Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

En ville - Ici comme ailleurs - La Nagarath-Mêh - À bord de la Nagarath-Mêh - Suite...

Table des matières





Cahier vingt-neuf - En ville

La ville

On a bien construit quelques tours dans Citagol, et un quartier moderne d’affaires, comme il était de mode au siècle dernier, mais on a vite cessé de trouver bonne une telle idée. Citagol n’a pas de hauts immeubles. La ville possède bien quelques ensembles récents avec quelques tours d’une dizaine d’étages, peut-être douze, rien de plus. Elle possède aussi quelques quartiers centraux avec des rues à peu près droites et des trottoirs passablement larges, des immeubles de pierre atteignant rarement les trois étages et n’excédant jamais les cinq. Les appartements sont souvent agrandis en utilisant les balcons. Aucune façade n’est semblable à une autre.

Les maisons bourgeoises traditionnelles de ces quartiers ont un ou deux étages avec une cour intérieure. Chacune appartenait à l’origine à une seule famille accompagnée de son personnel domestique. Cette domesticité a complètement disparu ici autant que dans le reste du monde, même si l’on trouve à Citagol moins facilement de la nourriture toute préparée, et l’électroménager qui va avec ; les domestiques ont disparu même dans les milieux privilégiés. Ce ne sont d’ailleurs plus des privilégiés qui habitent ces immeubles devenus trop vétustes. Chacun d’eux héberge maintenant quatre foyers ou davantage.

Le reste de la ville se partage entre des quartiers de petites constructions de bois et de bambous, aux rues étroites où s’entassent des boutiques et des ateliers ; ceux ensuite de maisons individuelles entourées de jardins le long de rues tortueuses, et qui s’étendent très loin le long de la côte jusqu’à un chapelet de ports minuscules ; et enfin des amas de jonques accostées à un treillis de pontons. Une part considérable de la population de Citagol vit sur la mer.

Le centre de Citagol

Depuis que nous sommes rentrés, j’ai éprouvé le besoin de retrouver la ville. Je n’avais plus eu l’occasion de marcher dans une vraie rue depuis mon arrivée au printemps ; une vraie rue avec des passants qui regardent les vitrines et les étalages, avec des terrasses de café où des gens bavardent, avec des automobiles qui roulent sur la chaussée au milieu des cyclistes.

Le centre-ville de Citagol est semblable à ceux d’Europe du siècle passé, quand ils étaient plus populaires. J’ai retrouvé les voies rapides suspendues en prenant le car entre Kalantan et le centre ; cette étrange impression en longeant le port de voler au-dessus du sol, et d’éprouver pourtant une sensation très concrète de l’asphalte et du béton.

Dès qu’on dépasse les quelques centaines, voire les quelques dizaines de milliers d’habitants, il pourrait y en avoir des millions, des dizaines de millions ou davantage, on ne fait plus la différence ; on ne perçoit plus la limite. Tant de vies, tant d’histoires que l’on ne pourra jamais connaître, tant de visages qu’on ne sait reconnaître et qu’on ne reconnaîtra jamais. Tant de fenêtres, tant d’appartements.

C’est à la fois triste et agréable. C’est la grâce triste des villes, qui devient parfois insupportable, mais dont il arrive aussi qu’on savoure le maussade plaisir. On y ressent presque immédiatement l’envie d’aborder une femme qui passe, dans le seul désir peut-être de se donner un visage à reconnaître, une vie à imaginer.

Je prends le car à Kalintan en fin d’après-midi et je descends en ville. C’est l’affaire d’une grosse demi-heure. Le car ne roule pas vite à cause des vélos, mais les voies de Citagol ne sont pas très embouteillées. Je me retrouve à la porte du jardin devant les grilles du port, tout près du centre à quelques rues de là.

Je m’arrête parfois avant, près des vieux quartiers. On peut y passer des nuits entières. On y trouve toujours quelque bar ou quelque tripot ouvert. On y croise les marins de quelque équipage égarés dans ces eaux à part de toute route, et les noctambules habituels de tous les ports. Le vieux quartier s’étend jusqu’à la mer, où sont amarrées des jonques par milliers.

Nourriture et assuétude

Ce qu’on mange a des effets sur l’esprit, c’est incontestable, et sur l’âme aussi. Venir ici me l’a fait remarquer, mais d’où je viens, ce qu’on mange, qu’on boit, qu’on fume ou qu’on ingère d’une quelconque façon, en a évidemment aussi. On n’y pense pas, mais ces effets sont réels, et, on le sait bien, sont testés, étudiés et recherchés. Ils sont même légiférés.

Il est finalement un peu inquiétant de se shooter sous le contrôle de laboratoires appartenant à des multinationales, et selon des législations européennes mitonnées sous l’influence des lobbies de ces mêmes multinationales. Les organismes de consommateurs sont aussi sous influence, à l’évidence.

Les produits sont étudiés pour être addictifs ; ils ne le sont évidemment pas pour être répulsifs. L’assuétude est une notion ambiguë, trop inséparable de celle de plaisir. On désire évidemment reproduire ce qui nous satisfait. Il existe certes un certain point au-delà duquel chercher à renouveler trop fréquemment sa satisfaction devient déraisonnable ; ou plutôt non, il n’existe pas. Il n’y a aucun point précis, et la distinction entre plaisir et assuétude doit invariablement appeler à l’aide la morale, ou le commerce, dans le meilleur des cas, les coutumes.

Et pourquoi ne pas s’en tenir aux effets sur la santé ? m’objectera-t-on. On s’en sert de prétexte, soit, mais je ne vois pas que l’abus de sucre ou de graisses animales fassent moins de dégâts que celui d’alcool et de tabac.

Certes, j’abuse de nicotine et de caféine, mais j’aimerais garder la main sur mes propres abus. À Citagol, les gens les contrôlent assez bien, je m’en rends compte surtout le soir en côtoyant les noctambules. Si les substances qu’on ingère influent bien sur l’esprit, l’esprit, en retour agit sur leurs effets. Deux bières suffisent à me faire tourner la tête – je ne bois presque jamais de ces boissons bizarres – mais pas si je suis dans une ambiance chaleureuse.

Peut-être y a-t-il une différence entre la satisfaction qui satisfait si bien qu’on n’en redemande pas, et celle qui ne doit pas satisfaire pleinement puisqu’on a toujours envie de la renouveler, transformant le plaisir en besoin. Il est très rare, quand j’ai bu un ballon de rosé de Provence ou du Languedoc, que j’aie envie d’en prendre un autre. Je laisse plutôt lentement s’en dissiper la saveur dans ma bouche, sans chercher à en prolonger ou à en renouveler l’expérience, sauf, peut-être, le lendemain. Tôt ou tard cependant, je la renouvelle ; et une satisfaction qui ne me satisferait jamais, qui serait toujours comme une promesse non tenue, cesserait sans doute bien vite de m’intéresser.

