Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

Le séminaire de propépoétique - Kalantan et la langue - Vu d’ici - Choses vues et entendues -

Table des matières





Cahier trente-sept - Le séminaire de propoétique

Les chameaux

L’imagination associe les chameaux à l’Afrique du Nord et à la Péninsule Arabique, or on n’en trouve pas dans ces pays-là, on y trouve des dromadaires. Les chameaux sont spécifiques à l’Asie, et ils ont deux bosses. Aujourd’hui, on n’en trouve plus guère qu’en Asie Centrale, dans les républiques turkmènes, à l’ouest de la Chine et en Mongolie. Certes, ce territoire est vaste, mais bien peu peuplé, et ça ne fait pas beaucoup de chameaux, même si certains y demeurent à l’état sauvage, voire semi-sauvage.

Il est à noter qu’on trouve beaucoup de chameaux dans les arts et l’architecture Chinoise de la dynastie Han. Il y eut des époques où ces animaux étaient plus présents dans toute l’Asie. Ce sont des bêtes remarquables qui s’adaptent à tous les climats et à tous les reliefs, ne craignant ni le froid, ni les pires chaleurs, circulant dans les dunes comme sur les pistes de montagne grâce à leurs deux doigts épais qui leur évitent de s’enfoncer dans le sable, et qui répartissent suffisamment le poids du corps pour ne pas se blesser la plante des pattes sur les cailloux coupants.

Les chameaux supportent les pires sécheresses mais craignent l’humidité, aussi ne les rencontre-t-on pas en Asie du Sud-Est. Ce sont de moyens coureurs et d’infatigables marcheurs capables de porter des charges considérables.

Je m’intéresse aux chameaux pour de tout autres raisons. Je m’intéresse à leurs mouvements, à leur rythme, et tout particulièrement à celui qu’ils ont donné à la musique et au vers oriental. J’ai déjà évoqué dans mon journal l’importance du pas humain, et celui des chevaux, de leur trot et de leur galop. J’ai aussi parlé des effets divers du moteur à explosion. Je n’avais pas immédiatement pensé aux chameaux. Il y eut un temps où le chameau s’était largement répandu dans l’Asie, et plus largement encore, le rythme qu’il avait donné à la musique, à la danse et à la poésie.

La propoétique

Gardo Sandoc m’a sollicité, sur la recommandation de Cintia et de Djanzo pour intervenir dans un séminaire à Catalga, un séminaire de propoétique. La propoétique est une discipline toute nouvelle qui étudie les soubassements du langage. On aurait pu l’appeler infrapoétique, si le terme n’avait immédiatement paru dépréciatif pour ce qui charpente la parole : le souffle, le mouvement, le son, etc.

On perçoit une relation complexe entre la pensée et l’énonciation. Un célèbre adage affirme que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Son apparente limpidité laisse toutefois pointer la question : comment conçoit-on avant d’énoncer ? On songe alors à inverser la proposition : ce qui s’énonce clairement se conçoit bien. Nous voilà bien avancés.

« Concevoir » doit ici être entendu dans son acception la plus large ; concevoir, mais aussi éprouver, percevoir, ressentir, intuitionner, imaginer… Nous faisons tous l’expérience que nous sommes capables de concevoir clairement, intensément, nettement, sans rien énoncer du tout. Bien souvent aussi nous sommes portés à retourner chercher appui sur ces conceptions ou ces perceptions informulées pour y affûter nos énoncés. Mais sur quoi de pondérable trouvons-nous alors appui ? Nous faisons aussi l’expérience contraire : celle où des mots bien balancés nous font percevoir ce qui nous serait demeuré aveugle sans eux.

C’est donc à partir d’une telle aporie que la propoétique va chercher des réponses dans des couches plus profondes. Qu’on ne se méprenne pas cependant, la propoétique ne va pas se perdre dans le confus des sentiments, des émotions et du vécu. Non, il y a du solide et du rigoureux dans les soubassements du langage, à commencer par la musique.

Dans le train

La musique peut être notée, et même comptée et mesurée de façon extrêmement précise. En matière d’écriture musicale, je ne me situe pas très au-delà de l’illettrisme ; c’est-à-dire que je suis capable de lire une partition mais pas au point d’entendre la musique. Pour ce qui est de l’écriture musicale traditionnelle chinoise, je n’y comprends rien. J’ai pu acquérir quelques notions sur sa modélisation mathématique, extrêmement complexe, et qui n’a cessé de se complexifier et de se perfectionner jusqu’au seuil du dix-septième siècle. Il est malheureusement difficile de se documenter sur ces questions, car elles se situent à la croisée de plusieurs disciplines. Les meilleurs musiciens asiatiques n’utilisent d’ailleurs plus, ni le système traditionnel de notation, ni le complexe outil mathématique sur lequel il reposait.

Je suis plus ignorant encore du système persan. Apparemment, il n’y en a pas, du moins digne de ce nom. J’ai peine à le croire. J’imagine que lorsqu’on répète les mêmes musiques pendant des siècles, on puisse apprendre à les exécuter à l’oreille, mais j’ai plus de doutes pour ce qui est de les composer une première fois. Nous sommes là encore devant la question de la mémoire vive, de la mémoire de travail, du tableau du mathématicien, de la RAM (Random Access Memory). J’ai peine à le croire également dans la mesure où cette vieille tradition que l’on prête aux Grecs d’un enseignement fondé sur la mathématique et la musique, accessoirement sur la gymnastique, fut héritée des Perses.

Après tout, c’est bien possible quand même. Quoi qu’il en soit, si l’on peut composer et jouer à l’oreille, il est toujours loisible de noter après coup, de compter, de mesurer, d’analyser, et cela avec des outils toujours plus fins, notamment grâce aux plus récents moyens de l’électronique et du numérique. On s’aperçoit alors sans peine que ces compositions en apparence spontanées, et peut-être pas seulement en apparence, reposent sur des structures mathématiques extrêmement riches et complexes.

Je monte participer au séminaire à Catalga un après-midi tous les quinze jours. J’y vais en train le matin, je mange avec Gardo Sandoc, et nous intervenons l’après-midi pendant environ trois heures, prolongeables le soir et le lendemain. Je reste la nuit chez lui, et je redescends l’après-midi.

Je saisis ces notes au clavier de mon portable à l’aller. Le compartiment est terriblement secoué, et il est plus commode de taper sur des touches que d’écrire à la plume. Le train cahote et n’avance pas vite, il est d’autant plus lent que le terrain est trempé par les pluies. Qu’importe, j’ai toujours aimé travailler en train, et songer en regardant défiler les paysages.

