La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

Fin d’hiver à Kalantan - Chasses à Kalantan - Avant de repartir

Table des matières





Carnet quarante-et-un - Fin d’hiver à Kalantan

Dans le train

Même après avoir éteint la lumière du compartiment, nous ne voyons rien dehors. Dans la nuit, nous ressentons plus intensément le vacarme et les chocs de la voiture sur les rails. La régularité du bruit et des secousses est apaisante : un vigoureux bercement. Nos corps imaginent le déplacement du train dans l’espace alentour. Nous avançons lentement, et la voie fait d’amples méandres qui nous désorientent complètement. Des lumières parfois corrigent nos impressions sans pourtant nous donner une vague connaissance du paysage dans lequel nous nous déplaçons. Elles nous empêchent au contraire de nous en faire une représentation durable. Alors nous nous raccrochons au rythme lent et chaotique qui nous emporte.

« Je me demande ce qu’on apprend de nos jours dans les écoles », dis-je. « Je sais à peu près ce qu’on y apprenait il y a un siècle. C’était vaste. Tous ceux qui faisaient des études supérieure acquéraient un large socle de connaissances communes, même s’ils présentaient leurs thèses sur des sujets aussi spécialisés qu’aujourd’hui. Rien ne me laisse soupçonner que ce serait encore le cas. »

« Il y a un siècle aussi, les mandarins de Chine avaient de solides diplômes », me répond la voix d’Aki. « Je crois que l’on peut dire qu’ils étaient bien formés, mais ils n’apprenaient certainement pas ce qu’ils auraient dû savoir, ce qui leur aurait permis de mieux comprendre le monde où ils vivaient, et d’apporter des réponses aux problèmes qu’ils ne parvenaient même pas à bien cerner. Il fallut un siècle pour que la Chine se redresse, et ce ne fut certainement pas l’ouvrage des mandarins. »

« J’en suis bien d’accord », dis-je. « Le large socle de connaissances communes des élites occidentales du siècle dernier, qui était exactement le même pour toutes les nations européennes, contrairement à l’enseignement primaire qui était très national, faisait figure d’un savoir universel, ce qu’il n’était pas. Il n’en constituait pas moins un vaste corpus de savoirs éprouvées, vaste mais cependant accessible à celui qui s’y attaquait avec tous les moyens nécessaires. Existe-t-il quelque chose de comparable aujourd’hui ? »

« La limite s’atteint vite à ce qu’un esprit humain est capable d’assimiler », reprend la voix d’Aliona.

« Sans doute, mais on ne doit pas considérer les connaissances comme des objets qui s’additionneraient et s’accumuleraient. Parfois, pour le dire ainsi, une seule connaissance nouvelle suffit à en réorganiser des quantités qui lui étaient antérieures, à les structurer autrement, les compacter, en quelque-sorte. »

Je repense à la grange où je sciais et fendais les bûches à Tangsam. L’odeur forte du bois me remonte à la gorge comme une marée. Pourquoi ne se rend-on compte de ce que l’on vit qu’après coup ? Pourquoi ne ressentons-nous les choses avec autant de force que lorsqu’elles s’en sont allées ?

Pendant une bonne semaine j’ai eu mal à mon avant-bras droit. Je forçais trop en sciant. On a souvent tendance à forcer, comme si l’on voulait aller plus vite. On gagne cependant bien peu de temps pour la peine qu’il en coûte. Il n’est jamais nécessaire de forcer pour exécuter les gestes correctement.

« Pas la peine de forcer ; pas la peine de forcer », me répétais-je le lendemain, mais il était trop tard. J’ai eu mal aux tendons pendant une semaine.

La voie traverse des tunnels, nous en avons déjà passés plusieurs sans que je les aie comptés. Je ne sais où nous sommes.

– À la fin du siècle dernier, je voyais se profiler dans l’invention du numérique une formidable révolution épistémologique.

– Et tu ne la vois plus ? m’interroge la voix d’Aliona.

– Je la voyais se profiler pour le début de ce siècle-ci. C’était pour moi une affaire de décennies : dix, vingt, trente ans… J’écrivais ces temps-ci que l’homme croit toujours avancer avec de grands pas décisifs, et je n’en suis pas moins dupe.

Kalinda fait le thé

Ici, chez Kalinda, c’est l’été, l’été perpétuel. Malgré le ciel couvert, l’ombre joue avec les tentures, et les cris lointains des oiseaux de mer ont remplacé ceux des choucas. Kalinda me parle de son enfance. « Après la libération, le peuple a voulu s’emparer de la parole », dit-elle en préparant le thé, « mais c’était à la même époque où se développaient les médias de masse. »

Certes, les médias de masse, n’ont pas favorisé les pouvoirs populaires. Quelqu’un doit bien parler dans le micro. Ce fut l’ère des masses, et « les masses », ce n’est pas exactement ce qu’on entendait par « le peuple » au cours des époques antérieures. Les masses, c’est le peuple qui marche au pas, et qui n’a rien à dire, parce que quelqu’un d’autre derrière le micro porte sa parole. Irrésistiblement, l’ère des masses pollue toute parole, corrompt toute pensée.

