À Bandar‘alam

Jean-Pierre Depetris, juin 2018.

Automne - Vu d’ici - Comme une forme de langage dans le vivant - Vu de loin, vu de près - Suite

Table des matières





Carnet dix-sept - Automne

L’École d’Ispahan

Mustapha possède une collection de miniatures de Reza Abbasi, le grand maître de l’École d’Ispahan, probablement issue des rapines d’un lointain parent. On est surpris par les traits asiatiques des visages. Ispahan est pourtant une des principales villes de Perse, et les Perses sont très généralement de type caucasien.

Les nombreux autoportraits que Reza Abbasi fit de lui-même, sont ceux d’un Perse et non d’un Mongol. Les portraits des personnages célèbres contemporains montrent également des traits typiquement aryens, contrairement aux visages des héros des contes ou de la mythologie, des anges ou des prophètes. Ils ont tous des traits asiatiques, ainsi que les femmes, et ils ont toujours un teint pâle.

La peinture des deux amants, sur laquelle je me suis longuement penché, a un air de famille avec les estampes japonaises, ou chinoises, dans sa construction même, quoique moins attachée aux détails, à l’environnement des personnages. Très souvent plus à l’est, en Extrême-Orient, les personnages semblent surtout servir à donner l’échelle. Là, c’est plutôt l’environnement qui leur sert d’écrin. L’époque safavide éprouvait manifestement un fort tropisme vers l’Orient.

Je n’ai pas remarqué tout de suite où se promenait la main gauche du jeune guerrier, ni l’assiette de fruits, ni le flacon de vin, et la coupe partiellement cachée par la jambe de la femme.

Les pirates de Bandar‘alam ne furent pas les seuls à piller l’œuvre de Reza Abbasi. On trouve de ses peintures en grand nombre dans les principaux musées du monde occidental : le Smithsonian, le Louvre et le Metropolitan Museum of Art. Le Musée de Téhéran qui porte son nom en conserve cependant encore beaucoup.

Au sud de Bandar‘alam

Il est au sud de Bandar‘alam un massif calcaire sec et pelé. Il n’est pas moins arrosé par la pluie que ses environs, mais le calcaire laisse passer l’eau par les failles qu’elle y a elle-même creusées. L’eau dissout la roche, y découpant des failles et des cavernes qui alimentent des sources et des marais en aval.

Dès qu’on prolonge sa route au sud de Bandar‘alam, on rencontre ces collines arides, trouées seulement de quelques bosquets de troncs noueux. On trouve aussi du sable dans ces collines escarpées. Je comprends moins pourquoi.

On trouve du sable dans la moindre cuvette, la plus petite étendue un peu plane. Le sol y est recouvert d’un sable fin. Daterait-il du temps où ces terres étaient sous les eaux ? Sinon, d’où serait-il venu ?

La petite mangrove au pied des collines est un endroit idéal pour attraper des serpents. Nous allons parfois, Raya et moi, y poser des pièges. Ce sont de gros serpents, mais qui ne sont pas venimeux. Nous en ramenons toujours deux ou trois. Nous les laissons généralement à la fille du rez-de-chaussée qui les vend au marché.

Les serpents sont trop nombreux ces temps-ci dans la mangrove. Ils y prélèvent eux aussi leur gibier : œufs, petits rongeurs, petits oiseaux. Ils en prélèvent trop. Peu de gens se préoccupent d’aller leur tendre des pièges.

Raya sait bien les placer, et elle connaît les petits cours qui sinuent entre les troncs et les branches, s’étalent partout en marais, et changent pourtant perpétuellement de place. Elle les pratique depuis l’enfance. Nous aimons circuler sous les feuillages avec de la boue jusqu’aux chevilles et de l’eau jusqu'aux genoux, et quand nous avons placé nos bouteilles (nous piégeons les serpents dans des bouteilles), nous allons vers le flanc des collines en suivant un cours d’eau. Nous nous arrêtons pour déjeuner à l’ombre des derniers grands arbres. Personne n’y vient jamais.

Le Massif des Ossements, c’est ainsi qu’on l’appelle dans la langue locale. Il n’y a pas d’ossements, du moins pas plus qu’ailleurs des fragments de petits squelettes de reptiles, de rongeurs ou d’oiseaux, parfois d’animaux un peu plus gros, qu’on ne remarque que si l’on s’assoit un bon moment parterre. Je suppose que le nom lui a été donné à cause des roches dénudées, ou encore des troncs desséchés que l’on y rencontre souvent, devenus complètement blancs.

Réponse à un courriel

À propos de : Les dérives du communautarisme à l’école pointées par une note des services de renseignement, Europe 1.

J’ai aussi entendu parler de cette enquête, et elle me suggère quelques réflexions. La première tient à son faible intérêt factuel. Il y est fait état, dans les pires des cas, de réponses provocatrices de la part d’élèves musulmans qui surenchérissent à d’autres provocations, celles de l’administration qui ne paraît même pas se rendre compte de ce qu’elle fait. (Mais nous avons tous les moyens de le savoir.) Bon, d’autres en ont parlé mieux que moi, et ce n’est pas ce qui va donner le coup fatal à « notre civilisation ».

Bien plus grave est le retour actuel de l’Europe à ses vieux démons, tous enfants crétins des Pétain, Mussolini, Hitler, Franco et autres Bandera, en fausse opposition à la mondialisation de la domination réelle du capital. Qu’on songe au second tour des dernières élections en France. Il y a une volonté manifeste de ne laisser que ces deux options en lice, et contrer la montée des rassemblements progressistes, Melenchon, Wagenknecht, etc. Il est clair que ce genre d’enquêtes lui sert la soupe.

La seconde est que j’y vois une bonne illustration de ce que je dis de « l’intelligence des insectes » : Des êtres pris dans des rouages et des procédures qui ne leur laissent aucune initiative, devant accomplir des actes simples dans un cadre strict sur lequel ils n’ont pas de prise, ni même de données précises, parviennent à réaliser ensemble des actions complexes qu’aucune intelligence humaine n’aura pensées. Elles donnent pourtant l’impression d’avoir été concoctées par une telle intelligence, selon des plans et des intentions raisonnées. Par exemple, la petite minorité de ceux qui possèdent la grande majorité des richesses du monde, et qui auraient été bien incapables de le faire exprès.

Elles provoquent même des réactions affectives comme si c’était le cas. (Celle des élèves musulmans ?) On s’y laisse prendre comme à des jeux électroniques de stratégies. Ce ne sont que des dispositifs qui fonctionnent en roues libres sur une combinaison de commandes simples.

Naturellement, les vrais insectes sont plus intelligents. Je le sais de par mes relations personnelles avec les abeilles.

Langages et religions

J’ai déjà fréquemment parlé de mon parti-pris de tenir les religions pour des langages, des langages de haut niveau, pour faire une métaphore avec les langages de programmation, ceux de la programmation objet. On programme avec des blocs de code, comme les religions nous proposent de penser avec des blocs de textes déjà écrits.