L’aube trempée

Derrière les vitres du compartiment, le sol est détrempé et la végétation ruisselle. Il ne pleut plus. Monts flottant au-dessus du sol, des brumes blanches s’accrochent aux montagnes et les effacent. L’eau, dit-on, n’a ni saveur ni odeur, mais elle les exalte toutes. Tout ce que l’eau imbibe libère ses senteurs, même ce dont on croirait en être dépourvu : cailloux, objets métalliques, bois morts.

Derrière les vitres du compartiment, les nuages effacent le paysage, le déchirent doucement comme de vielles affiches à moitié arrachées. Ils le déchirent avec une telle douceur que les cahots du train deviennent un bercement.

L’eau assombrit les substances qu’elle détrempe. Les troncs deviennent noirs, tachés d’à-plats de lumière. Le monde s’est revêtu d’une grise moiteur. Peut-être également à cause de mon sommeil écourté, je bande fortement, sans que rien d’érotique pourtant ne hante mon esprit.

Il faudra que j’interroge le vers indien sur le bercement des trains et le miroitement des matins humides.

Critique de la critique

Il est toujours embarrassant de critiquer quoi que ce soit. Vous avez deux possibilités : soit vous vous placez vous-même au-delà de votre critique. Vous adoptez un point de vue extérieur, neutre, plongeant, sur votre sujet, le point de vue du savant, du chercheur, voire… de Dieu ; soit vous vous mettez au péril de votre propre critique.

Personnellement, même si j’ambitionne la rigueur du chercheur, je ne tiens pas à me mettre hors de portée de ma critique. Si ma critique vaut, elle vaut bien aussi pour moi.

C’est embarrassant. À supposer que vous évitiez alors de tomber dans des épisodes d’autocritique de peu d’intérêt, vous risquez fort de paraître vous donner en modèle.

Quand je critique, par exemple, l’usage qui est fait aujourd’hui de l’internet et du numérique, je ne peux manquer d’éveiller la question : Et moi donc ? Quel usage j’en fais ? Quel rôle ai-je joué dans la domination de ces usages ?… Ces questions ne sont d’ailleurs pas dépourvues de toute pertinence, dans la mesure où mes critiques appellent implicitement des réponses et des solutions. Une critique qui serait purement objective serait simplement stérile.

Il est difficile d’éviter la critique stérile sans tomber dans la posture d’un donneur de leçons. Je n’aurais pourtant que bien peu de leçons à donner. Je tâtonne comme les autres. J’inviterais plutôt à échanger sur nos tâtonnements divers et inégaux.

Quand je critique, par exemple, la stupidité des usages en ligne et la mauvaise conception des outils qui servent à s’y adonner, je ne donne pas de leçons, car je ne doute pas que ceux qui s’y livrent sont aussi bien renseignés que moi sur leur bêtise et leurs limites. Si je refuse certains usages et certains outils, je n’ignore pas non plus que ce ne sont pas des réponses suffisantes, du moins des réponses pleinement satisfaisantes. Nous faisons tous des compromis, et jusqu’à un certain point, et nous n’en perdons pas moins le contrôle, tous autant que nous sommes.

La musique et le vivant

Nous avons visionné un bon nombre de vidéos de danse orientale.

La musique, nous avons tort de l’associer si unilatéralement au son. La musique est moins du son que du mouvement. Elle pourrait aussi bien être silencieuse. Elle pourrait même être figée dans une image ou une architecture, du moment que celles-ci évoqueraient un mouvement.

La musique s’inscrit dans le temps, contrairement, par exemple, à la logique. Si j’énonce une expression logique, je l’énonce évidemment dans un temps, mais son contenu est intemporel.

Une expression musicale n’est que temporelle ; elle n’est que mouvement. Force est de reconnaître que la parole, l’énoncé dans une langue naturelle, est à la croisée de ces deux formes d’expression.

La musique est du mouvement qui n’est ni déterminé, ni porteur de signification. Quand un son est mécaniquement déterminé, on le dit du bruit : bruit d’un moteur, bruit des vagues, bruits de la circulation. Quand du bruit se fait musique, il devient le signe assuré du vivant.

Cependant, encore une fois, il est difficile de distinguer aisément le vivant de l’inerte. Nous les distinguons empiriquement, et par là subjectivement. Nous parlons de la musique des vagues, ou encore de la musique d’un moteur bien réglé.

Quand nous disons ainsi, ne faisons-nous pas déjà une image poétique, prêtant aux vagues ou au moteur, les vertus du vivant ? Et aussi bien quand nous nous plaignons du bruit que fait notre voisin musicien ?

Distinguer le vivant de l’inerte n’est pas toujours commode. Le crépitement d’un feu de bois est-il un bruit, ou une musique ? – car nous avons fait un feu le soir chez Gardo Sandoc. La température fraîchit à la tombée du jour en altitude.

La combustion est-elle un processus chimiquement déterminé, ou bien la flamme est-elle déjà une forme de vie, qui respire et dévore ? C’est bien plutôt cette dernière impression qu’on ressent en la contemplant.

Quoi qu’il en soit, nous entendons une musique dès que nous ne reconnaissons plus dans des sons de simples mouvements mécaniques déterminés causalement, que nous y découvrons le signe perceptible du vivant. La musique n’est que simple manifestation du vivant, qui ne dit encore rien, ne signifie rien, n’a nulle valeur sémantique. Sans elle, sans cette signature de la vie, aucune signification cependant ne pourrait apparaître. Quelle signification pourrait bien naître sans une forme de vie pour l’interpréter ?

Et je ne veux pas seulement dire alors que cette forme de vie interpréterait pour elle-même cette signification, mais plus essentiellement qu’elle se donne comme l’indice qui permet de l’interpréter. C’est pourquoi la manière empirique dont nous percevons le vivant, cette manière subjective, n’est ni une limite ni une faiblesse, puisqu’elle est encore la griffe du vivant.

Oiseaux de mer

Derrière les vitres du compartiment, je guette sous des nuages roses qui se découpent sur le ciel d’un bleu irréellement lumineux, les premiers oiseaux de mer qui signaleront l’approche de Citagol. Les oiseaux de mer ne s’enfoncent pas profondément dans les terres ici. On peut penser que les montagnes se dressent très vite pour leur barrer la route, mais la principale raison est sans doute que les eaux sont demeurées poissonneuses au-dessus des grandes fosses de l’est.






Cahier trente-huit - Kalantan et la langue

Le bruit sourd du marteau en bois

Il n’y a jamais eu de clous dans les navires citangolais. Il n’y en a jamais eu non plus dans les boutres arabes, pas plus que dans toutes les jonques et les sampans de l’Extrême-Orient. Les parties ont toujours été fixées pas des chevilles, ou encore liées par des fibres végétales.

