À Bandar‘alam

Jean-Pierre Depetris, juin 2018.

Les marais - Vu de la planète - Vu de Bandar‘alam - Avant de partir -

Table des matières





Carnet vingt-et un - Les marais

Quand le ciel bleuit sur les marais

Quand le ciel bleuit à l’aube, on voit encore longtemps le fin croissant de lune en face de Vénus très proche de la terre ces temps-ci et brillant d’un éclat exceptionnel. Sur la vaste étendue des marais sortant lentement de la pénombre en se teintant de vert et d’ocre, ils forment une image qui ne s’effacera pas de si tôt.

De même, leur image ne s’efface pas du ciel quand le jour déjà est là, ni le croissant de lune, ni l’astre incroyablement lumineux qui lui fait face. Presque imperceptibles, ils sont toujours là, jusqu’à ce que nous ne sachions plus si l’image s’en est gravée sur notre rétine, ou si nos yeux les distinguent encore.

La fraîcheur de l’aube s’est alors étendue sur la plaine.

Raya et moi nous sommes installés pour quelques jours dans les marais. Un de ses amis lui a laissé une petite ferme, presque une cabane, à charge de nous occuper des chevaux. Dans les marais, les chevaux savent bien se nourrir et s’abreuver tout seuls. Nous n’avons pas grand-chose à faire. Ils ressemblent un peu à des mustangs, ou plus encore à des camarguais, si ce n’était leurs robes noires ou brunes.

La lutte de classes en France

J’observe d’ici avec beaucoup d’intérêt la lutte de classes en France. Je ne suis pas mécontent de la voir de loin, pas seulement pour ne pas devoir risquer un mauvais coup, mais parce que je peux observer sans avoir à me demander quoi faire. Certes, je ne nie pas qu’être intimement impliqué dans des événements n’aide pas tout autant, et même davantage, à les appréhender. L’action cependant, le Tchan l’a bien compris, exige un certain silence de l’esprit, et le champ d’action le plus libre pour l’intuition.

Je suis de toute façon un mauvais tacticien. Je comprends généralement mieux ce qui se passe que les décisions que je dois prendre. J’ai cependant vu des gens puiser dans ce qui ressemblait à des délires l’inspiration de comportement adaptés. J’ai eu au cours de ma vie de nombreuses occasions d’apprendre à me méfier de mon intelligence. Serait-elle illimitée qu’elle demeurerait insuffisante – ne serait-ce qu’à cause du double théorème d’improbabilité.

Ce que j’observe ces jours-ci dans la lutte de classes en France se révèle du plus grand intérêt. Me frappe d’abord combien les fait ont déconnecté les commentateurs convenus : homme politiques, presse privée, politologues… Les voilà comme frappés de stupeur par ce qui ne concerne pourtant qu’un simple quartier parisien, le leur probablement. Les voilà stupéfaits devant quelques dégradations, atterrés par des pertes de chiffres d’affaires des commerces riverains, certes de luxe, les voilà réduits à la posture d’un comité de copropriétaires. Tout le reste de la France, et du monde qui les écoute pourtant, s’est effacé pour eux. Ils commentent en termes apocalyptiques quelques vitrines brisées et poubelles incendiées, jusqu’à en oublier les simples victimes des violences réelles. Ils recommencent, de semaine en semaine, sans trouver de recul.

Je fus plus surpris encore par le même décrochage des réseaux privés, ceux qu’on dit sociaux par oxymore. Ce n’est pas si paradoxal si l’on y songe. Ils sont en réalité des caisses de résonances de la presse privée et des personnalités médiatiques.

J’ai déjà expliqué que la domination réelle du capital ne se contente pas d’avoir ses défenseurs et ses adversaires. Elle produit elle-même son modèle d’opposition, qui, ne pouvant s’étaler sans trop de paradoxe dans les médiats dominants, utilise les réseaux privés. À l’évidence, ces réseaux ne sont pas parvenus à prendre la main sur des relations et des connivences plus organiques. Les Champs Élysées ne seront pas un nouveau Maïdan.

On a bien compris que le gouvernement utilise cette opposition convenue, disons populiste, pour se présenter comme un rempart à « la peste brune ». Il s’y raccroche toujours plus frénétiquement, comme il l’a fait depuis le début des événements, comme il le faisait depuis le début du quinquennat, et même pour favoriser l’élection du président en place.

Il l’utilise, mais qui a programmé les algorithmes de ces réseaux privés pour en faire l’instrument de la contestation convenue ? Certainement pas le président, ni les ministres, ni leurs services, qui cherchent plutôt à les contrôler par la législation ; ni comme il serait déjà plus probable le gouvernement des États-Unis, ni son État le plus profond ; ni moins encore les Martiens, les Russes, les Coréens ou d’improbables pirates.

Le Système ? Peut-être bien, à condition de comprendre de quoi il s’agirait en réalité : de quelques lignes de code et des algorithmes tout simples, tellement simples que leurs concepteurs les tiennent secrets. Leur seule fonction consiste à drainer le chaland, et en rendre l’esprit disponible pour les annonceurs, en captant l’attention, et surtout les émotions.

Le système, celui du spectacle marchand, n’a rien de plus compliqué que ce que nous connaissons déjà sous le nom d’intelligence en essaim. De multiples interactions entre des injonctions individuelles sommaires convergent dans l’organisation d’activités ou de comportements collectifs complexes ou cohérents, tandis que les individus se comportent à leur échelle sans intelligence aucune de ce qu’ils font ensemble. C’est précisément ce qu’étudie Saad sous le nom d’artificial moronness.

Alors que le pouvoir exécutif, législatif et médiatique fait d’abord mine de se convaincre à chaque manche qu’il a gagné les esprits, ce sont plutôt ses zélotes qui semblent toujours plus avoir été gagnés par la machinerie cybernétique. Une bonne part de ceux qui animent le mouvement populaire semble au contraire avoir déjà compris, au mois intuitivement, de quoi je parle. Voilà bien encore ce qui m’a finalement le plus surpris.

Chan m’a longuement interrogé

Chan m’a longuement interrogé sur les événements en France. Il a tenu à me garder chez lui pour mieux me questionner. Il pleut sur Bandar‘alam, et il pleut aussi sur sa terrasse. Les gouttes tombent de la verrière sur les feuille d’un caoutchouc en pot placé à côté de la table basse devant laquelle nous prenons le thé.

« J’entends beaucoup parler d’assemblée constituante et de refondation de la démocratie », m’a-t-il demandé.

