Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

Au nord des Kiribati - En naviguant - Critique de Descartes - En Mer de Célèbes - Suite...

Table des matières





Cahier trente-trois - Au nord des Kiribati

La constellation de la Baleine

Pour mieux me sentir dans l’ambiance locale, j’ai changé dans mon programme de reconnaissance céleste les figures occidentales des constellations pour celles du monde arabe. Certes, nous ne sommes pas non plus ici dans la civilisation arabe, mais il me semble que ces images ont plutôt un air moghol. Nous sommes arrivés maintenant bien plus à l’est que les plus lointains comptoirs moghols, mais qu’importe.

J’aurais pu choisir d’autres aires culturelles : chinoise, maori, polynésienne, tongienne, védique… mais l’imagination figurative de ces civilisations me paraît inférieure. Le monde arabe proprement dit ne s’est jamais montré très fort non plus pour la figuration, c’est pourquoi je soupçonne ces figures d’être plutôt mogholes ; elles en ont le style, qui pourrait dater de la pleine splendeur de l’empire, à moins qu’elles ne soient plutôt persanes.

Je vois en ce moment en plein ciel la constellation de la baleine. Cetus est la plus grande de tout le ciel, et comme elle ne contient aucune étoile de forte intensité, il est bien difficile de la discerner, même par temps clair. On doit d’abord identifier Aldébaran dans le Taureau, et Fomalhaut dans le Poisson Austral (Fum al hût en arabe, la gueule du poisson). Entre les deux sur le même alignement, on trouve Alpha Cetus et Béta Cetus, qui sont les deux plus grosses étoiles de la Baleine.

La Baleine fut représentée par les Arabes sous la forme d’un animal qui évoquerait un croisement entre le loup et le serpent de mer. À ce compte, l’image des Poissons ressemble davantage à des baleines. C’est comme si ceux qui avaient dessiné ces figures imaginaient déjà que la baleine et le loup avaient un lointain ancêtre commun.

Fomalhaut, la gueule du poisson austral, que l’on distingue en Europe pendant les nuits d’automne juste au-dessus de l’horizon au sud, est l’une des plus étranges étoiles du ciel. À quelque vingt-cinq années lumières du Système Solaire, elle est entourée d’un anneau de débris. Orné de cette ceinture lumineuse autour d’une zone sombre et oblongue comme la pupille d’un chat, le système de Fomalhaut ressemblerait plus à un œil immense qu’à une bouche s’il était orienté verticalement. Il serait comme un œil formidable ouvert juste au-dessus de l’horizon. Mais presque à l’horizontale, il est comme la gueule d’un immense et lointain poisson céleste.

Il est étrange aussi que Ptolémée, à qui cette étoile semble devoir son nom avant qu’il ne fût traduit en arabe, ait pu la voir à l’œil nu, du moins autrement que comme un minuscule point lumineux. On n’a observé l’étrange figure que forme le système de Fomalhaut que très récemment à travers des télescopes embarqués sur des sondes spatiales.

Je ne sais même pas depuis quand on a poli des lentilles. Je crois me souvenir qu’on en a découvertes au Moyen-Orient qui dataient de plus de six mille ans, sans qu’on puisse dire précisément quel en était l’usage. Le premier traité d’optique d’Ibn al-Haytham ne date que du début du quatrième siècle de l’Hégire.

Considérations sur l’art marchand

L’art marchand n’est définitivement pas une bonne chose. On en est automatiquement étranger. La culture ne se produit ni ne se consomme à proprement parler. À plus forte raison, ne se pratique-t-elle pas dans une consommation privée.

Même l’achat et la lecture d’un livre n’est pas proprement une consommation privée. Elle demeure un commerce, au sens ancien du terme, avant que tout commerce ne soit supposé marchand, elle demeure un échange, une relation entre l’auteur et le lecteur, entre le lecteur et d’autres lecteurs, l’auteur et d’autres auteurs, quand bien même se jouerait-elle par-delà les temps et l’espace. J’entends par là, dans un sens très pratique, qu’on a besoin de parler d’un livre, de le citer, de le partager ; on a besoin de s’en servir, dirais-je, d’avoir de ce qu’on y lit un usage quelconque.

Il en va de même peut-être avec la lecture d’un disque compact, chez soi, sur son écran portable. Alors qu’on n’est pas nécessairement dans l’échange, et moins encore dans la reproduction, devant le grand écran d’un cinéma. Sans le partage – qui peut certes être différé comme l’est nécessairement toute lecture – la culture, les arts, les lettres… ne seraient rien. On est là au principe même de ce qui fait communauté, de ce qui fait culture justement, et qui ne saurait se réduire à l’acquisition personnelle ou collective de biens, et à leur consommation.

Or l’art marchand, la culture, la littérature, la musique marchandes, nous demeurent intrinsèquement étrangères ; nous sont données, vendues, comme du dehors, sans que nous puissions nous les approprier, et cela, quelle que soit la fonction que nous pourrions malgré tout avoir dans leur production industrielle et marchande.

Bien sûr jamais, nulle part, tout un chacun ne participe à la production de la culture d’une même manière, à égalité si l’on veut. Inévitablement, des auteurs, des musiciens, des chanteurs… gagneront une grande notoriété, seront même soumis à des formes d’idolâtries ; d’autres joueront de la musique toute leur vie dans le fond d’un cabaret, comme l’admirable Satie, d’autres ne chanteront que dans leur salle-de-bain. Certains n’écriront que leur journal intime quand d’autres deviendront les maîtres à penser d’une génération. Il importe pour qu’une culture soit vive, que ces différences n’aboutissent pas à des classifications, ou seulement à des hiérarchies.

Il importe que parmi ceux qui, d’une certaine façon, sont demeurés obscurs, on trouve aussi ceux qui ont le plus fertilisé leur époque, comme le compositeur Satie justement, le peintre Gauguin, le poète Lautréamont, le philosophe Wittgenstein, parce que, quoique moins connus de tous, ils ont plus particulièrement marqué les autres créateurs parmi les plus productifs et les plus novateurs, plutôt que les amateurs, plus conventionnels. Il importe que demeure quelque-chose d’organique et de vivace entre les différentes approches et les diverses formes de vies culturelles.

Une culture, et elle est en cela comme une langue, et comme elle, on peut en posséder plusieurs, on ne l’acquiert qu’en y participant. En aucun cas, on ne saurait l’acquérir en l’achetant, et à plus forte raison, en l’achetant sous forme de petits objets industriels : livres, disques, etc.