Qu’on ne s’imagine pas que ces bribes de textes penseraient pour nous. Ils le font peut-être moins que la langue ordinaire. Bien fort celui qui me dirait ce que m’incite à penser l’aventure transgressive d’Adam, le Cantique de Salomon, ou les pérégrinations d’Ibrahim. Des générations de rabbins, de pasteurs, de mollahs ou de simples fidèles ont pourtant su en tirer, au pire des divagations, au mieux de véritables philosophies aussi diverses que subtiles. C’est pourquoi on peut tirer de religions différentes des pensées identiques, ou aussi diverses et contradictoires qu’elles puissent l’être, d’une même.

Les religions nous donnent des outils pour penser, mais ne nous suggèrent pas des idées toutes faites. Je parle des « Écritures », bien sûr, pas des sermons, puisque que les rabbins, les pasteurs, les mollahs, eux, pensent, et nous suggèrent leurs pensées évidemment. C’est leur fonction, et leurs pensées sont quelquefois intéressantes, mais elles ne sont que les leurs.

Bref, ces écritures nous suggèrent moins encore des pensées toutes faites, que les langues naturelles n’en charrient sans que nous y songions. Personnellement, je pense qu’un bon rabbin, un bon pasteur, un bon mollah, doit surtout nous apprendre à manipuler de tels langages, plutôt que partager ses propres pensées, ou, pire diffuser une idéologie quelconque. Mais enfin, il pense. Il pense naturellement, et l’on ne peut pas le lui reprocher.

Voilà donc mon parti-pris : je définis la religion par un corpus écrit, et je suis bien conscient que tout le monde ne s’accorde pas sur une telle définition. On en préfère généralement d’autres, et c’est légitime. J’attends seulement qu’on m’en donne des définitions plus consistantes qu’il n’est coutume.

La mienne aussi contient ses limites et ses questions, notamment pour ce qu’on appelle « un corpus écrit ». Où est la limite entre écritures, signes, symboles, icônes ? Des formules orales feraient-elles l’affaire ? Voire des signes qu’on trace et qu’on efface ? Je n’en sais rien, tout dépend de comment on pense avec.

Sans inscription littérale, cela me semble difficile. Mais ne peut-on inscrire dans sa mémoire ? De toute façon, l’important n’est pas de savoir ce qu’est une religion, mais de comprendre comment fonctionnent les différentes formes de langages.

J’aime toujours converser avec de véritables professionnels de ces langages. J’ai échangé quelques idées avec plaisir, l’autre soir chez Mustapha, avec le jeune recteur de la grande mosquée de Lamdong, Ibrahim. Il habite lui aussi à Saim-Yang. Il connaît parfaitement l’hébreu, le grec, le latin et l’arabe.

Il m’a parlé d’Ève : « Si Adam ne s’était pas abandonné à sa séduction, il ne serait pas devenu le premier prophète », m’a-t-il dit en arabe, « et l’homme n’aurait pas été la seule existence terrestre qui osât accepter le Dépôt Divin », a-t-il ajouté en faisant directement allusion au Coran.

« Je n’avais jamais vu la chose sous cet angle-là », ai-je avoué.

Rien

Il pleut, et la pluie me rend rêveur. Pour être tout à fait exact, elle m’endort.

Les moteurs font un bruit différent quand il pleut sur la ville. L’air chargé d’humidité porte mieux les sons, qu’il estompe pourtant.

La lumière elle aussi est estompée. Elle joue avec les flaques qui luisent sous le ciel gris.

Je dors bien ces jours-ci, mais je ne me souviens pas de mes rêves, alors je rêve éveillé en contemplant la pluie sur la ville. Je rêve la réalité.

En rentrant par les ruelles bordées de jardins de Bandar‘alam, j’aime quand je heurte les branches qui débordent des murs bas, et que leurs feuilles laissent tomber sur moi une pluie de gouttes fraîches.

Du savoir vivre et des règles

Je comprends les remarques critiques de Saad sur ma façon de contempler Raya, sans qu’il ait eu, comme il me le proposait avec ironie, à me l’expliquer. Les relations intimes entre deux êtres, pas nécessairement amoureuses, mais aussi bien d’amitié, ou d’affection, doivent demeurer protégées par une certaine discrétion. Ce n’est pas évident, car elles doivent aussi être spontanées.

En somme, il n’est pas convenable de prendre la cantonade à témoin de relations dans lesquelles tout témoin nous dérangerait. Il n’est cependant pas question de se cacher, ce qui ne serait pas facile, et, jusqu’à un certain point, impossible, surtout si cela doit être vécu sans y penser, dans la plus parfaite spontanéité.

Aussi je me demande si l’intervention de Saad n’était pas finalement un peu répressive. Sa remarque n’était pas toutefois totalement injustifiée. Ma conduite était contestable, mais on peut considérer qu’elle demeurait dans les limites de ce que j’ai envie d’appeler la licence amoureuse.

Je sais que j’ai tendance à m’accorder toujours trop de licence avec la politesse. Je ne la méprise pas pourtant, et j’en comprends bien les fonctions. La politesse, c’est le degré zéro de la communication, comme je l’ai déjà dit.

Quand je dis : « Bonjour. Comment allez-vous ? » Je ne dis rien en réalité. Alors pourquoi je le dis ? Pour ne rien dire, ou plutôt pour dire que je ne dis rien.

À partir de ce point zéro, je peux monter ou descendre la chaleur dans ma relation. Je peux laisser entendre que la rencontre me réjouit, ou que je préférerais demeurer tranquille maintenant qu’on s’est salué. Je peux immédiatement en faire un peu plus ou un peu moins que la politesse ne le demande, et afficher ainsi mon état d’esprit. Pour cela, on doit assumer d’abord que je le fasse exprès, et donc que je connaisse les règles de la politesse.

Aussi la politesse est très utile pour se bien comprendre, pour comprendre tout ce que l’on se dit qui ne soit pas que de la politesse. C’est un peu comme les lignes d’une portée où l’on écrit les notes. La politesse, c’est l’art de maintenir les autres à distance sans agression.

Je me rends bien compte qu’en regardant Raya comme je l’avais fait, je laissais entendre à tous ceux de la cantonade qu’ils ne m’intéressaient pas, qu’ils ne me dérangeaient même pas. Pis encore, je ne le leur disais même pas. Je les avais simplement effacés.

En vérité, ce n’est pas une mauvaise chose que de parvenir à effacer la cantonade. C’est même tout l’art du savoir-vivre. C’est une bénédiction, sans laquelle la vie en société deviendrait impossible. Nous ne pourrions pas vivre sous les regards de la cantonade. Justement, les règles de la politesse ne sont pas inutiles pour s’effacer à ses regards, effacer les autres, et vivre en toute spontanéité en leur présence.

