Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

À Citagol - Passage à Catalga - Le Târâgâlâ - Requins baleines - Suite...

Table des matières





Cahier un - À Citagol

Le 4 avril

La mer fait des nuages ; on tend à l’oublier quand on en est loin, l’esprit peuplé de rêves ensoleillés. La mer produit des nuages, et comme elle reste plus tempérée que les terres, elle produit aussi des vents pour les y pousser. Les régions côtières ont généralement un ciel chargé, tantôt de nuages lourds, sinon au moins d’une légère nébulosité.

Ce n’est bien sûr pas vrai partout ; les régions côtières des mers closes, comme la Mer Rouge, la Mer Noire ou la Mer Blanche (l’ancien nom de la Méditerranée) ont des cieux plus purs et des terres desséchées, mais la majeure partie des côtes borde des océans. Leurs ciels sont plus souvent laiteux qu’azuréens, avec une visibilité bien inférieure aux huit milles nautiques.

Le mille nautique

Le mille nautique correspond à une minute d’angle de latitude, ce qui en fait une mesure pratique pour la navigation. Cette valeur fut internationalement fixée en 1929. À l’origine, le mille désignait une distance nettement inférieure : le dixième de celle sur laquelle nous pouvons voir la surface de la mer avant qu’elle ne soit cachée par la courbure de la terre, soit environ quinze kilomètres, ou huit milles nautiques. Le mille britannique, dit international, et le mille terrestre américain, qui diffèrent l’un de l’autre de quelques millimètres, en sont des survivances.

La terre n’étant pas une sphère parfaite, la minute d’angle n’y a pas partout la même longueur. Elle fait au pôle 1 849,104 mètres, et 1 855,325 mètres à l’équateur. On a donc pris une valeur moyenne de 1 852,216 mètres, qui correspond à la longitude de 47°0,112’. Il n’y a de toute façon pas de grand intérêt à convertir des milles nautiques en kilomètres.

Le port de Citagol

Le port de Citagol n’est pas bien grand, mais il commence à attirer quelques navires, les détournant des routes encombrées de la mer de Chine. Il est d’ailleurs très moderne et peut-être un peu surdimensionné, avec ses hautes grues et ses portiques à conteneurs.

Quand je vais en ville, je descends toujours du bus à l’avant-dernier arrêt, le long de la grande voie qui surplombe la mer de son haut parapet, en face des quais. J’aime y contempler les installations portuaires sous un ciel souvent blanc. De là, elles paraissent plus immenses, plus agitées, mais un peu comme un décor derrière lequel elles ne s’étendent pas bien loin, au contraire de la plupart des ports de la région. Je marche alors jusqu’au jardin où il m’arrive de m’asseoir un instant quand je suis en avance, face aux hautes grues et aux larges hangars que je vois, à travers les palmiers et les fleurs tropicales, à une ou deux encablures.

La valeur de l’encablure a été adoptée internationalement en même temps que le mille nautique. L’encablure est un dixième de mille nautique, soit un dixième de minute de latitude. Naturellement la valeur de l’encablure varie légèrement selon qu’on s’approche de l’équateur ou des pôles, mais l’intérêt de convertir des encablures en mètres n’est pas évident ; sauf peut-être pour mesurer la vitesse d’un navire.

Certes, si l’on oublie cette relation entre les mesures métriques et angulaires, on pourrait en déduire qu’un navire serait plus rapide dans l’Océan Arctique que dans le Détroit de Malaka ; mais pourquoi pas aussi bien, que le temps se détend avec la chaleur. Cette dernière déduction est peut-être moins folle qu’elle ne le paraît au premier abord. Au fond, l’imprécision paraît régner partout dans le cosmos, mais elle est peut-être la marque d’une exactitude supérieure. Après tout, il n’est qu’une réalité, et elle est consistante avant-même toute mesure.

Citangol

Citangol, l’île indépendante qui porte presque le même nom que sa capitale et unique ville, n’est pas très grande. Elle est peu peuplée, son relief volcanique la rendant peu propice à l’agriculture comme à l’habitat. Elle est découpée d’arêtes rocheuses entre lesquelles serpentent d’étroites vallées couvertes d’une végétation dense. Les arbres poussent plus vite que l’industrie du bois ne l’entame ; seule industrie exportatrice à s’être durablement installée depuis le dix-neuvième siècle.