Cette culture marchande, on ne peut l’acquérir en la produisant et en l’achetant dans un marché ; on ne peut la faire sienne en citant ses livres ou en fredonnant ses airs, car d’abord elle n’existe pas. L’industrie culturelle ne produit que ses bandes-annonces, mais elle n’annonce rien en réalité, seulement un retard toujours différé, une promesse jamais tenue d’on ne sait quoi, d’y participer peut-être, une promesse trompeuse.

Industrie culturelle et modernité

Non, ce n’est pas une critique nourrie par le ressentiment que je fais là. Je sais de quoi je parle. Je n’ai moi-même accédé à aucune culture qui ne m’ait été étrangère, et en forçant des serrures le plus souvent.

Personne, par exemple, n’a jugé utile de m’apprendre le maniement d’un instrument de musique dans mes jeunes années. Dans d’autres milieux, on aurait trouvé cela impensable, tant on comprend que, dès l’enfance, quand l’esprit est encore comme cartilagineux, l’acquisition d’automatismes mentaux et corporels en dépend.

Combien pourtant toujours plus d’enfants de par le monde sont dans mon cas. Je n’ai appris le solfège que lors de ma première année de lycée… « Tu as au moins reçu une éducation musicale à l’école », me renvoie Kalinda qui ne prend pas très au sérieux ce que je lui dis.

Ce n’est pas ce dont je parle. L’éducation est nationale, elle donne une culture nationale, et qui ne peut remplacer celle où l’on devrait baigner. « Quand bien même, ça te donne un air délicieusement barbare », plaisante encore Kalinda. « C’est comme si tu avais sauté d’un bond de la grotte Cosquer dans la modernité. »

Pourtant, si j’en foule la même terre, je ne sais rien de la civilisation de la grotte Cosquer. J’ai sauté du néant dans la modernité.

Qu’importe, je ne me suis pas fait mal en me recevant, et ce n’est pas ce que je remets en cause. D’ailleurs ce saut du néant dans la modernité est bien ce qui fait le génie de l’Occident moderne, éternellement moderne car né de rien, d’une table rase. Ce n’est pas d’où je viens qui m’inquiète, mais où nous mène l’art marchand.

Communautés artificielles

– Est-ce pour échapper à ces communautés artificielles que tu te retrouves à naviguer au large de nulle part avec moi, à chercher peut-être de la civilisation qui soit enracinée, ou incarnée ?

– Qui soit enracinée ou qui tienne la mer, je ne sais. La condition est dure de n’avoir d’autre choix que se perdre dans des réseaux de collusions, commerciaux ou administratifs, ou se retrouver au large, dans un monde réel peut-être, mais seul. Je m’en inquiète parfois. J’ai traversé tant de lieux, participé à tant de réalisations sans rien emporter en partant, comme je l’ai fait ces temps-ci avec toi et tes compagnons.

– Quelle importance ? Du moment que tu es aimé des dieux.

– Tu as raison, par Phœbus.

La passerelle de la Nagarath-Mêh

Sur le Târâgâlâ, la passerelle n’est pas très spacieuse, mais son espace est si bien conçu qu’il fait oublier son exiguïté, comme y contribue aussi la sobre élégance de ses revêtements de bois et de fibre végétale. Sur la Nagarath-Mêh, l’espace est plus confiné encore. Quoi qu’également bien conçu, il est moins confortable, plus rude, mais tout autant chaleureux pour ces raisons-mêmes.

Un ameublement trop confortable prive bien souvent d’une liberté d’adopter des positions pour lesquelles il n’est pas conçu : mettre les pieds sur la table, s’y asseoir, se mettre en tailleur ou se tenir sur un accoudoir. Un mobilier d’aspect d’abord moins confortable offre souvent la possibilité d’y découvrir un confort caché, au besoin de l’aménager.

On trouve une banquette juste derrière le fauteuil qui fait face à l’écran et au large. Cachée derrière un rideau, on peut s’y allonger et prendre du repos. Elle est à une hauteur légèrement supérieure à la table de contrôle, permettant d’intervenir en catastrophe sans devoir se lever dans le cas où l’on serait réveillé par une alerte.

Elle me fait penser à une couchette de poids-lourd. Des hublots à ses extrémités donnent une vue panoramique sur la mer. On peut y contempler l’horizon et le ciel pendant la nuit, quand on y est allongé et qu’on a éteint les lumières, quand, rideau ouvert, on a mis l’écran en vision nocturne, et qu’il ne diffuse plus qu’une faible lumière rouge comme celle d’un ancien laboratoire de développement photographique.

La chaise et la plume

Les Moghols avaient une façon bien particulière de s’asseoir que je n’ai jamais rencontrée ailleurs. Ils utilisaient des chaises et des fauteuils, généralement bien capitonnés, mais ils s’y asseyaient quand même en tailleurs. Ou bien encore, ils repliaient une jambe et laissaient pendre l’autre.

C’est une façon de s’asseoir qui m’est également coutumière : une jambe repliée sous l’autre cuisse, et la seconde posant un pied sur le sol. La position est d’autant plus confortable que le siège est rembourré. Un accident au genou survenu l’an dernier m’en avait fait perdre l’habitude pendant presque un an. Je l’ai retrouvée ces temps-ci. Cette position donne une certaine prestance non dépourvue de désinvolture. Elle m’est agréable pour écrire, à la fois attentive et détachée.

Kalinda a tendance à mettre ses deux pieds sur le siège et à s’y tenir accroupie. En général elle y pose les fesses, mais elle se tient parfois seulement sur ses deux pieds posés à plat.

J’ignore depuis quand l’usage des chaises est apparu dans les diverses civilisations. Dans certains endroits, elles semblent être venues avec la colonisation occidentale. On en voit pourtant très tôt dans le monde chinois.

On ne doit pas confondre la chaise avec le trône, du moins avec des sièges d’apparat, destinés seulement à élever au-dessus de l’assemblée celui qui s’y assoit. Pendant longtemps, la chaise ne semble pas avoir eu d’autre usage. Moi, je ne comprends la chaise qu’en relation avec la table, et notamment avec la plume, le calame, le pinceau, le clavier.

Il semblerait que les anciens Égyptiens aient été le premier peuple à fabriquer des chaises, mais les scribes ne s’en servaient pas. Quand a-t-on pris l’habitude d’écrire assis sur un siège à une table ? Voilà ce que j’ignore complètement.

Après avoir cherché un peu, il me semble que personne ne le sache. Comment peut-on ignorer des choses pareilles, quand l’histoire s’intéresse à tant d’événements de si peu d’intérêt ?






Cahier trente-quatre - En naviguant

Les Kiribati

Nous sommes au nord-ouest des Kiribati, juste au nord des Marquises, bien au sud d’Hawaï. Nous avons navigué jusqu’à ce milieu du Pacifique, ce vaste espace qui est comme une grande mer au centre de l’océan, une mer vide, qui ne contient presque plus aucune île ni archipel, et qui est, de ce fait, particulièrement délaissée par les lignes maritimes et aériennes. Nous cinglons à proximité des frontières des Kiribati et de la Polynésie Française, qui sont formées de longues lignes toutes droites.