Les lois du savoir-vivre ont beaucoup de points communs avec celles de la grammaire. Le premier est qu’on les applique bien avant de les avoir apprises. Les langues existaient bien avant les manuels de grammaire, et ces derniers ne sont vraiment utiles qu’à en apprendre une nouvelle. C’est un peu dans la situation où je me trouve quant au savoir-vivre à Tamgound.






Carnet dix-huit - Vu d’ici

Le savoir-ne-pas-vivre

Le Traité de Savoir-Vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem est bel et bien un traité de savoir-vivre. La vérité est que le savoir-vivre sous la domination réelle du capital est plutôt un savoir consommer et s’agiter tel que l’enseignent les publicités ; un savoir-ne-pas-vivre, en somme. C’est pourquoi je ne saurais trop en conseiller la lecture aux jeunes générations.

C’est un mode de vie tout entier qu’offre la domination réelle. Vivez, nous ferons le reste : un monde du spectacle. C’est aussi bien un mode de non-vie. D’ailleurs, si vous avez vraiment besoin de quelque-chose, vous le trouverez difficilement dans le marché. Consommez, mais ce que l’on vous offre.

Ce mode de vie aurait un avantage : il est mondial. Vous espéreriez apprendre ainsi les règles de son savoir-vivre une fois pour toutes. Ce n’est pas si simple. Il est mondial, mais il est aussi classiste. On n’a certainement pas le même mode vie si l’on n’a pas les mêmes revenus pour consommer. Vous ne trouverez de toute façon pas ce que vous voudrez, quel qu’en soit le prix qui ne sert qu’à vous distinguer.

Les règles de ce savoir-ne-pas-vivre sont fugaces, et bien moins naturelles que ne le laisse croire leur publicité. Le Libéralisme Bureaucratique d’État, qui est sa forme politique, plutôt que des règles informelles de savoir-vivre, préfère légiférer, tout légiférer, au point que, quoi que vous fassiez, vous craindrez toujours d’enfreindre une loi.

Le libéralisme bureaucratique d’état se noie sous les lois, comme s’il ne savait pas synthétiser, comme s’il n’avait aucune idée de quels principes le guident. À vrai dire, il n’en est qu’un, et s’il avait le sens de la synthèse, une seule loi lui suffirait : Tout ce qui ne participe pas à la reproduction de la valeur est interdit.

C’est un mode de non-vie qui génère un savoir-ne-pas-vivre, il affiche et insuffle une haine, et même une terreur, du vivant.

Trois estampes japonaises

J’ai reçu par le net la reproduction de trois estampes japonaises. Elles contredisent un peu ce que j’affirmais de la fonction des personnages dans l’image en deçà ou au-delà de la vallée de l’Indus. L’Indus est la véritable frontière entre l’Orient et l’Occident. À l’Ouest, dominent les principes d’unicité et de son corollaire monothéiste, la centralité du sujet, et tout ce que nous nous sommes habitués à classer sous le registre de la philosophie et de la religion ; à l’Est, des notions bien plus problématiques pour ce qui est de les traduire en français.

Oui, philosophie est un mot grec et qui désigne une pensée grecque qui s’est répandue dans tout le monde hellénistique jusqu’au cœur de l’Asie, autour de la Méditerranée, et jusqu’aux brumeuses et lointaines rives celtiques. Religion est un mot latin qui désignait les cultes de l’Empire Romain, puis les religions abrahamiques qui en ont pris la place.

Oui, ce sont surtout des questions de traduction qui se posent de part et d’autre de l’Indus, car sur le fond, nous sommes tous parfaitement capables de comprendre ce que nous disons et pensons par-delà les deux rives. Il y a longtemps que nos cosmogonies, nos méthodes, nos techniques…, ont eu des occasions de se brasser. Même nos esthétiques se sont métissées.

Dans les gravures que j’ai reçues, les personnages ont la même valeur que dans l’estampe moghole de Reza Abbasi que j’ai vue chez Mustapha et que je commentais l’autre jour. Elles sont cependant tardives, fin du dix-neuvième siècle, et elles ont probablement digéré l’influence occidentale (pas nécessairement extrême-occidentale), comme Reza Abbasi était lui-même pétri d’influences orientales.

L’espace, l’espace lui-même, y entretient avec les personnages une relation qu’on ne saisira jamais mieux qu’à l’aide des paradigmes du Zen, ou du Tchan. Dans cette relation, le personnage est moins sujet qu’il ne se confond, se fond dans son environnement, qui est lui-même tributaire de l’esprit qui le ressent et lui donne sa dernière touche de réalité.

C’est à l’évidence pourquoi, en Orient, on a si peu de souci de réalisme, et l’on cherche plutôt les jeux des mouvements, des formes, des tons, comme s’y est finalement plongée la peinture en Europe au vingtième siècle. C’est troublant quand on songe que l’optique, et donc la perspective, sont nées entre l’Anatolie et l’Indus, et que ce sont les Européens qui en ont usé et abusé jusqu’à l’obsession. Les Moghols ont ignoré la perspective jusque dans les dessins techniques.

Sans en nier les réussites, on perçoit bien la naïveté de cette figuration réaliste de l’art européen. Cette naïveté était déjà présente dans le monde gréco-latin. Les arts orientaux cherchent à saisir et à montrer ces jeux dans le monde réel, plutôt que dans les taches de couleurs sur le papier.

La pensée occidentale a eu du mal à dépasser sa cosmogonie

La pensée occidentale a eu du mal à dépasser sa cosmogonie. Elle dut pourtant y parvenir, notamment dans les sciences les plus dures. J’ai sous la main quelques citations sur Ernst Mach et Henri Poincaré, de mon regretté ami Xavier Verley :

« Pour Mach comme pour Poincaré, l’invariant fondamental est l’univers mais on ne peut le concevoir comme inconditionné car il est conditionné par tout ce qui le compose. »

« Si Mach écarte la causalité de la description physique, c’est parce qu’elle repose sur une asymétrie temporelle venant de ce que la cause précède l’effet : la linéarité de la succession causale n’est pas compatible avec l’idée physique fondamentale de relation de dépendance mutuelle des éléments. »

« Puisque les lois n’ont d’autre raison que d’exprimer la constance de la relation, elles s’exprimeront sous forme d’équation. La légalité s’oppose autant à la causalité (efficiente) qu’à la notion de substance ; la première suppose la propagation mystérieuse d’une force et la seconde la possibilité d’échapper à toute relation. Le concept de fonction qui vient des mathématiques exprime mieux la relation des éléments qui varient par rapport à celui qui ne varie pas. »

Xavier Verley, Mach, un physicien philosophe, PUF 1998.

Le courriel de Caignard

Jean-Pierre, je t’envoie les trois reproductions d’estampes japonaises (dont je t’ai parlé) que mon père avait conservées. J’y ai mis des « incidegraphies », je n’ai pas pu m’en empêcher ;-)

Mon écriture dessinée se rapproche vraiment des écritures asiatiques.