Les clous sont bien pratiques cependant. Il suffit d’ajuster une planche et de les planter sans plus d’effort, sans devoir tailler une cheville et en creuser l’emplacement, mais on n’en trouve aucun sur le Târâgâlâ.

Ici l’on ne fixe pas seulement les pièces à l’aide de chevilles ou de cordages. On utilise aussi des entailles : on découpe aux extrémités des pièces que l’on veut fixer ensemble, des entailles qui s’emboîtent solidement. C’est essentiel avec le bambou qui, creux, ne se prête pas aisément à la pénétration des chevilles.

Aussi entend-on souvent à Kalantan le bruit sourd du marteau en bois.

Les potagers de Kalantan

De chez Kalinda à la mer, la pente est rompue par de nombreux espaliers. On ne les distingue pas de la route, car ils sont noyés dans une épaisse verdure. Les murets doivent souvent être remontés, les fortes pluies les emportent ou les éventrent de loin en loin. Les dégâts ne sont cependant jamais considérables au point d’occuper plus d’une matinée ou deux par saison : juste le nécessaire pour ne pas perdre la main. C’est tout un art de monter solidement un muret de pierres sèches.

Les potagers du voisinage s’étendent sous les ramures d’arbres fruitiers, qu’il est nécessaire de temps en temps de débarrasser des lianes et des plantes grimpantes qui finiraient sinon par les étouffer. À part cela, ces jardins demandent peu d’entretien. Ils s’arrosent quasiment seuls par un réseau de canalisations de bambou qui les parcourt, et qu’on doit bien entretenir lui aussi bien sûr.

De tels jardins font un bon prétexte à échanger des coups de mains entre voisins. Les problèmes auxquels on peut remédier rapidement en retroussant à peine ses manches, font rarement des sujets de querelles. Ils créent même des relations cordiales entre des gens qui ne se seraient probablement pas appréciés sans autre raison.

D’une remarque d’Aristote

Aristote enseignait qu’il existait des animaux sociaux et d’autres qui ne l’étaient pas, et il soutenait que l’homme tenait des deux. C’était une remarque très juste et très profonde qu’il n’a pourtant jamais étayée davantage, bien qu’elle ne soit ni très évidente ni très claire. On imagine qu’elle devait être limpide pour lui, et pour ses élèves aussi, car ce qu’il nous reste de ses ouvrages est constitué de la compilation des notes que ceux-ci prenaient lorsqu’il donnait ses cours en marchant.

Cette double nature de l’homme, à la fois animal social et pas social, on peut dire que les traditions abrahamiques l’ont mise en scène superbement et tragiquement. Curieusement, ce ne sont pas les institutions ni les écoles issues de ces traditions qui semblent le mieux renseignées sur ces questions. Les héritiers déclarés d’Abraham paraissent au contraire considérer leurs enseignements et leurs cultes comme des liants sociaux.

Ziad m’écoute attentivement, davantage que Djanzo qui se sent moins concerné. C’est finalement Kalinda qui réagit la première.

« C’est une remarque importante qu’Aristote avait faite là, et que tu relèves à ton tour, mais il me semble que ce que tu dis des traditions monothéistes ne concerne pas moins les autres. »

« Je crois, reprend Ziad, que notre ami songe moins aux religions à travers son commentaire, qu’à l’économie politiques, et notamment aux doctrines qui s’énoncent bruyamment ces temps-ci. Ne nous a-t-il pas dit que c’était dans ses Politiques qu’Aristote faisait cette remarque. Les doctrines politiques de notre temps sont sujettes à une remarquable cécité pour la part non sociale de l’homme. Cette part est pourtant la plus riche et la plus fertile, et celle qu’il est au fond le plus bénéfique de partager. »

La conquête de l’inhumain

« Pourrais-tu être moins sibyllin qu’Aristote ? » lui demande Kalinda.

« On pourrait penser que ce qu’il existe de meilleur dans la part sociale de l’homme, ce qu’on peut appeler la culture, la civilisation, la vie intellectuelle et spirituelle, la littérature, les arts et les sciences, tiendrait d’abord à une sorte de miracle de la mise en partage d’une part la plus sauvage de chacun. »

Cette réponse me fait penser à mes conversations avec Djanzo cet été sur les hauts plateaux, notamment sur le thème des buissons taillés. Peut-être y songe-t-il aussi quand il intervient à son tour.

« Oui, c’est ce qu’on pourrait dire du langage notamment. On pourrait croire à première vue qu’il sert à communiquer, mais en observant mieux son fonctionnement réel, il nous servirait plutôt à affûter et à fixer nos propres pensées les plus intimes et les plus personnelles. Pour y parvenir, nous avons besoin de paroles, nous avons besoin de parler, d’échanger des paroles et de forger ensemble une langue. C’est donc plutôt l’inverse. Nous communiquons pour entretenir et parfaire notre sens de la parole, et par la parole nous cherchons surtout à conquérir l’inhumain. »

« Oui, l’inhumain », répond-il à Kalinda, « le monde, la nature, appelle-le comme tu voudras. Si nous voyons clairement en nous quand nous parlons comme nous sommes en train de le faire en ce moment, nous sommes moins soucieux de nous comprendre les uns les autres, que chacun d’entre nous ne l’est d’éclaircir son entendement. Si les autres me comprennent, tant mieux ; s’ils ne me comprennent pas, j’en serai un peu peiné, mais pas autant que si j’avais échoué à cerner ma propre pensée. La compréhension de mes interlocuteurs est au mieux une validation. Elle me prouve que mes énoncés sont valides, mais l’incompréhension ne prouverait pas le contraire. »

« Ceci me semble bien solipsiste », relève Kalinda.

« Pas à moi », la contredis-je. « C’est quand j’entends quelqu’un ainsi, que je le comprenne ou non, que je fais la meilleure expérience de l’altérité. D’ailleurs, nous comprenons bien rarement nos propres énoncés, et à plus forte raison ceux de nos interlocuteurs, sans une certaine rumination. »

Les oiseaux chantent la fin de la pluie, et des nuées d’insectes nous accompagnent. Nous descendons la route qui conduit de la maison de Kalinda jusqu’au bord de mer, bavardant en marchant comme des péripatéticiens.

L’étroite route, dont la terre battue est encore humide, serpente parmi les jardins, bordée de barrières de bambous.

Un merveilleux kôan

« J’ai appris que la terre était ronde comme un ballon d’enfant. » Ce sont, telles que je m’en souviens, les paroles d’une vieille chanson de Dario Moreno. Elles m’ont frappé dès que je les ai entendues, je veux dire vraiment entendues. Je ne leur avais pas prêté attention au début, j’étais petit. Je ne les ai entendues que plus tard, nettement plus tard, et j’en ai été saisi.

