La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

Avec Kalinda - Tagar - Des mythes - En mer - Suite

Table des matières





Cinquième carnet - Avec Kalinda

Encore à propos de Zomia

« Plus fondamentalement, Scott considère que l’absence d’écriture, traditionnellement associée à une incapacité à entrer dans l’histoire, est en fait un choix volontaire des tribus, qui privilégient la culture orale par opposition aux logiques scripturales de l’État. Il rappelle que les populations des montagnes ne diffèrent guère, en cela, de la majorité des habitants des plaines, massivement illettrés jusqu’au vingtième siècle. Dans plusieurs tribus, par exemple chez les Akha ou les Wa, des légendes racontent comment l’écriture, autrefois connue, fut perdue ou volée à l’occasion d’une fuite ou d’une désagrégation du groupe. Sans écriture, les montagnards sont aussi sans histoire, ce qui les préserverait du fléau de l’identité et de la fixité. Les histoires qu’ils se racontent et les généalogies qu’ils bricolent leur permettraient en revanche d’entretenir un rapport souple et flexible à la culture, et d’ajuster sans peine leurs récits aux nouvelles circonstances et alliances politiques. »

Voici ce qu’écrit Nicolas Delalande sur le site La vie des idées à propos de l’ouvrage de James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, que j’avais déjà évoqué dans mon premier carnet.

Écrits volent

Il m’est plus d’une fois arrivé d’entendre justifier le principe contraire : que les traditions orales se maintiendraient plus fidèlement que celles qui sont écrites. Un tel paradoxe appelle au moins une critique : si la transmission n’est pas inscrite d’une façon ou d’une autre, rien ne nous permet de vérifier qu’elle aurait été fidèlement transmise. Il est difficile de le nier.

Ce n’est cependant pas si simple. Si rien ne nous permet d’établir que les traditions orales seraient plus pérennes, un simple retour au texte nous assure que les traditions écrites, elles, ne le sont pas. Les écrits volent, comme je l’ai souvent dit, alors que les paroles restent, du seul fait qu’elles ont généralement été prononcées en situation, et qu’elles ont eu des effets irréversibles.

Les écrits changent, ils changent de sens. Ils peuvent changer très vite, et il est possible de le vérifier sans attendre d’avoir un âge proprement canonique, en relisant des livres auxquels on n’aura plus touché pendant longtemps. Les connotations se déplacent, les mots eux-mêmes changent de signification, et des événements nouveaux les éclairent d’un autre jour.

Les textes changent et changent tout, principalement parce que l’écriture met la parole à distance. La prégnance d’un texte est bien moindre que celle de la parole, mais l’écriture en fait une saillance.

Bien sûr j’accorde plus d’importance au texte qu’on efface et triture, celui de l’ardoise ou du tableau, du papier que l’on rature, ou celui que l’on édite dans la fenêtre d’un programme. Je prise moins celui que l’on tient pour immuable, et qui ne conserve même pas son sens, tant du moins que la traduction ne le ressuscite pas.

La pesanteur de la grâce

Il y a quelque chose dans la spiritualité qui ne s’élève pas ici, mais descend plutôt, s’abaisse avec une souplesse inouïe, et qui en fait davantage une sensualité.

Les mots qui me viennent à l’esprit sont ceux de « pesanteur de la grâce ». Ils me rappellent un titre de Simone Weil que je n’ai jamais lu et qui n’a probablement rien à voir. Une pesanteur aérienne, mais puissante et chargée.

Il y a ici une pesanteur qui évoque les branches lourdes de feuilles et de fruits ; et pourtant douce et légère, dont on ne paraît pas avoir l’intuition en Occident. Au mieux, la pesanteur y rencontre l’abandon, mais pas l’élan généreux, celui par exemple d’un parfum qui se répand, ou de la marche d’une chatte dans un sous-bois, aux aguets, attentive à tout ce qui vit, et aussi vorace qu’émerveillée. Ni abandon, ni contrôle : un élan, un élan généreux.

Kalinda m’apprend beaucoup de cette sensualité qui n’est pas sans angélisme, ni sans la limpidité d’un rire innocent.

Les Citagolais et la mer

Sur les plages aménagées près du centre-ville, il n’est pas rare de voir des gens se baigner tout habillés. Être habillé se réduit souvent à ceindre sa taille d’un paréo, et à porter une chemise, une chemise bien boutonnée, du col aux manches longues. Des hommes aiment se coiffer d’un petit turban, ou d’une toque. Quelques femmes voilent leur tête d’un foulard. On se baigne ainsi.

Les hommes portent sinon des pantalons et des chemises de toile, et quelques femmes peuvent les imiter. Ils aiment les couleurs sombres, se vêtent souvent de noir. On se baigne ainsi sur les plages du centre, bien que les maillots ne soient pas rares non plus.

On ne reste pas au soleil. On n’a pas besoin de bronzer. Les plages sont bordées d’étroites palmeraies, de buvettes, de pergolas, de treilles de bambou couvertes de verdure. Les gens s’y reposent à l’ombre entre deux bains, ou pendant que leurs vêtements sèchent. Quoiqu’à la mer, on demeure en ville.

Ailleurs, le long du littoral, on est moins civil, et l’on ne craint pas de se baigner nu. Le bord de mer s’émancipe alors de l’espace urbain. Même nombreux, on est au désert. Plonger son corps dans l’eau, surtout de bon matin, prend alors un goût d’ascèse, un goût d’expérience spirituelle et sensuelle à la fois.

Du sens des mots

Pierre Robert Olivétan avait traduit par « désert » dans sa version de la Thora, ce que John Wyclif avait rendu par wilderness.

Wyclif avait raison à mon sens, de ne pas choisir ce mot de « désert », qui existe aussi en anglais, dans la mesure où il véhicule inévitablement la connotation d’un lieu aride plutôt que sauvage. Mais comment dire en français ? Comment rendre ce côté sauvage ?

La sauvagerie ? Non. La sauvageté ? La salvagesse ? Pourquoi pas ? La salvitude, ou la naturalité ?

Olivétan n’avait pas tort lui non plus, dans la mesure où les mots ne possèdent que le sens qu’on leur donne, et qu’il n’est pas nécessaire d’en forger toujours de nouveaux. On rencontre souvent en français le mot « désert » lourd de toute sa charge.

Kalinda critique

« Il me semble que la pratique esthétique, les arts, la littérature, consistent à faire sonner les notes sourdes du désert sous les formes plus raffinées de la culture », m’explique Kalinda, critiquant ce qu’écrivait Madame de Staël de la littérature romanesque, pourtant non sans pertinence.

Pour Madame de Staël, les histoires que racontent les romans ne sont que des prétextes sans bien grand intérêt, seuls valent les méandres de l’âme humaine et de l’esprit dans les rapports que les personnages entretiennent entre eux. Elle y voyait un champ d’exploration infini.