Si l’on regardait la terre du ciel au zénith de ces régions, plus précisément au zénith de Tahiti, on ne verrait que de l’eau. On n’apercevrait qu’un mince rivage de l’Australie et de l’Amérique Centrale auquel on pourrait ne pas prêter attention, et croire que la planète entière serait recouverte d’un immense océan.

Au centre du Pacifique, les Kiribati sont un archipel indépendant depuis seulement la fin du vingtième siècle. C’est un archipel oublié ; pas d’industrie, peu d’agriculture, très peu de tourisme par manque d’infrastructures et surtout de lignes maritimes et aériennes.

Dans l’ensemble, la situation dans laquelle se trouvent les peuples océaniens est pitoyable. Ils ont perdu toute leur culture et leur histoire. Ces îles vivent du tourisme, ou hébergent des bases navales, principalement des États-Unis. Même si quelques-uns de ces archipels ont acquis des statuts d’indépendance, ils restent au mieux des colonies touristiques. La colonisation s’est exercée diversement selon les régions du Pacifique, mais elle a laissé partout ses traces désagréables.

Le centre de l’océan, ou plus précisément les deux centres de ses flux giratoires, bénéficient de la plus forte concentration de déchets plastiques de toutes les mers de la planète. Ce sont de minuscules fragments en suspension parmi le plancton. Les grands courants giratoires des océans finissent par les entraîner là.

Il est probable que ces eaux vont aussi devenir les plus radioactives, avec les rejets perpétuels de Fukushima. Les flots contaminés montent d’abord vers le Nord, puis, repoussés par les courants de l’Alaska, ils descendent la côte américaine, et repartent en sens inverse pour l’Asie, entre la Polynésie et Hawaï. Comme pour les déchets plastiques, ils tendent à se concentrer vers le centre du Pacifique, enfin, je l’imagine, car je crois qu’on n’en sait encore rien.

Compte-tenu de la dimension de l’océan, la contamination est infime, mais avec leur durée de vie, ces particules radioactives ont tout leur temps.

Écriture et poubellisation

Kalinda a raison, notre époque se sert peu de l’internet. Elle s’en sert à contre-usage, privilégiant l’image ou la vidéo, disons le « multimédia », pour ôter les rides des vieilles coutumes, notamment des cours ex-cathedra, et négliger le texte. Le texte pourtant est essentiel ; sur le net tout est fondamentalement du texte.

Le web est la bibliothèque moderne, la forme contemporaine de la grande bibliothèque : Alexandrie, Shangdu, Xanadu… Virtuellement, le web permet d’avoir sous la main tous les écrits conservés de toutes les époques dans toutes les langues existantes ou ayant existé. L’usage dominant en fait plutôt le lieu des écritures jetables, une sorte d’immense corbeille à papier, la poubellisation en ligne.

Ces deux manières radicalement contradictoires d’utiliser le web sont ensemble vivaces, et elles se contrecarrent peu. Elles ne sont pas pour autant clairement conçues par ceux-là-mêmes qui en ont fait leur choix, aussi les uns comme les autres ne sont pas en mesure de s’opposer ouvertement, ni de trouver en conséquence des réponses techniques appropriées à la satisfaction de tous. On cherche surtout des réponses juridiques. Les débats s’intéressent au droit de fouiller dans les poubelles, pour les services de renseignement des États, pour les politiques commerciales des grandes maisons multinationales, pour le commun des mortels, et, inévitablement, pour d’éventuels escrocs. Les polémiques contribuent à consacrer ainsi la thèse de la poubelle, et sa domination sur celle de la bibliothèque. Poubelle ou immense base de données pour y fouiller à loisir, mais pas bibliothèque conservant la vie de l’esprit.

Bien sûr, Snowden a raison, et Stallman aussi, mais plus encore Ted Nelson. Il a le premier posé techniquement la bonne question, celle qui est préalable à toutes les autres. L’époque a choisi la poubelle.

Le web est déjà qu’on le veuille ou non la grande bibliothèque, et, comme je l’ai dit, elle fonctionne malgré tout ce qui la pollue. Mais jusqu’à quand ?

Écriture jetable et mémoire

L’écriture jetable n’avait pas attendu l’internet. Il y a bien longtemps qu’on avait commencé à publier des livres pour les vendre rapidement ou les pilonner. La loi Lang était même une façon de l’officialiser. En effet, quelles qu’aient pu être les bonnes intentions pour imposer aux éditeurs d’imprimer le prix du livre sur la couverture et de ne plus l’augmenter, et indépendamment même de ses effets positifs, cette loi allait à l’encontre de la conservation des fonds. Il m’est arrivé de commander un livre neuf aux éditions les Belles Lettres qui avait été imprimé quarante ans plus tôt. Comment pourrait-on vendre un livre au prix qu’il avait quarante ans auparavant ?

Le principe de la chose écrite suppose qu’on puisse revenir sur le texte, déjà en l’écrivant, ou bien plus tard, à tout instant ; qu’on puisse retrouver une publication, y retrouver un passage, identifier des auteurs, retrouver d’autres ouvrages de ces auteurs… C’est à cela que sert l’écriture, à revenir sur le texte.

A-t-on déjà vu des mathématiciens devant un tableau, écrivant des formules à la craie ou au marqueur ? Voilà l’essence de l’écriture. Bien sûr, il arrive un moment ou le tableau, les tableaux le plus souvent, car il en est plusieurs, se repliant ou coulissant, doivent être effacés, mais tout le raisonnement, toute la recherche se fait sur ce qui est écrit au tableau.

Le problème de l’écriture est celui de la mémoire. On a commencé à écrire dans la mémoire, la mémoire corporelle d’abord, celle des neurones du cerveau, et l’on a écrit dans cette mémoire en se servant de procédés mnémotechniques : ritournelles, répétitions, rimes ; les traditions orales en témoignent. Puis on a inventé l’écriture sur ses divers supports, pierre, ardoise, sable, cire, argile, peau, papyrus, papier… Enfin on a inventé l’écriture numérique, avec ses hypertextes et ses supports électroniques.

Le principe est le même, jouer entre la mémoire de travail, la mémoire vive (Random Acces Memory) et l’espace de mémoire, la mémoire morte où reste stocké ce dont on n’est pas en train de se servir (Read-Only Memory). Voilà le principal problème de la mémoire, pas le trou, l’oubli, la perte de mémoire : la saturation. Toujours nous devons finir par en libérer, effacer le tableau. Voilà la fonction de l’écriture : conserver ce qu’on a délibérément décidé d’oublier. L’internet a été conçu pour cela, et il remplit sa fonction même si l’essentiel de ce qu’on y trouve a le couvert de l’éphémère et du jetable, du lien brisé et du site disparu, mais faisant trace, restant « traçable ».