Il est apparu récemment l’ébauche d’une industrie informatique. Peut-être est-il excessif alors de parler d’industrie, ce serait plutôt un artisanat. On fabrique des ordinateurs pas très chers, quasiment sur mesure, configurés selon les besoins de l’acheteur. Ils sont d’abord destinés à la population locale, mais on peut en commander en ligne de partout dans le monde. La fabrique n’en produit de toute façon pas plus de quinze ou vingt par jour.

La qualité d’un ordinateur dépend moins de son architecture matérielle que des programmes qui la commandent. C’est un avantage très fort que la machine et le système soient parfaitement intégrés. Pendant longtemps, la supériorité des Macintosh était fondée sur l’adaptation du système à la machine, et elle l’est encore. Sinon, ils n’avaient rien de particulièrement remarquable comparés aux autres ordinateurs personnels. Ici, le système est libre et en source lisible, il est une variante de Linux revue et corrigée pour tirer le meilleur parti de l’architecture matérielle. Ces caractéristiques en font des machines recherchées par des utilisateurs avertis. Naturellement, on peut y installer n’importe quelle autre distribution.

Le 10 avril

Il existe aussi depuis longtemps à Citangol une industrie de la construction navale. Elle ne produit encore que des bateaux de pêche. Ce sont de très petits ateliers dans lesquels ne travaillent pas plus d’une douzaine de personnes. La construction navale a maintenant abandonné le bois, qui se réserve à la construction, l’ameublement et l’exportation. Après être passée à la fibre de verre, elle s’est tournée vers la fibre de lin, qui, elle, est biodégradable. La fibre de lin ne nécessite pas d’équipements différents de ceux qu’avait exigés la fibre de verre, et elle puise dans la production agricole locale.

Ziad

Ziad m’avait fortement impressionné lors de nos premiers contacts par courriel. Les photos que j’avais vues de lui en ligne, un petit bonhomme modeste et souriant, contrastaient avec l’impression d’un esprit solide et pénétrant que suscitait sa lecture. Elle m’incitait à lui répondre avec un style et une pensée aussi soutenus que les siens. Cette impression serait devenue intimidante si sa correspondance n’avait été tempérée par la gentillesse et une grande attention à son interlocuteur.

Quand je l’ai rencontré en arrivant ici, je fus encore surpris de le voir si semblable à ses photos. Un petit homme sans âge, mais visiblement bien plus jeune que moi, poli et souriant, du genre auquel on ne prête généralement aucune attention. Sa tenue même, un pantalon de toile foncé, une chemise claire, une paire de tongs, et la coiffure de ses cheveux très noirs, qui semblaient avoir été coupés après qu’on lui eût posé un bol sur la tête, n’étaient ni assez décontractées ni assez conventionnelles pour qu’on n’imaginât pas avoir à faire à un garçon de café ou à un vendeur des nombreuses boutiques du port. Et je n’étais pas moins surpris de voir que tous ceux qui s’adressaient à lui manifestaient un certain respect, ou du moins accordaient à ses paroles cette attention et cette écoute qu’on réserve aux personnes importantes. Il m’a fallu un certain temps pour unifier cette impression composite que me laissait le personnage ; le temps de trouver moi-même la bonne posture pour m’adresser à lui.

Le 11 avril

Ziad a joué un rôle déterminant dans la naissance d’une industrie informatique à Citangol. Il n’est pourtant pas un homme d’affaires. Peut-être un ingénieur ? En fait je ne sais rien de son statut ni de sa fonction ; peut-être effectivement un garçon de café. Il a principalement fait se rencontrer et coopérer quelques aptitudes. La fonction de garçon de café n’est assurément pas la pire pour cela après tout.

« Le secret », m’avait-il expliqué par courriel, « c’était de remplacer la chaîne de production par le groupe autonome. » Un petit groupe d’hommes et de femmes, une demi-douzaine tout au plus, qui travaillent ensemble sans autre forme hiérarchique ni pression de l’extérieur, ont d’étonnantes capacités de se mettre mutuellement à niveau, de se transmettre leurs connaissances, d’aller les chercher au besoin, et même d’en produire à partir de leurs propres expériences.