Je ne sais pas qui a écrit cette chanson, mais il est très fort. Il est très fort, mais j’imagine qu’il n’a pas dû travailler beaucoup ; les paroles ont dû lui sauter au cou avant même qu’il ne les comprenne lui aussi.

Tout est dans le contraste entre une connaissance qui renvoie, par exemple, au système galiléen et à la fertile mais complexe mécanique qu’il soutient, et à l’évidente simplicité de la balle d’enfant ; contraste immédiatement dépassé par sa seule intuition. N’est-ce pas un merveilleux kôan ?

C’est en effet un merveilleux kôan, a approuvé Cintia venue passer quelques jours à Citagol.

Le monde approximatif

Le monde physique paraît obéir à des lois extrêmement rigoureuses et précises, mais ce n’est pas exactement le cas. Ou plutôt, il y a tellement de lois en action dans le moindre événement, qu’aucune ne le régie sans partage. Le monde en devient alors étrangement approximatif.

Prenons, par exemple, la loi de la chute des corps. Selon elle, la chute est déterminée par la gravité. Dans ce cas, une plume devrait tomber de la même façon et à la même vitesse qu’une boule de pétanque. C’est bien ce qu’elle ferait si n’intervenait pas la résistance de l’air. Pour autant, le système ptoléméen rendait mieux compte des faits, en plaçant cette force dans un impetus, propriété de l’objet chutant, mais il se rendait alors aveugle à la force de gravitation, bien réelle elle aussi, et parfaitement observable avec un peu plus d’imagination et d’ingéniosité.

L’eau bout à cent degrés, dit-on aussi. C’est à voir, elle ne bout pas à cent degrés sur tous les points de la planète. Les variations de la densité font varier son point d’ébullition.

Ce n’est pas la complexité des lois de la physique prises une à une qui nous pose problème, car elles ne sont pas en réalité si complexes ; c’est la complexité de leurs interactions. Nos constructions technologiques exigent la plus grande précision, et nous devons la forcer, à travers la construction de nos dispositifs et de nos machines, contre toutes les interactions de ces lois. Alors on en vient à se poser une question : l’exactitude de ces lois est-elle une donnée fondamentale de l’univers, ou bien le produit d’un tel effort ?

Kalinda pose parfois des questions d’une étonnante profondeur, surtout sur ce sujet qui semble lui tenir à cœur depuis longtemps.

Tagalbi Yadong

Qu’est-ce qui peut bien faire que la revue de Gardo Sandoc, Tagalbi Yadong, ne se résume pas à un ramassis de textes épars ? Il existe bien d’autres revues qui publient tout ensemble des textes divers, sans liens toujours bien évidents entre eux. Pourquoi est-ce que je n’y ressens pas souvent l’impression semblable d’un enrichissement réciproque par la diversité des formes, des styles et même des langues ?

Gardo Sandoc publie pourtant aussi dans la revue qu’il dirige des textes sans grand intérêt évident, voire médiocres. Serait-ce leur assemblage, leur ordre thématique, qui en affinerait la lecture ? Non, ils ne me paraissent obéir à aucune thématique ni aucun agencement particulier. Pourtant ils s’enchaînent bien.

J’aime lire une revue du début à la fin, peut-être en sautant des textes, en en sautant beaucoup éventuellement, surtout dans celle-ci où tant sont dans des langues que j’ignore, mais en suivant quand même l’ordre de leur succession.

Peut-être n’est-ce que ma lecture qui fait la différence. Peut-être est-ce seulement moi qui perçois la revue ainsi ; et je la percevrais autrement si elle m’était arrivée entre les mains d’une autre façon. Un texte, au fond, est comme une partition, qui peut donner des musiques bien différentes selon qui l’interprète. Lire un texte, c’est l’interpréter, l’interpréter dans une acception toute musicale.

Peut-être est-ce aussi les textes de présentation qui produisent cet effet, et encore le subtil mélange de quelques articles critiques, de quelques courts essais qui se faufilent parmi les écrits de création, et dont souvent la distinction s’estompe quelque peu. Oui, il y a à l’évidence une façon de revivifier un regard en passant d’un texte à l’autre, une façon d’en parfaire l’éclairage à travers leur succession, mais qui paraît pourtant entièrement improvisée, et qui l’est probablement.

Présentation du numéro

La notion de sciences humaine est ambiguë, et pour tout dire suspecte. On perçoit mal ce que des mots ou des règles de syntaxe auraient d’humain qu’une pince ou un marteau n’auraient pas. Force est de reconnaître que le monde moderne a pris la peine d’accorder une importance démesurée à d’infime détails pour ce qui se travaille avec des pinces et des marteaux, mais qu’il n’en a jamais jugé digne les actes de langage.

La modernité l’a peut-être fait cependant, en un sens, pour ce qui concerne les langages mathématiques : des langages très formels et symboliques. Elle s’est moins préoccupé de la langue, celle qui se parle, si ce n’est à de rares exceptions, et qui, parce qu’elles étaient des exceptions, n’ont rien donné encore de bien fertile. Aussi nous ne savons pas où nous auraient conduits de tels efforts s’ils avaient été soutenus.

Il serait pourtant bien difficile de dire quoi que ce soit de ces langages mathématiques, de les expliquer et d’en tirer la moindre conclusion, sans utiliser la parole ; et surtout sans utiliser une parole qui soit bien proche alors des exigences littéraires et poétiques.

Voilà ce qu’écrivait Gardo Sandoc dans la présentation de sa dernière livraison de Tagalbi Yadong.






Cahier trente-neuf - Vu d’ici

Le monde tangible

L’ordre présent du monde civilisé est entré dans une phase accélérée de rupture avec le réel. La place qu’y tient l’argent en est déjà le plus visible symptôme. De mesure de la valeur marchande, il est passé à celle de toute chose, puis il s’est enfin mis à tenir lieu de réalité ultime, dont les choses elles-mêmes ne seraient plus que les supports, ou encore les symboles, conçues et manufacturées pour le devenir.

Mais cet exemple est peut-être trop gros, trop grossier et trop abstrait à la fois, pour saisir de quoi il est question. On le percevrait mieux peut-être dans des détails plus insignifiants de prime abord. L’heure, par exemple : il est compréhensible que tous les horaires d’un territoire soient ramenés à celui du fuseau horaire, plutôt que de devoir se conformer à ceux, absolument locaux, que donnaient les cadrans solaires. Il serait sinon bien difficile de prendre un train ou seulement de capter les programmes des radios.