« Une lubie. Les Français ont déjà fait cinq constitutions en même pas deux siècles. Il est plus facile de faire une constitution qu’une révolution, dont ils ne doutent d’ailleurs pas que l’une serait la conclusion ultime et nécessaire de l’autre. »

« Je sens une touche de scepticisme dans ton ironie », sourit-il. « Dirais-tu : “constitution, piège à con” ? »

« Non, je n’irais pas jusque là. Je t’ai déjà fait remarquer que des comportements appropriés prennent souvent leurs sources dans des délires. Je suis seulement méfiant. »

Mon regard s’est laissé prendre par les gouttes qui ruissellent le long des feuilles du caoutchouc, et celui de Chan qui a suivi le mien semble être tombé lui aussi sous leur fascination dans le soir qui commence à tomber. Je sais qu’en bon Chinois, il comprend aussi bien que moi les dangers du légisme.

J’ai accepté bien volontiers l’invitation de Chan. Une journée entière m’est nécessaire pour retourner dans les marais où Raya m’attend, surtout avec ce temps pluvieux qui embourbe les petites routes, et qui fait sortir toutes les automobiles comme des escargots. Je suis bien mieux ici à contempler au sec les gouttes qui tombent de la verrière, et à déguster un thé excellent.

« Le Légisme démocratique est le pire de tous », continué-je, « il conduit à un État total majoritaire qui oppresse et tente d’éliminer les minorités. Et il fait pire encore : il fait croire aux hommes qu’il leur suffirait de s’entendre entre eux pour que la réalité se plie à leurs décisions. »

Ce despotisme de tous est alors plutôt le contraire de ce pour quoi il se donne : un système des objets fonctionnant sur le mode d’une technologie en essaim. Ce sont alors plutôt les hommes qui se plient les uns les autres à une intelligence confisquée et distribuée à travers un système d’objets technologiquement opaques ; un système en guerre contre toutes les formes de vie, des bactéries à celle de l’intelligence qui aura conçu et produit ces objets.

« D’un autre côté, si une lune a suffi pour passer de la remise en cause d’une taxe à celle de la constitution, où en sera-t-on à la prochaine ? »

Quelques jours dans les marais

Ces quelques jours dans les marais furent merveilleux. Que d’oiseaux ! Nous partions souvent à cheval de bon matin. Les chevaux connaissent mieux les marais que nous, et savent éviter les impasses. Des franges d’écume s’élevaient sous leurs sabots, et des nuées d’oiseaux les plus divers s’envolaient à notre approche.

Le ciel était dégagé à mon retour de Bandar‘alam. Il est resté tous ces jours quand même un peu voilé, prenant parfois des tons verts quand le soleil baissait.

Un ciel vert ! Il me rappelait l’idée que je me faisais de la planète Vénus dans mon enfance. L’imagination scientifique a beaucoup évolué depuis le milieu du siècle dernier. On ne savait rien alors de la surface de Vénus, on se trompait même sur la gravité qui y régnait. On imaginait parfois un monde océanique parcouru d’orages et d’éclairs. D’autres songeaient plutôt à un désert, avec d’immenses tempêtes de sable ; d’autres encore, à des jungles perpétuellement noyées de pluies tropicales. Je pouvais en voir des illustrations dans le petit livre que je feuilletais souvent sur le système solaire.

J’imaginais que Vénus était bien assez grande pour contenir tout cela à la fois, et j’imaginais aussi de vastes marais sous un ciel vert qui voilait un immense soleil orange. Aussi, en regardant le soleil ces jours-ci sur les marais, je me suis mieux que jamais rendu-compte qu’il était bien petit vu de la terre, plus petit qu’on ne croit le voir.

Dans les marais, nous habitions une voiture de chemin de fer. Elle était posée à même la terre, loin de toute voie, les roues à moitié enfoncées. Une voiture à double compartiment, chambre et salon, avec une grande table fixée au sol. J’y voyais l’horizon sans limite jusqu’où je pouvais deviner la mer les jours où la nébulosité était faible.

Des bâches étaient tendues de part et d’autre de la voiture, abritant un plancher de croisillons de bois. Nous nous y déchaussions, y cuisinions et y mangions, et nous nous y installions la plupart du temps pour profiter de la fraîcheur de la brise. Dans son prolongement, une petite grange avait été construite, aux murs de bambou et au toit de jonc, qui abritaient des outils et de la sellerie, et où se dégageait l’odeur forte des marais et du vieux cuir. Tout autour étaient plantés des massifs de citronnelle qui nous protégeaient des moustiques.

Pendant quelques jours, j’ai eu comme l’impression de me retrouver chez moi.

Le flamenco camarguais

Le flamenco camarguais est dénigré. Il y a bien quelques raisons à cela, d’abord, quand on s’appelle Reyes, ce n’est peut-être pas une bonne idée de prendre le nom de scène de Gipsy Kings. Los Reyes, c’était très bien, surtout quand on est fils ou neveux de José Reyes, le meilleur chanteur de flamenco que j’aie entendu.

Le Flamenco, j’en ai déjà parlé, est une musique qui ne se prête pas aux grandes scènes, ni aux émissions télévisées. De toute façon, pour les Français, le flamenco sera toujours une musique de pizzeria. Pourtant, même les Étasuniens, champions de la musique de centre commercial, avaient au moins compris lors du passage de Manitas de Plata à New-York, qu’il était un guitariste de pizzeria exceptionnel.

Le vrai flamenco, vous dira-t-on, est andalou. Oui, peut-être, dans un sens historique renvoyant à un très lointain passé, mais les musiques d’Al-Andalous se sont répandues très loin, et sont devenues très différentes de ce qu’elles étaient, très loin aussi d’I Tunes et des industries culturelles. Il n’est qu’en Andalousie certes où le flamenco jouit d’un certain prestige, et parvient à faire figure de musique savante. Pour autant, je n’aime pas particulièrement le flamenco comme une musique savante, je le préfère populaire. Le flamenco, c’est le folk méditerranéen.

J’apprécie depuis quelques années un jeune couple de gitans turcs, frère et sœur, Öykü et Berk Gürman. (On peut chercher mes références musicales en ligne.) Ils font parfois des incursions très loin du flamenco classique, mixant avec plus ou moins de bonheur des traditions diverses. Nous sommes tous traversés de traditions diverses.

J’ai beaucoup écouté du flamenco ces derniers jours dans les marais, peut-être parce qu’ils me rappellent la Camargue de mon enfance, avec ses chevaux et ces innombrables oiseaux qui y annonçaient le printemps. Je l’ai écouté en ligne en relisant les articles de Chan pendant que le soir tombait. Raya écoutait avec moi autour de la grande table avant le dîner, à l’heure où les lumières électriques commencent à rendre opaque les grandes vitre, et les transforment en miroirs.

Nous y revenions après le repas quand nous ne nous attardions pas dehors à bavarder. Elle était fascinée par La Caita. Quiconque a écouté La Caita commence à comprendre ce qu’est le Flamenco.