Certes, mais dire que cette exploration soit sans fin revient à sous-entendre qu’elle serait stérile, du moins qu’elle serait condamnée à le devenir tôt ou tard. Il est vrai que l’écriture romanesque a bien été au début un champ de découverte, et qui a vite ouvert la porte à ce qui est devenu les sciences humaines, mais elle a évolué par la force des choses vers le convenu et le lieu commun, là où les préjugés se mettent en scène, et où la critique se fait simulacre.

Le roman a besoin d’isoler ses personnages, d’en faire des « particuliers », d’isoler l’histoires de chacun de l’histoire commune, sous peine d’en faire des romans historiques, et de retourner l’intérêt sur ce qui, d’après de Staël – et je pense sur ce point qu’elle a raison – ne doit être, littéralement, qu’un prétexte. Sinon il ne reste au roman que la science-fiction, stigmatisée comme un genre mineur et commercial, ce qu’il est la plupart du temps, mais pas toujours, notamment lorsque la science-fiction ne se donne pas pour telle, comme avec Pierre Boulle, Jorge Luis Borges, et quelques autres.

Voilà de quoi nous bavardons, Kalinda et moi sur nos tatamis, devant nos bols de thé : elle, parfaitement assise sur ses talons, et moi allongé sur le côté, comme un romain.

« Faire sonner les notes sourdes du désert sous les formes plus raffinées de la culture. » Je ne sais si les énoncés de Kalinda doivent d’abord à ce que l’anglais ne soit pas sa langue maternelle, et qu’elle ne sache l’utiliser qu’à la diable, ou à ce qu’elle en ait la plus parfaite maîtrise. Parfois le résultat est le même ; sans doute parce que maîtriser une langue consiste à s’en servir comme celui qui vient de l’apprendre, et demeure sensible à la charge de chaque mot.

La littérature hypothético-déductive

« Science-fiction est une dénomination inappropriée, » pense Kalinda, « une dénomination commerciale. » Je trouve Kalinda aussi belle qu’une Dame des Eaux Profondes, dont elle n’est pourtant que la prêtresse, assise sur ses talons dans la lumière tamisée de la pièce, dans sa pose qui m’aurait depuis longtemps donné des courbatures, mais qui semble pour elle des plus confortables.

L’art de l’ameublement est chez elle d’abord celui d’un aménagement des ombres et des courants d’air. Les meubles et les tentures n’ont probablement pas été recherchés pour d’autres usages que fonctionnels.

La plupart des maisons individuelles sont ici légèrement surélevées au-dessus du sol, plantées sur des poutres ou sur d’épais bambous. La hauteur en est variable selon le dénivelé du terrain. Les maisons reposent sur un entablement qui leur ménage une plus ou moins large avancée du plancher vers l’extérieur, et forme comme un balcon sans rampe ni balustre, un chemin de ronde protégé de la pluie par l’avancée du toit, qui parcourt tous les côtés dégagés. Chez Kalinda, il prend sur la façade sud-est, la forme d’une large terrasse, face au soleil levant et à la mer, à moins de mille mètres en descendant tout droit à travers les vergers.

Lorsqu’on lave le plancher à grande eau, celle-ci s’écoule facilement entre les lattes. Elle entretient ainsi une faible humidité de la terre qui, dessous, ne reçoit jamais la pluie ; une petite végétation s’en contente pour plonger ses racines, favorisant la résistance du terrain à l’érosion, et y maintenant une légère fraîcheur. Les maisons sont ainsi comme bâties au-dessus de leur ombre, qui diffuse une douceur très appréciable à l’intérieur sous cette latitude.

Kalinda aime associer le vert et le noir dans ses tissus, vêtements, rideaux, couvertures de tatamis : un vert un peu turquoise, très différent de celui des plantes qui agrémentent les pièces, et un noir mat, qui, en se décolorant, vire un peu au bleu indigo. Ces couleurs s’harmonisent parfaitement avec le bois et le bambou, comme avec les tons de sa peau.

« Le principal rapport que la science-fiction entretiendrait avec la science passerait pas les mathématiques », pense Kalinda. La science-fiction serait pour Kalinda une forme de littérature hypothético-déductive : « une littérature », dit-elle, « qui fonctionne selon le principe du “si…, alors…” ».

« Toutefois », précise-t-elle après avoir rapporté une théière dont elle verse dans nos bols le contenu fumant d’une hauteur considérable, bien qu’elle se soit d’abord agenouillée, « tout ce qu’on étiquette comme science-fiction n’est pas forcément hypothético-déductif, et toute littérature hypothético-déductive ne porte pas toujours l’étiquette de science-fiction. »

Où il est enfin question du Târâgâlâ

Le projet du Târâgâlâ a bien progressé pendant mon absence. Celui d’un navire énergétiquement autonome d’abord, mais celui aussi des ordinateurs fabriqués par Ziad et son équipe. Leur collaboration avec Kalinda leur a permis de monter directement les machines à Citagol, à proximité du port d’où ils reçoivent les composants, et de les livrer plus facilement à travers tout le pays et au-delà. Il est plus simple aussi de s’approvisionner en bambou à Citagol, et d’en tirer la fibre qui sert aux deux projets.

Ziad et son équipe restent cependant sur leur montagne dont leurs ordinateurs portent le nom, le Mont Târâgâlâ, aux environs de Catalga, travaillant à la recherche et à la conception, et surtout au système d’exploitation. À tour de rôle, ils n’hésitent pas cependant à en descendre, profitant du pied-à-terre de Ziad. Je l’ai donc déjà rencontré à plusieurs reprises, et Djanzo aussi, avec qui j’apprécie toujours de parler en français.

« Les Occidentaux en sont encore à chercher comment faire rouler des voitures sans chauffeur », a-t-il ironisé. « J’ai même entendu dire qu’ils envisagent maintenant de se passer aussi de passagers », a-t-il ajouté en riant. Il plaisante bien sûr, mais on doit reconnaître que la plupart des usages qui sont faits de l’informatique sont pour le moins sidérants en regard des possibilités qu’elle offre.

Le prototype du Târâgâlâ sur lequel j’avais navigué l’an dernier a trouvé un acheteur, et il a été rebaptisé, ce qui a permis à mes amis d’en construire un nouveau, puis un autre, portant le même nom avant qu’on ne le rebaptise. J’aime ce principe.

Dans le fond, il s’agit bien toujours du même Târâgâlâ. C’est le principe du Phénix ; il renaît perpétuellement, mieux conçu, mieux pensé, mais toujours le même, le même navire en devenir. C’est une quatrième version qu’ils sont maintenant en train de construire.

Kalinda sait qu’elle est toujours la capitaine de l’authentique Târâgâlâ, de l’original, c’est-à-dire du dernier.






Sixième carnet - Tagar

Une collection d’armes blanches

Une collection d’armes blanches anciennes tout à fait étonnante. Le galbe des lames donne une idée de comment on se bat ici, d’une façon plutôt acrobatique. Tirer le sabre conduit toujours à une forme de chorégraphie. Je ne suis pas convaincu que ces manières soient très efficaces. C’est à mes yeux l’une des caractéristiques majeures d’une culture, la façon dont on se bat.