En principe l’internet aurait dû balayer tout ça, et peut-être est-il en train de le faire. L’internet, ce n’est pas bon pour la voix de son maître, mais il n’est pas impossible de tailler le web pour en faire l’instrument des médias de masse, et d’entraîner ces masses dans des réseaux privés qui s’en fassent la chambre d’écho.

« Mais ça ne marche pas, tu le sais bien » m’objecte Kalinda en ramenant le thé et le posant sur la petite table basse entre nous. « Dans les masses mises en réseau, chacun répète à sa façon, comprend ce qu’il veut, ou ce qu’il peut, reconstruit la propagande, en prend le contre-pied pour faire l’intéressant… »

« Peut-être… », dis-je. « La propagande passe mal par le net, elle s’y corrompt et se décompose, mais elle n’est pas remplacée par une pensée critique, elle ne cède pas la parole au peuple. La pensée critique s’y corrompt et se décompose tout autant. Elle passe au hachoir d’un kaléidoscope qui en fait un feu d’artifice d’inepties. Les paroles qui devraient s’échanger deviennent des adresses à la cantonade. »

« Et alors ? N’est-ce pas logique et cohérent ? » répond-elle les yeux fixés sur la théière comme si elle mesurait le temps d’infusion. « Tant qu’on ne se donne pas la peine d’apprendre à se servir d’un internet, que peut-il faire des médiats de masse si ce n’est les faire résonner en réseaux fermés ? Et si nous nous en servons avec intelligence, nos échanges y seront forcément occultés par la communication de masse elle-même, mieux que nous n’y parviendrions en chiffrant toutes nos données. Est-ce difficile à comprendre ? »

Les hommes cependant éprouvent le besoin de principes unificateurs. Ils éprouvent aussi celui de figures identifiables au-delà de leurs interlocuteurs réels. Ils en ont besoin comme des repères, ou peut-être comme des étalons du jugement. Je ne sais pas… ce serait une idée à creuser. Nous avons été moulés pour penser ainsi, avec des figures en arrière-plan. Nous cherchons des meneurs admirables, des penseurs qui sachent mieux penser que les autres, des savants qui sachent ce que les autres ne sauraient pas, fût-ce pour les critiquer, ou même encore les renverser.

Nous espérons sans doute par ce moyen échapper à la sensation d’une masse anonyme, mais surtout à la prégnance d’une idéologie informe, et c’est précisément ainsi que nous les produisons. En être prévenu ne nous aide pas vraiment. Des hommes furent vus comme des dieux vivants pour s’être simplement attaqués au culte de la personnalité.

« Ces têtes », me répond Kalinda en versant le thé dans les bols de faïence sans en répandre une goutte, avec une habileté dont je m’émerveille sans cesse. « Ces maîtres », dit-elle dans sa propre langue, car en citangolais, il existe deux mots distincts que l’on peut traduire par maître, comme en latin magister et dominus, et dont on ne peut confondre les significations. « Ces penseurs, ces savants, ces autorités diverses n’en sont pas moins mis à mal par les nouveaux moyens de la communication. Non pas même parce qu’ils seraient en bute à des critiques fondées ou non, mais parce qu’ils ont toujours plus piètre figure ; parce que les nouveaux moyens de communication font émerger des figures médiocres. Les vieux normaliens dont tu me vantais les mérites la saison dernière ne te semblaient déjà rien posséder hors du commun. Ce sont probablement des honnêtes-hommes, mais comme il en est bien d’autres dont aucun public ne viendrait boire les paroles. Leurs successeurs n’en sont pas là : de simples animateurs bavards, prônant une bien-pensance paresseuse, tout en feignant de l’enfreindre ; ne respectant rien mais voulant imposer le seul respect de leur condition. »

Kalinda tourne légèrement entre ses mains son bol posé sur le set fait de fines lamelles de bambou tout en contemplant son contenu. Avant de le porter à sa bouche, elle en hume l’arôme un instant, et en boit une gorgée qui parait pleinement la satisfaire.

« Ceux qui parlent au nom des autres tiennent toujours plus leur autorité de leurs diplômes », continue-t-elle pendant que je l’imite. « Personne ne saurait pourtant dire ce qu’ils auraient appris dans les écoles qui prétendent les former, ni n’oserait affirmer qu’on aurait enfin découvert le secret de la sélection et de la formation des gens dotés de capacités hors du commun. »

« Nous en parlions justement hier, Aki, Aliona et moi, dans le train qui nous ramenait à Citagol… »

Même chez les mandarins qu’évoquait Aki, les diplômes sanctionnaient des aptitudes et des connaissances ; il semble qu’aujourd’hui ce soit l’inverse, ils les remplacent. Voilà qui met sérieusement en péril cette coutume immémoriale qui fait penser les hommes sur les pas de leurs « maîtres ». Nous en sommes tous déstabilisés, même ceux qui s’étaient accoutumés à penser contre l’école. Nous n’y avions jamais été préparés.

« La question n’est pas là », relance Kalinda, « mais plutôt un linguiste est-il capable de lire un physicien ? Un mathématicien peut-il encore embrasser le champ entier des mathématiques ? l’économiste comprend-il les technologies dont il étudie le marché ?… Une telle baudruche aussi gonflée pourrait-elle encore ne pas avoir éclaté ? »

Nuages sur la ville

– Nous apprenons à l’épreuve des actes qui durcissent le réel.

– Qui durcissent le réel… ?