Carnet vingt-deux - Vu de la planète

Raz-de marée dans le Détroit de la Sonde

Le raz-de marée dans le Détroit de la Sonde n’a pas causé de dommage à Bandar‘alam. L’île de Sumatra a fait écran. Quelques vagues plus hautes que coutume sont venues jusqu’ici, dont seules quelques équipes de nuit se sont aperçu, ou quelques insomniaques dans les villages du littéral. Le tsunami s’est fait davantage sentir à l’autre extrémité de Java, dans les Moluques, sans causer croit-on savoir davantage de dégâts.

Les conseils du port ont envoyé une grue montée sur péniche, quelques générateurs et un gros compresseur accompagnés de quelques bras sur une autre péniche, le tout tiré par un gros remorqueur, pour les côtes de Sumatra. C’était surtout un geste d’amitié et de solidarité.

L’après-midi, ils ont dépêché un radoub flottant, songeant qu’il ne devait plus y avoir d’urgence pour les premiers soins, mais que de nombreux pêcheurs devaient être impatients de remettre à flot leur gagne-pain.

Révolutions à moitié

– « Ceux qui font des révolutions à moitié creusent un tombeau. » Voilà une belle phrase de Saint-Just, et qui me semble bien pensée. Cependant, ceux qui veulent faire des révolutions d’une seule traite, me font penser à cette autre phrase : « Tiens-toi au pinceau, j’enlève l’échelle. »

– Il existe peut-être une façon de comprendre ces deux idées de sorte qu’elles cessent de paraître contradictoires. Ne pas faire une révolution à moitié, cela ne consiste peut-être pas à la faire en hâte, brutalement d’un seul coup, mais plutôt à ne pas l’interrompre trop vite.

Nous bavardons souvent, Raya et moi sur le balcon de Bandar‘alam, assis sur un tapis, moi plutôt couché, appuyé sur des coussins, les pieds contre la rampe. Nous y regardons le soleil tomber. Ces temps-ci, la durée des jours a imperceptiblement diminué. On doit être autour du premier ventôse dans le calendrier révolutionnaire.

Le calendrier républicain est contradictoire. D’un côté, il s’inscrit dans ce souci de recherche de mesures universelles : baser le mètre sur la circonférence de la terre, le kilo sur le litre d’eau, le litre sur le mètre, etc. D’un autre côté, le nom des mois est exclusivement inspiré par le climat français. Ce ne sont que des noms, a-t-on dû penser, des noms qui se traduisent, et chaque peuple aurait pu en forger d’autres dans sa langue qui correspondissent mieux au climat de sa région.

Admettons, mais quand je suis ici, entre le Détroit de Malacca et le Golfe du Bengale, je continue à parler français, et les noms du calendrier révolutionnaire ne sont pas bien appropriés. En vérité, je ne crois pas qu’on se soit dit qu’il suffisait de traduire, ni que la Révolution Française eût été aussi universelle qu’elle le pensait. On aurait dû chercher des noms qui convinssent à la planète entière où qu’on se trouve à sa surface. Révolutions à moitié.

Au balcon

– Une telle question est futile, m’a renvoyé Raya quand je lui ai fait part de mes remarques concernant le calendrier révolutionnaire.

– Comment peux-tu parler ainsi, toi qui es originaire des marches d’une civilisation qui a mieux compris que nulle autre combien les unités et les mesures sont les seuls ponts praticables entre le monde des choses concrètes et celui de l’esprit ?

Nous jouons quelquefois aux échecs sur le balcon. Nous avons toujours une partie en cours, mais nous n’y jouons pas si souvent, ni très longtemps. Nous bavardons, nous bavardons aussi en jouant.

Je me suis longtemps demandé si l’espèce était sur le point d’achever une révolution, ou d’en entreprendre une nouvelle. Je me suis aussi demandé la quelle il s’agirait d’achever ? Celle commencée à Petrograd, celle commencée à Paris, à Washington, en Angleterre, en Hollande, à Prague… ? Ou celle du fer, celle du bronze, de la pierre polie ?

Nous conversons librement en fin de journée sur le balcon, sans crainte de tracer des tangentes aux courbes de nos pensées, mais parvenant toujours tant bien que mal à ne pas trop en emmêler les fils.

– Tu as finalement répondu à ces questions ? – En un sens oui, en un sens non. En un sens, les réponses sont évidentes.

Le docteur Ibrahim

« La voie qui peut s’énoncer n’est pas la voie pour toujours. Le nom qui peut la nommer n’est pas le nom pour toujours », cite le docteur Ibrahim, le jeune recteur de la mosquée de Lamdong. Ces phrases ne sont pas tirées du Coran, bien sûr, ni des Hadiths, elles le sont du Tao te king.

Ibrahim est jeune, oui, mais je ne saurais lui donner d’âge. Ses cheveux sont cachés sous un turban noir. Sa barbe très noire est peu fournie. Il est vêtu d’une large robe de coton brun sombre sur laquelle il porte un long et fin gilet blanc. L’ensemble, très semblable au costume des mollahs du Moyen-Orient, dégage une certaine impression de pauvreté, et d’élégance pourtant, peut-être à cause de son teint mat. On pourrait dire son regard cruel, dans la fente de ses yeux bridés, si l’on ne jugeait qu’il est peut-être plutôt attentif et curieux, son sourire est large et ses lèvres fines.

« J’ai étudié attentivement plusieurs traditions religieuses », m’a dit Ibrahim, et il me semble qu’elles n’ont pas grand-chose à voir les unes avec les autres. Au sein des seules écoles de l’Islam, je ne vois pas de nombreux points communs. Je n’en vois pas davantage au sein des diverses chrétientés, ni des Bouddhismes… Bien sûr, comme nous sommes tous tournés vers la quête du réel, et qu’il n’est pas d’autre réalité que le réel, nous cheminons tous plus ou moins dans la même direction. Alors, plus nous sommes avancés dans le voie, plus nous pouvons ressentir l’impression que nous suivons la même. Cependant, nos cheminements sont différents, et leur direction, nul ne saurait la nommer. »

Ibrahim parle du firmament

Nous nous sommes rencontrés à la station-service de Lamdong, et il m’a invité à prendre un thé à la buvette. « Je te ramènerai en voiture », a-t-il insisté. Le jour tombait déjà et les premières étoiles commençaient à briller.

« Tu vois ce ciel », m’a-t-il demandé ? « Lui seul demeure fixe dans un monde mouvant. Il ne varie jamais et nous donne la mesure de tout ce qui change. »

« Crois-tu ? Il me semble aussi mouvant et désordonné que le reste. »

« Quand bien même, tant de temps sont nécessaires pour que ces lumières parviennent jusqu’à nous, qu’il échappe au temps. En fait, le firmament est le temps, et le temps n’est pas dans le temps. »

« Je vois ce que tu veux dire. »

« Si tu le vois réellement, tu comprends ce qui est au cœur de toutes les écoles spirituelles. Continue à regarder ce ciel étoilé pendant que je te parle, et tente d’y voir ce que je te montre. Hors lui, tout s’effondre, rien ne tient. On ne peut retenir l’écume de la vague, ni les grains de sable de la dune. Les écoles et les traditions, les cultures et les souverainetés sont aussi fugaces que l’eau et le sable que le vent emporte. Voilà le grand mystère qui est au cœur de chacune d’entre elles.