Certaines lames sont damassées, c’est-à-dire que leur acier est moiré, constitué de couches claires et sombres selon qu’il contient plus ou moins de carbone, ou qu’il est mêlé à du fer doux, riche en nickel et donc plus clair. On ne doit pas confondre l’acier damassé avec le damasquinage, qui consiste à décorer le métal en y fondant des fils d’or ou d’autres matériaux, pour y dessiner des motifs. Le damasquinage est pratiqué depuis l’antiquité, l’acier damassé est plus récent. Je crois qu’on le produit depuis le haut Moyen-Âge, entre l’Inde, l’Iran et le Turkestan. La technique en a été introduite en Europe autour du dix-huitième siècle.

Parmi les lames galbées, courbées, aux pointes effilées, renflées ou biseautées, on en trouve de droites et même de sinueuses comme celles des kriss malais. Les lames sinueuses ne sont apparues en Europe qu’avec les espadons, ces longues épées qui se maniaient à deux mains, prisées par les lansquenets des Guerres de Religion. Je ne suis jamais parvenu à comprendre ce qu’apportait cette forme particulière. Peut-être n’était-ce qu’un autre aspect de l’excentricité de ces mercenaires, qui se manifestait déjà dans leurs costumes.

Ce petit trésor d’armes anciennes appartient à l’un des compagnons de Kalanda. Il les tient de l’un de ses arrière-grands-pères qui était un pirate. Je n’avais jamais beaucoup parlé avec lui, faute d’une langue dans laquelle nous entendre. Il a un peu appris d’anglais à l’école, mais il n’était apparemment pas un très bon élève, et sa prononciation rend difficilement compréhensibles les quelques mots qu’il connaît.

Manipuler ces armes produit en moi un certain effet. J’en ressens d’abord une jouissance en les soupesant et en testant leur maniabilité, mais aussi une forme de dégoût en les imaginant trancher la chair. Comment peut-on vivre en tuant des gens pour les dépouiller ? Qu’est-ce que le besoin de rester en vie ne nous pousserait-il pas à faire ? L’homme est un animal étrange quand on songe à combien il peut épuiser de génie à des fins purement destructrices.

Réflexions sur l’État

« Se fier à une estimation de la “distance à vol d’oiseau” entre deux points est donc une erreur si l’on veut apprécier la capacité de projection de la force étatique : une zone de collines située à quelques kilomètres d’un centre de pouvoir peut jouir d’une autonomie bien plus grande qu’une vaste plaine distante de plusieurs centaines de kilomètres mais reliée au centre par un fleuve. En d’autres termes, le pouvoir de l’État ne se propage pas de manière linéaire et continue ; il épouse les accidents du terrain, contourne les massifs, s’engouffre dans les vallées, s’épanouit dans les plaines. Seule une représentation en trois dimensions permet de rendre visible l’étagement des formes d’organisation sociale en Asie du Sud-Est : entre 0 et 300 mètres, le monde de l’État-rizière, de l’impôt, de la souveraineté et de la sédentarité ; au-dessus de 300 mètres, et parfois jusqu’à 4 000 mètres, celui des tribus, de l’ethnicité, de l’autonomie et du nomadisme. » Voilà ce qu’écrit encore Nicolas Delalande sur le site La Vie des idées à propos du livre de James Scott.

Contrairement à la plupart des idées reçues, il me semble que la constitution des États a bien moins joué dans l’histoire un rôle d’unification et de cohésion entre les hommes, que celui d’une dissolution des rapports humains. En d’autres termes, pendant que les États produisent des formes plus ou moins serviles d’ordre et de cohésion, ils génèrent autant de zones de désordre et de dissension sur leurs périphéries, ou même dans des zones proches qu’ils ne contrôlent pas.

Ils génèrent ce désordre précisément en faisant un obstacle aux tendances à la coopération que ces zones auraient naturellement. Une telle observation est plutôt contraire à ce dont un enseignement de l’histoire, même universitaire, tendrait à nous convaincre. Il suffit pourtant d’en considérer le factuel et de le remettre en ordre pour que ma conclusion s’y dessine comme une évidence. Il suffit même peut-être de soupeser quelques armes, pour en pressentir immédiatement l’évidence à travers sa peau.

Réflexion sur l’impérialisme

Il ne reste aujourd’hui quasiment aucune zone inaccessible au terrorisme des États, dont le stade suprême, l’impérialisme que l’on appelle maintenant pudiquement la mondialisation, place la planète entière peu ou prou sous la même coupe. Pourtant, autour des zones subordonnées s’en développent toujours autant qui laissent le champ libre aux pires chaos.

Cette « mondialisation » a une réalité somme toute bien différente de l’image qu’elle se donne : celle d’accords et de constitutions de règles communes entre les nations. Sa réalité est bien plutôt celle d’alliances bilatérales avec les plus grandes puissances, et tout particulièrement avec les USA. Ces derniers ont forgé des pactes bilatéraux avec la plupart des nations de la planète, coupant l’herbe sous les pieds à ceux que ces nations pourraient passer entre elles. Les USA se permettent ainsi d’exercer pressions, menaces, provocations ou agressions sur toutes les nations, forts de leurs nombreux alliés, mais qui ne sont en rien alliés entre eux, se servant en quelque sorte de tous contre chacun.

Malgré la quantité de fonctionnaires, de mandarins et autres satrapes qui président à cette lente évolution du monde, malgré la quantité de penseurs, de chercheurs, d’institutions, de fondations, de partis politiques, de parlements, de groupes de pressions…, aucune intelligence ne paraît réellement la contrôler, ni même être en mesure d’énoncer un jugement recevable concernant sa possible maîtrise. Tout semble s’y dérouler indépendamment de l’intelligence des hommes, qui s’exerce, au mieux, dans la stratégie.

Il est remarquable que les révolutions les plus radicales, et qui étaient bien souvent parvenu à concilier plus ou moins les aspirations des peuples soumis, et celles des zones demeurées rebelles, n’ont pas su échapper à une phase terroriste. Le contraste est saisissant chez Staline, par exemple, entre l’auteur d’essais, de discours et d’articles qui ne manquent pas de profondeur, ni d’un certain humanisme, et le chef d’un État qui avait fait de la terreur un mode de gouvernement.

J’ai davantage fraternisé avec Tagar, c’est ainsi que s’appelle le possesseur des armes anciennes, arrière-petit-fils de pirate. Il les conserve dans son garage, chez lui où il m’a invité à dîner, pas très loin du chantier : un lieu relativement sec, bâti en dur, en ciment, sur un affleurement rocheux.