Une demi-heure d’écart pour se synchroniser à l’échelle d’une nation, ce n’est pas grand-chose, et même si l’on étend un peu les limites des fuseaux pour respecter l’unité territoriale. Pour autant, on ne devrait quand même pas exagérer. En France, les Basques et les Bretons parviennent à avoir en été, un décalage de deux heures-et-demie sur l’heure réelle, sur l’heure que donneraient les cadrans solaires. L’Espagne est réglée sur l’heure allemande. C’est bien faire fi du monde tangible. Midi, c’est quand le soleil est à son zénith. Six heures c’est l’heure moyenne de son lever, et dix-huit heures, de son coucher. On n’y changera rien, le monde réel existe.

En France toujours, on a coutume de planter du blé dans des soucoupes à l’approche de Noël. Il est dit qu’on doit le planter le quatre décembre. Pourquoi le quatre ? Qui en a décidé ? En principe, on devrait le planter le jour de l’année où le soleil se couche le plus tôt, et ce serait alors plutôt autour du dix. C’est ainsi : le soleil se couche le plus tôt à ce moment-là, puis, très lentement, il se met à passer sous l’horizon toujours plus tard, pendant qu’au matin, il continue à se lever toujours moins tôt pendant encore une vingtaine de jours. C’est très facile à vérifier.

De tels rites se sont fixés sur ces moments du monde physique. Quel sens y a-t-il alors à les poursuivre à contre-temps. Certes les Chrétiens ont voulu les associer à la naissance de Jésus, ou les Romains aux mystères de Saturne, ou encore les Perses à la lutte entre Ahura Mazdâ et Ahriman. Soit : justement, ils les associaient. Que reste-t-il alors si l’on abandonne un côté, et finalement les deux ?

J’ai pris ces seuls exemples, à première vue sans rapport entre eux, mais si l’on se met à en chercher, on en trouve partout : partout un décalage complet avec le monde concret. Qu’on ne cherche pas plus loin les raisons de l’incapacité à résoudre la moindre crise, ou simplement le moindre problème.

Qu’on ne cherche pas plus loin non plus les raisons pour lesquelles les peuples sembleraient désirer des pouvoirs forts ces temps-ci. Ils ne rêvent pas vraiment, bien sûr, de pouvoirs autocratiques ; ils rêvent au contraire de pouvoirs qui seraient capables d’affronter la réalité, et de prendre des mesures concrètes et efficaces sur les choses du monde, ils rêvent plutôt ainsi à leur propre pouvoir. Naturellement, on en rêve tout en demeurant la plupart du temps quelque peu halluciné par cet état de rupture plus ou moins grave avec le monde tangible.

Il n’y a pas une civilisation occidentale

Il n’y a pas une civilisation occidentale. Il y en a au moins trois, trois successives.

Il y eut d’abord la civilisation gréco-latine. Elle a façonné l’occident, mais elle n’a jamais été cantonnée seulement dans l’Europe occidentale. Elle était tout autant moyen-orientale et africaine. Si elle a plus marqué l’Europe de son empreinte, c’est parce qu’elle a trouvé là un monde sauvage, et surtout sans-doute, parce qu’elle l’a envahi sauvagement. Ce n’était pas le cas au Moyen-Orient et en Afrique, où les Grecs et les Romains ont trouvé des civilisations plus riches qu’eux d’une longue histoire.

Il y eut ensuite l’Occident Chrétien. Même si cette civilisation occidentale chrétienne a surgi comme un prolongement de l’Empire romain, au point qu’on ne saurait dater bien précisément le début de l’une et la fin de l’autre, nul ne saurait les confondre. Même un complet étranger sentirait intuitivement, malgré la langue latine qu’elles partageaient, qu’elles sont deux civilisations bien différentes.

Il y eut enfin l’Occident Moderne, qui prolongea lui aussi l’Occident Chrétien sans qu’on sache définir quand l’un aurait commencé et quand aurait fini l’autre. Cette modernité occidentale a dès le début cherché furieusement à se mondialiser, elle est née de la navigation hauturière, alors que l’Occident Chrétien ne songeait qu’à se fortifier derrière ses murs, ou à forcer le blocus que lui imposaient les Maures et les Turcs. Ces deux civilisations, quoique enchâssées elles aussi l’une dans l’autre, paraissent pourtant étrangères.

Nous avons trois civilisations successives profondément différentes : celles des aqueducs et des colisées ; celles des cathédrales et des hautes tours crénelées ; celles des fabriques et des chantiers. Elles demeurent présentes sur les mêmes lieux, par leurs constructions immenses, restaurées ou en ruines, qui se côtoient comme de grands squelettes. Et nul ne sait bien quelle attitude prendre en face de leur succession, y cherchant surtout une unité, et même le sens énigmatique d’une évolution.

Mes amis aussi aiment m’interroger sur le monde d’où je viens.

Remarques de mes amis

« Notez bien qu’on pourrait trouver des ruptures équivalentes dans la civilisation chinoise », relève Kalinda. « Pourtant nous la percevons la même, des Trois Augustes et des Cinq Empereurs jusqu’à la Chine Nouvelle. La Chine a muté profondément depuis l’antiquité, parfois radicalement. Elle a connu des insurrections et des destructions, elle a été envahie, occupée. Le dernier siècle en est un exemple. On n’y a jamais pour autant jugé nécessaire d’effacer les ébauches antérieures, sauf peut-être au cours de la première dynastie. Le règne de Qin Shihuangdi semble avoir fait fonction de vaccin définitif. La Chine est devenue ensuite une civilisation souple, quasi-fluide, et qui offre une excellente résistance aux chocs. Le dernier siècle en est aussi un exemple. Elle est aujourd’hui la plus ancienne civilisation qui soit encore debout, et elle a été, pendant le plus clair de son histoire, le premier foyer de culture au monde. »

« Ceci dit, une civilisation n’est pas essentiellement quelque-chose à quoi un homme appartiendrait et qu’il constituerait avec les autres », ajoute Djanzo. « Une civilisation est plutôt quelque-chose qui lui appartient et le constitue ; sa propriété en somme, qui l’aide à participer de l’humanité tout entière. »

« Tu me donnes parfois l’impression de déprécier la civilisation occidentale moderne quand tu forces le trait », me confie Ziad. « Personnellement, je ne trouve pas qu’elle serait une propriété mal choisie pour participer de l’humanité tout entière, si je reprends l’expression de notre ami Djanzo. Les occidentaux me donnent plus que quiconque l’impression d’en douter, et le plus souvent pas seulement, comme toi, pour forcer le trait. »

Les onces de Citangol

Parler de fonction induit toujours une touche de finalisme. On peut dire, par exemple, que l’agressivité des mâles dans certaines espèces, qui se combattent violemment pour accéder aux femelles, exerce une fonction de sélection. Oui, mais si les mâles s’agressent, ils doivent ressentir une agressivité envers leurs pairs, une jalousie, une pulsion dominatrice. J’exclue carrément qu’ils ressentent un souci de sélection pour leur espèce.