« Je vois, oui. »

« Je crois que tu as vu le trône de majesté, et que tu l’as vu vide. Je n’ai aucun titre à prétendre que tu te tromperais, mais j’espère que tu pressens que ce n’est pas là le plus important. »

Les idoles

Il est impossible, strictement impossible, de prédire avec exactitude une élévation du niveau des mers causée par un réchauffement climatique, lui-même provoqué par un accroissement du carbone dans l’atmosphère. Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste du climat pour le comprendre. Nous pouvons seulement qualifier de probable que l’accroissement du taux de carbone provoque un réchauffement, mais on n’a aucun moyen d’en calculer l’amplitude. Trop de causes interviennent. On ne peut toutes les prendre en compte. Nous sommes seulement certains que le taux de carbone augmente à la surface de la terre car nous ne cessons d’en extraire davantage, mais nous ne pouvons en prédire les conséquences, toutes les conséquences, pas seulement sur le climat, et nous savons pourquoi.

Nous savons que les chiffres qui nous sont donnés sont fantaisistes. Nous imaginons aisément comment ils sont produits. Des quantités de groupes de recherche construisent des modèles qui donnent des résultats correspondants aux données qu’ils ont prises en compte, puis on en fait la moyenne. Admettant que ces calculs seraient scientifiques, puisqu’ils ont été effectués par des scientifiques, nous présumons que leurs moyennes le seraient également, voire le seraient davantage.

On ne peut obtenir de résultats probants par de telles méthodes. Aux temps de l’Empire Moghol, les meilleurs savants furent invités à trancher la question du géocentrisme et de l’héliocentrisme. Ils se montrèrent plus sages que les chercheurs de nos jours, en concluant que les deux théories étaient indécidables, et qu’elles se heurtaient chacune à des contradictions insurmontables. Pour les dépasser, il eût fallu un système de la gravitation, qui ne fut formulé qu’un peu plus tard par Galilée.

Galilée ne dépassa pas la physique ptolémaïque en rassemblant des spécialistes dont les recherches ne pouvaient qu’être alors contradictoires. Il y parvient plus simplement en observant des faits, des faits simples, dont on n’avait jamais songé à généraliser les conclusions. Galilée ne disposait pas de moyens aussi abondants et précis que ses homologues Ottomans, Moghol et Chinois, et il n’en eut manifestement pas besoin pour se rendre attentif à l’essentiel.

Alors pourquoi les gouvernements nous diffusent-ils des chiffres aussi précis que fantaisistes qui ne nous trompent pas ? Pourquoi font-ils mine qu’ils pourraient maîtriser le niveau des eaux comme s’ils étaient des dieux, alors qu’ils n’envisagent en rien de baisser les extractions de carbone, mais prévoient au contraire de les accroître ? Pour nous faire croire justement qu’ils seraient des dieux ? Ou nous prévenir au contraire que nous ne devons pas compter sur eux ?

La face cachée de la lune

Il y a sur la lune une déesse solitaire. Elle y est en exil alors que son aimé est sur terre, un chasseur, un excellent archer. Le nom de la Déesse ? C’est celui que les Chinois ont donné au module qui vient de se poser sur la face cachée de la lune.

La déesse vit seule sur la lune avec un lapin, le Lapin de Jade, qui avec son mortier broie les ingrédients pour produire l’élixir de vie. Le Lapin de Jade est le nom que les Chinois ont donné à leur véhicule qui parcourt la planète et y prélève des échantillons. Il les broie comme dans un mortier pour y trouver des traces d’eau, la liqueur de la vie.

Chaque année, un jour de printemps, la déesse redescend sur terre pour retrouver son amant et lui apporter l’élixir de vie. Les hirondelles alors se réunissent pour lui former un pont. On dit ce jour celui du Pont des Hirondelles. Il est le jour des amoureux, l’équivalent chez nous de la Saint-Valentin.

Un second module doit rester en orbite pour faire relais avec le premier, et garder le contact entre la face cachée de la lune et la terre. Les Chinois l’ont nommé Le Pont des Hirondelles. Than nous a expliqué tout cela pendant que nous regardions manœuvrer le Lapin de Jade sur la chaîne chinoise grâce au Pont des Hirondelles.

Contribution à l’étude du concept de connerie

Je traduis pour Saad depuis quelques temps les prises de position des principaux hommes politiques et commentateurs sur la lutte de classe en France. Je les lui traduis oralement par téléphone où quand nous nous rencontrons. C’est une mine pour ses travaux.

– Que cherchent-ils à ton avis, à provoquer une insurrection armée pour ensuite l’écraser, ou bien sont-ils si bêtes ? m’a-t-il interrogé.

– Le goût m’est depuis longtemps passé de sonder leur hébétude. Tes recherches, mon cher Saad, ne devraient pas te faire oublier que nous-autres pauvres humains, ne sommes pas aussi intelligents que nous voudrions souvent le croire. Aucune stupidité artificielle n’a pour cela un rôle à jouer. Nous passons nos vies à nous entraîner à répondre automatiquement à des situations connues. Voilà ce qui nous fait paraître à nos propres yeux plus intelligents que nous ne le sommes, plus intelligents que ceux qui ne s’y sont pas préparés. Hélas, plus nous y sommes entraînés, rompus jusqu’au dressage, plus nous sommes déroutés par des situations inattendues. Nous sommes alors plus maladroits que celui qui ne s’était préparé à rien du tout. Il m’est arrivé quelquefois, comme à toi certainement, de me retrouver dans des situations comparables. On y perd jusqu’au simple bon sens. On sent la nécessité de cacher son indécision sous une assurance péremptoire, et l’on ne montre qu’arrogance et extravagance. Mais ni toi ni moi ne sommes à la place des acteurs politiques et médiatiques qui travaillent à la reproduction du capital, et ce qu’ils ressentent, je m’en fous. Nous devons seulement présumer qu’il leur faudra beaucoup de temps pour recouvrer leurs esprits, beaucoup trop sans doute, sinon ils me surprendraient. Ils n’ont pourtant pas fini de devoir tenir leur rôle.






Carnet vingt-trois - Vu de Bandar‘alam

Les équipes

L’équipe est ici le moyeu de la vie sociale. Tout tourne autour. L’équipe est une entité collective plutôt petite, quelques dizaines de personnes, même en comptant les vieux et les enfants. Il s’agit probablement d’une survivance de l’équipage.

Ce sont avant tout des équipes de travail. Les gens partent ensemble travailler, et travaillent ensemble. Ils sont maîtres de ce qu’ils font, et personne ne les commande. Ici, à la campagne, ils cultivent les champs alentours, là, ils se retrouvent dans les chantiers, les fabriques, à bord. L’entraide est très forte au sein des équipes.