Non, je n’ai pas le goût de revenir sur ce que j’ai écrit une fois que je l’ai publié. Je l’oublie, plutôt content d’avoir fini et de passer à autre-chose. Pourtant, inévitablement, vous êtes appelés à y revenir, et pour de multiples raisons : on vous en parle, vous avez l’impression de marcher à nouveau sur vos pas… En fait, vous finissez toujours par repasser sur vos traces. Ce que j’écris en ce moment-même, je me souviens d’en avoir déjà parlé à plusieurs reprises. Suis-je en train d’en faire une synthèse ? Dans d’autres circonstances, je ne chercherais pas à le redire, je me citerais, je renverrais à ce que j’ai déjà écrit, et je me relirais peut-être.

Nous faisons tous ainsi. Il nous arrive de parler de textes écrits il y a longtemps. Or, rien n’est plus commode pour cela que le web. Où trouvons-nous encore, surtout si nous en parlons avec un interlocuteur distant, une revue publiée il y a dix ans, ou seulement un an ou deux ? La plupart de mes connaissances sont toujours attachées à la publication sur papier, mais si nous en parlons, nous revenons à des textes numérisés, ne serait-ce que parce que nous les avons immédiatement sous les yeux, et cela où que nous nous trouvions, même autour d’une table dans un lieu public.

Maintenant, que restera-t-il de cette Babel qui s’effondre déjà sous sa propre profusion ? C’est ce qu’il m’arrive de me demander.

L’informatique craint la poussière

Les grandes bibliothèques sont souvent nées sous l’égide de grands chefs plutôt que de parlements bourgeois : Alexandre le Grand, Kubilai Khan, Federico da Montefeltro, Bonaparte… mais pas cette fois.

Le web n’est même pas entre les mains des États. Il est entre celles d’ingénieurs du monde entier plus ou moins indépendants, salariés, actionnaires ou prébendiers, qui en détiennent d’autant mieux les clés que personne ne paraît bien comprendre de quoi il est question. C’est un phénomène nouveau dans l’histoire dont je ne sais quoi penser.

Il est vrai que les chefs sont la poussière de l’histoire que les grands mouvements ne manquent jamais de soulever. De cela non plus, je ne sais quoi penser. Cependant j’imagine que l’informatique craint la poussière.

Des signes

Rien n’est plus étrange, quand nous y réfléchissons, que ce que nous appelons un signe. Nous serions tentés d’assimiler le signe à une sorte de dispositif qui provoquerait un processus, tel un déclencheur mécanique. Entre la notion de signe et celle d’un tel déclencheur, il y a celle de stimulus. On est tenté de concevoir l’interprétation du signe dans un schéma de l’ordre du stimulus-réponse.

Or le signe est tout autre chose, bien en amont de tels processus. De cela, la musique nous donne une intuition très nette. Je vois par exemple des trous sur le tube central d’un hulusi, ou sur une simple flûte. Chacun de ces trous produit un son différent. Quand j’en libère un en soufflant, je produis mécaniquement un son d’une modulation spécifique, exactement comme j’allumerais la lumière en appuyant sur un interrupteur, ou une radio…

Ce n’est pourtant pas à quoi tout se résume quand je joue de la musique. Je n’appuie pas mécaniquement sur les trous les uns après les autres pour produire les sons attendus, pas plus que lorsque j’écris, je ne dessine chaque lettre, les unes derrière les autres, pour produire des mots et des phrases. Les mots et les phrases, plutôt, me viennent spontanément, comme une respiration de l’esprit ; et cependant je prends appui sur les signes pour cela, mon esprit s’y appuie sans réserve, d’autant plus qu’ils sont incorporés à des dispositifs matériels.

Ce que je dis là est tout particulièrement évident quand nous nous exerçons aux mathématiques : chaque signe dans l’expression notée au tableau se fait un appui solide et dont je n’ai de cesse que d’éprouver la solidité. On est alors bien loin du stimulus-réponse, quoiqu’il y demeure malgré tout présent.

Celui qui apprend à écrire ne parvient peut-être pas à agir immédiatement ainsi : il dessine laborieusement une lettre après l’autre, en saute probablement une de temps en temps, puis vocalise mentalement les phonèmes qu’il a produits. Il a le plus grand mal à comprendre ce qu’il écrit, et tout particulièrement à le comprendre en l’écrivant, en se servant de l’écriture pour penser.

Il est intéressant d’observer également ce qu’il se passe en traduisant : je lis une phrase en anglais que je crois comprendre, mais que je ne parviens pas à dire en français. Ou plus exactement, quand je la traduis, elle me devient difficilement compréhensible, ambiguë ou obscure. Je change les mots et triture leur ordre, je recompose, creuse les racines, consulte un dictionnaire, et voilà que, sans très bien comprendre encore ce que je traduis, le sens revient me sauter à la face, tel que j’étais parvenu à douter de l’avoir spontanément compris lors de ma première lecture dans la langue source.

Du symbolique

Le signe est donc loin d’un simple processus de stimulus-réponse mécanique. D’ailleurs il n’y a pas de stimulus mécanique. Ou l’on a un déclencheur mécanique, ou l’on a un stimulus, un stimulus, disons, cognitif, psychologique, ou au moins biologique.

La biologie, elle, n’est jamais mécanique, car elle passe nécessairement par une phase de présentation immédiate, de symbolique. Même une fleur qui se tourne vers la lumière n’obéit pas un simple tropisme, comme le notait Whitehead, mais doit avoir un minimum de présentation immédiate, une sensibilité au symbolique.

Piloter un navire n’est pas non plus un processus si étranger à ces passages, de part et d’autre du symbolique, entre le sensuel et le mécanique, entre rhumbs et embruns.






Cahier - trente-cinq - Critique de Descartes

Le monde est un phénomène sensible

« Tu avais d’abord écrit : “Piloter un navire n’est pas non plus un processus si étranger à ces passages, de part et d’autre du symbolique, entre le sensuel et le mécanique, entre rhumbs et goût des embruns.” Pourquoi as-tu supprimé “goûts” ? » m’a demandé dans un courriel Cintia, la femme de Djanzo. Elle s’en est aperçue à l’occasion d’un copié-collé envoyé par celui-ci.