On ne devrait entendre par le mot de fonction rien de plus que l’idée que ça fonctionne. L’agressivité entre les mâles fonctionne comme un instrument de sélection. Mais une sélection de quoi ? Des capacités agressives ? Rien ne nous dit que cette sélection serait favorable à l’espèce, aiderait, par exemple, ces mâles agressifs à mieux se protéger des prédateurs.

Il est vrai que les pulsions solitaires de la plupart des félins, leur nature asociale, les empêchent de se regrouper sur des territoires dont ils épuiseraient les ressources en gibier. Dans ce cas, soit on dit que les félins conçoivent pourquoi ils se comportent ainsi, et se montrent alors plus avisés que les hommes eux-mêmes en ne détruisant pas leur ressource, soit l’on admet que ça fonctionne sans qu’aucun félin n’ait rien imaginé, comme ça aurait pu ne pas fonctionner, ou fonctionner autrement, sans nécessairement les détruire.

On trouve de gros félins sur l’île de Citangol, ce sont des cousins des panthères. Ils sont probablement venus à l’époque où les archipels actuels de l’Asie étaient encore reliés par des terres au continent. Comme la plupart des espèces qui habitent des îles, ils sont devenus plus petits que leurs ancêtres.

L’espèce est une proche parente de l’once, Panthera uncia, appelée encore panthère des neiges, tigre des neiges, Snow leopard ou irbis, descendue des massifs himalayens à l’époque glacière. À moins que ce ne soit l’inverse, que leurs ancêtres communs soient plus probablement montés vers les cimes lors du réchauffement, pendant que d’autres se seraient laissé bloquer sur des îles par la montée des eaux.

Les onces sont solitaires, mais elles communiquent entre elle, et sur de grandes distances. Les chercheurs l’affirment. Comment font-elles ? Elles ont un complexe jeu de cris qui résonne très loin dans les montages. Elles produisent des sons diversement modulés qui constituent un véritable vocabulaire. Elles laissent aussi des traces de griffures sur des troncs…, mais elles ne se voient jamais, sauf pour copuler, et ne demeurent alors pas longtemps en couple.

Cependant elles communiquent. Pour se dire quoi ? Prendre des nouvelles ? Échanger des pensées ? Ce qui est certain, c’est que les onces sont solitaires, mais qu’elles ne sont pas indifférentes entre elles.

Search for Terrestrial Intelligence

« L’existence de formes de vies extraterrestres intelligentes parmi les milliers de milliards de galaxies qui dansent dans l’Univers ne fait aucun doute. La rencontre avec l’une d’elles n’est qu’une question de temps. SETI (Search for Extraterrestrial Intelligence) les recherche depuis seulement un demi-siècle. Cependant, la question cruciale aujourd’hui est de savoir si nous aurons le temps d’établir le contact étant données les multiples menaces que l’humanité fait peser sur elle-même. Il semble donc urgent de lancer un programme complémentaire de SETI qui pourrait s’appeler STI (Search for Terrestrial Intelligence). » Voilà ce qu’écrivait, non sans une pointe de malice, Olivier Auber ces jours-ci dans le numéro 11 de la revue Cube.

L’article aborde un problème troublant : comment se fait-il que des hommes intelligents, voire très intelligents, interagissent ensemble à travers des réseaux de manière stupide et suicidaire ? Il analyse ensuite les différentes formes d’organisation en réseaux dans lesquels les hommes accomplissent et organisent leur activité, dont la plupart pourraient conduire plus ou moins brutalement vers une chute dans la stupidité, et il envisage des moyens d’y remédier. Il inaugure ainsi l’ébauche d’une étude scientifique de la connerie, et de ses rapports historiques et expérimentaux aux techniques et aux modélisations du savoir.

Le passage suivant a tout particulièrement retenu mon attention : « En particulier, il n’existe aucun modèle permettant de prédire la dynamique d’un réseau dans lequel tous les agents tentent de prédire les prédictions de tous les autres. Par exemple, personne ne dispose d’un Grand Modèle permettant de prévoir à coup sûr l’évolution des marchés financiers dans lequel tous les acteurs agissent à l’aide de leurs propres modèles prédictifs. »

Cette remarque m’a immédiatement rappelé ce que disait Kalinda à propos du caractère approximatif du monde réel. Elle disait que notre problème est moins la complexité des lois de la physique que celle de leurs interactions dans le moindre événement ; et que nos principaux exploits techniques consistent d’abord à isoler les éléments de nos dispositifs d’une telle profusion. Or le principe même des systèmes prédictifs fait qu’ils ont besoin que tous les agents agissent de façon prédictibles, ou bien n’agissent pas. Il suppose que dans leurs actions en réseaux les hommes se comportent comme les pièces d’un dispositif mécanique.

Un souci de prédictibilité des comportements humains conduira donc, d’une façon très prédictible, à employer tous les moyens pour que les membres qui interagissent en réseau, se comportent d’une façon elle aussi prédictible, ou bien soient empêchés d’agir. Et si tous les participants au réseau éprouvent le besoin d’une meilleure prédictibilité pour prendre des décisions, il est probable que chacun, à son niveau, se comportera de manière à ramener les possibilités d’analyse et d’actions des autres à des réactions prévisibles, ou à les réduire à l’impuissance.

Katankir ne chercherait probablement pas plus loin les raisons d’une diminution progressive du volume crânien de l’espèce.






Cahier quarante - Choses vues et entendues

Les perruches de Citangol

On trouve dans toutes les îles de Citangol une sorte de grosses perruches vertes, qui ne mesurent pas moins de quarante centimètres de la tête à la queue ; j’en ai déjà parlé. Elles émettent souvent, notamment quand elles volent en groupe, de curieux cris, difficilement descriptibles, qui ressemblent un peu au son aiguë d’un archet glissé vivement entre les cordes d’un erhu. Elles chantent aussi. Elles chantent et elles apprécient la musique des autres.

Souvent, lorsque Kalinda joue du kambo fenêtres ouvertes, ou lorsqu’elle place son instrument sur la terrasse, les grosses perruches lui répondent. Il suffit d’émettre quelques accords et une perruche renvoie les siens.