Nous n’aurions jamais réussi autrement, me disait-il encore hier soir. On peut s’interroger sur les avantages qu’un ingénieur en programmation trouverait à passer des heures à manier un fer à souder, on peut en redouter un sous-emploi de ses compétences, mais crois-moi, il ne perd pas son temps. Ce passage par le côté matériel, nouveau pour lui, peut stimuler son imagination d’une façon décisive, comme tu aurais peine à le croire.

Le 12 avril

Citangol est le paradis des fleurs et des oiseaux. Les couleurs vives des unes et des autres déchirent par endroits l’épaisse masse verte. Il n’est pas nécessaire pour le voir de s’éloigner beaucoup de la ville, ni même toujours d’en sortir.

Citangol est à la limite du plateau continental. Les grands archipels de la région, Philippines, Bornéo, Indonésie, étaient encore rattachés au continent à l’ère glaciaire. Ils ont probablement été peuplés par des tribus nomades qui les ont rejoints à pied sec.

Juste après l’île et le chapelet des plus petites qui la prolonge au nord et au sud, on tombe à l’est sur les grandes fosses qui entourent le Pacifique, et qui plongent presque immédiatement jusqu’à plus de onze mille mètres. Le point culminant de Citangol, le mont Tagalbi approche quant à lui les trois mille mètres. L’île est traversée par deux hautes chaînes qui se ramifient en gorges et en étroites vallées. Même si des scieries en exploitent les bois précieux, les difficultés d’accès protègent efficacement les forêts.

Les Citangolais utilisent de toute façon moins le bois que le bambou. Il pousse si vite dans les basses vallées qu’on peut en couper autant qu’on en a besoin. C’est un matériau léger et très polyvalent. Sa structure tubulaire le rend très résistant et capable de servir de charpente à des maisons de plus d’un étage. Fendus en deux dans sa longueur, il fait d’excellentes tuiles pour les toits.

Les tiges plus fines du bambou, souples et malléables quand elles sont humides, se prêtent bien à la fabrication de mobilier, comme le rotin, qui lui vient des lianes ; on en produit aussi dans l’île. On passe alors la canne dans un four à vapeur avant de la cintrer. Taillée en lanière, on en tresse encore des paniers, des chapeaux, des paravents, des fonds de chaises et de divans.

Citangol est aussi le paradis des insectes. Ils tiennent une part considérable dans l’alimentation locale, compensant utilement les faibles capacités d’élevage. L’usage d’insecticide est formellement interdit sur tout le territoire. Mes bagages ont été minutieusement fouillés à mon arrivée pour s’assurer que je n’en possédais pas comme des voyageurs s’en munissent parfois sans malice.

Chez Ziad

Tout homme vit dans un environnement double : celui de son rapport à ses proches, et celui à son environnement physique. Je veux dire que dans un tel rapport il y a trois termes : moi, les autres et l’environnement physique. Mon rapport à l’environnement physique est la technique. Mes aptitudes techniques, je les dois presque exclusivement aux autres, présents ou passés. Quant aux techniques que je ne possède pas, elles me rendent plus encore dépendant des autres. Je pourrais alors être amené à confondre les deux, techniques et rapports humains, voir la technique comme un simple rapport social. Je ne dois cependant pas oublier que les rapports humains sont avant tout des rapports de l’homme à son environnement physique.

J’écoute attentivement les réflexions de Ziad tandis que nous mangeons assis sur un tapis de bambou tressé. Nos bols aussi sont de bambou, tout comme nos baguettes.

« Je dois ne pas oublier non plus », continue-t-il, « que tout succès dans une entreprise humaine ne dépend pas seulement de conventions ni d’accord entre les hommes, mais essentiellement de leur capacité à venir à bout des résistances de leur environnement matériel. » Il parle lentement n’hésitant pas à s’arrêter pour porter ses baguettes à la bouche et mâcher consciencieusement. « Même si toute entreprise technique dépend largement des transmissions du savoir, même si l’environnement matériel est déjà largement produit par du travail humain, et même si tout travail sur l’environnement est généralement une coopération, il appartient à chacun de mesurer ses propres succès face à la résistance du monde physique. Les rapports entre les trois termes : moi, les autres et l’environnement, sont complexes et souvent inextricables. Il n’en demeure pas moins que celui entre moi et l’environnement est essentiel, et qu’il l’emporte en définitive sur les autres. »

Sa maison paraît bien fragile sur ses pilotis de bambou plantés dans le sable face aux longs rouleaux du Pacifique. On entend les vagues s’écraser comme si elles étaient toutes proches, leur bruit sourd accompagné par le chant des insectes et des oiseaux de nuit.