J’ai écrit « le goût des embruns », pour être plus précis, puis j’ai barré en me relisant car ma pensée paraissait alors mieux s’entendre. J’avais d’abord écrit seulement « embruns » et j’ai ajouté « le goût », jugeant que ce n’était pas les embruns en soi qui m’intéressaient, mais leur sensation que j’opposais aux mesures de navigation. À la relecture, j’ai jugé qu’une telle précision était inutile. On parle la plupart du temps de la seule perception que l’on a des choses. Nos sens nous révèlent le monde environnant, et quand nous l’évoquons, nous parlons de ce qu’il est pour nous à cet instant sans qu’il soit nécessaire de le dire. Sinon il nous arrive d’énoncer des informations plus objectives ; nous parlons, par exemple, des effets des embruns sur les parties métalliques d’un navire.

Il s’agit à l’évidence de deux modes d’énonciation pour lesquels nous pourrions imaginer une distinction grammaticale à la manière, par exemple, des modes accompli et inaccompli en arabe, mais quelle langue a jamais éprouvé le besoin d’une telle précision ? Le philosophe et mystique persan Sohrawardi avait pourtant subtilement dédoublé les fonctions sensorielles, distinguant les cinq qui révèlent la chose-en-soi, des cinq qui la révèlent en moi.

La tache de Mariotte de la modernité

La science occidentale moderne s’est heurtée à un épineux problème qu’elle n’a jamais dépassé. On pourrait l’appeler le problème de la nécessité et du libre-arbitre. La science moderne a buté sur lui, car elle oppose les deux, alors qu’ils se complètent : sans nécessité, le monde serait imprédictible, et il ne pourrait y avoir aucun libre-arbitre. René Descartes, qui mérite plus que quiconque le titre de fondateur de la pensée moderne, mieux que Galilée ou Bacon, faisait reposer sa méthode sur cette opposition frontale, qui l’avait conduit jusqu’à nier une âme aux animaux, ce qui confine à la contradiction dans les termes.

Le renversement épistémologique qu’avait opéré Descartes était génial, je ne le nie pas. Cependant, il ne parvenait à maintenir la cohérence de sa méthode qu’au prix de quelques pirouettes. Celles-ci étaient si grossières qu’on se demande s’il s’en était convaincu lui-même. La première consistait à identifier l’animal à une machine, une machine parfaite, certes, produite par Dieu lui-même, mais une simple machine soumise à des stimuli comme à des impulsions mécaniques. Comparée à la subtilité de sa méthode, cette idée est si grossière que l’effet en est presque comique. Pour Descartes, et voilà une deuxième pirouette, l’homme n’était pas seulement un animal comme les autres, et donc une machine, car il partageait avec le créateur l’intelligence des lois qu’il avait données à sa création, à savoir celles des mathématiques.

Notons que ces pirouettes ne sont pas idiotes ; elles sont plutôt absurdes. Elles sont mêmes des absurdités géniales, seules chevilles possibles pour raccorder le cartésianisme aux doctrines de l’Église. Elles sont d’autant plus géniales qu’elles sont simples, absurdement simples, en complet contraste avec la méthode elle-même.

Descartes pouvait-il se convaincre de ce qu’il disait ainsi ? Je sais bien qu’on peut se convaincre de tout, surtout si l’on ne s’y arrête pas trop, mais pour tout lecteur sérieux, ce sont des pirouettes, des chevilles. Il existe pourtant beaucoup d’espace pour ce qui ne relève ni de la nécessité ni du libre-arbitre ; il y a tout l’espace du vivant. Descartes est pourtant bien parmi les philosophes modernes, de ceux qui ont le moins ignoré le vivant.

Quand on regarde attentivement des vagues qui s’abattent sur le pont d’un navire, s’affalent et s’écoulent par les écoutilles, et qu’on les compare avec des feuillages qui s’élèvent vers le ciel, on leur trouve d’abord des ressemblances. La première est la complexité et la difficulté de modéliser de tels phénomènes. Au-delà de celle-ci, on pressent pourtant une différence essentielle, fondamentale, une différence toute qualitative : chaque mouvement de chaque molécule d’eau est nécessaire et déterminé, fût-ce de manière stochastique, pas ceux du bois et des feuilles.

Dans le mouvement des plantes, de leur extension vers la lumière, ou vers les nutriments et l’humidité de la terre, on pressent une force qui échappe fondamentalement au nécessaire, et tout autant à la pensée, à la conscience, et plus encore au libre arbitre. On y pressent plutôt une force vivante qui n’est pas moindre que celle de la nécessité, ni de la logique. Elle est même capable de se les soumettre, non de les enfreindre, mais de les mettre à son service.

Était-ce cette force que la modernité se cachait à elle-même sous le nom de Dieu ? Le vivant était-il ce dieu sur lequel Descartes préférait faire l’impasse, non sans bonnes raisons ? Je n’irai pas jusque-là, mais il est le point aveugle de la modernité. Descartes, le pionnier, s’en tirait du moins par des pirouettes, et continuait à aller de l’avant, comme pour ne pas en encombrer sa démarche. Ce ne fut pas le cas de tous ceux qui lui ont succédé, notamment Emmanuel Kant qui a bâti toute sa philosophie sur cette aporie.

Il y a un point aveugle dans l’œil, un point où sont captées toutes les perceptions de la rétine, mais qui lui, ne voit rien. On l’appelle aussi tache de Mariotte. Il y a ainsi une tache obscure sur tout ce que nous regardons. Une tache où nous ne voyons rien, mais à laquelle nous nous sommes si bien accoutumés, que nous ne la voyons pas non plus. Nous reconstituons l’image autour de cette tache, l’effaçant dans notre vision. Les pirouettes de Descartes consistaient justement à effacer dans sa méthode dont il comprenait bien l’efficacité une telle tache, et à nous en faciliter l’usage sans que nous en soyons gênés. C’est précisément ce qui caractérise un point aveugle : on ne le soupçonne pas, il se cache à lui-même.

Flammes

Rien n’est moins évident que de distinguer la limite entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Un virus, une moisissure, une bactérie, de la rouille, une flamme… sont-ils vivants, ou ne sont-ils que des mécanismes causalement déterminés ? Où passe la frontière entre les uns et les autres ? Il n’est pas facile de définir la vie. Bichat n’avait pas trouvé mieux que « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ».

Une flamme a toutes les fonctions du vivant ; elle se nourrit, respire, se reproduit… et elle peut même résister à la mort, parfois très vigoureusement, voire agressivement.

Kalinda a déposé quelques bougies sur la passerelle ; de petites veilleuses qui tremblent dans la nuit. Voilà bien une idée de femme. Les hommes pensent rarement à des choses pareilles. Il leur vient plus rarement encore l’idée de mettre des fleurs. Ces flammes ont bien quelque-chose de fleurs, éclairant faiblement la nuit quand l’écran est en mode nocturne et que l’océan s’est apaisé. Une femme sait toujours si bien rappeler à l’homme la vie.