Mes abus de nicotine et de caféine, c’est autre chose ; je recherche la stimulation mentale que ces substances provoquent. Évidemment, je n’en éprouve le besoin que lorsque je me livre à des efforts mentaux : écrire, jouer, converser, chercher à résoudre des problèmes quelconques… Si je suis sujet à une assuétude, c’est plutôt pour ce genre d’efforts, au désespoir de Kalinda qui s’évertue à me calmer un peu.

De même, les grands sportifs et les culturistes ne sont pas sujets à une assuétude pour leurs stéroïdes anabolisants. Il y a cependant un plaisir bien particulier à l’usage de la nicotine, qui se conjugue à l’inhalation et à l’exhalaison d’oxygène pour stimuler le cerveau. L’oxygène, voilà bien une substance qui génère l’assuétude, et à terme, la mort.

Le principe du galet qui ricoche

Oui, je vois, me dit Katankir, le génie de la modernité occidentale a consisté à chercher à durcir le réel.

Aucune autre civilisation, donc, n’avait encore jamais mesuré combien la réalité était molle.

Et l’on peut la durcit.

Évidemment, c’est tout un : si l’on se rend compte que la réalité est trop molle, on perçoit en même temps la nécessité de la durcir ; si l’on se convainc de cette nécessité, on en trouve forcément les moyens.

Si l’on commence à concevoir que l’on puisse durcir le réel, on voit ipso facto qu’il est trop mou.

C’est le principe du galet qui ricoche, oui, oui, je comprends.

Je crains que Katankir ne confonde trop souvent mes points de vue aussi personnels que subjectifs avec un savoir positif de la modernité occidentale. Bien sûr que nous durcissons le réel, mais à mon avis, c’est le propre de notre espèce, comme d’autres espèces voisines qui ont disparu.

Nous battons le réel pour le durcir, et nous cherchons toujours des substances plus dures pour le battre et le durcir encore, jusqu’à l’abstraction mathématique. Car il n’y a que pour les mathématiques que deux et deux font toujours quatre, sans usure ni dilatation. La réalité est toujours bien plus imprévisible, et pour tout dire, peu fiable. Tout ce que l’on prouve est seulement probable.

On imagine combien l’air doit être durci pour supporter des avions-cargos chargés jusqu’à cent cinquante tonnes de fret. Et je ne parle pas seulement de les maintenir en l’air quand ils sont lancés, mais de les faire d’abord décoller de terre.

Katankir m’accompagne

Katankir a accepté de m’accompagner dans mes sorties nocturnes. Kalinda en est en partie rassurée. On ne sait jamais ce qui peut advenir dans ces quartiers mal fréquentés.

À mon avis, il ne s’y passe pas grand-chose. Certes, on peut imaginer que si des gens sortent le soir jusqu’à plus d’heure, plutôt que de rester bourgeoisement chez eux, d’y recevoir des amis, ou d’aller leur rendre visite, c’est qu’ils sont en quête d’imprévu, et qu’ils peuvent au besoin chercher à le provoquer. C’est possible, mais ce n’est pas certain. Ils peuvent aussi bien y chercher la tranquillité des habitudes.

J’ai croisé des gens qui vont à leur table quotidienne depuis des dizaines d’années. Peut-on croire qu’ils recherchent l’aventure ? Je suis persuadé qu’ici comme en Europe, la plupart des violences et des meurtres ont lieu chez soi, en famille.

Les Citangolais ont un naturel plutôt débonnaire. Un inconnu qui débarque dans un lieu qui leur est familier, les intriguera sans-doute, et peut-être même les dérangera ; dans ce cas, ils préféreront civilement prendre langue avec lui que le regarder de travers.

La plupart des gens qui fréquentent le vieux quartier viennent bavarder entre amis, et jouer à des jeux, parfois d’argent, mais le plus souvent aux échecs ou au go. En rencontrant de vieux amis, on découvre toujours de nouvelles têtes.

On y boit, peut-être trop, on y fume beaucoup, et pas toujours seulement du tabac semble-t-il. On trouve les inévitables prostitués des deux sexes qui viennent me tourner autour, jugeant sans-doute à mes cheveux blancs que je dois être un client facile. Je m’efforce de ne pas leur faire perdre leur temps. Je ne suis pas venu pour ça.

Une mathématique souple

– Mais ne pourrait-on pas imaginer une mathématique souple ? me demande encore Katankir ; une sorte de topologie, comme vous en parliez l’autre jour Djanzo et toi. L’air pourrait aussi bien porter le fret d’un avion-cargo en souplesse.

Katankir s’est habillé à l’Européenne pour sortir en ville. Il a dénoué son chignon et se sert d’une paire de lunettes de soleil pour maintenir ses cheveux en arrière. Il n’a plus rien d’un Sangalog, comme la plupart de ceux qui traînent en ville.

– Une Mathématique souple ? dis-je en acceptant de le suivre dans sa divagation. Oui, mais cette souplesse serait alors comme une méta-dureté ; rien à voir avec une mollesse.

– C’est cela, oui, comme nos arts de combat.

Gravité et mémoire

Je suis fasciné par la rapidité avec laquelle Katankir assimile toutes les connaissances nouvelles. « Nous finissons de toute façon par tout oublier », me répond-il.

« Si, je le sais », insiste-t-il. « Mon père, mes oncles, mon grand-père que tu as rencontrés, ont quasiment tout oublié de leur séjour dans le monde obscur. C’est aussi bien, ça nous réserve le meilleur effet de surprise. On oublie vite lorsqu’on n’est plus en situation. Depuis que je suis ici, il m’arrive de ne plus me souvenir du nom de gens de chez moi que je connais pourtant fort bien. Je sais aussi que ça revient vite, presque instantanément quand on est de retour. »

Je me rends compte que je suis un peu dans la même situation. Certains de mes souvenirs qui ne datent pourtant pas de bien longtemps avant mon arrivée, me sont devenus confus et lointains. D’autres au contraire, bien plus anciens, me paraissent plus proches vus d’ici. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, lorsque nous sortons passer la nuit en ville, nous nous racontons beaucoup de nos souvenirs d’enfance.

C’est étonnant comme les souvenirs remontent. Ils ne reviennent pas d’un coup. Ils s’éveillent sur un détail, qui en réveille un autre ; et ils s’élèvent lentement comme un lourd avion décolle, ou encore comme une nuée d’oiseaux sauvages.