Mon ami Rolland Caignard a accompagné ses estampes de ces quelques lignes. Il a raison, je n’avais même pas vu ses ajouts en regardant les estampes avant d’avoir lu intégralement son message, et je sais pourtant lire le japonais.

Ses para-écritures attirent mon attention sur un point important : L’écriture en caractères arabes introduit dans l’image une dimension sonore qu’on ne peut pas trouver dans les idéogrammes d’Extrême-Orient. Les idéogrammes sont des représentations toutes visuelles, comme les caractères mathématiques, qui se prononcent de bien diverses façons selon les langues, ou encore comme les incidegraphies de Rolland Caignard. Les idéogrammes fréquemment introduits dans les estampes d’Extrême-Orient tirent l’image vers le signe, alors que les caractères arabes sont des phonèmes, quelle que soit la langue, persan, ouïgour, ourdou, pachtoune…, des sons qui se déploient dans le temps, et conférent à l’image un tempo, et donc un mouvement.

Passage de civilisations

L’Occident est réellement devenu moderne au dix-septième siècle, pendant la Guerre de Trente Ans. Les Provinces-Unies y ont joué un rôle majeur, à la même époque où elles commencèrent à contrôler les régions de la Sonde, recevant pour cela, m’a-t-on expliqué ici, une aide décisive des pirates de Bandar‘alam pour en expulser les Espagnols du Saint Empire.

La flotte des Provinces-Unies combattit les puissances catholiques bien loin de l’Allemagne. Il me semble que les victoires décisives furent remportées dans ces Mers du Sud plus que dans les terres de l’Europe de Nord.

La nouvelle civilisation de l’Occident Moderne s’établit en ce temps-là comme un surgeon de l’Occident Chrétien, destinée à le remplacer. En 1648, ce dernier était mort à l’issue d’une guerre des plus terribles, lancée pourtant par tous les belligérants au nom de la foi chrétienne. Cette guerre prit souvent les couleurs d’un génocide de paysans et de bourgeois, et elle affaiblit pourtant définitivement leurs maîtres.

Tout cela n’est pas si vieux, même pas quatre siècles. La seule chute de l’Empire Romain en prit davantage, surtout si l’on date sa fin à la prise de Constantinople. Ces trois ou quatre siècles sont passés vite, glissant d’une révolution à l’autre dans des orgies de brutalité, sans que n’eût le temps de retomber la passion du progrès. Descartes, Spinoza et Leibniz nous sont encore si proches. Cette civilisation, je sens qu’elle est finie. Je n’aurais pas dit ces mots au siècle dernier encore, mais tous les signes en étaient pourtant déjà réunis.

Les Provinces-Unies étaient vraiment un petit territoire, le nord seul de la Hollande actuelle qui n’est pourtant pas bien grande, et elles durent gagner l’essentiel de leurs territoires sur la mer, en asséchant les polders. Une telle puissance sur un si petit territoire, et capable de changer le cours du monde, quand de grands empires ne l’étaient plus !

Cette puissance est passée à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, à la France… Quand vint la Révolution Russe, l’Occident marqua le pas, prit peur.

Quand l’URSS s’est effondrée au siècle dernier, mes contemporains y virent l’effondrement du Communisme, ou quelque-chose comme ça. Ils crurent à un retour à l’Europe telle qu’elle était avant quatorze, si ce n’est après le Traité de Westphalie, et au reste du monde définitivement sous son empire. Moi, j’y ai pressenti l’effondrement de l’Occident Moderne, et la partie me semble bien jouée maintenant.

J’ai vu le terme d’une aventure commencée à la Renaissance. Je l’ai vue du moins s’achever en Europe et aux Amériques, mais dans le même temps où elle était devenue mondiale, et se montrait bien capable de se poursuivre ailleurs.

La Civilisation Occidentale Moderne a commencé à s’effondrer en Russie, mais la Fédération de Russie se porte déjà mieux aujourd’hui. Elle continue à tendre désespérément la main à l’ouest, mais elle se porte peut-être d’autant mieux qu’il ne lui est répondu qu’avec hostilité. Se rêvant toujours occidentale, elle devient, par l’action même de l’Ouest, toujours plus eurasienne.

La Modernité Occidentale, on la connaît et la comprend partout, on l’a assimilée mieux peut-être que là où elle est née. On l’étudie, on la comprend et on la prolonge en Chine, au Japon…, mais la réciproque n’est pas vraie. L’Occident moderne s’effondre de perdre son universalité. Il tente de la saisir, mais il n’agrippe que son « identité ».

Je vis tranquillement

Je vis tranquillement avec Raya à Bandar‘alam, trop tranquillement peut-être. De temps en temps, nous montons passer deux ou trois jours à Lamdong. Raya est attachée à cette plaine avec ses vastes rizières, et ce lieu me plaît aussi.

Tout y baigne dans le calme d’un été perpétuel, où la pluie qui nous trempe ne nous enrhume pas. Elle couvre seulement d’écume les massifs de bambous, et les épais bosquets qui se regroupent autour de la moindre butte entre les marais. De merveilleux insectes courent ou volent comme autant de bijoux vivants. Ils sont parfaitement comestibles, leurs corps minuscules vierges de tout pesticide.

Parfois, je les mange tout vivants, horrifiant Raya. Il est pourtant plus cruel de les cuire. La plupart ont un goût de petits pois crus et craquants, légèrement sucrés. Je ne comprends pas pourquoi ils sont si chers en ville, alors qu’ils sont si facile à attraper avec des pièges que l’on trouve en vente même à la station-service.

Je passe parfois à la station-service donner un coup de main à Ali, mais je reste le plus souvent à la cafétéria, à bavarder avec Mustapha, Ibrahim, ou encore avec Saad, quand il est de retour à Saim-Yang, ou avec un simple inconnu. Je continue à corriger les papiers que m’envoie Chan, et tout cela me laisse bien assez de temps pour écrire et pour faire de longues marches avec Raya autour de Bandar‘alam ou de Lamdong.

Je me suis détendu, comme je l’écrivais cet été, détendu dans le sens le plus corporel. Ma nuque s’est desserrée, et ces derniers temps, mon bassin aussi, sur lequel reposent plus confortablement mes forces. La saison prochaine mettra peut-être un terme à la légère douleur que je ressens parfois dans mon genou droit.

Je donne des coups de main à Ali au garage par pur plaisir. On trouve encore ici de vieux moteurs extraordinaires, sans aucune touche d’électronique. Il me les met de côté.

Je vis sans doute trop tranquillement. N’avons-nous pas besoin d’être emporté par des buts qui dépassent notre simple existence ? Même les papiers que m’envoie Chan à corriger, et qui envisagent bien souvent comment changer le monde, n’ébranlent pas mon équanimité ; même pas leurs anglicismes.