– Oui, la réalité est naturellement molle, nous risquons plus de nous y engloutir que de nous y heurter.

La ville et la rade sont noyées sous une mer de nuages blancs. Nous ne sommes pourtant pas très hauts, cinquante ou soixante mètres au-dessus de la mer, dans la colline qui surplombe Kalantan.

Les monts et les éminences émergent de cette étendue immaculée, sur un fond aussi blanc qui cache l’horizon et les montagnes plus hautes. Ils sont comme une ligne à l’encre de chine sur une large feuilles dont la plus grande part aurait été gardée vierge, à peine striée de fins branchages derrières lesquels nous les regardons. C’est dire qu’un tel blanc vaut vide. Ce vide est chargé de fraîcheur et de senteurs matinales.

– C’est toi-même qui le dit, avec ton principe du galet qui ricoche, ajoute Kalinda qui commence à bien me connaître.

– Oui, c’est exact ; nous devons durcir la réalité pour lui donner assez de consistance, dis-je. C’est l’enseignement secret des écoles du Couchant, et j’ai parfois l’impression que celles d’Orient professent l’exact contraire : comment s’y dissoudre entièrement.

– Le véritable enseignement secret t’apprend que c’est exactement la même chose, me répond-elle sans paraître remarquer que ma réflexion était à la limite du sérieux. Tu devrais en parler avec Tagar le chaudronnier, qui connaît l’âme des métaux.

En relevant le courrier

Je viens de relever mon courrier. J’y apprends qu’une femme m’aime en secret, et que je peux bénéficier d’une méthode époustouflante pour garder mes jambes souples et soyeuses. Je reçois aussi un message, qui se prétend de mon fournisseur d’accès, et qui, dans un français approximatif, m’invite à confirmer mes coordonnées bancaires pour profiter d’un somptueux cadeau. Rien d’autre n’a passé mes filtres anti-pourriels, rien d’autre d’intéressant.

C’est ainsi, me dis-je, que la surveillance cybernétique à laquelle nous sommes tous soumis fait commerce de nos données personnelles dans l’intention de cibler au plus près les offres publicitaires. Ce n’est pas bien grave, mais ce sont des choses qui, par leur répétition excessive, finiraient par miner la bonne humeur, ou peut-être, à la longue, par effrayer.

Selon qui l’on est, on sera poussé à prendre un neuroleptique, à se rouler un pétard, à sortir sa pipe d’opium (on en trouve aisément ici en vente libre, contrairement aux insecticides qui ont des effets plus dévastateurs sur notre système nerveux parait-il), à ouvrir une canette, à se faire infuser une verveine…

Je vais dans la cuisine me préparer un café qui a toujours un effet stimulant sur mes synapses. Oui, j’ai tendance à utiliser la caféine, la théine ou la nicotine comme stimulants cognitifs, plutôt que comme calmants. D’ailleurs ce genre de courrier tend plutôt à me mettre l’esprit sous vide.

Le tabac est efficace, mais je ne suis pas certain qu’on ne parvienne pas au même effet par de simples exercices respiratoires. Je ne m’en prive d’ailleurs pas, surprenant parfois Kalinda qui m’entend pousser de longs soupirs pendant que j’écris, que je compte ou que je code. Elle n’est pas la seule à me l’avoir dit : ils ressemblent à des manifestations de contrariété. Ils n’en sont pas.

Je me demande si je ne me suis pas mis à fumer dans ma jeunesse pour cesser de surprendre mon entourage par mes profondes inspirations et mes longues expirations intempestives. Avec une pipe, un cigare ou une vape, on ne se fait plus remarquer. En tout cas, c’est efficace, le souffle et la nicotine, surtout associés au café ou au thé.

Honoré de Balzac a parlé de ces produits dans son Traité des excitants modernes. Son parti-pris, très moderne lui aussi, était de s’économiser, on se demande pour quel usage posthume. Il n’avait cependant pas tort de souligner que ces substances ne sont pas toujours favorables à la santé, et il est sans doute frivole de n’en attendre qu’un plaisir fugace.






Carnet quarante-deux - Chasses à Kalantan

Une araignée sur une rose

Une araignée sur une rose. C’est incroyable, j’ai vu la rose, je l’ai cadrée, et j’ai vu l’araignée seulement sur la photo.

J’ai fait deux prises et je n’ai rien vu. C’est incroyable. On ne voit rien. On voit ce qu’on s’attend à voir. J’ai fait deux prises rapidement avec deux réglages différents, j’ai encadré, comme on dit, surtout attentif à la balance des couleurs, et j’ai un peu négligé la netteté.

J’étais surpris de voir des roses en cette saison. Mais il n’y a pas de saisons à Kalantan. Je ne voulais photographier qu’une ce ces roses, et je n’ai rien vu d’autres ; mais on ne voit maintenant que l’araignée sur la photo.

On ne voit que l’araignée, et l’anecdote me force à me demander si on la voit bien telle qu’elle est, partiellement à l’abri d’un sépale. Il est probable que ceux qui verront la photo ne verront pas l’araignée telle qu’elle est, mais comme ils s’attendent à ce que soit une araignée. Quand les Portugais arrivèrent au Japon, ils virent « une femme lascive » dans la grande statue du Bouddha mourant.