« Tous les animaux entretiennent entre eux des rapports qui sont aussi ceux à leur environnement », continue Ziad, « mais ils n’en élaborent pas des techniques complexes. Du moins, ils ne créent pas d’objets complexes pour intervenir sur leur environnement ; ils n’en tirent pas des systèmes de mesure et de représentations, ni ne s’en servent comme des prothèses à leur pensée. »






Cahier deux - Passage à Catalga

Le 13 avril

Je suis monté passer quelques jours à Catalga avec Ziad. La bourgade est périlleusement bâtie au flanc du massif du Târâgâlâ. À la merci de tout glissement de terrain, il enjambe des ravins, donne de loin la vue de derrières de maison au bord du vide. On se demande quelle folie peut hanter les gens pour bâtir ainsi sur une île volcanique.

Catalga n’est pas un village, c’est un bourg, presque une ville. On trouve bien des petites maisons vétustes, presque des cabanes entassées sans ordre, telles qu’elles le paraissent de loin, mais aussi de beaux immeubles de pierre, et de vraies rues. Les gens d’ici semblent portés au bricolage et au rafistolage, et l’on s’étonne que Catalga puisse résister tous les ans à la saison de la mousson.

L’altitude, pas loin de deux mille mètres, et la proximité des cimes du Tagalbi, rendent l’atmosphère plus fraîche et plus agréable que sur la côte, mais elle peut monter considérablement l’après-midi.

Les matins de Catalga

Les matins, à Catalga, les monts semblent flotter sur une mer de nuages d’où se détachent à contre-jour des squelettes de ramures et de lianes. Il n’y a alors presque plus de couleurs, sauf celle, s’il apparaît, d’un soleil rose sale.

Gris, rose sale, combien les mots trahissent la beauté. Les crépuscules aussi sont merveilleux. Hier soir, un ciel marbré de nuages absolument roses sur un bleu qu’ils cachaient presque complètement.

C’est ici que sont nés les premiers ordinateurs, avant que l’atelier ne se déplace jusqu’au port de Citagol, d’où il est plus facile de les expédier, et de réceptionner les composants de base. « Nous réfléchissons à la possibilité de changer leur revêtement par de la fibre de bambou », m’a confié Ziad incidemment.

À Catalga

Tous les matins, les nuages gravissent les monts, mais la déclivité est trop forte pour qu’ils parviennent jusqu’aux cimes. Au-dessus de deux mille mètres, le ciel est clair et dégagé, et la végétation change, bosquets et prairies remplacent la jungle, là du moins où la roche leur cède la place.

Les ordinateurs ont pris le nom de la montagne où ils ont été conçus : des Târâgâlâs. C’est en effet un nom qui sonne bien et qui demeure correctement prononçable dans toutes les langues du monde. Les constructeurs tiennent aux accents sur les « a », dont les quatre triangles constituent le logo de la marque, symbolisant justement les quatre pics du massif du Târâgâlâ.

Ces derniers temps, la coopérative a entamé une collaboration avec deux chantiers navals dans le but de construire un bateau tout à fait non-conventionnel.

La mode à Catalga

La queue de cheval est à la mode chez les femmes de Catalga. Les tresses aussi sont appréciées. On porte des tuniques unisexes. La veste s’attache avec de petits boutons de tissu, sans col.

On n’a toujours pas renoncé ici au chapeau conique traditionnel de l’Extrême-Orient, au profit de la casquette de base-ball comme cela peut se voir quelquefois à Citagol, et c’est une excellente idée, car cette coiffure protège non seulement très bien du soleil, mais aussi très efficacement de la pluie. Je n’ai d’ailleurs pas tardé à m’en procurer une. Ça ne me va pas du tout, mais je ne pourrais déjà plus m’en passer, avec de la pluie quasi-quotidienne.

Ces chapeaux sont faits en lames de bambou, ou encore en paille de riz, et ils sont alors meilleur marché. Lorsque le soleil ne frappe pas, et lorsqu’il ne pleut pas non plus, ce qui est le plus fréquent, on peut les porter attaché dans le dos. Je trouve qu’une telle coiffure sied mieux aux femmes qu’aux hommes. Surtout quand le chapeau est large, comme il se porte ici. Il accentue la finesse d’une silhouette. Il amplifie aussi les mouvements de la tête, et donc du regard.