Cahier trente - Ici comme ailleurs

De nouveaux moyens de converser

C’est étonnant comme les gens aujourd’hui ont pris l’habitude de converser en gardant à la main leur ordinateur de poche. À la première incertitude, l’un ou l’autre s’empresse de vérifier en ligne. À quelle altitude gravitent les satellites de communication ? Combien de nœuds font un kilomètre/heure ? Quelle est la densité de la planète au niveau de la mer ? Sous quelle dynastie les premiers Chinois ont-ils débarqué à Citangol ? Quelle est la citation exacte de Tchouang-tseu sur la distinction entre l’action du ciel et l’action de l’homme ?

Il commence à devenir périlleux de faire étalage d’érudition si vous vous contentez d’approximations. Vous vous feriez moucher par un Katankir à peine tombé de son nid. Bien sûr, la connaissance profonde est tout autre chose que de telles accumulations de données, et ces moyens nouveaux nous permettent précisément de mieux le comprendre.

Les jeunes gens surtout ont une habileté des doigts et une acuité visuelle qui n’est plus à ma portée. Pour lire seulement la date, je dois descendre mes lunettes au bout de mon nez.

Passages dérobés

Citagol regorge de passages dérobés. Vous êtes dans une rue du centre, longeant ses terrasses de restaurant et ses magasins qui ont sorti leurs présentoirs, et vous poussez alors la porte d’un immeuble toute semblable aux autres. Vous longez un long couloir jusqu’à une seconde porte à l’autre bout. Elle s’ouvre sur une cour intérieure. Vous la traversez jusqu’à l’immeuble en face, plus récent, en béton. Vous en poussez encore la porte et parcourez un nouveau couloir. Vous en sortez dans une rue très différente, qui ne paraît plus du tout du centre-ville. Vous vous sentez dans une petite allée de banlieue. Vous traversez et vous la longez sur la droite, passant quelques portes jusqu’à un modeste parc dont vous poussez la grille, et vous marchez jusqu’à la porte vitrée sur le côté d’un autre immeuble récent. Vous longez son couloir troué de larges fenêtres donnant sur des toits et des jardins. Vous en sortez dans une rue aux maisons de bambou près de la mer. Vous la distinguez entre les toits, car le quartier est bâti à flanc de côte sur une pente raide. Une petite plage se trouve plus bas entre les forêts de sampans.

La ville regorge de tels passages dérobés que je suis bien loin de tous connaître. Il m’amuse parfois d’imaginer qu’ils font communiquer des univers parallèles.

Le relief de Citagol se prête à découper des lieux très différents malgré leur proximité. Le relief s’élève très vite autour de la ville, et sa côte plonge immédiatement dans des abîmes glacés qui rafraîchissent agréablement le climat. La ville s’est construite sur une étroite plaine formée par les alluvions de quatre rivières. Elle n’a depuis longtemps pour s’agrandir plus d’autre ressource que d’escalader les pentes qui l’enferment, s’étendre le long de la côte, englobant avec le temps des ports de pêche qui en étaient distincts, ou gagner sur la mer avec des habitations flottantes.

Le tissu urbain est troué de résurgences rocheuses. Elles ne sont pas bâties, et forment de plus ou moins grands parcs laissés dans un état à peu près sauvage. On y trouve quelques temples. Ce sont des lieux fort agréables qui offrent des vues sur la ville entière, la mer au loin, et les montagnes. C’est une bonne idée que de s’y trouver au lever du jour, ou encore, pour les périodes où elle est décroissante, à l’orée de la nuit pour la voir se lever sur la mer.

En ville avec Kalinda

Kalinda a finalement accepté de m’accompagner dans mes sorties en ville. Elle connaît bien Citagol et me fait découvrir des sites que je n’aurais jamais trouvés sans elle. Elle connaît bien aussi l’architecture, et me montre les curieux croisements entre les cultures locale, chinoise, moghole, malaise et indonésienne.

– On ne peut pas véritablement parler de domination moghole, m’explique Kalinda. Tu sais comment étaient ces gens, bien plus soucieux de chanter des vers de Hafez, et de rendre complexe tout ce qui aurait pu paraître simple avant eux. Le monde n’a jamais connu civilisation si peu soucieuse de convertir, de convaincre ou seulement d’influencer. On pourrait même les soupçonner d’intentions toutes contraires quand ils inventèrent une taxe pour ceux qui se convertissaient à l’Islam.

– Pourtant Citagol a bien fait partie de l’Empire Moghol.

– C’était à l’époque où les Portugais et les Hollandais représentaient une menace.

Cette domination n’a même pas pris fin par un reversement, m’explique-t-elle. C’est l’Empire Moghol qui s’est dilué lui-même dans ses indécisions.

– Tu sais comment sont ces gens, répète-t-elle. Leur esprit est trop subtil pour aboutir à des décisions simples et efficaces. Ils étaient désarmés devant celui, carré, des empires de l’Ouest.

– Je vois. Le méditatif qui tombe à l’eau essaie de comprendre l’eau, disait Michaux, et se noie.

Ces couches d’influences diverses qui traversent la ville, combinées à l’usage des nombreux passages dérobés, accentuent l’impression de voyager dans des univers parallèles.

Le gouvernement de Citagol

Il n’y a jamais eu de gouvernement unifié ni unificateur à Citangol, pas plus que dans la Grèce antique. La ville-même de Citagol, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, a été une république.

Les flamines y exerçaient cependant une forte influence. Ils siégeaient au sénat, comme dans la république romaine. Ces flamines étaient eux-mêmes nommés par les confréries qui promouvaient les différents cultes, nul ne sait selon quelle procédure.

Un ancêtre de l’ordinateur portable

C’est un très bel objet, un meuble étonnant : un cabinet de voyage moghol du seizième siècle. Fermé, c’est un coffre d’ébène d’un noir dense de la taille d’une grosse valise, avec des plaquages de palissandre fuchsia orangé. On l’ouvre par un abattant qui dévoile une écritoire et une façade de neuf tiroirs en bois de rose avec des incrustations d’ivoire et d’os teinté. Le tiroir central, carré et de deux fois de la hauteur des autres, possède une serrure. Il est finement décoré d’une sorte de Mirhab orné d’une étoile à huit branches incrustée de minuscules mosaïques.

On peut poser le meuble sur une table haute ou basse, ou sur un tapis si l’on préfère s’accroupir. C’est une sorte d’ancêtre de l’ordinateur portable.

L’objet est beau, agréable au toucher. Il donne envie de l’utiliser. Il est surtout très ergonomique. Vous voyagez en portant avec vous l’essentiel de vos documents et le nécessaire pour écrire. Il est lourd aussi, bien sûr, et trop encombrant pour être porté sur une longue distance, surtout s’il est plein.

Je n’ai jamais vu d’objets semblables en Europe, mais il a bien dû en exister. On y voyageait bien aussi, et il est si compliqué de chercher son carnet et ses livres dans une valise.