La piraterie elle aussi fut une forme maritime de cette résistance de zones autonomes. Tagar m’a assuré qu’il restait des pirates entre la Mer de Chine et le Détroit de Malacca ; qu’on relate encore bien quelques dizaines d’actes de piraterie tous les ans. En réalité, ce n’est plus qu’une petite délinquance maritime. Tagar ne se livrerait pas à des actes de ce genre. C’est un quinquagénaire un peu trapu, portant une fine moustache, et qui fait principalement fonction de soudeur et de chaudronnier dans le chantier. Il entretient une intimité particulière avec les métaux. Nous nous sommes sans doute habitués à nos formes d’élocution, car nous nous entendons mieux.

Les lansquenets

Les lansquenets étaient des mercenaires de Maximilien de Habsbourg qui régnait sur le Saint Empire Romain Germanique au seizième siècle. « Repoussés du paradis, ils ne peuvent entrer en enfer car ils font peur aux diables », disait-on d’eux. Tagar m’a écouté avec intérêt quand je lui en ai parlé, et m’a longuement interrogé. La conversation aurait pris des heures sans le recours au web.

Enfant, j’avais été impressionné en découvrant dans le dictionnaire familial, dont feuilleter les pages était une de mes occupations favorites, la planche des tenues militaires à travers les âges. L’une d’elles détonnait parmi toutes les autres : un lansquenet armé d’une immense épée à la lame sinueuse comme celle d’un kriss.

Rien ne mérite moins le terme d’uniforme que la tenue d’un lansquenet. D’abord aucun n’était habillé comme les autres, tous faisaient concours d’excentricité et de couleurs chamarrées, la plupart du temps différentes d’un côté et de l’autre du corps. Ils portaient des culottes moulant les jambes et les fesses, ils soulignaient leur sexe par des coquilles protectrices, et se coiffaient d’invraisemblables chapeaux à larges bords ornés d’un ample plumet. Chacun possédait ses propres effets et ses armes personnelles, payés de sa propre bourse et avec lesquels il se louait.

Ils justifiaient leurs costumes devant le clergé qui y trouvait à redire, en affirmant que sur un champ de bataille, le corps doit être à l’aise et non entravé, pour bien combattre. « Soit », relève Tagar, « mais en Asie les corps n’étaient pas plus entravés malgré des tenues amples, dont les larges plis tendaient à dérober les mouvements du corps au regard de l’adversaire. »

La tactique des lansquenets, comme des piquiers suisses dont ils furent souvent les adversaires, évoque celle des antiques hoplites. Ils se formaient en carrés sur plusieurs rangs serrés, armés de longues piques sur lesquelles s’embrochaient les fantassins et les chevaux. Parmi eux, dans les premiers rangs, certains étaient armés d’espadons, ces grandes épées de plus d’un mètre cinquante qui se manient à deux mains. Ceux-ci recevaient une double solde pour se jeter entre les lignes retenues par la longueur des piques, et frapper leurs adversaires. Quelques autres étaient armés de mousquets, en toujours plus grand nombre au fil du siècle.

« Les lames sinueuses ne répondent pas à un souci décoratif », m’a assuré Tagar, « elles tranchent mieux en taille, comme si leurs courbures formaient des dents. »

Les lansquenets étaient bien payés, mais leur vie était généralement brève. La plupart des blessures s’infectaient et entraînaient la mort. « Voilà encore ce que je ne peux comprendre », relève Tagar. « Même les peuplades primitives ont toujours possédé des pharmacopées pour prévenir les infections, et à plus forte raison les grandes civilisations. Comment se fait-il que l’Europe les avait oubliées, et dut attendre le dix-neuvième siècle pour en redécouvrir les secrets, même si ce fut à travers des méthodes plus rationnelles que la signature des choses et les transmissions ancestrales ? »

Des travaux et du temps

Jardiner est agréable. Je jardine beaucoup depuis que je suis revenu. Entre les fruits et les légumes du jardin, les œufs du poulailler, la chasse sous-marine que nous pratiquons autour des rochers de la digue près du chantier, et les coquillages que nous y décrochons, nous n’avons presque jamais rien d’autre que du riz à acheter pour les repas.

Jardiner est une occupation très agréable car au lieu de nous prendre du temps, elle nous place plutôt dans son écoulement, et, d’une certaine façon, elle nous en donne. Jardiner est une occupation fortement temporelle. Mieux, elle associe les deux acceptions de ce même mot, le temps, celui qui passe et celui qu’il fait, dont on ne percevrait plus autrement les rapports.

Si l’on ne travaillait pas la terre, on ne percevrait pas cette relation entre ce que l’on appelle le temps qu’il fait, et ce que l’on appelle le temps qui passe, et qui, ensemble, créent un tempo bien balancé, le mouvement des soirs et des matins, le mouvement des lunes et des saisons. Inutile de regarder l’heure, d’organiser toi-même ton temps, ou de répondre à ses impératifs. Tu vois bien dans le ciel venir l’heure d’arroser, tu vois bien que la lune est bonne pour planter, tu vois que les fruits mûrissent, et que les légumes viennent à terme. La terre et le ciel eux-mêmes t’accompagnent comme des voisins familiers.

Je l’ai connu bien plus tard, mais j’ai préféré Hésiode au violent Homère, les Travaux et les Jours à l’Iliade. C’est une relation vivante avec de l’être vivant, et qui te replace dans une mouvance cosmique. Aussi, plutôt que de te prendre du temps, il te replace dans son écoulement. Travailler la terre te donne un temps, un tempo. Oui, il me semble que j’ai plus de temps à moi en m’occupant des jardins.

De l’internationalisme

« Je n’avais pas immédiatement compris, quand je l’ai lu très jeune, pourquoi André Breton préférait le mot “internationalisme” à celui de “mondialisme” » expliqué-je à Kalinda et à Tagar.

Ces deux-là se connaissent depuis l’adolescence. Tagar était déjà le meilleur ami de son mari, disparu lors d’un séisme. Ils partagent une réelle camaraderie, je l’avais déjà noté l’an dernier.

« L’idée de mondialisme fait l’impasse sur celle de nations, et ça ne me paraissait pas un mal », dis-je. – Tout dépend de ce que l’on entend par nation », relève Kalinda.