Le 14 avril

L’Océan Indien et la Mer de Chine sont séparés du Pacifique par de grands archipels, du Japon à l’Indonésie, qui forment la limite très étendue du plateau continental, et constituent cette fameuse « barrière de feu » volcanique et instable. Le climat y est chaud à cause des courants qui remontent vers le Pôle, alors qu’il est froid de l’autre côté, à même longitude sur la côte américaine où ils redescendent. Même s’il est chaud ce climat reste relativement tempéré à cause de l’Océan. À Citagol, on pourrait passer l’année en chemise et en veste, m’a-t-on dit.

On construit des murs de bambou. C’est solide, léger, étanche, et relativement insonore pour une faible épaisseur. À Catalga, on en fait des sortes de chalets, dont le toit a les extrémités recourbées selon la mode chinoise largement usitée dans toute l’Asie. C’est dans l’un de ces chalets aux portes de Catalga que Ziad m’héberge.

Ziad porte un nom musulman, mais ses coreligionnaires sont très minoritaires sur l’île. Les Bouddhistes sont plus nombreux, et la majorité de la population pratique plutôt une sorte de polythéisme animiste aux étranges dieux qu’ils figurent par des compositions abstraites. Le Seigneur des Monts et de la Lave, que j’ai aperçu par la porte entrouverte d’un temple de Catalga, était figuré par une masse imprécise et convulsive qui m’a fait penser à la façon dont Hokusai dessinait les vagues.

Le 15 avril

Redescendus ce matin à Citagol. La mer est très différente selon qu’on soit à l’ouest, du côté continental, ou à l’est, du côté Pacifique sur lequel est situé le port de Citagol. Dès qu’on en a passé la rade, on reconnaît tout de suite les longs rouleaux de l’océan.

Le navire est déjà en état de naviguer, et j’ai participé aux premiers essais en mer avec Ziad, Kalinda et quelques autres Târâgâlonautes dont j’ai fait la connaissance.

Les Târâgâlonautes

Quelle différence y a-t-il entre un bateau et un navire ? Ces deux mots peuvent être employés l’un pour l’autre, mais celui de navire désigne plus particulièrement un bateau capable de naviguer en haute mer. Un gros bateau ne le peut pas forcément, comme ceux à roues qui montaient le Mississippi. Le Târâgâlâ, qui n’est qu’un petit navire, a été conçu pour ça.

L’idée était de construire une unité qui produise sa propre énergie. On me dira que ce n’est pas une idée bien nouvelle, et qu’avant la marine à vapeur, elle était le principe de toute navigation. Charger un navire de pétrole ou de charbon est une idée plutôt nouvelle, mais certainement pas un progrès. Il est bête d’assimiler toute nouveauté à du progrès, et en venir tôt ou tard à conclure qu’on ne croit plus au progrès.

Charger son navire de pétrole ou de charbon est donc un régrès sur des millénaires de navigation qui nous ont conduits de la pirogue au clipper. Se sortir d’un tel régrès est tout sauf revenir à un stade antérieur, comme l’ont très bien compris Ziad, Kalinda et les autres Târâgâlonautes.

Le navire prototype a été baptisé le Târâgâlâ, du nom de la coopérative qui fabrique les ordinateurs du même nom, et qui l’a conçu, et de celui du massif au flanc duquel elle est sise. Il est construit pour puiser toute son énergie dans les vagues et le vent, et la retransmettre aux quatre turbines orientables qui le propulsent et le dirigent.

Kalinda

J’ai donc fait la connaissance de Kalinda, une femme pas très loin de mon âge, dont probablement la nage quotidienne a conservé à son corps sa silhouette et sa vivacité. La taille ceinte d’un splendide paréo, une veste légère de lin dont elle retrousse négligemment les manches, chaussée de tongs de plastique, elle donne à sa parure une élégance singulière.