Les plus vieux, parfois, ouvrent un bar, un restaurant. Il devient celui de l’équipe.

Ce qui est éclatant sera recouvert d’un voile

Il est toujours bien difficile d’évoquer ses histoires d’amour dans un écrit public. C’est dommage, il y aurait tant à dire et à décrire. Mais comment s’y prendre sans dévoiler ce qui doit rester sous le boisseau. Tant de choses dans la vie doivent être tues. Il n’est pas question de pudeur, moins encore de convenances. Ce qui est éclatant sera recouvert d’un voile. Voilà une loi qu’il n’est pas avisé d’enfreindre, on le sent immédiatement dès qu’on en serait proche.

Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupides que des homosexuels qui revendiquent le droit au mariage pour ne pas avoir à cacher leur amour. N’ont-ils donc pas compris que les hétérosexuels cachent justement leur amour dans le mariage ? L’amour serait-il affaire de contrat ? Bon, on peut imaginer que ceux qui se marient s’aiment, mais ce n’est pas nécessaire, ni suffisant.

Il est dommage qu’on ne puisse rien dire de l’amour, car ce serait une source inépuisable d’enseignement. Les poètes persans sont allés aussi loin qu’il était possible dans cette voie, les poètes, ou les philosophes, ou les mystiques, je ne sais comment les nommer. Ce sont des gens qui changeaient souvent de plume, voire de langue, les poètes moghols, ouïgours, ou turkmènes…

Leurs meilleures plumes étaient celles du conte, du conte tel qu’il n’a rien à voir avec ce qu’on appelle ainsi en occident. Poètes, philosophes, mystiques, tout cela sans séparation, disant ce qu’on ne peut dire tout en jouant avec les raccourcis du sophisme.

On trouve de cela dans les contes de Raya. Elle m’en a lus quelques-uns en les traduisant à la volée. On y retrouve nettement l’esprit des lettres mogholes, comme on peut reconnaître dans ma plume quelque-chose d’insolemment français, quelque distance que je tenterais de prendre.

De la peau

La surface d’une peau a quelque-chose d’étrange et de vertigineux. Quand deux peaux se rencontrent, c’est un peu comme lorsque l’on met deux miroirs face à face. L’image se reflète alors à l’infini. Avec la peau, c’est comme si le toucher se reflétait, un reflet tactile. C’est un toucher infini, un toucher devenu cosmique. C’est très physique, ce n’est pas du sentiment, même passionnel. C’est peut-être une expérience spirituelle, mais toute véritable expérience spirituelle est très physique.

On peut s’étonner que toutes les formes de vie, animales du moins, s’en montrent capables. Les vies végétales, je ne sais pas, je ne sais pas comment elles font.

On peut s’émerveiller que cette expérience, car c’en est une, une expérience spirituelle, soit associée à la reproduction. La reproduction n’en est, à l’évidence, ni la signification, ni le terme, ni le but. Elle s’y greffe seulement. Elle vient seulement souligner combien cette expérience est physique. Elle vient en plus, comme la dialyse de l’eau produit en plus quelques calories.

Tout dans le vivant est une question de surface et de reflets. Pas de reflet sans surface. Il faut une peau pour un toucher, une peau qui recouvre les terminaisons nerveuses du toucher, il faut une surface pour que s’y forme une image, il faut une peau pour que résonne un son. Pas de sensation sans surface, et donc pas de vie. Aristote l’avait fort bien expliqué dans De l’Âme (Περὶ Ψυχῆς).

« Âme » n’est probablement pas une bonne traduction, ni probablement « esprit ». Je traduirais plutôt par « de la vie », « du vivant ». Le traité de l’âme d’Aristote est un court ouvrage que je ne trouve pas dénué d’un discret érotisme.

Avicenne, Ibn Sina, est le plus grand commentateur d’Aristote, le commentateur qui va plus loin que le maître. Je ne crois pas qu’il ait commenté le Traité de l’Âme, sinon en filigrane dans ses contes en persan.

Des équipes encore

Il ne faudrait pas croire qu’il n’y ait pas d’autorité dans les équipes, qu’il n’y ait pas de hiérarchie, du moins une fois qu’elle est établie. Une fois que les équipes ont établi leurs chefs, on ne les conteste plus, du moins, tant qu’on n’en change pas.

Les équipes ne pratiquent pas de véritables élections. Tout est plus tacite. Le chef s’impose en sachant conduire le travail d’une équipe, et l’on ne le contestera pas, surtout pendant la tâche, ni davantage après, tant du moins qu’il s’en sera montré capable, mais s’il se trompe, s’il commet une erreur, échoue, on ne le lui pardonnera pas, lui-même ne se le pardonnera pas. On connaît déjà qui se montrerait plus capable.

Il n’y a pas bien longtemps que je suis ici, et je vois déjà combien les hiérarchies y sont fragiles. Un accident de travail, une erreur de conception, un buffle blessé, un champ noyé, et l’autorité du chef d’équipe sera ébranlée. Peut-être l’équipe lui trouvera des excuses, mais lui-même n’y croit plus, il lui arrive de suggérer son remplaçant. La qualité et la sécurité seront meilleures.

J’avais remarqué un jeune chef d’équipe sur les chantiers de Bandar‘alam. Malgré son jeune âge et sa barbe clairsemée, il exerçait une autorité surprenante sur son équipe. Puis, je l’ai revu un beau matin, entrer modestement dans le bar à la suite de ses camarades. « J’ai perdu mes galons », m’a-t-il dit quand je masquais mal mon étonnement, ne sachant trop comment lui demander de ses nouvelles. Un filin, je crois, s’était brisé. Ses amis ne paraissaient pas lui en tenir rigueur, ni prendre une sorte de revanche, au contraire.

Ces affaires là sont vite réglées ici, sans débats contradictoires ni votes à main levée. Chacun sait très vite à quoi s’en tenir. Je le trouvais bien trop jeune de toute façon pour commander une équipe. Pour cela, il ne suffit pas d’être doué, il vaut mieux avoir aussi le cuir déjà un peu tanné par la sourde hostilité de la chose inerte. On ne se dispute pas ici pour de telles choses. Il est jeune, et il n’aura rien perdu de ses qualités. Il a la vie devant lui pour se refaire.

Il ne faudrait pas croire non plus qu’on soit destiné à passer sa vie dans la même équipe. Bien sûr, certains le font, y demeurent de père en fils. Dans l’ensemble, la chose est rare. Ce sont des équipes de travail, et le travail n’est pas l’ami de la durée, il est celui du changement.