Kalinda m’assure qu’on en fabriquait partout en Asie pour les vendre en Europe, pas seulement les Moghols, les Chinois aussi, et les Japonais, les Coréens, les Sri-lankais, dans des styles différents : bois laqué, écailles de tortues… et des motifs évoquant selon l’origine le bouddhisme ou le shintoïsme.

Tout peut disparaître

Tout pourrait disparaître dans une éruption ou un glissement de terrain. Ceci pourrait arriver, mais on n’a cependant jamais rien connu de tel dans l’histoire. Du moins n’a-t-on jamais conservé mention d’une ville qui aurait complètement disparu à cause d’une éruption ou d’un glissement de terrain, et moins encore une civilisation ou une espèce vivante.

Pompéi ? La vie a disparu sous l’effet d’une nuée ardente, mais pas la ville ; comme pour l’éruption de la Montagne Pelée en 1902. Dire cependant que l’histoire n’en conserve pas trace, cela ressemble quand même un peu à l’aphorisme « de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier ». Quand on est sur une île volcanique, on ne peut s’empêcher d’y penser, quand on se trouve sur la ceinture volcanique du Pacifique.

Il n’y a pas que des profondeurs de la terre que la destruction peut surgir. On trouve encore des traces d’impact de gros météorites tombés du ciel, et qui ont causé des ravages bien au-delà du cratère qu’ils ont creusé.

Malgré tout, le monde paraît solide et éternel. C’est même fou comme tout peut nous paraître solide et éternel, et au-delà de toute raison la plupart du temps. Il me semble pourtant qu’une telle impression est en contradiction avec ce que j’entends par exister. Il me semble qu’exister signifierait comme demeurer dans une tension persistante avec d’autre forces contraires ou convergentes ; un nœud de tensions qui ne sauraient persister qu’un temps, puisqu’elles sont dynamiques, s’ajustant sans cesse les unes aux autres.

Je suis bien conscient d’entrer là dans une métaphysique bien abstraite, mais il me semble intuitivement que plus un phénomène parvient à acquérir force et persistance, plus il acquiert le pouvoir de générer des catastrophes à sa mesure. Si une île, une planète, une galaxie existent, c’est qu’elles peuvent cesser d’exister. Si elles ne le pouvaient pas, c’est qu’elles n’existeraient pas.

N’est-il pas perturbant de vivre avec la conscience d’une telle impermanence ; dans un monde où tout est susceptible de disparaître ? Non. Bien moins que l’inverse. Ne vit-on pas soi-même en sachant que l’on pourrait disparaître d’un instant à l’autre, même s’il est peu probable que ce soit dans les minutes qui viennent ? Autour de soi, les cycles des métamorphoses sont un émerveillement. On trouvera plus de consistance dans leurs changements perpétuels qu’à tenter de s’accrocher à ce qui paraîtrait plus solide que soi.

C’est fou comme la sensation d’exister jette un doute sur la solidité du monde. Et pourtant, la force des tensions multiples, la profusion des forces dissipatrices, lui donnent une étonnante consistance.

Remède pour sites ignobles

J’utilise un module sur mon navigateur Firefox, dont la présence se manifeste sous la forme du petit logo d’un livre ouvert à droite de la barre d’adresse. On clique sur lui quand on ouvre une page trop lourde et surchargée, et il ne s’affiche plus alors que le contenu utile : le texte et les éventuelles illustrations qui l’accompagnent.

Je ne sais plus quand je l’ai installé, mais je crois qu’il l’est maintenant par défaut. Readability s’appelait-il, avant d’être traduit en Mode Lecture. Sans lui, la plupart des pages seraient illisibles. Même des sites sérieux et sans publicité ont coutume de nous gratifier de logos criards, d’interfaces inutiles, de liens vers des réseaux privés, quand ce n’est pas d’images animées. Les pages exécutent des scripts suspects qui ralentissent l’affichage et perturbent le défilement. Mode Lecture nous délivre de ces soucis.

Je suis toujours surpris de voir comment sont publiés des textes pourtant parfois d’un grand intérêt. Même édités par des gens d’un sérieux incontestable, les sites soit subissent les facéties de gestionnaires de contenus qu’on a choisis tout faits faute de savoir les réaliser soi-même (on ne peut le blâmer), soit font les frais de l’excès des moyens dont le premier venu dispose et abuse (c’est humain), soit ignorent les exigences élémentaires de la lisibilité, ou n’ont tout simplement aucun goût. Tout ceci ne serait rien s’il n’en résultait un sentiment chez chacun, notamment chez les professionnels et leurs commanditaires, de devoir imiter les autres, de se conformer aux normes d’une époque ; un sentiment de devoir éditer des sites ignobles, obèses et mal codés.

Il serait pourtant virtuellement facile pour tout un chacun de publier correctement. Ce serait du moins facile si l’on trouvait aisément les bons programmes pour cela, si chacun apprenait à se servir correctement d’un bon traitement de texte, si ces derniers étaient complets et bien documentés, et si chacun se donnait la peine de prendre connaissance des principales balises du HTML (il n’y en a pas tant). Je reconnais que ça fait beaucoup de « si ».

Du moins, si elle n’est relativement facile, la chose est possible avec un peu d’ingéniosité et de méthode. Avec des pages web qui demandent entre huit et seize gigaoctets pour s’afficher avec fluidité, et des ordinateurs généralement vendus avec un maximum de quatre, j’observe amusé que ce petit module, Readability ou Mode Lecture, se fait indispensable : installé par défaut sur Firefox, il se répand sur les autres navigateurs, Chrome, Safari…

Chansons populaires

J’ai toujours plus de goût pour les chansons du pays ; les chansons populaires qu’on entend sur les principales radios. J’y ai pris goût en les écoutant dans les bars. Il y a ici comme ailleurs des vedettes qui jouissent d’un véritable culte. Des chanteurs, des orchestres, se produisent aussi dans les lieux publics, le soir dans les cabarets, ou dans les rues et les jardins à toutes les heures du jour ou de la nuit. Et puis, comme on en a aujourd’hui la facilité, je les écoute en ligne le soir sur mon portable, ou en travaillant dans la journée.

Ces chansons ont le goût urbain des musiques d’Asie : Vietnam, Sonde, Java… et avec quelque chose d’arabo-persan, un arrière-goût moghol. Elles ont aussi quelque-chose de sombre, de cette pénombre sauvage, équatoriale et pacifique qu’avait su saisir Gauguin.

J’aime beaucoup les voix féminines. Celles des hommes, je les trouve trop sucrées ; je me sentirais ridicule si je parvenais à chanter ainsi. Les voix féminines sont souvent graves, contrastant avec les aigus de la grande flûte de bambou, ou ceux de ces violons locaux que l’on tient sur le genou plutôt que sur l’épaule, mais elles épousent de près les sons du kambo.