Nous prenons le thé sur sa terrasse autour d’une table de rotin. C’est un des rares lieux où Kalinda préfère la chaise au tatami, sans doute parce qu’elle donne une meilleure vue sur la rade. « Une langue, des us et des coutumes, une architecture, une histoire, une littérature, voilà ce que des hommes peuvent partager », continue-t-elle. « L’impérialisme tend à mettre tout cela à l’encan, à n’en faire au mieux que matière à tourisme, au contraire de l’internationalisme qui y voit une richesse infinie pour l’humanité toute entière, diverse et toujours particulière, plutôt qu’uniforme et sans couleur. »

« Chaque homme, d’autre part, peut se trouver à la croisée de telles adhésions », reprend Tagar en posant son bol sur le plateau de bambou humide, car on ne peut pas toujours verser le thé de haut sans en mettre à côté, « chacun peut pratiquer plusieurs langues, faire siennes plusieurs histoires, être influencé par plusieurs traditions littéraires, etc. Le nationalisme le nie, voyant dans le partage une menace, alors que c’est tout le contraire. À cette aune, le mondialisme, lui, sonne un peu comme un nationalisme de l’empire, un nationalisme à prétention universelle. »






Septième carnet - Des mythes

Chez Tagar

On voit d’abord en entrant chez Tagar, en face de la porte d’entrée, une magnifique calligraphie en lettres arabes d’argent dans un grand cercle de bois laqué noir cerné d’arabesques : « Au nom de Dieu, le Clément et le Miséricordieux ». La traduction est convenue, mais pas excellente ; je préférerais « au nom de Dieu, le Généreux, le Générateur », qui serait peut-être un peu moins exacte encore, mais rendrait mieux les jeux sur l’étymologie et le ton général du Livre. Il est difficile de traduire le Coran, car il creuse le sens de chaque mot jusqu’à sa racine, et les projette à la suite les uns des autres, les entrechoque avec la plus puissante des spontanéités. On ne peut plus demeurer fidèle à la lettre, si l’on veut l’être au mouvement qu’il insuffle à la pensée.

En se retournant, on voit cependant au-dessus de la porte le signe de Tagarouf, le dieu des métaux et des forgerons. Pour Tagar, il est la figure exotérique du prophète Hénoch.

On penserait que Tagar bricole sa propre religion, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il vient de ces peuple de navigateurs arrivés récemment dans l’île, qui étaient pour la plupart musulmans, et il est d’un vieux corps de métier profondément attaché aux coutumes locales.

Ces syncrétismes ne sont pas le produit de son originalité ; ils sont profondément implantés dans toute l’île. Leurs sources mêmes sont anciennes et pas nécessairement locales, si ce n’est dans leurs aspects les plus extérieurs ; dans l’esthétique, les mythes, les modes de représentation.

Tagar m’a révélé quelques enseignements secrets de sa corporation. Enfin, secret n’est pas le mot exact. Ce sont des secrets qui, en quelque sorte, savent se garder eux-mêmes, car il est quasiment impossible de les saisir sans pratiquer.

Le retour des dieux

Courriel reçu d’un ami resté au pays :

[…] Je ne sais pas toi, mais le résultat des élections m’a plutôt rassuré. Macron a fait le double de Le Pen, mais en comptant les abstentions, les blancs et les nuls, il fait moins de la moitié des inscrits. Finalement je ne suis pas allé voter. Le débat télévisé dont j’ai regardé des extraits (pas la peine d’en regarder beaucoup), m’avait convaincu que je n’avais pas à me déranger pour départager deux candidats dont aucun n’était le mien.

Je pense pourtant que ce n’était pas joué d’avance : sans sa bêtise, le FN aurait pu faire bien plus. Il paraissait avoir gagné un minimum de crédit dans son rôle de défense de l’indépendance nationale ; Le Pen aurait pu même se faire passer pour la candidate de la paix et de l’anti-impérialisme, mais ce n’est pas le genre de la maison.

Les premiers commentaires, m’ont parus idiots ou de mauvaise foi (je ne saurais départager). Les commentateurs étaient bien conscients que les voix de Macron étaient loin de lui être acquises pour les législatives, mais ils feignaient de ne pas voir l’équivalent pour Le Pen. Voilà quand même une façon d’accréditer l’extrême-droite dans sa prétention à être la première force d’opposition. On en est loin. Bref, le candidat anti-russe a fait le double de la candidate anti-arabe, et c’est tant mieux, car il est plus rusé, et plus aimé des dieux.

Il y a derrière tout cela un aspect fascinant – dis-moi si tu en as eu l’impression : tout paraît s’être noué au-delà des plans que trament les hommes, au-delà des projets et des programmes proposés aux yeux de tous, des stratégies secrètes aussi bien que des sombres complots ; comme aux temps antiques où les dieux se jouaient du destin des mortels.

Trop d’événements imprévus ont déterminé ces consultations depuis des mois, plutôt que des choix politiques. C’est cela : un retour des dieux. Comme si les dieux avaient élu Macron, pas les électeurs, ni même les médias, pas même la finance. Oui, c’est exactement mon impression : l’implacable enchaînement d’une tragédie, brodé sur le jeu des hasards et l’aveuglement des hommes.

C’est comme si d’avoir trop joué le retour au sacré, l’Église, le Peuple, la Nation, le Travail, la Famille…, on n’avait fait que provoquer celui des dieux.

J’ai traduit ce courriel à Kalinda. « Les dieux ? » M’a-t-elle répondu. « Les dieux, c’est un autre nom pour le principe de réalité. »

C’est quand même drôle que ce soit elle qui dise ça, dont la fonction consiste à couvrir de tant de pittoresque ce qui demeurerait le réel lui-même.

La représentation des dieux

On trouve un peu partout des représentations des divinités, des esprits. Je ne sais si convient le terme de représentation ; oui, c’est probablement le meilleur. Ces représentations ont les formes les plus inattendues : une épaisse corde enroulée autour d’un tronc d’où pendent des cordelettes et des motifs dans un papier épais et savamment plié ; une sorte de chaudron de métal accroché à un grossier portique de bois et de bambou, dans lequel poussent quelques plantes rases ; une grosse pierre placée sur un rocher affleurant d’une pelouse, percée de face d’un large trou.

On pourrait passer et repasser devant certains sans jamais rien remarquer ; sans comprendre qu’ils désignent la présence toute proche d’un dieu.

J’aime beaucoup la représentation du Grand Dieu Karatouma : la chaise à vingt-quatre pieds. Imaginez un cube de rotin ajouré, dont chacune des bases est prolongée de quatre pieds, avec leurs barreaux transversaux. Sur n’importe lesquels vous la posez, la chaise conserve la même forme. Quatre pieds pour le bas sur lesquels elle repose, quatre fois quatre pieds pour les points cardinaux, quatre pieds pour le haut.

On l’appelle parfois « Le Grand Dieu » tout court, car il est celui de l’espace, de l’espace immense et de son assise. Oui, c’est à peu près ce que j’ai cru comprendre : il est le dieu de l’assise de l’espace.

En écoutant des vidéos

Depuis quelques jours, j’ai écouté beaucoup de vidéos d’intellectuels français, que l’on trouve aisément en ligne. Je dis bien écouter, car il n’y a pas grand intérêt à regarder parler un intellectuel. On se contenterait de fichiers audios, beaucoup moins coûteux en bande passante, mais les temps sont au multimédia, même quand il n’y a rien à voir.

Il est des activités qui laissent l’esprit libre pour l’écoute ; mieux, elles permettent une plus grande concentration pour elles-mêmes autant que pour suivre des paroles. Nous connaissons tous des travaux auxquels on n’imaginerait même pas s’adonner sans rien à écouter. Il en est d’autres, au contraire, qui nous rendent totalement sourds au monde qui nous entoure.