Il va falloir songer à rentrer

Il ne reste presque plus de rosé, ni presque plus d’olives noires. Il va falloir songer à rentrer. Le rosé vient de Chine, et les olives aussi. Les Chinois ont bien appris l’élevage du vin. Ils savent parfaitement reproduire des denrées dont l’Europe du Sud semblait détenir le secret.

Pourquoi n’y parviendraient-ils pas, s’ils le font dans des lieux favorables et s’en donnent les moyens ? Il y a de très bonnes terres à vin dans la Chine de l’Ouest, et l’on y a de vieilles habitudes de la vigne, dont on produisait traditionnellement surtout des raisins secs. On y a fait du vin depuis très longtemps, et Marco Polo atteste dans son journal qu’il y en avait de très bons en Asie Centrale. Évidemment, le vin est un produit cher à Citangol, mais j’en bois rarement plus d’un ballon par jour.

Nous songeons à rentrer ; et puis en mer la vie reste trop confinée, et cet enfermement commence à me peser, surtout dans son contraste avec les immensités que nous traversons. La tentation est grande alors de se laisser absorber par toutes les sollicitations que les nouveaux outils de communication mettent à notre disposition. Ils finissent par créer un troisième espace qui vient compliquer celui de l’immense et celui de l’exigu.

Il est si facile de fuir tout à la fois le milieu confiné et les horizons qui s’étalent sous nos yeux. À la navigation en mer se mêle celle en ligne, et comme l’une et l’autre s’effectuent à l’aide du même clavier et du même écran, elles s’entremêlent parfois étrangement ; elles se mettent à avoir un curieux effet sur le lieu où elles s’exercent, l’espace étroit de l’embarcation, lui conférant une sorte d’immobilité.

Étant ce que je suis, je tente d’échapper à la décomposition que ces trois lieux exercent les uns sur les autres à travers la méditation, et je m’en lasse aussi.

Mise à jour du noyau Linux

Je viens de mettre à jour le système de mon portable. Il y a tout le temps des mises à jour sur Linux. Certaines sont minuscules, quelques kilo-octets pour une toute petite application. Certaines sont importantes, plusieurs dizaines de mégaoctets en un grand nombre de paquets, pour le noyau, comme aujourd’hui. Je n’avais pas eu le temps d’ouvrir mon traitement de texte pour tenir mon journal, que déjà s’agitait l’icône du gestionnaire de mise à jour sur le bord gauche de mon écran.

J’ai l’habitude d’ouvrir la fenêtre du terminal pour suivre le détail de l’opération. Le code défile trop vite pour que j’aie le temps de le lire, et je n’y comprendrais d’ailleurs à peu près rien. Il me permet seulement de mesurer approximativement où en est l’installation des paquets et de tromper mon impatience.

Quand je regarde ces opérations, j’en suis toujours fasciné. Je le suis tout particulièrement que, toujours, tout se passe bien. Il y a dans ces machines un système inextricable de code. Chaque contributeur produit le sien, des équipes de développeurs, ou des individus qui programment à leur seul compte, écrivent leurs applications sans rien demander à personne, et tout cela marche ensemble, et marche bien.

Pas de hiérarchie, pas de subordination, et ça marche. C’est pourtant très complexe, c’est inextricable, comme ces lignes de code qui défilent trop vite devant mes yeux pour être lisibles.

Quand on en met à jour le noyau, on doit redémarrer le système pour que les changements prennent effet. J’en ai eu tout le temps de méditer sur ce que je suis en train d’écrire.

Voilà bien ce qui est fascinant dans le numérique : cette capacité d’affronter la complexité sans hiérarchie ni subordination, d’apporter sa contribution ou de tirer son parti d’un projet collectif sans devoir en demander la permission à quiconque ; sans même avoir réellement à s’entendre.

Voilà quelque-chose d’assez nouveau dans l’histoire humaine, quelque-chose de bien différent des rameurs dans une pirogue ou une galère, ou de l’organisation taylorienne ou fordienne. On voit bien qu’il y a là un progrès de nature à changer l’avenir de l’espèce. Du moins si on le voit, car je reconnais que ce n’est pas ce qui saute immédiatement aux yeux.

Vers l’Asie

Poussés par le très long Courant de Californie et par les Alizés, nous retournons vers l’Asie à un peu plus de dix degrés de latitude nord. Nous cinglons à une quarantaine de nœuds sur la surface, mais nous allons en réalité plus vite car la surface de l’océan se déplace aussi vers l’Asie autour de quinze milles nautiques par jour.

Il est difficile d’évaluer précisément ces vitesses sans recours aux satellites. Tout évidemment se déplace en même temps : surface de l’océan, nuages, atmosphère, ciel sidéral, soleil, profondeur de l’océan, terre… Mais que vaut alors une mesure abstraite par satellite ? Kalinda ne veut pas en entendre parler.

Nous avons un compteur sous la coque, un petit moulin qui compte ses tours. Nous pouvons de toute façon calculer au sextant, et plus aisément la nuit, en faisant le point sur les étoiles. Nous avons l’heure juste, et c’est le plus important. Jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, les navigateurs ne l’avaient pas, et leurs calculs étaient aléatoires. Aussi, je me demande toujours comment les peuples du Pacifique retrouvaient leur route, surtout parmi les îles du centre de l’océan où elles sont très clairsemées.

Sans doute évitaient-ils ces centres, car il en est deux dans le Pacifique Nord, l’un au large du Japon, l’autre sous Hawaï, où les courants n’accélèrent plus la navigation, et n’en sont plus des repères. Le courant de Californie va droit de l’Amérique à l’Indonésie, et il n’est pas étonnant qu’on parle sur l’île de Pâques une langue de la même famille austronésienne qu’à Madagascar. À moins de dix degrés de latitude plus bas, passe en sens inverse le courant de l’Équateur qui va, dans l’autre sens, vers l’Amérique Centrale ; puis, plus bas encore, celui du Pacifique Sud qui en revient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

En somme, celui qui avait la carte de tous ces courants pouvait circuler bien mieux sur l’océan que ces têtes brûlées de conquistadors, d’explorateurs et de pirates dont la plupart ne revenaient jamais.






Cahier trente-six - En Mer de Célèbes

Les langues austronésiennes

Les langues austronésiennes se parlent partout dans le Pacifique et l’Océan Indien. Selon les chercheurs, l’origine de ces langues se situerait dans la région de Canton et de Hong-Kong, ou bien dans l’île de Taïwan. Elles auraient des liens avec le sino-tibétain.