On pourrait ne jamais s’en apercevoir, car l’oiseau attend généralement le silence pour chanter à son tour. Même entre eux, ils évitent de s’interrompre avant de s’être entendus. Ils attendent généralement que tombe le silence, et même un peu plus quelquefois, semblant considérer le silence qui suit comme du chant encore.

L’événement n’a rien de très exceptionnel. Il n’est pas rare que des animaux répondent à la musique ou au chant des humains, mais Kalinda pousse plus loin l’expérience. En effet, les perruches n’imitent pas les sons qu’elles entendent, comme le feraient des perroquets, une espèce pourtant très proche ; elles improvisent entièrement à partir de ce qu’elles ont entendu, et Kalinda improvise à son tour sur leurs improvisations.

« Tu vois, m’explique-t-elle, c’est la preuve que leurs trilles n’ont pas de contenus sémantiques articulés par les règles d’un langage. Si ces perruches utilisaient une langue quand elles échangent avec moi, comme je l’ignorerais, il nous serait impossible de nous répondre ; or nous nous répondons. Nous nous répondons, et, d’une certaine façon, nous nous comprenons très bien. »

Kalinda note parfois quelques mesures que lui renvoient les oiseaux, et elle les intègre sans scrupule à ses propres compositions.

Par de-là le vrai et le faux

J’observe que Kalinda vit sincèrement sa « foi », dans ses divers aspects, rituels, spirituels, initiatiques… Je ne vois chez elle aucun arrangement, aucune hypocrisie, aucune dérobade…, et elle est pourtant, sans davantage de partage, une femme du monde contemporain, de la mondiale contemporanéité. Comment est-ce possible ?

Il est vrai que je suis moi-même un occidental capable de lire Montaigne, ou Locke dans le texte, et de me référer à ceux de Sénèque ou de Paul. Pour autant, même des philosophes dont je fais grand cas sont loin de me convaincre dans leurs dimensions, disons, spirituelles.

J’ai déjà dit ce que je pensais des pirouettes de Descartes, sur son Dieu et les mathématiques. Je ne suis pas davantage convaincu par Berkeley qui a besoin de Dieu pour justifier que la fenêtre de sa chambre continue à exister quand il en est sorti. Je comprends la question qu’ils tentaient, et se satisfaisaient même l’un et l’autre, de résoudre ainsi. Je comprends qu’il y ait du sens à la poser : Qu’est-ce qui me prouve que ce que je prends pour le monde ne soit pas une hallucination de mes sens ou un dérèglement de ma raison ? Je comprends même en quoi leurs réponses témoignent d’une expérience de l’esprit qui est la pierre de touche de leur système, ou plutôt devrais-je dire de leur méthode.

Pourtant, et c’est au fond curieux, si j’adopte pour une large part celle-ci, je ne partage pas leur expérience. Je m’appuie sur une tout autre. Comment est-ce possible ?

Comment peut-on adopter de telles doctrine en partie, sans les accepter entières ? Je n’en sais rien. Je peux toujours me dire qu’on arriverait peut-être ici aux limites au-delà desquelles la parole ne sait plus rendre compte d’une expérience. Au fond nous énoncerions peut-être différemment ce qui pourrait bien être identique, comme il arrive aussi que ce soit l’inverse.

Il ne me semble pourtant pas que Kalinda rencontre de telles limites entre ses traditions et ses expériences présentes, ni non plus Ziad ou Djanzo, pour parler de ceux que j’ai le mieux connus ici, et qui s’appuient sur des traditions différentes. Comment peut-on épouser des doctrines au détail ? Mais comment pourrait-on aussi bien les adopter entières, quand on sait par quels arrangements elles se sont imposées.

J’imagine mal Djanzo revendiquer l’enseignement de Houeï-Nêng, le Eno des Japonais, tout en m’avouant qu’il tient l’arbre de Bodhi pour une pirouette ; ou Ziad, faire une remarque semblable à propos d’Ibn Arabi. Il est vrai que Houeï-Nêng avait fait une réponse, dénotant une attitude comparable, à ce poème de Jinshu :

    Notre corps est comme l’arbre de Bodhi,

    L’esprit est comme le miroir précieux,

    Aussi devons-nous chaque jour l’épousseter.

Houeï-Nêng lui avait répondu par cet autre tercet :

    Le miroir précieux n’a pas de forme,

    Tout est rien, tout est vide ;

    Où la poussière se déposerait ?

Quant à Ibn Arabi, sa subtile ampleur dit bien plus du réel que Berkeley, se plaçant immédiatement au-delà du vrai et du faux.

Naturellement, je continue à penser que leurs respectifs enseignements n’ont rien de réductibles les uns aux autres ; seul peut-être un frisson de vertige et de plaisir devant les saveurs de l’existence. Voilà probablement ce qui est commun dans les œuvres des hommes : l’homme lui-même.

« J’aime ce que tu dis, m’a répondu Cintia qui est revenue passer quelques jours encore à Citangol, tu devrais le noter. »

Un documentaire sur la civilisation gréco-latine

J’ai regardé sur la chaîne locale un fort intéressant documentaire sur la civilisation gréco-latine (j’avais mis les sous-titres en anglais). Il permettait de comprendre, en moins de soixante minutes, ce qui m’avait demandé presque autant d’années pour commencer à le percevoir à peu près clairement, alors que je n’avais cessé d’être nourri à la culture gréco-latine depuis l’école communale.

On doit d’abord comprendre que depuis le néolithique supérieur, l’ordre antique était basé sur des cités, des villes qui n’auraient été aujourd’hui que des bourgs. Rome était une cité-république, qui fédéra les autres du Latium, une petite région du centre de l’Italie. Cette fédération ne cessa ensuite de s’élargir en un immense empire.

L’Empire Romain était principalement une alliance militaire. Emperator désignait en latin un titre correspondant à commandant en chef. Jules César était empereur des Gaules avant de réaliser son coup-d’état contre le sénat, c’est-à-dire qu’il commandait les forces de cette immense région militaire, qui n’étaient pas constituées seulement de légions romaine, et dont la flotte était grecque.

Précisément, pour comprendre Rome, on doit comprendre la Grèce. Le monde grec était originellement réparti entre l’ouest et l’est de la mer Égée. Quand les Mèdes en conquirent la rive orientale, les Grecs s’enfuirent vers l’occident, et fondèrent de nouvelles cités. La Grèce d’Orient donna alors naissance à une Grèce d’Extrême-Occident, entre la Sicile et l’Hispanie. Sans cette Grèce du Nord-Ouest de la Méditerranée, jamais Rome n’aurait pu créer son empire. Dès leur rencontre, les deux peuples ne cessèrent de se porter secours. Ils se mirent à vivre en symbiose, et les deux langues, le grec et le latin, devinrent complémentaires.