Carnet dix-neuf - Comme une forme de langage dans le vivant

Les nuages courent au-dessus des toits

Les nuages courent à peine au-dessus des toits le long des façades derrière les quais. Ils donnent des airs de nuit aux dernières lueurs du jour.

À l’aide d’un appareil photo, selon comment on règle la vitesse d’obturation, on voit combien il est difficile de percevoir précisément leur substance quand ils deviennent plus évanescents, plus fluides ou plus durs, selon comment on règle le temps de pose.

On obtient des effets semblables avec la substance des vagues, ou du ruissellement d’un cours d’eau. Bien avant l’invention des appareils photos, et même de la camera obscura, des peintres sont parvenu à figurer des nuages, ou des vagues, comme pris avec des temps de pose différents, ce qui laisse planer des questions insondables sur la nature réelle des perceptions.

Lorsqu’on marche au sein d’un nuage, quand, par exemple, ils grimpent sur le flanc des collines après la pluie, on en a une sensation bien différente.

Pour l’instant, je vois seulement les nuages courir sur les toits, et assombrir ce qu’il reste de jour. On serait tenté de les comparer à du coton, ou à de la fumée, bien qu’il n’y ait en réalité que peu de rapports entre le coton et la fumée. Les nuages sont de l’eau, des gouttelettes d’eau, et la lumière en joue très différemment, comme elle le fait de l’eau.

L’eau et la lumière ont des relations bien étranges, dont la loi de Snell déjà donne une idée. Je vis depuis ma naissance sur une planète dont la surface est pour sa plus large part recouverte d’eau, et j’en suis toujours surpris. J’en suis même arrivé à me demander si ce n’est pas une même surprise qui donne aux poissons leurs yeux si ronds. Ils n’en reviennent pas, j’en suis sûr, et je les comprends.

Il reste des lueurs d’un soleil rougissant qui se réfractent dans la masse fraîche des nuages, qui de ce fait n’est plus cotonneuse, et ne ressemblerait à une fumée qu’à la condition que celle-ci se soit gorgée de vapeur, comme il advient de celles des feuilles chargées d’humidité que l’on brûle à l’automne, et où l’on devine encore des lueurs de la braise.

Et les façades sous ces nuages ! Ah si je savais les décrire ! Elles prennent sous ces nuages des airs baroques et vénitiens.

Des combats

« Nous avons parfois l’impression que nos combats sont guidés par des idées », m’a dit Chan dans le salon de thé où je l’ai rejoint près des quais, comme nous en avons coutume. « Ce ne sont pas des idées, ce sont des coups que nous avons reçus et qui nous ont fait mal. Quand tu reçois un coup, que fais-tu ? Tu frappes non ? Quand on ne ressent plus rien, on a l’impression d’avoir eu des idées, comme on dirait avoir rêvé. »

La réflexion de Chan m’a surpris. Il ne me donne pas l’impression pourtant d’être un homme impulsif. Cependant, il a raison, quand on reçoit un coup, on frappe. Seul un humoriste suggérerait de tendre l’autre joue. Naturellement, il est recommandé de savoir quand même ce qu’on fait, de ne pas, comme on dit, se laisser emporter. Mais enfin, tôt ou tard on frappe, même s’il vaut mieux que ce soit au bon moment, dans l’instant décisif, quand on aura rendu la situation favorable, et cela ressemble en effet à des idées. Oui, j’ai compris ce qu’il voulait dire, Chan est un homme patient, qui sait évaluer une situation et la faire évoluer. Il n’est pas non plus du genre à céder à de vains désirs de revanche, ni à passer son ressentiment sur des victimes plus faciles.

Tout être vivant, quand il reçoit un coup, se retourne pour frapper, c’est une attitude salubre. Quel que soit le cheminement de son esprit, il est bon de ne jamais s’éloigner au point de les perdre de vue, de ces choses simples et salubres. Il est bon aussi que ces choses soient dites et partagées.

« Oui », lui ai-je donc répondu.

L’ordre

J’ai déjeuné avec Lamwal, oui, le programmeur de la machine qui découpe les tôles et les soude dans le chantier naval de Bandar‘alam. Il m’a livré sur le langage, quelques-uns de ses points de vue qui sont aussi inédits que stimulants.

Il ne portait plus sa tenue traditionnelle de maître du Dolum, mais celle toute blanche de programmeur du chantier. Il y avait cependant marqué sa personnalité en lui coupant les manches, dont seuls quelques centimètres de tissus prolongeaient ses larges épaules dans un style très oriental.

D’Aristote à Austin, on a toujours sous-estimé les ordres parmi les actes de langage, m’a-t-il expliqué, on aurait envie de dire les commandes. On a bien étudié et compris les énoncés performatifs : je prends à pique ; je vous déclare unis par les liens du mariage ; la séance est ouverte… Les mots ici sont des actes, tiennent lieu d’actes. Oui mais ils sont frappés d’un caractère essentiellement conventionnel, et, par conséquence, empreints d’une part inévitable de simulacre.

Si je crie « hue ! » à un cheval, mon cri ne se confond pas avec un acte. Très littéralement, il le provoque. Bien sûr, si à la table de jeu je dis « pique ! », je provoque aussi des actes, mais pas exactement dans la même acception.

Je tente de te montrer une relation directe entre un procès sémantique et un procès mécanique. Je dis qu’on touche là à une essence du langage, une essence qui s’est étendue dans une histoire commencée bien avant que ne naissent les hommes, mais sans doute pas le vivant.

Une telle histoire a abouti ces temps-ci à la ligne de commande. Il n’est pas immédiatement évident qu’à l’aide de quelques lignes de code, je puisse lancer une imprimante qui n’est même pas branchée à mon clavier, qui se trouve peut-être dans une autre pièce, voire bien plus loin.

Généralement, plutôt qu’entrer du code, on lance l’impression en cliquant sur une petite icône dont le relief figure un bouton concret, rappelant de plus anciens dispositifs mécaniques, comme on appuierait sur un interrupteur matériel qui déclencherait un contact et mettrait en marche l’appareil.

En réalité, ce qui se passe est d’une nature bien différente, aussi différente que crier « hue ! » plutôt qu’appuyer sur une pédale d’accélérateur en débrayant. Dans le dispositif mécanique, s’est maintenant introduit du langage.

Note que le langage ici ne vaut pas acte, comme à travers des conventions entre des interlocuteurs, et qui se maintiennent dans les seules limites où elles ne se heurtent pas à la consistance du réel. Les conventions entre les hommes laissent souvent oublier leur faiblesse devant le réel.

Je ne doute pas, m’a-t-il dit, que des parlements entiers se sentiraient en droit de modifier les lois de la gravitation si on les suivait. Non, en réalité ils ne modifient rien si ce n’est des comportements en fonction de ce que chacun veut bien croire. Il suffit de souffler sur de telles croyances, et des empires s’envolent.

Dans la ligne de commande, plus généralement dans l’ordre, le langage ne vaut pas un acte, il le provoque. Ce pouvoir de la langue fascine les hommes depuis la nuit des temps, et ils ne l’ont d’abord prêté qu’à Dieu.