J’aimerais tant que ceux qui regardent ma photo voient le merveilleux animal, vif et souple comme un félin.

Peut-être ne dois-je pas regretter le léger flou de l’image ; il montre la fugacité de l’instant, il suggère que l’immobilité de la scène vaut mouvement. Verra-t-on que le petit animal se tient sous mon objectif le cœur en alerte et ses longues pattes tendues ? Mais je ne le crois pas effrayé, plutôt excitée comme un enfant qui joue. Il est merveilleusement mobile dans son immobilité, merveilleusement vivant.

Les araignées ne sont pas des insectes. Contrairement à eux, elles ont un cœur qui bat, mais pas de système circulatoire : une simple valve qui aide les mouvements respiratoires à pulser le liquide sanguin dans tout le corps.

Près de la digue avec Tagar

« “Celui qui ne fait rien met le monde à son service, alors que le faiseur se met au service du monde et n’y suffit pas”, enseigne Tchwang-Tseu, c’est pourquoi Isidore Isou disait “ne travaillez jamais” », explique Tagar. Je lui ai évoqué ma récente conversation avec Kalinda à propos des traditions du Levant et d’Occident, et la suggestion qu’elle m’a faite de l’interroger.

« Mais tu savais déjà tout cela », continue-t-il. « Le bon travailleur ne travaille pas, il fait du monde une prothèse qui prolonge son corps, et ce faisant, naturellement, il s’y dissout. En s’y abandonnant, il en devient le maître et ne fait qu’un avec le Créateur, comme l’enseignait Descartes, et Jabir Ibn Hayyan avant lui. Chaque existence rayonne et reçoit les rayons des autres. Ainsi chaque existence est le noyau central de tous ces rayonnements, comme l’enseignait Al Kindi. Chaque existence particulière est alors l’infini actuel du monde, mais il en est un infini mortel… Tout cela, tu sais aussi qu’on ne l’expérimente qu’à l’épreuve de l’ouvrage. »

Nous sommes allés chasser le poisson près de la digue. Tagar, dont les réflexes me stupéfient, les attrape sans fusil : il tient son harpon à la main et embroche un poisson avec une rapidité dont je ne suis pas seulement capable pour viser.

Il ressemble à un exotique Neptune armé d’un trident aux fourches ridiculement petites, mais combien efficaces. Tagar ne chasse pas les pieuvres, pourtant plus faciles à attraper avec une telle arme. Tant mieux, je n’aime pas voir souffrir ces animaux.

Ma myopie me gêne sous l’eau. Les rides de la surface projettent des ombres oblongues sur les fonds sablonneux et les roches. Elles se déplacent vivement en ondulant, et je les prends souvent pour des poissons. D’un autre côté, le flou de ma vision sans lunettes me rend plus sensible aux mouvements, et me donne un champ visuel plus ample. D’ailleurs il m’arrive d’ôter mes lunettes pour regarder un tableau. Perdant la précision des détails, je vois mieux le mouvement de l’ensemble, et j’y gagne comme une autre précision. Même en chassant du gibier terrestre, j’ôte souvent mes lunettes, et je vise mieux. J’ai une fois atteint un oiseau en vol alors que j’aurais été incapable de le voir immobile.

Peut-être devrais-je aussi ôter mes lunettes pour photographier ; si je l’avais fait, j’aurais probablement aperçu l’araignée sur la rose. Je le faisais avant avec mon ancien appareil argentique pour mieux coller l’œil dans le viseur, mais j’en ai perdu l’habitude avec les écrans des appareils numériques.

Tagar n’a probablement pas le goût de tuer un animal chasseur. Les chasseurs ne se chassent pas entre eux.

Les favouilles

Après que nous avons bavardé longuement en nous laissant sécher sur les roches de la digues, nous avons songé à aller chasser ensemble un de ces jours dans la forêt. Nous parlions en observant les petites favouilles qui courent dans les rochers battus par les vagues.

Malgré une idée reçue, le mot est français d’origine occitane, favouio. Il peut être à juste titre tenu pour français car il est parfaitement francisé, et l’on n’en connaît pas d’autres, si ce n’est le nom savant de Carcinus aestuari. Hommes et pieuvres en raffolent.

En provençal, le mot peut aussi désigner affectueusement un petit enfant. On ne sait pas vraiment pourquoi, mais quand on observe des favouilles, on voit bien dans leurs mouvements quelque chose qui évoque une agitation maladroite et juvénile ; et elles se laissent si facilement attraper.

Ici sur la jetée, les favouilles sont vraiment petites, et vertes comme des algues. Leurs membres me semblent plus épais que chez leurs semblables de Méditerranée, plus puissants, et quand ils se replient, ils donnent au corps un aspect plus compact. Elles sont tour à tour submergées par les vagues, et parfois emportée dans le flux ou le reflux. Il y a dans l’articulation de leurs pattes rigides qui s’agrippent aux roches une forme de souplesse qui me rappelle le vigoureux bercement du train dans la nuit, quoiqu’elles évoqueraient le végétal plutôt que le métal.

Sur les antiques monnaies phocéennes, on trouvait une favouille sur l’une des faces, et une tête tête d’Apollon sur l’autre.