Je suis conscient de perdre beaucoup en ne comprenant pas les paroles. On leur accorde ici une grande importance. Elles défilent généralement en sous-titre sur les vidéos, et très souvent les lettres se colorent au fur et à mesure qu’elles sont chantées.

Kalinda m’a traduit une chanson : Conducteur de nuit. Des paroles simples, banales, parlant d’un chauffeur, la nuit, dans sa cabine. Des paroles banales qui m’ont troublé.






Cahier trente-et-un - La Nagarath-Mêh

L’Asie connaît bien la pensée occidentale

L’Asie connaît étonnamment bien la pensée occidentale, et l’a, pour l’essentiel, adoptée. Y sont connus aussi bien qu’en leurs pays les grands philosophes de l’Occident ; ou peut-être aussi mal, selon le point de vue auquel on se place. Oui, le commun des mortels ne les a pas lus, mais on ne trouve pas moins ici d’auteurs de thèses à leur propos que dans les universités de l’Ouest. Au-delà du cercle très fermé de ceux qui ont écrit ces thèses, les professeurs s’efforcent d’enseigner ces auteurs le mieux qu’ils le peuvent, sans trop de raccourcis ni d’approximations qui, malgré leurs efforts, s’imposent hélas de la même manière qu’ailleurs.

D’un autre côté, l’Ouest a assimilé bien des pensées venues d’Asie, en a découvert des auteurs et en a adopté des concepts, quoique de façons souvent plus fantaisistes et en tout cas moins universitaire. Tout cela peut faire de curieux cocktails.

Il est vrai que les connexions entre les différentes écoles de pensée qui ont mûri de par le monde ne datent pas d’aujourd’hui. Ce ne sont ni la simplicité ni la rapidité des connexions électroniques toutes récentes qui vont changer de beaucoup le temps nécessaire à leur étude et à leur rumination.

On se trompe aussi à croire qu’une pensée, une culture, des connaissances nouvelles, seraient plus déterminées par la géographie, par le pays où elles ont vu le jour et les peuples qui y vivent, que par l’histoire, l’époque qu’elles ont faite autant qu’elle les aura faites. Elles déterminent plus le temps au cours duquel elles ont rayonné et dominé, que le lieu où elles sont nées. Il est bien rare que l’esprit ait brillé d’une façon exceptionnelle au même endroit pendant plusieurs générations.

Le prototype du Târâgâlâ

« Je n’ai jamais rien vu de semblable ! » m’exclamé-je.

« Il flotte ? » Oui, il flotte. Nous sommes devant le premier prototype du Târâgâlâ : Taragala.0, disons. Il est à sec dans un hangar près du petit chantier.

Il est plus petit que la version finalisée, et sa ligne moins effilée. Il ressemblerait à ces sampans grossiers qui mouillent au long des pontons de Citagol, si n’était la forme de ses turbines, plus grossière que celle de la version finale, qui les ferait plutôt prendre pour de simples bidons accrochés sous la coque, peut-être pour monter la flottaison et gagner du tirant-d’eau. Quand on y regarde de plus près, tout y est plus grossier, et à la limite du dangereux.

« Non, il n’y a rien de dangereux », se défend Kalinda. « Il suffit de ne pas avoir de comportements inconsidérés. » Je vois pourtant bien que des commutateurs entre la passerelle et les turbines ne sont même pas isolés, et c’est pire lorsqu’on ouvre des tableaux dont l’abattant tient à peine. « Quel idiot irait y mettre les doigts ? » me répond encore Kalinda. « Et puis ce n’est que du cinquante volts. »

Je sais bien que ces parties du navire ne sont pas ouvertes aux quatre vents, et je sais aussi que le voltage n’est pas dangereux, mais enfin, on a toujours à bord des occasions de toucher à des tableaux et à des commutateurs avec des mains humides. Et si le voltage est trop bas pour être dangereux au toucher, il chauffe plus en cas de mauvais contact.

D’un autre côté, j’entends bien le raisonnement de Kalinda : un système trop sécurisé fait perdre la sensation de la puissance que l’on tient entre ses mains, celle de ses dangers. Ainsi les dispositifs de sécurité mécaniques et numériques doivent toujours plus protéger l’utilisateur de lui-même, limiter ses gestes et retenir ses décisions. On s’enferme en somme dans une camisole mécanico-numérique.

L’objet technique devient alors toujours moins un outil entre les mains de son utilisateur qui en perd la maîtrise. L’utilisateur devient plutôt un consommateur, un client, littéralement un patient. L’objet technique obéit à un agent collectif à travers des dispositifs techniques et juridiques, et l’on peut se demander qui est réellement cet agent, qui ou quoi le contrôle.

Je sais bien tout cela, cependant, même sur une moto de 750 centimètres-cubes, sur laquelle il est difficile d’oublier les dangers de la puissance qu’on chevauche, on parvient à s’enfermer dans une bulle imaginaire d’invulnérabilité, à moins qu’on ne se mette à se griser du risque. Quoi qu’il en soit, ce premier prototype du Târâgâlâ ne pourrait pas être vendu, ou du moins seulement à de bons professionnels qui sauraient effectuer les aménagements nécessaires, ou choisir en toute connaissance de cause de l’utiliser en l’état sans courir de risque. Il est vrai que c’est à ceux-là justement que le Târâgâlâ est destiné.

Toutes ses imperfections cependant, son caractère artisanal, rendent ce prototype plus attirant encore que le Târâgâlâ qui en est issu. Non, il ne s’appelle pas Târâgâlâ, car ceux de Citagol n’avaient pas encore rejoint le projet. Depuis, il est là dans ce hangar, et je m’étonne qu’on ne l’ait pas encore dépecé en y puisant des pièces de rechange.

La Nagarath-Mêh

Remettre à flot le prototype du Târâgâlâ demande quelques révisions. Les deux navires se ressemblent sur tous les points, comme on peut l’imaginer, à la différence que jamais la poignée d’une armoire électrique ne vous restera entre les mains sur le Târâgâlâ, ou des choses de ce genre. En effet, il ne fut pas nommé « le Târâgâlâ », mais « la Nagarath-Mêh », l’Esprit des Eaux, féminin en Citangolais, où le nom, « esprit », s’accorde à son attribut, « eaux », contrairement à la plupart des langues.

– Comment avez-vous pu, toi et tes camarades, vous qui êtes des professionnels de la construction navale, si mal soigner votre travail, et attendre après des montagnards pour ainsi dire ?

– Parce que ces détails ne nous intéressaient pas. Nous étions pressés de voir si notre prototype fonctionnait.