La langue française avait bien nommé l’ordinateur, mieux que plus tard la langue anglaise. L’ordinateur, précisément, ordonne. Non pas au sens étroit, comme on l’entend souvent, dans lequel il aurait à mettre de l’ordre dans des flux de données ; il commande, il transmet nos ordres au monde mécanique. Il émancipe au passage la linguistique des sciences humaines.

Je ne doute pas que ce que Lamwal m’a dit doive beaucoup à sa pratique de la programmation, mais peut-être aussi de ses relations très personnelles avec la faune sous-marine.

Conversation avec Saad

« La comparaison entre la voix qui commande au cheval, et la pédale de l’accélérateur, telle que l’a faite Lamwal, m’évoque spontanément les commande par reconnaissance vocale », me dit Saad, « si ce n’est que, sous couvert du progrès technologique, on assiste alors à une régression de l’âge industriel au néolithique. »

Saad m’a invité à dîner à Lamdong. Raya est partie rendre visite à son fils à l’autre bout de l’île, et Leili est restée chez elle.

Je suis venu en train. Il est un peu plus rapide que le car, bien qu’il desserve tous les patelins, et qu’une heure-et-demie lui soit nécessaire pour parcourir les même pas soixante kilomètres. Mais le temps de trajet m’est bien égal. Il est plus commode de lire ou d’écrire dans un train, où les petits compartiments découpent les trop longues voitures, et épargnent en le confinant dans le couloir, le dérangement que causeraient les passagers qui ne cessent de monter ou de descendre à tous les arrêts.

« L’industrie du gadget de haute technologie semble pris d’un rage de régression », continue Saad. « Bon, on peut considérer que des boutons dessinés en trois dimensions pour lancer des commandes n’est pas une si mauvaise idée, bien sûr, quoique les interfaces qui utilisent la figuration en trois dimensions gaspillent bien inutilement des ressources, et pour des effets esthétiques discutables. Je veux bien qu’on puisse y voir, comme tu le dis, des métaphores, une ergonomie cognitive basée sur la métaphore. Cependant la métaphore est un jeu de l’esprit. Elle ouvre la porte à l’esprit, au mot d’esprit, et les interfaces des premiers ordinateurs personnels étaient teintées de cet humour de l’époque, inspiré sans aucun doute des Monty Python et de John Austin, à moins que ce ne soit l’inverse. Il est manifeste que les machines « intelligentes » sont toujours plus dépourvues d’un sens de l’humour, de l’humour des programmeurs du moins. »

« Où veux-tu en venir ? Saad » le coupé-je, car j’imagine que tôt ou tard, il va me parler de son travail.

« L’humour », reprend-il imperturbablement, « stimule l’esprit. Il illumine en un éclair et épargne des explications ennuyeuses dont on oublie le début avant d’arriver à la fin ; mais quand il n’éveille aucune compréhension, il n’est qu’infantilisme. Si ce n’est pour comprendre en un éclair ce que t’expliquait Lamwal, quel effet produisent des boutons en trois dimensions ou une commande vocale pour ce que tu obtiendrais avec trois touches du clavier ? »

Le grand noir

Je me sens toujours un peu inquiet quand je ne vois pas la lune dans un ciel nocturne.

On y distingue alors beaucoup mieux les étoiles pourtant, mais pas cette nuit où le ciel est couvert. Je ne crois pas être le seul à me sentir nerveux pendant les nuits de nouvelle lune. Depuis toujours, les hommes et les animaux, du moins ceux qui ne sont pas nyctalopes, se sentent inquiets pendant ces nuits. Le septième art, pour des raisons purement cinématographiques, a fait croire que de telles impressions étaient celles des nuits de pleine lune. C’est qu’il n’y a rien à filmer dans la nuit noire.

La présence de la lune ronde, au contraire, est apaisante, et sa lumière rassurante. On y voit presque comme en plein jour, on y reconnaît son chemin, et l’on ne craint pas des dangers invisibles.

L’obscurité est complète dans le jardin de Saad où, sur le bruit sourd de la rivière proche et du léger chant des insectes, résonnent des cris d’oiseaux de nuit. Nous sommes sortis pour voir le ciel et pisser. Tout est absolument noir.

On peut me croire : l’homme doit avoir l’âme trempée pour regarder en face le grand noir, du moins sans sentir à portée de sa main son ordinateur de poche. Oh oui, on peut faire le malin, mais la plupart des hommes, même de ceux qui se croient les plus forts, ont besoin alors de se sentir reliés à un réseau, à un quelconque cordon ombilical, une ligne de vie, et qui leur paraîtront alors peut-être plus réels que la nuit-même, pour ne pas sentir une panique monter en eux jusqu’à baigner les dents du fond.

Bien sûr, quand on peut apercevoir les étoiles et qu’on les reconnaît, on se sent bien plus serein.

Dans les Bones Hills

Dans les Bones Hills, le Massif des Ossements – le nom sonne mieux dans la langue locale – la plupart des arbres sont d’une espèce que je n’avais encore jamais rencontrée. Leur tronc ressemble à celui des pins, des pins d’Alep, à peine un peu moins contorsionniste. Leur écorce en est très semblable : d’un ton gris clair, parcourue de profonds sillons sombres. Mais ce ne sont pas des conifères.

Leurs troncs diffèrent de ceux des pins par un léger renflement à la base. J’imagine qu’une telle morphologie leur permet de mieux se gorger d’eau pendant les fortes pluies et de la conserver plus longtemps pour les ramures. Ce n’est certes pas aussi flagrant que chez les baobabs, et l’on pourrait ne pas le remarquer.

Ces arbres sont particulièrement nombreux dans cette zone où nous nous arrêtons souvent pour déjeuner, entre la mangrove et le massif rocheux et sec. On en trouve aussi plus haut, notamment près des petites étendues de sable fin.

Raya, qui m’attendait perchée à la diable sur l’un ce ces troncs penché, les jambes pendant nues et croisées sous sa tunique noire, après que nous avions traversé la mangrove et placé nos pièges à serpents, dégageait une impression étrange et sauvage, sous l’ombre du léger feuillage qui tachetait son corps.






Carnet vingt - Vu de loin, vu de près

Une nourriture qui ne nous rappellerait rien

Il est difficile d’apprécier une nourriture qui ne nous évoquerait rien. J’aime les petites poires vertes qui me rappellent celles que je mangeais sur l’arbre dans mon enfance. Les fruits, les légumes, les viandes, les sauces sont chargées d’expériences et de souvenirs. Ils me rappellent la terre, ou bien m’en font découvrir de nouvelles. Mais une nourriture qui ne m’apprendrait rien, comment pourrais-je la trouver bonne ? Ou mauvaise ?