Ces langues se sont répandues dans tous les archipels du Sud-Est Asiatique, donnant naissance au javanais et au soundanais, puis vers l’ouest jusqu’à Madagascar, vers l’est jusqu’à l’île de Pâques, et vers le sud jusqu’en Nouvelle-Zélande, en sautant l’essentiel des régions de la Nouvelle-Guinée et toute l’Australie, soit sur une distance plus grande que celle qui sépare le Portugal du Japon.

Cette diffusion aurait commencé vers le troisième millénaire avant l’ère chrétienne, bien avant la Chine des Royaumes Combattants. Les liens de parenté entre toutes ces langues témoignent pour le moins d’un vaste réseau d’échange millénaire. On trouve sur Wikipédia la photographie d’un bas-relief du temple bouddhiste de Borobudur à Java datant du huitième siècle, qui représente un vaisseau flanqué de balanciers, mais avec une coque taillée pour la haute mer.

La part sauvage

J’ai atteint un âge avancé et je ne comprends toujours guère plus que lorsque j’étais un petit enfant. En ce temps-là, je pouvais déjà percevoir intuitivement la différence entre un événement mécanique, un acte volontaire conçu par une intelligence, même animale, ou une motion du vivant, jamais bien éloignée d’une émotion. Aujourd’hui je comprends peut-être mieux cette distinction, mais je demeure la plupart du temps tout aussi incapable de la faire dans des événements précis.

Je peux bien me rassurer en me disant que je ne suis pas le seul. La simple expression à la mode d’intelligence artificielle dénote bien une certaine hébétude collective sur la question. Bien sûr, ceux qui savent de quoi ils parlent à son propos sont rarement dupes. Ils n’ignorent pas qu’une telle « intelligence » n’en est pas plus une que des lentilles taillées qui accroissent l’acuité de notre vision, ne voient quant à elles proprement quelque-chose. Ou bien, ils savent que nous devons entendre alors le mot « artificiel » comme désignant un simulacre, par exemple le programme Eliza qui nous donne fugacement l’impression d’échanger avec une autre intelligence.

Dans la vie réelle, nous restons dupes la plupart du temps, bien plus que face à la seule intelligence artificielle, ne sachant pas évaluer dans les événements les plus courants les parts de mécanismes déterminés, de plans réfléchis, de forces vitales. Nous le savons d’autant moins que ces parts s’entremêlent, la volonté se faisant l’instrument de la nécessité ; la nécessité, du désir, etc. Des êtres humains nous donnent l’impression d’agir comme des robots, et peut-être n’est-ce pas toujours une impression ; et des robots comme des êtres dotés d’intelligence, si ce n’est de sentiments. Dans la civilisation en apparence de masse où nous vivons, et pour laquelle a cours le projet de faire de ces masses des sociétés d’individus conscients, agissant en toute conscience, malgré l’apparition d’une ingénierie de la manipulation, nous faisons face à tout moment à des apories vertigineuses.

Et pourtant on perçoit bien partout des formes de vie totalement non domesticables. On le sent bien, mais malgré mes cheveux blancs, je n’en distingue toujours pas mieux les limites que lorsque j’étais un tout jeune enfant.

Vers Makassar

« Je crois qu’il tient à la condition humaine que nous soyons incapables de faire la distinction dont tu parles, si du moins je t’ai bien compris », me dit Kalinda. « Nous devons bien tôt ou tard nous abandonner, laisser un souffle nous guider, et qui ne manque jamais de se manifester dès que nous nous y abandonnons », continue-t-elle.

Nous voguons vers Gowa, et nous envisageons de mouiller à Makassar. Makassar est une ville importante de la grande île de Sulawesi, qui fait partie de l’archipel indonésien. Gowa, dont elle fut la capitale, avait au cours de son histoire été un royaume important, partagée entre l’île de Sulawesi et celle de Kalimantan.

Aujourd’hui, l’Islam y domine presque exclusivement, mais l’Hindouisme y pénétra très tôt, suivi du Bouddhisme au deuxième siècle, dont des princes indiens avaient mandaté des prêcheurs. Le Bouddhisme de Gowa fut largement un Hindouisme réformé, comme dans une bonne partie du Sud-Est Asiatique, peu modifié par d’autres traditions, comme il le fut au-delà des contreforts himalayens, du Tibet jusqu’à la Corée et au Japon.

Au cours du dix-septième siècle, l’Islam devint hégémonique à l’occasion de la résistance aux Hollandais. Cette conversion semble cependant avoir davantage divisé la région qu’elle n’apporta les renforts probablement souhaités des sultanats voisins contre la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales.

Je n’ai jamais bien compris comment l’Islam s’était si profondément installé dans ces régions de l’Asie Pacifique, apparemment sans conquête étrangère, et même contre celles-ci. Il ne s’implanta que superficiellement en Inde, qui fut conquise. Les Moghols qui l’envahirent, en firent le cœur de leur empire et s’y transformèrent en une sorte de caste dirigeante. Ils ne déployèrent aucun effort pour convertir, se plaisant en apparence dans le rôle d’étrangers au monde qu’ils dominaient.

Du vivant encore

– Cette limite du discernement humain qui semble t’attrister, me dit encore Kalinda, est bien le problème de la démocratie. On débat à l’infini de la représentativité des pouvoirs, et l’on oublie qu’ils ne peuvent que diriger en aveugles, en s’abandonnant à des forces sur lesquelles ils n’ont justement pas de pouvoir.

– Je ne sais pas. Si tu penses qu’on devrait recommencer à ouvrir le ventre des oies pour lire leurs entrailles, je ne suis pas sûr de t’approuver.

– Qui parle de lire ? me renvoie-t-elle. Mais si l’on y tient, autant lire dans les entrailles des oiseaux plutôt que dans des bases de données.

Le raccourci de Kalinda me fait rire. – Je croyais que tu étais pour le pouvoir du peuple ? lui opposé-je quand même.

– Bien sûr que oui, mais peuple ou sauveur suprême, on avance en aveugle, en titubant ; alors autant que chacun tâtonne et titube à sa manière, plutôt que de se laisse guider par des aveugles. Au moins nous ne trébucherons pas tous en même temps.

Je songe à combien notre époque est attentive à ce que ses valeurs et à ses institutions doivent à ses révolutions sociales et à une nouvelle science. Elle est bien plus oublieuse de ce qu’elles doivent à ces grandes compagnies qui se sont disputées pour contrôler le monde, avec leurs flottes et leurs armées privées, et qui ont bien souvent tenus leurs propres pouvoirs nationaux à leurs bottes.

