’étaient sur rien d’autre, préfigurant la rupture qui allait s’effectuer vingt ans plus tard entre l’Internationale Communiste et la Social-Démocratie. Il est ironique que Karl Kautki, le principal adversaire de Bernstein, revêtant le rôle de protecteur de l’orthodoxie face à celui du gardien testamentaire de l’œuvre, fût parmi les premiers à renier la Révolution Soviétique, et à l’époque où elle était le plus incontestablement soviétique. En vérité, sous les couverts de fidélité ou non au dogme, c’était une toute autre question qui prenait le débat par le travers : celle de la fidélité à une forme de développement impérialiste sous couvert du progrès et de la modernité occidentale, ou de la ligne internationaliste de la lutte de classes. »

« Quel parti aurait pris Karl Marx », ajoute-t-il, « s’il avait vécu jusqu’en 1900, jusqu’en 1914 ou jusqu’en 1917 ? Qui pourrait prétendre le savoir ? »

« Probablement le parti de Sorel et de Lénine, puisque là étaient ses prémisses, si ce n’est sa conclusion », dis-je. « Cette question n’a au fond aucune importance, puisqu’il n’était plus là. »

« La contradiction était cependant présente dans son œuvre », répond Chan, « et dans le Socialisme tout entier. »




Treizième carnet

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, juin 2018

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/livre_18/




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