Une nourriture peut me rappeler le supermarché, ou la petite cuisine de l’appartement où j’ai vécu un temps, mais enfin, ce n’est pas la même chose. Le poisson carré dans sa boîte en carton, je ne l’ai pas percé de mon harpon. Je n’ai pas senti les algues et la menace des récifs coupants…

Je n’ai pas arrosé les petits pois en boîte ni senti les saveurs de la terre grasse. Je n’ai pas davantage enfoncé mes pieds dans les rizières ni croisé le regard des buffles pensifs que ne me rappellent pas le plat cuisiné sous cellophane ni le riz qui ne colle pas.

Quand on est loin d’où l’on a vécu, c’est différent, mais c’est toujours la même chose. On découvre les saveurs d’une terre nouvelle.

Les réclames, qui l’ont bien compris, tentent de nous rappeler des souvenirs lointains. Mais comment se souvenir de ce que l’on n’a jamais découvert ?

Les publicistes ont bien compris de quoi je parle, mais bientôt dans un monde presque partout urbain, ou livré à l’élevage intensif et à l’agriculture industrielle, qui aura encore de tels souvenirs ? La bouffe sera saturée de sucre et de sel, ou de saveurs lactées, n’ayant plus d’autres recours que se raccrocher aux expériences alimentaires de la plus petite enfance, un peu dégoûtantes pour l’adulte. Et la cuisine ne sera plus un art, c’est-à-dire une esthétique, un art qui n’imite pas, mais rappelle le vrai goût du réel.

– Tu es bien nostalgique, note Raya.

Je voulais seulement lui dire que j’appréciais sa cuisine.

Loin de ce que l’on a été

On finit par se retrouver loin de ce que l’on était.

Cela n’arrive pas d’un coup, mais l’on ne saurait dire comment ça arrive.

Cela se passe en plusieurs moments dans le cours d’une vie. On ne les voit pas venir, on ne les voit pas non plus passer. On se retrouve seulement plus loin, sans retour possible, quand on s’en aperçoit.

C’est comme si l’on mourait. On pense à sa vie comme à une autre vie, comme à d’autres vies. On est toujours le même, oui, mais on est loin de ce que l’on a été.

On ne ressent de telles choses qu’après coup. Quand on les ressent, finalement on s’en fout. On se fout du passé.

Quand on commence à comprendre combien maintenant on est loin, on comprend aussi que l’on se passe très bien de ce qui ne reviendra plus. C’est au fond cela seul peut-être qui attriste.

Au fond, et c’est bien ce que l’on ressent, peut-être est-ce ce passé seul qui passe, plus que soi-même.

– Je te trouve bien morose ces temps-ci, m’a dit encore Raya.

– Pas tant que ça au fond. Seul le vieillissement du corps finalement me rend morose. Ce serait bien si l’on pouvait renaître plusieurs fois au cours d’une vie en retrouvant la force de l’âge, mais je ne crois pas que l’esprit y résisterait bien plus longtemps que n’y parvient le corps.

Le vent du large

J’entends le vent du large. L’île n’est pas bien grande, quand il y a du vent, il vient toujours du large. Sinon il peut souffler une petite brise des collines. Le grand vent, lui, d’où pourrait-il venir sinon du large ?

Je sens le vent du large. Il est toujours tiède. Jamais chaud. Il apporte la fraîcheur des longues vagues. Il rafraîchit la peau. Le vent du large sent l’iode. On en sent l’odeur même assez loin dans les terres, quoique bien sûr elle est beaucoup plus forte à Bandar‘alam. Ces saveurs iodées se mêlent intimement à celles des rizières et des bambous, de la citronnelle et des girofles.

Il fut un temps où ces plantes se négociaient plus cher en Europe qu’aujourd’hui la cocaïne ou le hachisch. Les pirates de Bandar‘alam tiraient alors de grands bénéfices des galions et des jonques qu’ils arraisonnaient.

Ils n’auraient pas pu continuer longtemps s’ils n’avaient pas louvoyé entre les puissances maritimes lointaines ou locales qui se faisaient la guerre dans les eaux environnantes. La plus belle époque fut pour eux celle des guerres entres les puissances protestantes et les Espagnols du Saint Empire, puis entre les puissances protestantes entre elles, et avec les Français. Plus tard, ils surent encore tirer parti des attaques sous faux-drapeaux qui opposèrent les puissances coloniales entre elles.

On connaît finalement peu de choses sur la manière dont les Européens, qui au début faisaient plutôt fonction d’auxiliaires mercenaires au service des États locaux avec lesquels ils négociaient des comptoirs, sur la manière dont les Européens disais-je, parvinrent à inverser les rôles, et entraîner ceux qui devenaient leurs suzerains dans leurs propres conflits.

Les pirates de Bandar‘alam surent tirer parti de la complexité de ces affrontements, virant au vent comme leurs boutres savaient si bien le faire. Bien sûr, ces changements de cap impromptus n’étaient pas sans conséquences dans les rapports de force au sein même des équipages, ni sans quelques épisodes où se mêla l’odeur du sang à celle du large.

Le vent du large soufflait déjà comme il continue à souffler.

Les nouveaux chemins de la piraterie

Un autre caractère de la domination réelle du capital consiste à discriminer chacun entre amateur ou professionnel selon ce qu’il est en train de faire. Quand vous êtes professionnel en règle générale, ça veut dire que vous êtes salarié, pro, prolétaire ; quand vous êtes amateur, que vous êtes consommateur, client, que vous payez.

La plupart du temps pourtant, ce que nous faisons, et plus encore ce que nous aimons faire, peut bien nous rapporter quelque argent, ou nous en coûter, mais nous n’y accordons pas tant d’importance. Ça ne convient pas à l’accumulation du capital.

Au siècle dernier, j’avais vite remarqué que la généralisation de la commande numérique ne pouvait apporter que la pire panique dans une telle discrimination. Le mot « hacker » a lui-même été formé pour désigner un programmeur qui ne soit ni un professionnel ni un amateur. L’Académie Française s’est alors empressée de le traduire par « pirate » sur le mode des mots d’enfants. Les mots d’enfants disent ce que les adultes ne savent pas même penser. Si vous n’êtes ni un pro, ni un amateur, vous ne pouvez être qu’un pirate. Vous mettez les mains dans le procès de production sans être subordonné à un employeur.

Les associations de défense de la programmation libre, et plus encore que les défenseurs du source lisible, ne me paraissent pas toujours très bien comprendre ce qu’impliquent ces distinctions, et je ne suis pas sûr qu’ils poussent toujours les législateurs dans la bonne voie. Je ne suis pas sûr qu’ils comprennent que la bonne voie commencerait précisément par ne pas s’engager dans cette distinction entre professionnels et amateurs, entre producteurs et utilisateurs.

Mais comment alors les législateurs pourraient-ils les comprendre à leur tour, sans s’opposer à la première loi de la domination réelle du capital ? Tout ce qui ne participe pas à la reproduction du capital est interdit.