La mer se soulève et s’abaisse très lentement, semblable à la calme respiration d’une immense créature. « Dans un tout autre ordre d’idée », ai-je encore demandé à Kalinda, « pourquoi as-tu dit que toujours un souffle vient nous guider du moment que nous nous y abandonnons ? »

« Parce qu’il s’agit d’adopter une posture dans laquelle nous tenons moins à la vie, que la vie elle-même se met à tenir à nous. »

Les oiseaux de mer

Je n’ai pas parlé d’un élément auquel les navigateurs peuvent se fier pour trouver leur route : les oiseaux de mer. Il n’est pas nécessaire que vous les cherchiez du regard dans le ciel immense ; ce sont eux qui vous trouvent. Les oiseaux se jettent sur le premier esquif qu’ils aperçoivent à l’horizon.

Ils tournoient autour du navire, se posent sur le pont ou sur le château. Dans les toilettes de la Nagarath-Mêh, juste sous le conduit d’aération, vous les entendez comme si vous en aviez de posés sur votre épaule.

Ils vous trouvent bien avant que n’apparaisse l’île où ils gîtent, et vous n’avez plus qu’à vous laisser guider jusque chez eux. Bien sûr, les voir tournoyer dans votre sillage ne vous révèle pas d’où ils sont arrivés si vous ne les avez pas vus venir. Kalinda m’a appris qu’il suffisait de se laisser prendre dans leur manège, bercer par leurs cris et leurs mouvements, et faire corps avec eux. C’est à ce moment-là que nous jetons nos déchets à la mer, et parfois avec des poissons encore intacts qui se sont laissés prendre à nos lignes flottantes.

Je n’ai pas vu Makassar

Je suis déçu, je n’ai pas vu Gowa, je n’ai pas vu Makassar. Ces noms ont pourtant toujours éveillé en moi tant de rêves. Nous avons accosté loin de tout, et Kalinda est tombée malade. Rien de grave heureusement, mais de quoi la clouer trois jours dans sa couchette. Prendre froid sous l’équateur reste à mes yeux un tour de force. Elle s’est tenue en plein vent après que nous avons été trempés par un grain en approchant de Sulawesi. Nous n’avons plus vingt ans elle et moi, et nous excellons si bien à nous le faire oublier.

Je n’avais pas le cœur d’aller faire du tourisme seul en la laissant au lit. Et puis il n’est pas prudent d’abandonner un navire sans quelqu’un à bord capable de faire face à toute situation. Je n’avais pas non plus envie d’appeler un taxi, seule solution pour quitter ce bout de ponton au bout d’un quai, perdu si loin au bout du port, puis errer dans une ville inconnue. J’ai préféré veiller sur elle, lui préparer de bons potages, lui faire chauffer des infusions. Kalinda a toujours le nécessaire à bord pour se soigner correctement.

Le médecin du port que j’ai immédiatement appelé lui avait prescrit des antibiotiques dont elle n’a pas voulu. Trois jours pour qu’ils agissent, avec tous leurs effets secondaires, il y a assurément de meilleures façons de se soigner, et tout aussi rapides. Et puis le nom, le nom seulement : antibiotique.

Je la sens si heureuse de me savoir près d’elle quand elle se réveille, je la sens si vulnérable quand je la vois endormie, et je la sens si précieuse pour moi. Elle attend de moi que je sois protecteur, et elle me le fait devenir, ce qui est un sentiment qui ne manque jamais pourtant de m’inquiéter quand je le ressens. Et protecteur de quoi, quand on y songe, d’une poignée de microbes déjà en déroute ?

Kalinda m’impressionne toujours autant, comme si je voyais à travers elle la déesse-même des eaux profondes, mais je n’en deviens pas moins protecteur, d’elle comme des eaux profondes, ce qui n’est pas sans me donner un certain vertige.

L’Orient Rouge

On ne parle jamais de la colonisation de l’Asie. L’affaire ne dut pourtant pas être aussi facile que pour l’Amérique dont les peuples vivaient encore à l’âge de pierre. Quoique, si l’on y réfléchit, on peut se demander comment des poignées de conquistadors ont pu s’emparer d’un continent régi par ce qui ressemblait déjà par endroits à des empires, même demeurés à la pierre polie.

L’Asie, quand les Portugais s’y frottèrent, n’avait pas ce retard. On y connaissait la poudre, la métallurgie et la navigation, et mieux que les Européens. Les armes et les marines y étaient supérieures. On y possédait des littératures subtiles et des spiritualités profondes. Je serais donc tenté d’imaginer que ces peuples s’étaient déjà laissés déposséder de leurs biens et de leur liberté, qu’ils étaient déjà dominés par des castes sans scrupules craignant davantage ceux qu’ils administraient que des aventuriers étrangers. Il est probable que ces castes utilisèrent ces derniers, qui ne manquaient certes pas d’audace et de combativité, pour asseoir leur domination et régler leurs rivalités, en échange de quelques comptoirs. Elles finirent par en devenir les jouets.

Ces étrangers eux-mêmes ne se faisaient pas de quartiers les uns envers les autres, Portugais contre Hollandais, Français contre Britanniques. Les grands vainqueurs furent naturellement les actionnaires des grandes compagnies, restés prudemment en Europe, et qui surent se servir de la puissance qu’ils accumulaient pour dominer leurs propres peuples, jusqu’à la Guerre Civile Mondiale de 14-45.

« Toi qui es d’ici, en sais-tu plus que moi, Kalinda ? »

« C’est une histoire bien oubliée sur laquelle personne ne rêve ici », me répond-elle. Kalinda va mieux depuis notre départ, mais je continue à m’occuper presque seul de la conduite et de l’entretien du navire. « Dans mes jeunes années, j’ai été plus sensible au rêve d’Orient Rouge de Mao-Tsé-Toung », ajoute-t-elle.

J’observe qu’elle parle au passé. J’imagine qu’elle n’a pourtant pas dû beaucoup changer, et qu’elle pense plutôt à ces millions de communistes massacrés au siècle dernier par les impérialistes. Il est dur d’imaginer ce qu’aurait été le monde aujourd’hui si l’Asie tout entière avait suivi la voie chinoise. Tout n’aurait peut-être pas été si différent au fond. La naissance de la Chine moderne ne se fit pas sans douleurs, et les Pays de l’Asie Pacifique et de l’Océan Indien auraient quand même vécu des jours difficiles. La Chine exerce plus que jamais son tropisme. Elle tend à se faire la force motrice de l’Asie. Elle n’a non plus jamais renoncé à reporter sine die la réalisation du socialisme. On se demande à quoi ont servi ces crimes anti-communistes.

– Crois-tu, Kalinda, que le procès des Khmers Rouges les fera oublier ?

– Probablement pas.

Il se pourrait aussi que tout ait été différent. L’humanité déploie souvent plus d’énergie et d’ingéniosité à briser ses rêves qu’à les réaliser.




Cahier trente-sept

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_16/




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