De la chasse et de la pensée

« Les hommes cependant éprouvent le besoin de retrouver des figures connues. Ils en ont besoin comme de repères (re-pères ? ;-) ), ou peut-être comme des étalons du jugement. Je ne sais pas…, ce serait une idée à creuser. » J’ai écrit récemment cela dans mon carnet, et je me suis dit qu’attendre le passage du gibier était une bonne occasion pour me mettre à la creuser sans plus attendre.

Je ne peux toutefois la creuser au clavier de mon portable : même les touches du Taragala que Ziad m’a offert quand je suis revenu l’an dernier, pourtant si peu sonores, seraient entendues de trop loin. Couché dans le feuillage, ma position serait par ailleurs inconfortable.

Je ne peux pas non plus écrire avec mon stylo dont la plume crisse horriblement. En vérité, j’aime entendre crisser la plume sur le papier, mais les animaux qui passeraient par là ne manqueraient pas de remarquer ce bruit peu familier. Je ne peux pas non plus laisser se distraire trop longtemps mon regard sur la surface de l’écran ou de la page, quoi que je serais bien capable d’entendre ma proie moi aussi, ou même de la flairer.

Je ne peux qu’écrire dans ma mémoire. Je ne peux que creuser, comme on dit, de tête. Pour cela, la meilleure méthode est de corréler le cheminement de ta pensées à celui de ton regard dans l’espace qui t’environne. Il y a dans la pensée quelque-chose d’une chasse.

Le mieux serait de te déplacer toi-même dans l’espace et de corréler le cheminement de ta pensée à celui de ton parcours du terrain. Je préfère pister plutôt que demeurer à l’affût, mais c’est ainsi, nous avons opté pour une chasse postée. D’où je suis, j’ai une bonne vue sur le sentier tracé par les bêtes, qui conduit à la rivière quelques mètres plus bas, et qui me donne toujours plus envie de m’y jeter tandis que le soleil monte.

En s’élevant, le soleil exalte les arômes végétaux qui masquent mieux alors mes propres odeurs. Je les retiens en restant le plus possible détendu et calme, et creuser mon idée m’y aide.

Je me souviens d’avoir lu, chez Paulhan je crois, qu’un apprenti boucher avait redécouvert la circulation sanguine au début du vingtième siècle. Il avait tout noté dans ses carnets. Ce jeune homme avait des capacités singulières, un sens de l’analyse et de l’observation qui en auraient fait plus avantageusement un chercheur. Cependant, aussi génial qu’il soit, son travail ne l’avait conduit que là d’où il aurait dû partir. Voilà en somme le nœud de la question, me dis-je en suivant des yeux les fourmis qui ont fait d’une branche fine une voie de circulation rapide, échangeant parfois, au hasard d’une rencontre, quelques amicaux coups d’antennes.

Eh oui, accomplir un ouvrage remarquable, quoiqu’on en croie, dépend moins du travail, ni davantage du génie, que de là d’où l’on part. Voilà exactement ce qui serait la mission de toute entreprise d’enseignement : permettre au plus grand nombre de partir du point le plus avantageux. Nous aurions besoin d’un système qui permette à chacun d’être le plus rapidement renseigné des points acquis par d’autres.

Le rituel qui consiste à s’asseoir en assemblée devant un enseignant qui palabre, et à noter ses paroles, ne me semble pas le meilleur moyen d’y parvenir. Cependant, Kalinda a raison, le problème tient moins à la façon dont on prétend transmettre le savoir, qu’à celle dont il finit par être structuré.

D’autre part, quiconque trouve quelque-chose de neuf a tout intérêt à le faire savoir ; non pas pour être connu du plus grand nombre, mais du moins par ceux qui pousseront son travail un peu plus loin, car il n’est pas de grandes idées qui ne donnent les moyens et l’envie de les prolonger.

J’en étais là de mes réflexions quand est passé sur le sentier, descendant vers la rivière, une sorte de petit pécari que je n’ai pas loupé.

Connaissances abstraites et expérience privée

À ce propos, j’ai noté ces jours-ci au cours d’une recherche en ligne, qu’un malentendu se glisse fréquemment dans la lecture de la fameuse Structure des Révolutions scientifiques de Thomas Khun. L’article de Wikipédia en témoigne, qui met au premier plan les révolutions de palais chez les mandarins de la recherche, ce qui est pour le moins voir par le petit bout de la lorgnette. Une révolution scientifique se caractérise par de nouvelles structures paradigmatiques qui, avant tout, réussissent à simplifier les structures antérieures en les synthétisant et en les rendant plus intuitives. Résumée au plus court, voilà la thèse de Thomas Khun.

La consistance qu’offre le réel à nos structures paradigmatiques est déterminante ; celle-là même qu’elle offre à nos expériences privées, pas la structure des institutions d’enseignement et de recherche, bien sûr, qui en sont une conséquence contingente. Que cela ne paraisse pas évident est probablement le symptôme d’une crise.

Qu’on le voit ou non, il y a dans toute forme du travail de l’esprit, dans toute forme de travail en fait, quelque-chose d’implacable.

Les mathématiciens maudits

Cependant, ce n’est pas là qu’est la question qui me trouble le plus. On pourrait s’attendre à ce que des connaissances générales, portées à un tel niveau d’abstraction s’exprimant dans des lois universelles, s’émancipent de toutes contingences particulières ou personnelles. Il n’en est rien. C’est au contraire comme si elles étaient d’autant plus universelles qu’elles seraient historiques, voire biographiques.