– Es-tu sûr que « source lisible » traduise bien open source ? m’interroge Chan.

– Pas littéralement, bien sûr, pas plus qu’ordinateur ne traduit littéralement computer ; logiciel, software ; numérique, digital. Ces mots n’en recouvrent pas moins les mêmes dénotations dans leurs langues respectives.

– Et « pirate » ?

– Bien sûr que non, pirate ne veut pas dire hacker. Je ne sais pas traduire hacker, et je ne vois aucune bonne raison qui nous forcerait à le faire. Nous avons cependant « développeur » pour désigner un programmeur sans préjuger de son statut de professionnel ou d’amateur.

Chan m’explique que c’est ici un problème politique important. Les habitants de Tamgound sont plutôt d’accord pour reconnaître tout le pouvoir aux travailleurs ; pas aux propriétaires des moyens de production, ni à leurs appareils d’État. Que se passe-t-il cependant si l’on fait de la fonction de travailleur un statut ? Ne sèmerait-on pas alors les graines de la propriété des moyens de production ? Propriété collective, peut-être au début, mais propriété tout de même ?

C’est une question fort complexe, avec de nombreux rebondissements si l’on commence à la creuser. Elle a été abordée dans l’Histoire plus souvent qu’on ne le croirait, ou plutôt n’a-t-elle pu jamais être qu’effleurée. Une question de pirates…

Mer forte et ciel chargé

À l’ouest de Bandar‘alam, sur les rivages de calcaire escarpés que les embruns et les anfractuosités assombrissent, les jours de mer forte, les longs rouleaux des vagues qui viennent éclater sur les récifs, donnent des impressions étranges.

Au début, l’attention se laisse attirer par les seuls chocs furieux et les flots d’écume. Il est bon de demeurer longtemps, jusqu’à ne plus voir ni entendre l’agitation des vagues au premier plan. Montant et s’affaissant, bien plus intéressants sont au lointain, les longs rouleaux qui se rapprochent lentement de la côte.

Sous un ciel chargé, ils semblent démesurés. Ils paraissent immenses tout en faisant perdre toute sensation de dimensions. Immense et minuscule commencent à ne plus prendre alors davantage de sens que si l’on regardait un ciel étoilé.

Un flux d’électrons, lui, est minuscule dans le même sens où il vaut immensité. On ne peut voir un flux d’électrons si ce n’est à travers des images de synthèse ; aucun photon ne serait assez petit ni assez rapide pour produire l’image d’un flux d’électrons, et cela vaut immensité par sa démesure. Ainsi, par mer forte sous un ciel chargé, frappent le rivage les larges rouleaux des Mers du Sud.

Mouvant et ondoyant, l’océan bouleverse la sensation même d’horizontalité, fait basculer l’équilibre. L’échelle humaine, c’est l’échelle humaine qui se trouve emportée par ces lames du large, et non par le tumulte du rivage qui les brise : au large ondoyant et vertigineux.

Ce bleu-là vaut gris, celui de la mer mouvante et du ciel chargé. Ce sont les mêmes mots, mais ce n’est pas le même gris dont parlait Francis Ponge, ni que peignait Auguste Chabaud. Ce n’est pas un gris de cendre, c’est un gris liquide, et mouvant, et submergeant. Il n’est pas celui des couleurs éteintes, mais des couleurs noyées. Un gris saturé.

Les rouleaux et les vagues avancent, un peu dans la même direction, mais pas exactement. Nuages et vagues ont chacun leur propre élan, venant de loin. Il n’est pas facile d’entrer dans une telle mer, ni très prudent. En plongeant des rochers, c’est impossible. Ce serait du suicide. Par les plages, ce n’est pas non plus sans péril. J’aime pourtant nager dans les larges rouleaux, et passer sous la crête des vagues.

J’aimerais nager dans cette mer puissante, mais je suis seul ici. Je ne pourrais attendre aucun secours. Je ne peux que rester là à contempler l’océan, jusqu’au vertige.

Que répondre à Raya quand elle me demandera ce que j’ai fait tout l’après-midi ? « J’ai regardé la mer. – Tu n’as fait que regarder la mer ? – Et les nuages aussi. »

Une journée dans les marécages

Au nord de la Nagoundat, au-dessus de Lamdong et de Bandar‘alam, s’étendent jusqu’à la côte de vaste plaines de joncs marécageuses. Quand les pluies se font plus rares, en automne, elles s’assèchent par endroits, et dégagent de larges plages de boue qui se craquelle sous le soleil.

Les migrateurs commencent à s’y assembler à l’approche de l’hiver, descendus des vallées du Brahmapoutre et du Mékong. La saison est bonne pour la chasse.

Nous ne sommes pas venus chasser. Personne ne chassera cette année. L’île tout entière a renoncé à la chasse, constatant une baisse inquiétante des populations de migrateurs. Les serpents en profiteront, avides d’œufs et d’oisillons. On mangera plutôt du serpent cette année. Nous n’avons cependant pas pris nos pièges à serpents. Je n’aime pas le serpent. Les caresser, oui, mais pas les manger. Nous avons seulement nos pièges à insectes, et nous les ferons griller au déjeuner.

Les serpents ont peur des hommes, et ils ont raison. C’est dommage. Leur peau est agréable à caresser, et ils apprécient eux aussi les caresses. Mais ils sont si durs à approcher. On n’a que le temps de les voir s’enfuir en ondulant.

Il arrive qu’on en voie un qui sommeille, la tête seule affleurant d’une eau étale et ombragée. On aurait envie de s’approcher en silence pour le toucher, mais il serait effrayé et tenterait de mordre. Les serpents des marais ne sont pas venimeux, mais leurs morsures sont profondes et douloureuses, lentes à guérir, et c’est toute une histoire de leur faire lâcher prise. Personne ne le souhaite.

Ces marais sont peuplés d’une très riche faune. On y trouve de nombreuses espèces d’araignées. Elles sont plus ennuyeuses que les serpents car, sans doute à cause de la différence d’échelle, elles ne songent pas à s’enfuit à l’approche des hommes. Quand nous passons en détruisant leurs pièges de toile, elles nous mordent. Ces si petites bêtes sont dotées d’une agressivité et d’une voracité touchantes.

Elles passent leur vie aux aguets. On ressent à les observer, leur jubilation à préparer leurs toiles et à les surveiller, prêtes à bondir. Elles s’attaqueraient à tout ce qui bouge, et il n’est rien qu’elles ne seraient prêtes à affronter. Même la copulation est un acte à haut risque pour les mâles. Ils doivent apporter aux femelles de quoi les rassasier pendant l’acte, et ne pas s’abandonner trop longtemps à l’extase, s’ils ne veulent se faire croquer aussi.

Si petites, si voraces, si vivantes, elles en deviennent attendrissantes, et elles sont si belles avec leurs nombreux yeux enchâssés comme de minuscules diamants noirs.




Carnet vingt-et-un

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, juin 2018

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/livre_18/




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