Travailler des nombre et des fonctions, des formules logiques, ou du code de programmation, m’interdit d’entendre quoi que ce soit. Je deviens sourd, mais je ne deviens pas aveugle cependant. Il me semble au contraire, lorsque je lève les yeux, que les visions s’impriment mieux dans mon esprit, d’une façon peut-être subliminale, mais d’autant plus puissante. Il m’est cependant impossible alors d’écouter des paroles, ou même une musique : je n’entends rien.

Une musique ou des paroles, dans de tels cas, ne me gênent pas, et pour cause puisque je ne les entends pas. J’ai pourtant l’impression qu’elles forment un imperceptible fond sonore qui décontracte mes organes, et me place à meilleure distance avec le travail de mon esprit.

Pour ce qui est de travaux plus manuels, qui s’exécutent aux franges du subliminal : peindre une rampe, retourner de la terre…, c’est le contraire : ils rendent l’esprit plus attentif au sens des mots comme aux harmonies des sons.

Écrire occupe une place médiane. Des suites de sons ou de sens parviennent à franchir le barrage de mon attention quand j’écris ; et je suis même capable de comprendre ce qu’on me dit sans cesser de lire. Utiliser une langue naturelle met en œuvre tant d’automatisme.

J’ai donc écouté des intellectuels français ces jours-ci : Michel Serres, Jacques Rancière, Régis Debray, Alain Badiou… Je sais qu’il est plus profitable de lire, mais je ne m’y serais pas mis. Pas moyen de lire en retournant la terre, en peignant une rambarde…

Les veilleurs

Ces cérémonies me laissent une curieuse impression – car il s’agit bien de cérémonies dans le fond, que ce soit des conférences, des tables rondes, des émissions radiophoniques ou télévisées. Disant cela, je ne mets pas en cause ceux que j’ai écoutés, et pour lesquels j’entretiens la plus haute estime, ou plutôt une estime certes haute, mais sensiblement différente pour chacun.

Ils ne sont d’ailleurs pas dupes, et le laissent entendre à l’occasion, avec assez d’humour et d’élégance pour ne pas paraître cracher dans la soupe, et moins encore dénigrer ceux qui les écoutent. Ils ont évidemment raison de se livrer à ces cérémonies, et tous ceux et celles qui ont à jardiner, à repasser, à coudre ou à repeindre doivent leur en être reconnaissants.

Ce n’est pas seulement le côté surfait et cérémoniel qui me laisse une étrange impression, c’est plutôt le rôle qu’ils y occupent. Que font-ils là ? Pourquoi eux ? Oui, ils m’inspirent estime et respect, ils sont intelligents et partagent à la cantonade les fruits de leurs travaux et de leurs réflexions, souvent remarquables. Oui, je suis content de pouvoir les entendre, mais enfin, d’une part, je connais bien d’autres personnes qui ne sont pas moins intelligentes, et ne seraient pas moins capables de tenir des propos qui n’auraient rien à leur envier, et d’autre part, ils occupent une place qui est souvent tenue par des intervenants moins subtils et intéressants qu’eux.

Alors pourquoi eux ? Les raisons ne sont pas mystérieuses : ils ont fait récemment paraître en librairie un ouvrage passablement remarqué, ils sont couverts de diplômes, ils parviennent à se faire entendre à l’étranger, ils occupent des postes prestigieux, des fonctions honorifiques, etc. Je n’ai pas l’intention de leur en faire reproche non plus, mais ces raisons ne sont pas bonnes. C’est cela qui me laisse une curieuse impression : les raisons pour lesquelles je les écoute ne sont pas celles pour lesquelles je peux si facilement les entendre ; et ils n’en sont même pas responsables, du moins si je les entends bien.

Ils commencent aussi tous à se faire bien vieux. Il ne s’agit pas là encore de le leur reprocher, mais on s’étonne de ne pas entendre des intellectuels français de la même envergure, plus jeunes, peut-être pas tout jeunes, car il est reconnu que la sagesse vient avec l’âge, mais un peu plus jeunes. S’ils ont certes tous ce que l’on appelle « une actualité littéraire », le meilleur de leur œuvre et de leur notoriété s’inscrit quand même dans des époques révolues, dont ils font parfois figures de simples héritiers.

Ce sont les veilleurs d’une vieille histoire de la vie intellectuelle, et ils s’acquittent avec honneur de cette tâche. Je sais bien que c’est la raison pour laquelle on fait preuve d’indulgence envers certains de leurs propos qui ne sont pas dans la bien-pensance, et que l’on ne laisserait pas aussi facilement passer chez d’autres.

Ils sont devenus des notabilités, mais on trouverait difficilement une telle rigueur logique et rhétorique chez des auteurs plus immergés dans le présent. Ils sont bien sûr rompus à la communication orale par des années d’enseignement.

La différence est certes perceptible entre la conférence préparée et l’entretien improvisé, notamment chez Michel Serres, mais elle est à peine sensible chez Régis Debray, dont la parole a presque la précision de l’écriture, et les textes qu’il lit, la souplesse de la parole. Chaque mot est à sa place, pesé, choisi, et pourrait être mis en italique, employé toujours avec une précision et une pointe d’esprit qui interdisent l’interprétation trop hâtive. C’est impressionnant en une époque où le français paraît s’effondrer sur lui-même.

Kalinda trouve de la méchanceté dans mes réflexions que j’ai partagées avec elle. Elle me comprend mal. Elle n’en verrait aucune, tout au contraire, si elle m’entendait bien. Je lui explique donc mieux.

Le regard de Kalinda

De tous ceux dont j’ai parlé, Kalinda ne connaît que Jacques Rancière. Il n’est pas étonnant qu’il soit si célèbre. Cet homme prononce une quantité incroyable de conférences dans le monde entier, et il les fait la plupart du temps en anglais. Il le parle bien, quoique avec un accent épouvantable de la rue d’Ulm, mais du bon anglais, clair et compréhensible.

« Tu l’as rencontré ? » Me demande-t-elle. « Tu as mangé avec lui ? » Les organisateurs d’un colloque s’étaient arrangés pour nous mettre à la même table, jugeant que nous nous entendrions bien. Je n’en garde pas un souvenir désagréable. Nous avons conversé librement, même de jardinage. Je n’ai pas osé parler avec lui de son travail ; je n’étais pas vraiment à l’aise, mais il n’y était pour rien. « Je me suis toujours senti un homme des bois dans ces cérémonies. »

« Toi, intimidé ? » Dit-elle, « ce n’est pas l’impression que tu m’as donnée en arrivant ici. – Oui, car je sais qu’en me jetant à l’eau je finirai toujours par flotter, mais en vérité, je suis farouche et émotif comme un animal sauvage. »

Elle rit avec moi, et me regarde un instant comme si j’étais bel et bien une bête sauvage. Il est vrai que d’où je viens, nous sommes plus velus que les gens d’ici. « Mais ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit », précisé-je. « Ces événements produisent comme des effets d’iridescence et de flou qui troublent la perception. »






Huitième carnet - En mer

Essais en mer

Le département de sémiogéographie s’intéresse au Târâgâlâ. Un tel navire serait très utile pour explorer les côtes, les îles, et même les paysages sous-marins, avec son assez faible tirant d’eau, et sa conception économe. Sa taille le rend suffisamment confortable malgré tout pour embarquer une petite équipe, ses vivres et son matériel. Les sémiogéographes ne sont jamais très nombreux, ni n’ont besoin d’équipements volumineux.