L’imagination scientifique ne diffère en rien sur ce point de l’imagination poétique, donnant lieu à une forme renouvelée d’un mystère de l’incarnation. Comprendre le double théorème d’incomplétude, par exemple, ne devrait pas exiger de connaître Gödel, ni des événements le concernant, ni même de se replacer dans l’ambiance du Cercle de Vienne, ou de Princeton dans les années quarante. Et pourtant on n’en saisira jamais mieux les arcanes si l’on ne commence pas à percevoir les expériences les plus intimes et les plus délirantes de l’homme, pour ne pas dire sa folie.

« Gödel s’intéressait aussi aux visions des grands mystiques comme sainte Catherine Emmerich ou de Grégoire Palamas », explique Wikipédia. « En plus de sa croyance en Dieu, il s’interrogeait sur l’existence des anges et du diable dans un univers mathématique, un univers “idéal”, dans lequel vivraient les “anges” et “démons”. Cela était une conséquence de ses réflexions sur l’intuition et l’incomplétude… » On trouve presque toujours à la source des pensées les plus rationnelles, celles de la mathématique et de la logique, l’expérience personnelle d’une sagesse mystique dans le meilleur des cas, ou de la simple maladie mentale dans le pire, et je connais plus de mathématiciens maudits, que d’artistes ou de poètes.

C’est une découverte qui m’a toujours troublé depuis mon adolescence. C’est comme si les lumières de la raison, pour reprendre la phrase de Sade, ne s’allumaient pas seulement aux brasiers de la passion, mais aussi à ceux de la folie.






Carnet quarante-trois - Avant de repartir

Fondements

Cet hiver, j’étais monté à Catalga chez Sandoc pour intervenir dans son séminaire. Curieusement, nous en parlions peu quand nous étions ensemble chez lui à Tangsam. Nous étions plus intéressés par le gibier dans la montagne. Nous ne parlions que des aspects factuels, et naturellement un peu du contenu de nos interventions, mais sans que cela nous inspirât des réflexions plus élargies. Curieusement, j’ai davantage partagé mes réflexions depuis mon retour, comme si je les avais gardées en réserve. Je n’ai même pas fait mention du séminaire dans mes carnets.

Dans le même temps, je m’occupais de la traduction française des aides et des menus d’un nouveau programme de mes amis. Tout cela, je l’effectuais sans y penser, en tâche de fond disons, comme pour y revenir plus tard. Sur le moment, j’étais plus préoccupé de la chasse, mais la chasse n’est-elle pas une métaphore de l’enquête intellectuelle ?

Le fond de mes réflexions est celui-ci : la principale chose qu’un maître ait à apprendre à l’élève est que celui-ci sait déjà ce qu’on lui enseigne. Je prendrai un exemple simple : le principe d’Archimède. Tout corps plongé dans un liquide déplace un volume égal au sien.

Si tu cherches à mesurer le volume d’une figure complexe, tu seras très embarrassé si tu ne le connais pas déjà. Tu devras faire preuve d’une puissante imagination pour trouver tout seul, mais ce n’est pas impossible. Si au contraire on te l’apprend, tu découvres en même temps que tu comprends, que tu le savais déjà ; que chaque fois que tu as vu un corps plongé dans un liquide, le volume de ce dernier s’est élevé, et ce volume supplémentaire ne pouvait qu’être celui du corps qui y était plongé. C’est une évidence que tu connaissais, mais tu ne savais peut-être pas que tu le savais. Voilà ce qu’il est précieux d’apprendre.

Je sais, le véritable théorème d’Archimède dit que tout corps plongé dans un liquide subit une poussée verticale dirigée vers le haut égale au poids du volume de liquide déplacé. Ça n’y change rien ; Archimède, dit-on, cherchait avant tout à mesurer le volume d’une statue.

Dans l’idéal, tout enseignement devrait pouvoir trouver son assise sur de telles évidences premières, de sorte que l’élève puisse vérifier que tout ce qu’il acquiert repose sur ce qu’il est en mesure d’observer, de déduire, sur ce qu’il a déjà pu très souvent observer sans y prêter forcément attention ; sur ce qu’il sait, en somme, sans le savoir.

Cela n’est possible qu’à travers une méthodologie rigoureuse. C’était l’objet de mes interventions à Catalga : Scientific narrative and intuition of evidences. Le mot evidence est ambiguë en anglais, car il a parfois l’acception de « preuve », or une preuve doit être fondée, et si elle est fondée, elle n’est pas un fondement. Le fondement, on doit donc aller le chercher en amont. Tout théorème repose sur des axiomes et des définitions.

Tout cela ne nous mène pas beaucoup plus loin que le Ménon, ou que le koan du kami du feu qui s’en allait demander du feu. Nous connaissions tous les principes de la Falsafa, et les koans du Tchan. Notre propos était plutôt de chercher des procédures concrètes.

Les oiseaux de mer

Quand le vent souffle des montagnes, on entend les oiseaux chanter dès que le jour se lève. Quand il souffle de l’océan, avec ses longues et puissantes respirations qui remontent du sud-est, ce sont les cris des oiseaux de mer qui emplissent l’espace. On sait alors que le linge n’aura pas le temps de sécher avant la nuit, même si on l’étend de bonne heure.