– Tu sais pourtant combien ces déchets de sciure que vous avez laissé traîner partout, mélangés à de l’huile et de la graisse, sont de dangereux accélérateurs de feu, surtout avec du courant de cinquante volts.

Kalinda a haussé les épaules, et pourtant, en faisant le tour du bord après que nous avons lancé les machines, nous avons vu de la fumée s’élever d’un boîtier électrique. Du temps que je me saisisse d’un extincteur, Kalinda avait fait sauter son couvercle, tiré sur les fils et éteint les flammes avec ses gants de travail.

– Pas de panique, m’a-t-elle dit, les câbles sont à peine noircis, inutile de les changer. Tu as du chatterton sur toi ? Leur revêtement a un peu brûlé.

« Non, tu as bien fait d’aller chercher un extincteur », rajoute-t-elle en me sentant un peu gêné de n’avoir pas eu ses réflexes, « on ne sait jamais avec le feu. » Son ton ne me met pas vraiment plus à l’aise. « Un tel incident, en tout cas, serait du plus mauvais effet sur un éventuel acheteur », dis-je pour me rétablir.

Fête de la lune

Mi-septembre, c’est la fête de la lune dans toute l’Asie. Elle est pleine, elle était toute jaune quand elle s’est levée sur la mer, une lune d’or.

Nous sommes sortis danser. On danse un peu partout dans les rues, des bals improvisés. Ce sont des musiques locales, pas nécessairement traditionnelles. Elles sont parfois même de la dernière mode, nourries d’autres musiques, jouées généralement sur des instruments électroniques, mais les rythmes, les mélodies, et la texture-même sont extrême-orientaux, avec de longues périodes aux modulations complexes. C’est l’architecture profonde de la musique qui diffère de celle de l’Occident.

Toutes les musiques occidentales, y compris arabo-persane, sont basées sur le pas de l’homme ou des animaux, à la rigueur le trot ou le galop du cheval, voire les bruits du moteur à explosion. Tout cet Extrême-Orient maritime se meut sur des périodes bien plus longues, qui n’en finissent plus, évoquant davantage le lent ruissellement d’une vague.

La danse en est différente, plus horizontale. Les genoux se plient plus volontiers, les bras se tendent dans la direction où l’on se déplace, comme l’on nage, plus que nos membres ne se dressent. Il y a tout un jeu des bras et des mains qui s’élancent ou se retirent avec son partenaire, sans jamais qu’on se touche.

On tient souvent ici la paume de sa main tournée vers le haut, en posant son bras sur un accoudoir, par exemple, ou sur son genou, ou encore on la laisse pendre ouverte en avant. J’ai remarqué qu’on présente aussi sa paume ouverte en dansant. Je n’ai pas moi-même le poignet assez souple pour tenir ainsi ma main détendue.

Les mouvements de la danse sont plus longs ici mais pas nécessairement plus lents, surtout quand les rythmes s’endiablent et que les danseurs eux-mêmes se mettent à reprendre les paroles en cœur, ou crient. Même alors, les cris s’élèvent moins qu’ils ne roulent.

C’est encore sur un ton différent que les foules en Asie manifestent vocalement leur enthousiasme ou applaudissent. Pas plus lent ; plus long, plus étiré. La puissance n’est pas dans l’élévation, elle est dans le grondement.

C’est plus terrestre, plus proche du sol sur lequel on a coutume de se déchausser pour danser. On a déroulé partout de la moquette dans les rues.

Nous avons rencontré Cintia et Djanzo

Cintia est venue de Catalga rejoindre Djanzo dont il était déjà descendu depuis quelque-temps. Nous nous sommes rencontrés sur une piste de danse.

– C’est curieux comme l’usage de l’internet est encore peu entré dans les mœurs, dit Kalinda à Djanzo. – Tu trouves ?

– Oui, si ce n’est les réseaux privés, le commerce en ligne, l’industrie du disque et de la vidéo, on en fait peu d’usage. Comptabilité, gestion de données, l’utilisation qui en est faite conforte la gravitation autour des plus grands groupes de communication, et ne modifie rien de fondamental.

– Bien souvent les mutations progressent longtemps dans l’ombre, loin de tous les regards, répond Djanzo, et elles surgissent au grand jour seulement lorsqu’elles ont déjà tout modifié de l’intérieur. On ne voit le changement que lorsqu’il est achevé ; et il se peut alors qu’on ne le voie pas non plus, car on s’y sera peut-être habitué avant de s’en apercevoir.

Ses remarques me font penser aux grandes conquêtes maritimes. Bien peu de gens, même parmi ceux qui en étaient les acteurs, ont dû comprendre toutes les connaissances et les techniques qui en ont été rapportées, ni n’ont dû voir se construire les grands empires coloniaux dont sont nées les structures mondiales contemporaines. Qui aujourd’hui est seulement capable d’imaginer comment de telles choses se sont passées, je veux dire dans toute leur complexité et leur immensité ?

Du spontanément savant

La lune a fini par se retrouver à l’ouest, s’apprêtant à se coucher derrière les monts. Elle est à nouveau dorée comme à son lever.

J’ai joué de la musique cette nuit, du Hulusi. On m’en a prêté un. Le hulusi est un instrument à vent chinois à anche libre, constitué d’une calebasse prolongée de trois tubes de bambou. Le tube central, le plus long, comporte des trous, que l’on bouche avec ses doigts. Les deux autres ont un bouchon amovible : ce sont des bourdons qui produisent un son lorsque leur bouchon est ôté. Celui que l’on m’a prêté n’avait pas la facture d’un instrument de prix. Il ressemblait à un jouet d’enfant. Il n’était que plus facile d’en jouer. Certains instruments demandent un apprentissage pour parvenir seulement à en sortir des sons.

Celui qui me l’a prêté m’a montré quelques accords sur lesquels je pouvais broder, et j’ai improvisé sur cette base. J’ai commencé en suivant très modestement la musique des autres, puis je me suis peu à peu laissé aller, m’apercevant qu’ils me cédaient la place et accompagnaient mes accords. C’est ce qu’il y a de merveilleux quand vous jouez avec des instruments réels, plutôt que d’entrer les notes au clavier sur une partition : vous pouvez entièrement vous appuyer sur leur structure matérielle ; il suffit de vous mettre corporellement en phase, et la musique naît comme d’elle-même des impulsions de votre corps.

Il est vrai qu’il est merveilleux aussi de composer directement à l’écran, mais c’est, disons, une autre magie, une magie qu’il est plus difficile de partager. C’est aussi une autre spontanéité, mais c’en est une tout de même. D’ailleurs, quand on écrit de la poésie, on ne l’improvise pas avec la voix, on écrit ces lignes de petits signes noirs qui sont pourtant autant de phonèmes, et l’on ré-articule une syntaxe qui n’en demeure pas moins une respiration. Ce qui est proprement magique, c’est la complexité des calculs que notre corps, ou notre esprit, ou l’on ne sait trop quoi que l’on se contente de prendre pour soi, bien que tout se passe à notre insu, je dirai notre souffle, est capable d’accomplir sans que rien ne soit pensé, quels que soient la technique ou le métier que nous mettons en œuvre.