On envisage la possibilité d’insérer quelques hublots sous la coque, qui ne la fragiliseraient pas. La fibre de bambou se révèle pour cela un matériau précieux.

Il arrive quelquefois, même dans des régions où l’air est toujours chargé d’une forte nébulosité, que le ciel se dégage la nuit, devienne limpide après une forte pluie qui l’aurait comme lavé. Le ciel sur la mer ressemble alors à celui qu’on ne voit qu’en haute montagne. Bien sûr, des kilomètres supplémentaires d’atmosphère le voilent davantage, estompant encore un peu les étoiles. Parfois pourtant, rarement, quand la lune est couchée, après qu’un orage ait essoré en grosses gouttes toute l’humidité de l’air, et que des brumes commencent à peine à se reconstituer à la surface des eaux, il arrive que la nuit paraisse complètement pure, et se cloute de toutes les constellations.

L’océan paraît dormir, agité seulement d’une faible houle sous l’immobilité des astres. Cette tranquille respiration donne alors au ciel étoilé un surcroît de présence et de réalité.

Djanzo est à bord

Je suis reparti avec Kalinda et Djanzo pour des essais en mer. Il est important de tester le plus possible et en toute situation les capacités et les éventuelles faiblesses du navire, si l’on veut toujours l’améliorer.

Djanzo nous accompagne, principalement pour étudier très minutieusement les points de pression sur la coque, dans la perspective de lui insérer des hublots. Il a pour cela bricolé un petit appareillage simple et ingénieux. Cette tâche ne l’occupe pas vraiment, si ce n’est pour déplacer des capteurs à l’intérieur et à l’extérieur de la coque, ce que Kalinda, meilleure plongeuse, fait mieux que nous. Il consacre principalement ses journées à fouiller dans le fond Grothendick.

On dit que le grand mathématicien Alexandre Grothendick avait vingt ans d’avance quand il renonça à ses postes pour enseigner dans un lycée de Montpellier. Quelque cinquante ans plus tard, l’Université de Montpellier tente de rattraper cette avance en publiant en ligne tous ses manuscrits inédits. Cette publication des fonds est récente ; Djanzo n’y avait pas accès l’an dernier.

J’ai un peu regardé par-dessus son épaule ; il me demande parfois ce que je parviens à lire. Avant même de pouvoir juger de la complexité de ces écrits, il faudrait au moins les déchiffrer. Djanzo est plongé dans le décryptage des recherches de Grothendick sur la théorie de Galois : des centaines de pages manuscrites.

Nous parlons en français quand je suis seul avec Djanzo, et en anglais avec Kalinda ; eux se parlent en citangolais. Seul Djanzo est donc capable de comprendre tout ce qui se dit à bord, et c’est un peu agaçant. Nous n’entretenons pas de secrets, mais nous nous sentons tous obligés de parler en anglais quand nous sommes tous les trois ensemble, pour ne pas paraître exclure l’un d’entre nous, même quand ce que je dis à Djanzo n’intéresse pas Kalinda, et quand ce qu’elle lui dit ne m’intéresse pas.

Dynamique et esthétique

Il faudra probablement modifier les lignes de la coque. « L’important, » m’explique Djanzo, « ce n’est pas seulement de trouver les points où la moindre pression s’exerce sur les hublots, c’est d’abord de déterminer ceux où ils s’inscrivent le mieux dans la dynamique des forces qui parcourent la coque. »

Il m’apparaît évident quand je regarde les croquis, que les hublots sous-marins se trouvent sur des axes où ils donnent la plus belle ligne au navire. « Il n’y a rien de magique à cela, puisqu’ils soulignent ces axes de forces, » me répond-il. « L’étymologie du mot esthétique signifie à peu près rendre visible, perceptible par les sens. Il faudrait cependant être bien doué pour déterminer ces axes sans tests ni calculs, en se fiant à son seul sens plastique. »

De l’espace sémiogéographique

Drôle de discipline que la sémiogéographie. Elle aurait les airs d’une science humaine, mais elle n’est pas si humaine que ça. Elle n’ignore pourtant pas l’homme.

Djanzo pense qu’il y aurait une sémiogéographie à faire du cyberspace. Mais que pourrait-elle être ? Cette idée me laisse songeur, et Kalinda aussi. En quoi un cyberpace dessinerait-il un autre espace que celui de la géographie ? En quoi ne s’y inscrirait-il pas lui-même ?

En ce qu’il ne serait pas un espace euclidien ? En ce qu’il ne se résumerait pas en trois dimensions ? Mais l’espace de la géographie, l’espace réel disons, n’est pas si euclidien non plus ; et il ne se résume pas si facilement à trois ou quatre dimensions. Ramener l’espace à trois ou quatre dimensions, ou mêmes aux deux seules d’une carte, est le produit d’un travail de schématisation, pas une donnée.

Le dessin de la coque du Târâgâlâ est évidemment réductible à trois dimensions, qu’il est facile de modéliser sur la surface plane du papier. Djanzo a déjà produit des plans à l’aide des mesures qu’il a prises, mais cette sorte de condensations matérielle qu’est la coque, met en jeu une dynamique des fluides aux dimensions bien plus topologique que celles rendues dans une géométrie euclidienne, malgré le nombre fini de formes que peuvent épouser les mouvements d’un fluide. On ne voit pas en quoi cet espace serait plus dur, moins souple, moins soft disons, que celui de l’internet, et inversement.

D’ailleurs, la relative souplesse ou duretés des objets spatiaux est largement fonction de la puissance des mouvements, à la manière dont la vitesse qu’on imprime à un galet donne à la surface de l’eau une dureté suffisante pour en supporter le poids. Il apparaîtrait alors que la question se ferait moins celle du souple et du dur, que celle des interactions, des réfléchissements ; quelque chose qui ressemblerait plus à une optique qu’à une dynamique. Ce serait moins la question du mécanique que du spéculaire.

Il n’est pas facile de suivre les raisonnements de Djanzo. Il va chercher l’aide d’Aristote jusqu’à Thom, mais ses arguments me semblent traversés de quelques sophismes.

Sur la morphogenèse et la linguistique

« La refonte thomienne du concept classique de modèle a réactivé de nombreux débats classiques de philosophie des sciences et la plupart des interrogations qu’elle a pu susciter étaient dues à l’écart toujours grandissant qui, depuis ce que l’on a appelé la “coupure épistémologique” galiléenne, s’est creusé, telle une dérive des continents, entre des mathématiques de la nature centrées sur le concept mécanique primitif de force et des philosophies de la nature centrées sur les concepts dynamiques primitifs de forme, de structure et d’organisation. » Voilà ce qu’écrivait Jean Petitot dans une publication sur le travail de René Thom, que m’a fait suivre Djanzo.