On ne s’en rend peut-être pas bien compte en travaillant seul, mais le travail, très lentement, imperceptiblement, change le monde. Il change tout, les méthodes, les lieux et les choses, l’environnement, les gestes, les façons de penser. Travaillez, et vous verrez combien vous changez le monde. On en dispute beaucoup parmi les équipes, de savoir en quel sens on change le monde, en quel sens on doit le changer.

Personne ne travaille la mer, alors la mer ne change pas, ses poissons disparaîtront, elle se réchauffera peut-être, se polluera, mais elle ne change pas, ni les nuages qui passent. Le reste, si. Alors, inévitablement, le travail lui-même change, et les équipes. Alors, inévitablement, on doit bien aussi changer d’équipe.

Voilà ce que j’ai découvert depuis que je suis ici, mais je l’avais déjà un peu appris avant.

La productivité à Tamgound

Temgound semble avoir une excellente productivité. Je n’ai aucun chiffre pour l’affirmer, ne sachant d’ailleurs pas où je les trouverais. J’imagine que doivent exister des quantités de mesures contradictoires. La productivité est un paradigme qui se prête à des calculs d’autant plus élastiques qu’ils sont financiers. La monnaie est une unité de mesure dont nul ne sait très bien dire de quoi. De la valeur d’échange ? C’est cela, oui.

Non, j’infère plus simplement cette haute productivité de mes observations empiriques : Les gens paraissent instruits et en bonne santé. S’ils sont instruits, c’est qu’ils disposent de beaucoup de temps pour lire et étudier. S’ils sont en bonne santé, c’est qu’il leur en reste assez pour produire ce qui leur est nécessaire pour vivre en bonne santé. C’est ce qu’on peut appeler une haute productivité, ou je n’ai rien compris.

Les fleurs et les oiseaux

Je l’ai déjà dit, on ne se rend jamais assez compte de la part que tiennent dans la poésie les fleurs et les oiseaux. Ils n’ont évidemment pas à être le sujet de la poésie, et moins encore ses décorations. Ils sont les meilleurs indicateurs du temps et du lieux. Les oiseaux mieux que tous les autres animaux, et les fleurs, sont les meilleurs témoins de l’espace-temps. Et que serait la poésie sans l’espace-temps ? Que serait-elle sinon la parole de l’ici et maintenant ?

Un poème n’aurait-il rien d’autre à dire que décrire une fleur ou un oiseau, il serait vide, mais non sans présence. Il serait un vide qui n’aurait rien d’abstrait. Quand bien même la fleur serait-elle celle absente de tout bouquet, cette absence serait malgré tout l’expérience d’une présence.

Ceci est vrai aussi des images. Les fleurs et les oiseaux sont très présents également dans les images orientales. On se tromperait en n’y voyant que le sujet de la peinture si ne s’y trouve rien d’autre, et l’on s’y tromperait plus encore si l’on n’y voyait qu’un motif décoratif.

L’idée de motif décoratif nous vient pourtant spontanément à l’esprit devant bien des figures de l’art moghol, d’autant qu’on y perçoit une virtuosité à passer du dessin figuratif à la frise. Quelques algorithmes simples y suffisent. Je m’y suis essayé avec des filtres et des greffons de GIMP (GNU Image Manipulation Program). On pratiquait ces algorithmes sans l’aide d’ordinateurs. J’avoue avoir beaucoup de peine à comprendre comment. Je ne comprends même pas bien comment ces filtres numériques fonctionnent. Il y a tous les cheminements possibles de la simple stylisation à la frise géométrique.

J’ai étudié attentivement de nombreuses peintures du musée de Bandar‘alam, des images de fleurs, elles sont presque toutes accessibles en ligne, et j’ai joué avec elles en me servant de Gimp. Je me suis attardé à chercher ce que ces images montraient vraiment. Car l’esthétique montre, évidemment, et seul le fou contemple le doigt.

Le vent du continent

Quel dommage qu’il n’y ait pas de véritable hiver ici. Le froid est agréable parfois, surtout quand on est au chaud, et qu’on entend le vent souffler dehors comme une horde de loups.

J’entends aussi le vent dehors, dans la maison de Raya à Bandar‘alam. Ici aussi il hurle comme des loups, mais il n’est pas froid, et il est à peu près impossible d’imaginer des loups dehors. Il rafraîchit seulement comme un puissant ventilateur. Ce n’est pas la même chose.

C’est un vent puissant et continu, sans rafales. Il roule de belles vagues sur la mer au loin, striée d’écume blanche. Elles ne sont pas immenses, car le vent souffle de la terre, et, au-delà, du continent. Elles ont contourné l’île, et c’est pourquoi le vent les couronne d’embruns comme une lointaine nostalgie des neiges himalayennes, pourquoi il les rend cassantes pour les felouques qui s’y risqueraient. Mais il n’est pas froid, seulement rafraîchissant.

Au nord de Tamgound, au-delà des marais où j’ai passé de si belles journées lors de la précédente lune, les vagues doivent être impressionnantes vues de la dune.

Sur la grande jetée

– Quelque travail qu’on fasse, tu ne me diras pas le contraire, il vaut mieux qu’on se connaisse déjà bien, et que se soit établi un climat de confiance et d’affection.

– Je ne dirai pas le contraire. Je suis déjà assez convaincu que la qualité d’un travail dépend de ces relations confiantes et fraternelles, bien plus que des seules qualités professionnelles de chacun.

Je bavarde avec le nouveau chef d’équipe qui a repris la place de celui, bien trop jeune, qui avait été dégalonné cet automne. Je l’ai rencontré avec son équipe qui travaille sur la grande jetée. J’aime ces lieux, et je profite, y ayant été aperçu plusieurs fois avec Chan, qu’on a cessé de m’y regarder de travers.

La grande jetée est partiellement fortifiée. Ce sont de vieux aménagements qui n’ont probablement plus de véritable utilité. La grande jetée est parcourue d’un large mur de pierres massives, un chemin de ronde sur lequel une automobile aurait largement le place de rouler. Du côté du large, elle est protégée des vagues par des amas de gros blocs rocheux, où l’on trouve toujours des amateurs de Dolum ; de l’autre côté, une large voie y suit le quai où sont amarrés les navires en réparation.

J’aime ces lieux où les perspectives sont admirables. L’équipe avait débarqué près des baraques de matériels, dans l’attente des grandes tôles qu’elle devait remplacer. Le grutier aussi était descendu les rejoindre. Il est toujours difficile de coordonner de tels travaux de sorte que les différentes équipes ne perdent pas trop de temps à s’attendre, mais ces longues plages de repos ne sont jamais mal venues entre des efforts qui sinon deviendraient épuisants, et elles offrent tout le loisir de contempler un paysage saisissant : l’immense terre-plein de l’autre côté où conduit le pont métallique tournant, les longs hangars qui s’étendent au loin, les silhouettes squelettiques des grues, la frise des collines qui barre l’horizon. Ce sont des lieux qui font naître des pensées de puissance et de calme.