Les cris des oiseaux de mer sont lugubres. Ce sont des cris de folie. On croirait deviner qu’ils perçoivent à travers leurs longues ailes tout le vide et l’étendue du ciel où se perdent leurs cris, et les nuages monstrueusement déformés par la perspective.

On jugerait qu’ils ne trouvent pas normale eux non plus l’atroce étendue du ciel. Ils tournent en rond au-dessus des collines en poussant des cris d’effroi. On cherche, mais que peut-on faire pour eux ?

Les autres oiseaux, ceux qui chantent harmonieusement dans la lumière du jour naissant quand le vent vient des collines, se taisent, comme embarrassés. Quand j’entends dans la nuit les cris des oiseaux de mer, car ils s’y mettent bien avant que le soleil ne pointe, moi je sais quoi faire. Je vais couper quelques ronces dans le jardin, râteler quelques feuilles, et je leur mets le feu. Les oiseaux viennent alors tournoyer au-dessus de la fumée qui les apaise.

Aux sources de l’impérialisme

Je suis retourné déjeuner avec mon ami Cheng, l’épicier chez qui je vais acheter des produits venus de l’Ouest, de Chengdu jusqu’à Marseille, et de plus loin encore, dans le petit restaurant chinois en face de son magasin. Il m’a parlé de comment il voyait les raisons qui avaient poussé la Chine à se retirer du monde.

« Un refus de l’impérialisme ? Au quatorzième siècle ! » ai-je répondu étonné à ses premières explications. « La Chine était impériale et impérialiste depuis que Qin Shi Huang avait unifié les royaumes combattants au troisième siècle avant l’ère actuelle. »

Mais son règne n’avait pas duré, et les Chinois ont gardé envers lui une attitude mitigée, m’explique-t-il. Qin Shi Huang était inspiré par une école de pensée politique que l’on nomme Légisme, et qui a profondément et douloureusement marqué la culture politique chinoise, comme on peut le vérifier jusque dans les époques récentes, et aujourd’hui encore. Personne ne s’en réclame, mais en accuse ses adversaires. Les légistes voulaient diriger le monde par les lois, par la force et par la hiérarchie.

Les Chinois ont eu vingt-trois siècles pour analyser les avantages de l’unification qu’imposa Qin Shi Huang, ceux d’un service public efficace, de l’unification de la langue, de l’écriture et des systèmes de mesure, d’un monde pacifié plutôt qu’en guerres perpétuelles…, et les vices du Légisme qui en est comme la maladie génétique. Les Chinois ont eu vingt-trois siècles pour critiquer des institutions qui ont unifié et fait coopérer un si grand nombre de peuples et de nationalités sans en détruire aucune. Le règne de Qin Shi Huang a très bien renseigné les Chinois sur les vices du Légisme, pendant qu’ailleurs d’autres civilisations disparaissaient dans les famines, les épidémies et les génocides.

On sait en Chine que rien ne peut être imposé par la contrainte et la voie hiérarchique, même en cherchant habilement à diriger les caprices et les intérêts à courts termes de chacun, comme sait si bien le faire le marché. Rien sous le ciel, ni parmi les êtres vivants, ni parmi les inertes, n’obéit à de telles pressions.

Des injonctions de cette sorte sont à la fois trop bêtes pour des êtres dotés de raison, qu’elles réussissent au mieux à rendre plus bêtes et plus disciplinés et donc moins efficaces, et trop compliquées pour des êtres inertes ou trop frustes, incapables de calculer leurs intérêts, ce qu’elles ne sont pas capables de leur apprendre. On ne contraint pas un canal à couler paisiblement en le fouettant, mais en étudiant la mécanique des fluides.

Je rassure mon ami en lui apprenant que de telles choses peuvent être pensées aussi en Occident, où l’on y sait depuis longtemps qu’on obtient le magistère sur la nature en inférant ses lois, et non en cherchant à lui en imposer.

« Ce qui prouve qu’il n’est pas nécessaire d’être Chinois pour être intelligent », me répond-il amusé. « Cependant, reconnais qu’on doit être un peu dégrossi pour penser ainsi en Occident, car ces idées n’y sont pas couramment énoncées comme des principes élémentaires, alors qu’en Chine, un crétin en est baigné depuis son enfance. »

Voilà qui est très profond ai-je concédé à Cheng, mais qui ne m’explique pas pourquoi, sous la dynastie Ming, les Chinois ont brutalement tourné le dos au reste du monde, alors même qu’ils en étaient le centre.