« D’Aristote au vitalisme du dix-neuvième siècle, la morphogenèse biologique est demeurée du côté d’une dynamique des formes et a donc pâti du rejet des diverses philosophies spéculatives de la Nature. Mais le nœud gordien scientifique de cette histoire est que, comme l’ont noté des générations successives de savants, une mathématique idoine pour une dynamique des formes était “introuvable” et, comme le déplorait Buffon, “manquait absolument”. Faute de mathématiques appropriées, ces domaines des sciences naturelles restaient à la marge de la scientificité et les données expérimentales massives à leur sujet n’arrivaient pas à être modélisées. Ces disciplines butaient clairement sur un “obstacle épistémologique” majeur. »

Jean Petitot. Les premiers textes de René Thom sur la morphogenèse et la linguistique : 1966-1970. 2015. <hal-01265180>

Apouta

Nous avons accosté sur l’île d’Apouta. Nous nous y sommes arrêtés sans raison précise. Apouta était là, tout près, et nous avons eu envie de poser nos pieds sur la terre ferme, ou encore de nager dans de l’eau douce. Apouta fait partie de ce chapelet de petites îles, de minuscules îlots, qui prolongent celle de Citangol vers le nord.

Elle abrite une petite population répartie en deux villages de pêcheurs. Nous avons fait une courte halte dans chacun pour des raisons de civilité. Nous ne voulions pas être cause de méfiance pour les habitants qui auraient pu légitimement se demander ce que venait faire cet étrange bateau mouillant tout près de chez eux.

L’île est relativement abritée de la mousson par sa situation très occidentale, si tant est qu’en Asie du Sud-Est, on puisse se protéger de la mousson où que ce soit. Nous avons encalminé le Târâgâlâ dans une profonde crique, en face d’une cascade.

L’eau tombe des rochers et ruisselle sur quelques mètres jusqu’à la mer. Il est probable que cette chute s’assèche dans des périodes moins humides, comme en témoignent quelques plantes jaunies.

L’inversion de l’exode urbain

Toutes ces îles avaient commencé à se dépeupler au vingtième siècle, puis le mouvement s’est lentement inversé. Des gens se sont mis à quitter la ville et à revenir s’installer dans les lieux qui avaient été désertés. Ils s’étaient dépris du monde urbain. Mes amis m’ont appris cela, car ce n’est pas notre court passage qui m’aurait renseigné. J’avais bien remarqué cependant que les gens que je croisais ne ressemblaient pas à une population traditionnelle, ni davantage à des adeptes d’un retour à la nature, ou encore à des retraités qui auraient choisi de finir leur vie loin de l’agitation des villes.

C’est plus facile aujourd’hui. Il est plus facile d’aller se faire soigner dans un hôpital de Citagol, ou d’y faire suivre des études à ses enfants, m’explique Djanzo. Les distances ont rétréci pour les hommes et pour les connaissances.

Dans la crique d’Apouta

Le lieu où nous nous sommes arrêtés a quelque chose de magique. Les bruits surtout : des chants d’oiseaux, ou peut-être d’autres animaux que l’on ne distingue pas, et qui dénotent autour de nous la forte présence de la vie. On entend le chant des crapauds, dont l’intensité semble monter quand la nuit est venue, mais qui demeure assourdi par la distance de la côte ; et celui des insectes.

On peut croire entendre quelquefois du Târâgâlâ le bruit de la cascade, selon d’où vient le vent. On entend la mer. Son bruit y est agréable, devenu léger au fond de la crique, et comme un bercement.

Non, ce n’est pas le mot. Son bruit ne berce pas, il est comme une musique d’Erik Satie. Une musique de Satie ne berce pas, sinon elle est mal exécutée. La musique de Satie est comme une eau vive. Il y a un mot ici pour désigner cela, mais qui n’existe pas en français ; Djanzo me l’a appris mais je l’ai encore oublié. Il signifie à peu près « semblable au mouvement d’un cours d’eau tranquille et rafraîchissant ». Je ne vois pas comment je pourrais le traduire à l’aide d’un seul mot.

On entend des bruits magnifiques, qui viennent nous chercher à l’aube jusque dans notre sommeil, et qui nous tirent par les cheveux encore trempés de nos rêves, jusqu’aux lumières du jour à travers le rideau des hublots.

Au-dessus de la cascade

Au-dessus des rochers qui surplombent la crique, la déclivité du terrain devient faible, et le petit cours d’eau qui y coule paisiblement avant de se diviser en plusieurs chutes, y forme quelques mares, dont l’une est assez profonde pour qu’on y ait à peine pied. De là-haut la vue est belle sur la crique et sur l’intérieur de l’île. Nous aimons nous dégourdir nos jambes en y grimpant, laissant toujours l’un d’entre nous à bord.

« Le sophisme repose plus ou moins directement sur le fait qu’une proposition applique son contenu à elle-même », m’explique Djanzo, qui revient sur le soupçon de sophisme que j’avais porté sur ses réflexions topologiques, pendant que nous nous faisons sécher sous les branchages près de la plus grosse marre. Nous en avons fait plusieurs fois la longueur au grand dam des grenouilles et d’un serpent qui rêvassait, peut-être pendant qu’il en digérait une, laissant seulement effleurer sa tête hors de l’eau.

« Par exemple, » continue-t-il, « l’assertion “tout ce que je dis est faux”, conduit à deux possibilités dont chacune se contredit. Si “tout ce que je dis est faux” est vrai, alors tout ce que je dis n’est pas faux, donc l’assertion n’est pas vraie. Si “tout ce que je dis est faux” est faux, alors tout ce que je dis n’est pas faux, donc l’assertion n’est pas vraie non plus. »

« J’en conviens, » dis-je, « dans la mesure où ce que tu appelles ici “sophisme” est une figure de la logique analysée par Aristote, et non pas cette école de pensée contemporaine de Socrate, bien qu’on ait coutume de la dire présocratique. Il nous reste si peu de fragments des sophistes, que nous en savons l’essentiel par les dialogues de Platon : Gorgias, Protagoras, etc… »

« C’est fort possible, » répond Djanzo, « c’est fort possible. Je veux seulement dire que lorsque nous appliquons le contenu d’une proposition à elle-même, c’est comme si nous branchions une arrivée électrique à une autre : il y a court-circuit. Aristote enseignait à ses élèves simplement comment ne pas court-circuiter les mouvements de la pensée, comment ne pas aboutir à ce que la langue française appelle joliment une “mise en abyme”. Mais peut-on dérober derrière une règle formelle ce qui est en réalité un problème épistémologique ? J’imagine que tu as déjà remarqué que les mathématiques sont des disciplines de l’esprit qui fraient perpétuellement et nécessairement avec le sophisme. »




Neuvième carnet

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_17/




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