L’équipe attend les larges tôles qui vont être glissées habilement par le grutier à travers le pont découpé. On utilise ici les mêmes signes pour guider du sol la manœuvre, et qui survivent toujours au talkie-walkie. L’opération est dangereuse. On a besoin de se fier les uns aux autres. On apprend à se connaître intimement en travaillant ainsi, mieux sans doute que si l’on racontait sa vie, mais on y vient aussi naturellement.






Carnet vingt-quatre - Avant de partir

Le masque des nations

Le monde indien est bien plus vaste que la République Indienne actuelle, il s’étendait des marges du Khorassan jusqu’à Bali. Le monde indien fut successivement le berceau de l’Hindouisme et du Bouddhisme, et celui d’un important empire musulman qui marqua un moment essentiel de la religion du livre. Elle est une vieille civilisation riche de multiples figures, qui plonge dans l’antiquité jusqu’avant même les premières pages des Védas. La République Indienne a adopté un comportement fantasque envers cette si vieille et si vaste civilisation dont elle est pourtant au centre.

Elle a fait l’impasse sur son histoire pré-moderne où régnaient les Moghols, elle l’a remplacée par une autre, mythique, une histoire qui n’a rien d’historique. Elle a fait aussi l’impasse sur le Bouddhisme. Les autres nations qui l’entourent sont pourtant largement Musulmanes ou Bouddhistes. Quel est donc cet Hindouisme avec tous ces dieux qu’on ne retrouve même pas dans les Védas ? Quand cette culture indienne à laquelle l’Inde actuelle prétend faire retour a-t-elle jamais existé ?

Je me demande si cette oblitération de l’Islam et du Bouddhisme ne fut pas plutôt un change pour ne pas se débarrasser davantage d’influences coloniales plus récentes. Je soupçonne cet Hindouisme new-age, tenant lieu de religion, de culture, d’histoire et d’identité nationale, d’être nourri à un imaginaire britannique.

Je suis cependant bien conscient de connaître très mal ce dont je parle, et cela justement à cause de ces masques des nations modernes. Toutes en portent de tels, plus ou moins caricaturaux.

Les Cannibales

« Tu dis donc que la Nouvelle Tamgound n’a pas connu d’acte de cannibalisme depuis plus de trois siècles ? »

« Je crois savoir que l’Europe non plus », me renvoie Galoum, « depuis la Guerre de Trente ans, non ? »

« Je ne souhaitais pas faire une remarque déplacée sur ton peuple », m’excusé-je, sentant poindre de l’ironie derrière sa réponse.

« Encore heureux, car mes ancêtres tuaient d’abord sans souffrances ni traitements indignes ceux qu’ils s’apprêtaient manger. Ils leur brisaient le crâne d’un bon coup de casse-tête, puis ils les cuisinaient et les consommaient dans le plus grand respect. Morts ou vivants, des prisonniers ont rarement été mieux traités dans les autres civilisations. »

« Excuse-moi », répété-je, « comme vous vous appelez vous-mêmes les Cannibales… »

Galoum fait en effet partie d’un équipe d’électriciens de bord connue sous le nom de Cannibales. Ils sont presque tous originaires du Tamgound Oriental. Ces électriciens s’occupent de l’alimentation en énergie des chantiers de construction et de réparation navale, et non des équipements électriques fixes des navires, comme on pourrait d’abord le croire.

Ils installent les générateurs, les batteries de pinces à souder et tous les câbles nécessaires. Ils disposent aussi les compresseurs et le réseau des manches pour l’air comprimé. Ils les entretiennent et les déplacent selon les besoins. Ils se chargent encore des lances à incendie et des extincteurs, et ils sont responsables en conséquence de la sécurité du chantier, dont ils connaissent mieux que quiconque en permanence l’état et les recoins.

Ils arborent des airs bravaches et inquiétants, et se tatouent même le visage. Pour faire partie de leur équipe, on doit tout connaître de l’électricité, des pressions et du feu, sinon on reste un apprenti. Il n’est cependant pas obligatoire de se tatouer, mais tous le font, et s’ils finissent par rejoindre une autre équipe, ils gardent les stigmates et le prestige des Cannibales.

Il est fréquent que des ouvriers aillent quelques-temps travailler comme apprentis dans une autre équipe pour parachever leur formation. Celles qui forment le plus d’apprentis sont les plus prestigieuses.

Comme on le comprend sans peine, les électriciens de bord exécutent un gros travail pour installer un chantier et pour le débarrasser, et moindre pour l’entretenir. Les plus anciens d’entre eux s’en retirent alors et se consacrent à former d’autres équipes à la prévention et à la lutte contre l’incendie. Ils imposent à leurs apprentis une discipline très dure.

« S’ils n’exécutent pas bien ce qu’on leur enseigne », m’explique Galoum, « ils ont peur qu’on les mange. »

Mes notes marquent le pas

Je néglige mon journal ces temps-ci. Ce n’est pas que mon voyage perde de l’intérêt à mes yeux, mais plutôt que j’ai une moindre envie de partager. Ma relation avec Raya n’y est pas indifférente.

On est toujours étonné de se rendre compte combien par simple contact épidermique, on parvient à s’hameçonner au point qu’il devient impossible de se décrocher sans s’arracher le cœur. Et ça n’empêche pourtant personne de regarder parfois discrètement ailleurs, de broder au moins en imagination d’autres possibles miracles.

Nous autres humains, avons besoin de nous sentir entourés de possible, sinon nous sommes comme un animal sauvage pris dans une cage. Comme l’animal sauvage auquel il suffirait que la porte demeurât entrebâillée, nous n’avons pas forcément besoin que les possibilités s’actualisent, mais nous serions malheureux si elles étaient fermées.

Conviendrait-il que je parle davantage de tels sujets dans mes pages ? Je ne le pense pas.

Philologie

Considérer que la proposition cartésienne, cogito ergo sum (je pense donc je suis), ait une signification équivalente, et conduise aux mêmes conclusions que celle gazalienne, أحب و لأنا (j’aime donc je suis), se conçoit intuitivement, mais rencontre quand même un problème philologique majeur : le pronom « je » est absent du latin, et en arabe, le verbe « être » n’existe pas. Il ne reste donc plus grand-chose à traduire, si ce n’est un verbe quelque peu indécis à la première personne.

Et cette idée est pourtant aussi tranchante et précise qu’une lame.

Architecture pirate

Les maisons de Bandar‘alam sont crépies de terre ocre, ocre jaune, ocre rose, ocre vert… Le crépi est grossier. Un matériau pauvre, s’il n’était rehaussé de motifs géométriques complexes tracés directement avant que le placage ne sèche. La technique est pauvre elle aussi, mais pas celle proprement calligraphiques qui donne, au contraire, une étonnante impression de richesse.