« Parce que la domination sur les monde extérieur se faisait le moteur du despotisme intérieur », me répond-il. « Les Chinois ont pensé qu’ils n’avaient rien de bon à gagner dans la concurrence avec d’autres empires régionaux, ou d’autres plus lointains encore qui commençaient à y enfoncer leurs lames. Ces forces et ces richesses à la fois puisées et employées hors de leur territoire ne soumettaient pas seulement des peuples étrangers, mais alimentaient le despotisme et l’autonomie du pouvoir dans l’empire. »

« Allons donc, il est notoire que les premiers empereurs de la dynastie Ming étaient aussi tyranniques que Qin Shi Huang, et ces scrupules ne les auraient pas retenus. »

« Précisément, cet impérialisme fut bien promu par les premiers empereurs Ming, Zhū Yuánzhāng qui régna sous le nom de Hongwu et son petit-fils Zhū Yǔnwén, qui régna sous celui de Jianwen ; et cet impérialisme nourrissait en retour les vieux penchants du despotisme légiste. Cette politique, impérialiste au sens le plus moderne du terme, souleva de puissantes oppositions intérieures, et Zhū Yǔnwén fut renversé par Zhū Dì, son cousin, qui devint l’empereur Ming Yongle. »

Je ne suis pas assez savant pour contredire Cheng sur ce point. Je connais davantage l’histoire de la Chine plus ancienne des Han. Des quantités de documents ont été délibérément détruits pendant cette période troublée, comme sous le règne de Qin Shi Huang, m’a dit Cheng, notamment les journaux et les plans de l’amiral Zheng Hé, et des milliers de fonctionnaires impériaux furent exécutés.

Je reconnais toutefois que les Chinois se posent depuis longtemps des questions qui renvoient à leur plus haute antiquité, et qui ont joué pour leur civilisation un rôle fondateur, alors qu’à l’Ouest elles surgissent à peine sous les couleurs d’une intemporelle actualité.

Les Chinois et le monde

Les Chinois, en se retirant brutalement d’un monde qu’ils n’avaient jamais conquis par la force, mais entraîné dans un destin commun par le commerce, la culture et la technologie – ils n’avaient jamais beaucoup prisé la guerre, et leurs monuments honorent bien plus d’ingénieurs que de généraux –, les Chinois, donc, en se retirant, abandonnèrent des quartiers et des villes entières, majoritairement peuplées de leurs ressortissants qui ne pouvaient pas tous partir et ne le souhaitaient pas. Ils laissèrent le champ libre à des despotismes locaux qu’ils avaient cependant contribué à établir. Les Chinois laissaient des princes, des maharajas, des sultans, des khans, et d’autres empereurs, enfiler des costumes taillés trop grand pour eux ; et ces derniers cédèrent finalement la place aux peuples qui étaient les moins préparés à leur succéder, ceux de la plus lointaine Europe Occidentale.

Dopés par les techniques qui leur étaient nouvelles, la boussole, le sextant, la poudre…, les monarchies du Lointain Ouest qui ne disposaient que d’un mode d’administration archaïque et n’avaient pas encore rencontré les limites des Royaumes Combattants de l’antiquité, se coulèrent dans le vide laissé par l’Empire du Milieu. Sur les ruines de l’Asie, elles ont bâti leur impérialisme hégémonique moderne.

Voilà à peu près ce que m’a expliqué Cheng. Cette histoire est raisonnablement vraisemblable, plus que celle reconstruite par l’Occident. Mais il est Chinois.

Cependant, l’amiral Zheng Hé semble ne pas avoir laissé un mauvais souvenir en Asie du Sud-Est, comme en témoigne un timbre acheté lors de notre passage l’été dernier en Indonésie, commémorant son premier voyage à Surabaya, Malaka et Medan.

Des fleurs

« Ton araignée, tu ne l’avais pas vue, car elle a dû sortir au dernier moment de sous son sépale quand tu as appuyé sur le déclencheur », me dit Kalinda en regardant les dernières photos que j’ai insérées dans mes carnets de voyage. « Mais j’aurais pris deux clichés sans la voir, avec des réglages différents ? Je n’étais pas pressé : je photographiais la rose. »

Kalinda m’explique que pour mon second réglage, je n’étais plus attentif qu’à la lumière et à la couleur, et aveugle aux détails. Elle n’a probablement pas tort. Saint Thomas, dit-on, ne croyait que ce qu’il voyait ; c’était penser à l’envers, on ne voit que ce que l’on croit. Qui d’autre que des croyants ont vu des hommes revenir d’entre les morts ?

La vérité n’est qu’un préjugé. Il est bien des choses autrement plus importantes que la vérité, et son corollaire la croyance ; l’authenticité, par exemple, la sincérité, la constance, la consistance… Il est des choses plus importantes auxquelles peu de langues se sont souciées de donner des noms. La principale est sans doute cette faculté que nous avons (« nous » ne désignant pas ici exclusivement les hommes) à donner par nos actes suffisamment de consistance au monde, de manière à pouvoir nous y abandonner.

Tous les êtres, même les plus inertes, ont cette faculté de rendre solide cette insupportable fluidité du monde, sa viscosité, sa mollesse…, son inconsistante fugacité.

Nietzsche faisait dire à Zarathoustra que les femmes étaient des fleurs, ou encore des oiseaux, dans le meilleur des cas, des vaches. Ici, à Citangol, il n’y a pas de vaches ; seulement des buffles, noirs comme le charbon. Je comprends ce qu’entendait Nietzsche, mais je préfère les fleurs. Elles m’attirent comme un papillon ivre de la fugacité et de la profusion de la vie.

Kalinda aime quand je lui ramène des fleurs cueillies en chemin. Il y a tant de force de vie dans une fleur. Ici les hommes cueillent volontiers des fleurs, ici en Asie ; ce qu’on ne voit pas souvent à l’Occident.

« Quels rapports ? » m’a demandé Kalinda.

Les fleurs, peut-être à cause de leur délicatesse et de leur fragilité, sont le meilleur remède à l’inconsistance du monde.





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© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

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