Et puis, il n’y a en vérité pas de technique, pas de métier qui tienne. On peut faire de la musique avec n’importe quoi, en tapant, en soufflant, et il arrive que cela soit spontanément savant.






Cahier trente-deux - À bord de la Nagarath-Mêh

De la certitude qui naît du doute

La grossière erreur que nous nourrissons chez nous, sur les rives de l’Atlantique Nord, est de croire que nous aurions des valeurs, alors que nous avons seulement des doutes.

Toutefois nous avons fait du doute une valeur, ou plutôt la forge de toute valeur. Nous avons conçu un doute qui fertilise la pensée.

Nous autres, les enfants de Descartes, nous avons tout bâti sur ce doute, dont nous avons certes fait une puissance génératrice, mais qui n’en demeure pas moins une puissance destructrice. Nous avons douté à la pointe de l’épée. Il n’est rien dont nous pouvons nous retenir d’éprouver la solidité. De Descartes à Wittgenstein, en quatre siècles, nous avons montré au monde la richesse des certitudes qu’un scepticisme radical est capable de mettre au jour.

Nous avons prouvé qu’une telle arme, car c’en est une avant d’être un outil, n’est pas très difficile à manier, qu’elle est à la portée du plus ignorant et du plus pauvre des hommes. Elle lui est en tout cas plus accessible que toute autre sagesse et tout autre pouvoir. Elle lui est peut-être plus destinée qu’à tout autre, car il a moins à craindre d’ébranler ce qu’il tenait pour certain avant de l’avoir éprouvé.

Pour autant, le doute ne vaut que s’il stimule l’esprit, devient curiosité, étonnement philosophique. Nous serions bien avancés sinon à ébranler seulement des croyances et des mœurs. À quoi bon se passer de l’enchantement des fables, et de l’apaisement de l’opium des peuples ? Dans quel but si ce n’était pour l’émerveillement du monde, et la fraîcheur des éveils ?

D’un autre côté, le plus pauvre et le plus ignorant des hommes est peut-être celui qui craint le plus de perdre le peu qu’il a. Pour celui qui détient les richesses et les honneurs, le scepticisme peut se faire aussi bien un excellent expédient pour se tenir quitte de toute moralité.

Qu’importe, de valeurs, il n’en est que deux suprêmes, très anciennes, et parfaitement universelles : la sagesse et la bravoure. Ce n’est pas le scepticisme qui permettra de s’en passer, car pour douter, elles lui sont nécessaires.

La Nagarath-Mêh en mer

La ligne de la Nagarath-Mêh a bien moins d’élégance que celle du Târâgâlâ, mais elle tient bien la mer. Elle glisse littéralement sur les vagues avec son faible tirant-d’eau. Ses turbines immergées lui donnent une parfaite assiette, même quand elle est à vide comme maintenant.

Elle me rappelle l’un de ces premiers ironclads qui furent utilisés en Virginie lors de la Guerre Civile en 1862, ces premiers cuirassés à vapeur qui n’avaient conservé aucune ressemblance avec des navires traditionnels, telles qu’en gardaient encore ceux qu’avaient alors déjà fabriqués les Français.

La Nagarath-Mêh est blindée de bambou contre la force des vagues. Avec des turbines de la même puissance que celles du Târâgâlâ, elle est plus rapide et nerveuse, malgré son aspect de vieux sampan. Elle n’est pas lourde. J’ai oublié son tonnage, je ne me souviens jamais de ces détails car ils ne signifient pas grand-chose pour mon usage. On sent qu’elle n’est pas lourde quand on la dirige. Elle ne retombe pas lourdement après la vague, elle demeure stable dans le roulis. Nous sommes peu secoués malgré une mer assez grosse aujourd’hui. Elle gagne une sorte de finesse en navigant, dont on est surpris après avoir vu sa forme.

Nous sommes partis naviguer à deux sur la Nagarath-Mêh, pour le plaisir, sans objectif précis, si ce n’est pour la maintenir en état. De toute façon, ces navires ne consomment rien. C’est une sorte de promenade d’hygiène pour la Nagarath-Mêh. Nous avons emporté du travail, et nous restons en contact avec les autres.

Du doute encore

« Tu crois vraiment que le doute radical soit l’apanage de l’Europe, et même la découverte exclusive du sieur Descartes ? » m’avait contesté Kalinda lors d’une de nos dernières conversations sur la passerelle.

« Non, je te l’accorde. Je t’avoue même être plus en sympathie avec le “j’aime donc je suis” d’Al-Ghazâlî, mais qui signifie exactement la même chose en l’occurrence. Je ne pense pas non plus que les Occidentaux seraient naturellement plus sceptiques, et donc moins crédules que les autres peuples. Au contraire, la civilisation occidentale a été construite par des peuples naïfs, toujours prêts à croire au miracle, notamment technologique, et à s’exalter à la moindre divagation. Je ne crois pas non plus qu’ils auraient mieux su utiliser la mathématique à la pratique du doute que les Indiens et les Perses. Je veux seulement dire que notre civilisation n’est pas fondée sur bien plus que du doute, et surtout qu’elle a une façon de douter qui joint le geste à la pensée avec une rare brutalité. »

« J’ai été frappé en lisant les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes », ai-je continué, « par ce qu’il dit de la métallurgie dont il fait une image pour illustrer sa méthode. Il y dit que, lorsque les hommes ont découvert l’art de travailler les métaux, ils n’ont pas commencé par se forger des épées et des casques, mais des marteaux, des enclumes, des pinces. Reconnais qu’au cours de l’antiquité, comme dans des temps plus modernes, on imaginerait mal dans une autre civilisation un auteur qui n’aurait pensé à rien d’autre que des épées et des casques, ni à des récipients et des couverts, des roues dentées ou des vérins, des vis et des écrous, des cerclages de roues, des chaînes, des pennes et des loquets…que sais-je ? »

Je lui montre la citation exacte sur l’écran de l’ordinateur du bord (Règle huitième), et conclus : « Tu ne vas pas me contester que le monde ait connu des peuples plus guerriers et farouches que ceux de l’Ouest, alors que les géographes de toutes les civilisations se sont accordés pour le dire. »

Un grain

Les Târâgâlâs, j’entends les ordinateurs conçus à Catalga, sont particulièrement étudiés pour résister à l’humidité. Elle est souvent palpable dans la région, surtout en mer où les embruns ne mêlent à l’air en une légère brume. L’air contient bien souvent une quantité supérieure à quinze grammes d’eau par mètre/cube. Une telle humidité relative est redoutable pour le matériel électronique. Elle n’en est pas moins excellente pour la sonorité des instruments en bois.