La façade, mais aussi le couloir et la cage d’escalier sont décorées ainsi, sans chercher à masquer compteurs et caisses à eau. Les motifs décoratifs sont faits de caractères arabes que leurs déformations rendent difficilement reconnaissables, mais ils sont bien lisibles dès qu’on les a identifiés.

Contrairement à ce qu’on croit avant de la connaître, l’écriture arabe est très lisible, et c’est pourquoi elle est si volontiers déformée, étirée, brisée, outrepassée dans la calligraphie. Chaque caractère à des signes distinctement identifiables qui le différencient de tous les autres sans ambiguïté. Les caractères arabes ont beau s’écrire différemment selon qu’ils soient en début, au milieu ou à la fin d’un mot, on ne les confond pas.

Les textes sont inscrits dans des figures carrées, en losanges ou de formes octogonales, renforcées d’un double ou triple trait, et que des lignes droites ou brisées relient les unes aux autres. Les portes sont petites, les escaliers étroits, et il se dégage pourtant des façades et des intérieurs ainsi décorés, une impression contrastée d’austérité et de richesse. Le simple crépi, brut et monochrome, contraste alors avec l’impressionnante sophistication des motifs calligraphiques.

Il ne me déplaît pas d’avoir de la lecture en grimpant un étage. « Fuis l’infatuation de celui qui mange à la table du prince, et accueille la simplicité de celui qui mange à la table de Dieu », puis-je lire sur le pallier de Raya. Cela ressemble à un vers d’Al Kabir.

Ces mots décrivent assez précisément ce qu’inspirerait la décoration des immeubles ici. Ce sont de vieilles maisons de pirates, pas de gueux, ni davantage de riches bourgeois.

Piraterie et mysticisme

Nous savons que la piraterie européenne doit beaucoup au souffle de liberté qui animait la Réforme ; non pas à l’éthique libérale et bien-pensante de la Réforme édulcorée qui survécut, mais aux idéaux plus radicaux qui l’inspira. Peu se souviennent du rôle que joua l’amiral de Coligny, ni que les pirates furent des Huguenots français, des Puritains britanniques ou hollandais, des Quakers, des Levellers, des Diggers… Elle alimenta la Cause d’Henri de Navarre, d’Oliver Cromwell et de Guillaume d’Orange, avant d’en être récompensée comme l’on sait. Cette aventure qui s’acheva sur le continent par l’un des épisodes les plus horribles de l’histoire humaine, la Guerre de Trente ans, et aux conséquences les plus exécrables pour l’humanité, se poursuivit encore longtemps sur les océans.

Les documents ne manquent pas sur la piraterie européenne, mais ils sont presque tous à charge, sinon trop romanesques. Nous ne pouvons que rêver en sachant que l’imagination est toujours moins dense et paradoxale que la réalité.

La piraterie européenne n’est pas la seule à avoir eu ses inspirations spirituelles. Dans l’Océan indien aussi, une nouvelle piraterie avait puisé dans le Suhl-e-Kul après le renversement de Shah Jahan, et la contre-réforme d’Arangzeb.

J’imagine que le sublime et bien inutile mausolée que Shah Jahan avait fait élever pour son épouse défunte, le Taj Mahal, pût être regardé comme une provocation en face de besoins publics plus pressants. Je comprends qu’on puisse le voir ainsi, je n’en serais pas loin moi-même, mais sa beauté d’abord m’en prévient.

Je tiens le Taj Mahal pour le plus beau monument de la planète, une mosquée dressée à l’amour. Cela ne friserait-il pas le blasphème, car les Musulmans vont y prier comme dans une mosquée ordinaire ? Non, un tel sanctuaire ne pouvait être construit que par un amant, un amant particulier pour son aimée, tout aussi unique et particulière. Il ne pouvait être le sanctuaire d’un Dieu abstrait, fût-il d’amour. Il est un sanctuaire pour tous les amants, précisément parce qu’il est celui d’un seul pour son unique aimée.

Il fallait bien que Shah Jahan en ait eu le pouvoir et la richesse. Peut-on lui en tenir rigueur puisqu’il s’en est servi ainsi ? À Tamgound, les avis sont partagés sur Shah Jahan. Le mien est arrêté.

Toutefois, comme ceux de La Rochelle, des Canaris, des Caraïbes, de Madagascar…, les pirates de Tamgound étaient ivres de mystique, de liberté, de grand large, de liqueurs alcoolisées et de fumées diverses.

De la corruption de la pensée

– Non, le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas populiste, il est populaire.

– J’ai pourtant bien lu, dans le presse française, qu’on le dit populiste, me répond Chan agacé, qui m’a donné son article à relire.

– La question n’est pas ce que dit l’un ou l’autre, la question est celle du sens que tu donnes aux mots que tu emploies.

– Alors quel est le sens exact de populiste ?

– Il y a quelques années, celui qui faisait fonction de porte-parole charismatique de l’extrême-droite l’avait très bien défini par un slogan où il affirmait dire tout haut ce que chacun pense tout bas.

– On peut se demander pourquoi chacun ne dirait pas lui-même tout haut ce qu’il pense tout bas.

– Parce qu’il soupçonnerait qu’il pense des bêtises, parce qu’il serait trop bête pour savoir le dire… La question reste ouverte, mais quoi que puissent être les Gilets Jaunes, ils ne pensent pas tout bas ce qu’un autre dirait tout haut à leur place. Ils en sont plutôt le parfait contraire, et ils le font bruyamment savoir, non ?

Chan est fâché de ma remarque. Il paraît se demander un instant à qui s’en prendre, puis il se décide, englobant tout ensemble la langue française, la France et moi-même : « Le vocabulaire est complètement vérolé dans ton pays ! » Il avait si bien travaillé son article ! « Le plus pénible dans un tel cas », compatis-je, « est qu’il ne suffit généralement pas de corriger les mots, car ils auront probablement contaminé aussi la pensée. »

Approche d’un matérialisme subjectif

Je ne tiens pas à rentrer en France, mais des affaires m’y appellent. J’ai dit à Chan qu’il pourrait continuer à m’y envoyer ses papiers. Rien ne presse, mais il vaut mieux que je rentre vite, plutôt que de me laisser prendre l’esprit sans pouvoir rien faire d’ici.

J’y songe en regardant des cartes anciennes. Les cartes récentes que l’on trouve en ligne sont la plupart du temps dépourvues de méridiens et de parallèles. Je préfère les vieilles. Il m’importe peu qu’elles soient moins précises. De quoi me renseigne la précision d’un trait si j’ignore sa longitude et sa latitude, et que je ne peux donc pas situer ma position envers lui ? Les mesures satellitaires ignorent l’expérience réelle que je fais de l’espace, où les distances ne sont plus les mêmes selon que je traverse des montagnes ou des plaines, que je vogue sous ou contre le vent. Les mesures angulaires témoignent mieux de la réalité plus subjective et topologique du monde, sa géométrie in situ.




Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, juin 2018

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/livre_18/




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