Avant même que ce monde du Nord-Ouest de la Méditerranée ne prit son essor, les Grecs reconquirent la Perse, tout le Moyen-Orient et l’Asie Centrale, et l’on doit ici d’abord comprendre : la langue grecque. Moins de trois siècles plus tard, l’ouest méditerranéen et l’orient hellénistique étaient prêts à fusionner. C’est à cette époque que Jules César fit son coup-d’état, plaçant l’Empire au-dessus de la cité, et qu’apparut le Christianisme.

En 320, l’Empereur Constantin fit de l’Empire une théocratie chrétienne et déplaça la capitale à Constantinople, soit un siècle et demie avant que Rome ne tombât (476), et bien longtemps avant que les Francs ne reconstituassent un Saint Empire Chrétien d’Occident (700). Constantinople fut prise en 1452 par les Ottomans, mettant définitivement fin à l’Empire Romain. Entre temps, le Pape de Rome d’un côté, et les quatre patriarches d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem et de Constantinople, s’étaient mutuellement excommuniés en 1054.

Il est à noter que le mot allemand Kaiser, et russe tzar, sont des translittérations de César, et que l’empire germanique, et russe, ne tombèrent qu’en 1917. Ce n’était plus alors que référence emphatique à un passé bien révolu.

Il ne manque pas de sel que j’apprenne tout cela ici. Quoi qu’on observe, la position d’où l’on regarde a toujours son importance.

Vaincre la pesanteur

Alors les dinosaures avaient des plumes. On s’en doutait depuis longtemps. Il a suffi qu’on décide de tracer une nouvelle voie ferrée en direction de Shenyang dans le nord de la Chine, pour en obtenir la certitude. On a trouvé des quantités de fossile d’animaux saisis sur le vif par des retombées de cendres volcaniques, comme à Pompéi en somme, et l’on y a distingué nettement les plumes sur différentes espèces.

Pourquoi les dinosaures avaient-ils des plumes plutôt que des écailles ou des poils ? La première raison qui m’est apparue comme une évidence est qu’ils étaient gros. En effet, en fonction de la densité du milieu où ils vivent, la taille des êtres vivants est limitée dans les deux sens par leur physiologie. Par exemple, un arthropode ne saurait être plus gros qu’un minuscule vertébré pour que son squelette externe de chitine supporte son poids, et que ses muscles puissent le mouvoir ; comme un vertébré ne saurait être plus petit qu’un gros insecte. Dans l’autre sens, un vertébré sur terre ne pourrait pas non plus excéder de beaucoup la taille d’un éléphant, ou d’une baleine dans l’eau.

La physiologie limite donc la taille, mais les dinosaures étaient plus gros que des éléphants, bien plus gros. Ils étaient trop gros pour être portés par leur squelette, même si l’on tient compte d’une plus forte densité de l’atmosphère pendant le jurassique. Les dinosaures devaient donc être allégés.

Leur morphologie s’était structurée de manière à peser le moins possible, densité et formes du squelette et des organes internes, et plumes, moins pesantes et aussi chaudes qu’une toison de poils. Les espèces de petite taille devaient donc être particulièrement légères et capables de faire de grands sauts, de bondir dans les arbres et d’en sauter, de planer, et enfin de voler.

Les dinosaures s’étaient constitués de manière à évoluer naturellement vers l’oiseau. Ils avaient déjà évolué, alors même qu’ils ne faisaient que marcher sur le sol, de manière à vaincre la pesanteur.

– Comment sais-tu tout cela ? ai-je demandé, amusé, à Katankir.

– Pour les fossiles découverts en Chine, je l’ai lu dans le journal. Pour le reste, c’est une affaire d’observation et de logique.

Ainsi parlait Kalinda

« Le concept de liberté prend un sens différent selon qu’on l’associe à celui de devoir ou à celui d’envie ; et plus encore à celui de déterminisme causal. » C’est ainsi que Kalinda a commencé son sermon au temple de Kalantan. J’ai eu l’honneur, ce lundi, d’y être invité et de l’entendre. Bien sûr, elle ne l’a pas dit en français, ni même en anglais. Elle m’avait traduit son texte et nous en avions un peu parlé ensemble avant. On ne dit pas non plus sermon, chez elle. Elle dit « sujet de méditation ». J’en ai retranscrit l’essentiel :

« Le concept de liberté », disait donc Kalinda, « prend un sens différent selon qu’on l’associe à celui de devoir ou à celui d’envie ; et plus encore à celui de déterminisme causal. Historiquement, depuis les antiques civilisations traditionnelles jusqu’au Communisme du vingtième siècle, le concept de liberté est chevillé à celui de devoir. La clé de tous les paradoxes idéologiques de l’époque que nous vivons découle de l’avoir associé à celui d’envies. On trouve naturellement des corrélations entre désir et devoir, celle notamment de l’évolution de l’enfant à l’adulte. L’enfant est à la merci de toutes ses envies : il voit un cheval à bascule, il veut faire du cheval à bascule ; il voit une tarte aux fraises, il oublie le cheval à bascule et désire la tarte. La jeunesse est l’âge de la volonté, où l’on a appris ce que l’on voulait, et où l’on est prêt à s’imposer des efforts, des sacrifices et des risques pour l’obtenir. En murissant encore, l’âme fait de cette volonté son devoir. »

« Un monde de consommation improductive a besoin d’hommes infantiles ne sachant résister à aucune envie. Une telle société sera sociale dans le sens où elle s’évertuera de « protéger » chacun des excès où le conduirait la dictature de ses envies. La liberté y sera celle que l’on accorde à des enfants : satisfaire leurs caprices autant qu’on peut assurer leur sécurité. Aucun homme n’a sans doute envie d’être libre dans un bac à sable, mais s’il s’y refuse, il ne devrait pas alors penser jeter la liberté avec l’eau du bain, car ce serait au contraire la logique ultime d’une société de consommation. »

« Les constitutions révolutionnaires du dix-huitième siècle furent plutôt fondées sur le principe de devoir, au point d’y inscrire un « devoir d’insurrection » si celui de liberté était menacé. J’admets qu’on puisse y lire une aporie ; le devoir a cependant une puissance réelle contre la contrainte. »

« Mais, ne l’oubliez pas mes frères, le devoir n’est pas tout. Il ne conserve plus guère de puissance quand il doit se confronter à la nécessité. Affronter la nécessité demande plus d’intelligence et de souplesse. Le désir et le plaisir savent mieux s’en jouer, bien qu’ils soient plutôt impuissants face à la contrainte. Ne laissons pas domestiquer le plaisir, mes frères. »

Ainsi parlait Kalinda.




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© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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