Grain avec tonnerre cet après-midi. Peu de pluie, de grosses gouttes mais pas drues, et pas longtemps. Le vent a tourné ; il n’a jamais dû dépasser les trente nœuds. Ça n’a pas duré. Sous la pluie encore, le soleil diffusait une lumière dorée dans les nuages, rougeoyante déjà un peu avant le crépuscule.

L’événement météorologique semblait pressé. Un arc-en-ciel s’est dessiné quand l’orage tonnait encore, juste avant que le soleil ne se couche. Le ciel s’est dégagé aussi vite qu’il s’était couvert ; le temps d’un crépuscule.

Nous sommes sortis sur le pont, juste pour le plaisir de nous laisser tremper. Nos vêtements nous collaient à la peau, nous tenant debout côte-à-côte à la proue de la Nagarath-Mêh, quand déjà une brise du sud les séchait sous les derniers rayons du soleil.

Le climat de la région

Le climat est moins dur ici qu’on pourrait le croire, tel du moins qu’on en a immédiatement l’impression en arrivant, sentant sa lourde moiteur.

On y transpire peu cependant. La sueur ayant pour fonction d’humidifier la peau, elle n’est plus nécessaire si l’air est déjà humide. Ce climat est sain pour l’épiderme, qui se détend et s’assouplit. La nébulosité, toujours présente, filtre les rayons du soleil. Une fois qu’on s’est accoutumé à la lourde chaleur, on se sent très bien, et je suis prêt à croire ceux qui, comme le grand-père de Katankir, pensent que l’humanité est apparue dans ces régions, tant notre métabolisme y paraît adapté.

Sorti des villes, on vivrait seulement de graines, de fruits et de racines, si l’on sait les reconnaître, de mollusques et de crustacés. On se dit que nos ancêtres n’ont développé leur industrie que pour s’éloigner de ces pays de Cocagne.

Mais pourquoi ont-ils voulu s’en éloigner ? Pour fuir leur surnombre, ou pour découvrir le vaste monde ? Quitter ces régions pour d’autres totalement inhabitables sans équipements particuliers ? Quoi qui les ait poussés, la pression devait être forte.

Même au petit matin, on ne risque pas de mourir de froid ici. Le climat de la région varie peu selon les saisons, comme la durée des jours et des nuits. Cette régularité est apaisante. Elle favorise un bon sommeil.

Le jour se lève toute l’année aux alentours de six heures, et se couche aux environs de dix-huit, à une heure, une heure-et-demie près. On ne perçoit pas vraiment de différence. Enfin si, quand même un peu, car avant mon départ en solitaire pour le sud de Citangol, on soupait au coucher du soleil, alors que ces temps-ci, la nuit déjà est noire quand on se met à table.

Il naît de telles régularités une certaine insouciance. Elle contrebalance l’impression que tout pourrait disparaître dans une éruption volcanique ou, qui sait, la chute d’une météorite.

Quand on est en mer, à bord de la Nagarath-Mêh, malgré la permanente nébulosité, après le repas, le ciel est si merveilleusement étoilé.

Infinis minuscules

On pourrait imaginer que naviguer sur les vastes mers donne une impression d’immensité, et même d’infini. Ce n’est pas si simple. On ressent aussi bien l’impression d’être enfermé, bien à l’abri dans un espace clos. Les horizons azuréens ou flamboyants, les nuits étoilées, deviennent vite de simples papiers-peints.

L’espace immense que l’on a sous ses yeux a beau être changeant, et l’on peut bien être certain qu’il est réel, dans la mesure où il n’est plus accessible dès lors qu’on est sorti de son habitacle, de sa coquille ai-je envie de dire, il demeure comme une abstraction, une image du moins, une simple image.

Bien sûr, on atténue une telle impression en proportion du contrôle qu’on prend sur sa navigation. Même alors, on ne vit pas dans le même espace où l’espace où l’on vit se déplace.

Suis-je bien certain de ce que j’avance là ? Pas vraiment. Ces impressions sont variables : j’ai parfois réellement celle de me déplacer dans l’immense, me déplacer moi-même à la surface des eaux. Je ne sens plus la Nagarath-Mêh, si ce n’est comme un prolongement de moi-même, un instrument, un outil.

Du bout des doigts, je fends les flots, comme aussi bien du bout des doigts j’écrirais, je composerais… Comme aussi bien, sur mes jambes, je marcherais ; comme sur un vélo, je pencherais dans un virage, comme je jouerais d’un hulusi… C’est cela, je marche sur la mer. Je vais seul sur la mer immense.

Parfois non, parfois je suis enfermé, chez moi, douillettement, à l’abri de tout, même d’une météorite, dans un minuscule monde clos ; un monde clos, mais bien connecté avec le reste du monde, le reste des minuscules mondes clos.

Parfois, pour le dire à la façon de Blaise Pascal, l’exiguïté de ces espaces clos m’effraie.

Un sacrilège

« Qu’as-tu fait ? » S’exclame Kalinda horrifiée.

J’ai tué un moucheron qui m’agaçait à voleter devant mon nez.

Mais il n’était pas seul. Un autre voletait plus loin, que je n’avais pas vu. « Ils cherchaient à copuler, me dit Kalinda affolée. N’as-tu jamais lu au moins le Mahabharata ? Sais-tu ce qui peut advenir d’un acte aussi impie ? »

Naturellement, je n’aurais jamais agi ainsi si j’avais vu le second moucheron. Je ne l’ai aperçu que trop tard. J’ai beau ne pas croire aux Dieux, je sais bien que l’attraction qui attire deux corps désirants l’un vers l’autre n’est pas la moindre des forces qui tiennent édifié l’univers, même si la physique moderne l’ignore, et qu’il ne peut rien résulter de bon à la contrarier.

« Tu dois te purifier », me dit Kalinda inquiète, « Les nagarath ne te pardonneront pas facilement, même si tu as commis un tel acte sans en avoir l’intention. »

Je ne crois pas aux dieux, mais je n’en suis pas moins contrit, conscient d’avoir commis ce qu’on ne peut qualifier autrement que de sacrilège. Aussi, je ne me rends même pas compte que, d’une grande claque sur la table, j’écrase le second moucheron.

« La Dame Profonde soit louée ! » s’écrie Kalinda. « On aurait pu ne jamais le retrouver. Tu as rétabli l’équilibre. »

Que pouvaient faire là ces deux moucherons, quand même assez loin de la côte près de laquelle nous mouillons ?




Cahier trente-trois

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_16/




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