« Il n’est pas très difficile de détacher des électrons libres et d’en faire un courant, puis de le faire circuler dans des fils isolés », m’explique Kalinda. « La difficulté tient plutôt à des mesures précises. Quoi qu’il en soit, il est curieux qu’après plus de deux siècles, personne quasiment ne sache produire de l’électricité par ses propres moyens. »

Nous sommes restés ensemble dans la petite maison sur pilotis de la plage. Ziad est remonté à Catalga. « Bien sûr, quelques outils manufacturés seraient quand même nécessaires », précise-t-elle, « mais rien de bien compliqué. Après tout, même pour planter un petit jardin, nous avons besoin d’outils que nous ne saurions pas fabriquer nous-mêmes. »

Kalinda est une sirène. Elle a travaillé longtemps avec son mari dans la construction navale avant qu’il ne meure au cours du dernier séisme. Depuis, elle a rejoint les amis de Ziad, et elle est à la source de leur coopération. Elle connaît tout de la mer.

« Il n’est pas très difficile de détacher des électrons et d’en faire un courant », continue Kalinda, « d’en maîtriser la technique et même d’en comprendre les fondements théoriques, ceux de l’électromagnétisme. Au lieu de cela, nous cherchons sans cesse des prises où brancher nos câbles comme un nourrisson cherche le sein de sa mère. »

Des cultures, des peuples et des langues

Les Citangolais se sont profondément métissés au fil des siècles, et même des millénaires, car l’île était déjà occupée aux temps préhistoriques. Pourtant les communautés restent attachées à leurs cultures respectives. On le sent tout de suite en passant d’une vallée à l’autre.

Vous ne trouverez pas dans toute l’île un musulman qui ignore la notion de dharmakâya, ni un bouddhiste qui ne sache ce qu’est le wajd, et tous respectent plus ou moins les divinités animistes des lieux. Tous connaissent assez bien leurs multiples cultures, mais sans être jamais parvenus à les réduire à une seule. Ce n’est au fond pas plus mal, car cette réduction aurait pu aussi bien les tuer, ou les ramener à du folklore. Avec Kalinda et Ziad, nous en avons longuement parlé à plusieurs reprises, notamment l’autre soir avant son départ, où nous avons dîné ensemble chez elle.

« On dit que les hommes vivent en société », disait Ziad, « mais la société en question est plus précisément un peuple. Je ne joue pas sur les mots : si quelqu’un dit qu’il rêve d’une société idéale, on lui prêtera une pensée utopiste et probablement humaniste. S’il parle plutôt d’un peuple idéal, son propos paraîtra immédiatement plus inquiétant. »

« On ne sait pas bien ce qu’est une société », disait-il encore, « mais ce n’est pas grave car la société est une abstraction. On ne sait pas non plus ce qu’est un peuple, et c’est plus embêtant car ce mot ne désigne certainement pas des abstractions. La notion de peuple est problématique. Celle de société est le tapis sous lequel on en balaie les problèmes. »

Je ne sais vraiment pas ce qu’est un peuple, mais je suppose que ce ne doit pas être sans rapport avec ce qu’est une langue : une communauté de locuteurs ; une société de locuteurs. Notons que tout homme est en principe capable d’en connaître plusieurs, d’en manipuler des dizaines et d’en parler très correctement quelques-unes.

À Citangol, on parle plusieurs langues, qui se déclinent chacune en plusieurs dialectes locaux différant sur quelques détails. On parle aussi couramment plusieurs langues étrangères à l’île. Les langues existent et les sociétés de locuteurs doivent les maintenir en état de marche. On ne les remplacera pas par un anglais d’aéroport, pas plus qu’on ne le fit par un latin d’église. Des gens ont rêvé d’inventer une langue idéale, et l’ont fait ; mais on n’a pas pu inventer une société de locuteurs.

Notons aussi que les langues se traduisent, et plus cette traduction est difficile, plus c’est intéressant, plus nous approchons du fonctionnement réel de la pensée, qui, en ce sens, est bien trans-linguistique, sans faire l’économie des langues naturelles.

Confessions sur mon propre rapport aux langues

Avant d’atteindre l’âge adulte, j’étais convaincu d’une supériorité de la culture franco-anglo-germanique. La Modernité Occidentale a été bâtie sur ces trois langues, qui avaient parfaitement intégré leurs vocabulaires philosophiques, scientifiques, technologiques, mathématiques… Aussi différentes qu’elles aient été, on avait appris à déplacer leurs jeux de langage de l’une à l’autre. Ceux-ci étaient, d’autre part, solidement établis dans le latin et le grec. C’est pourquoi, pendant longtemps, je ne me suis pas intéressé à d’autres langues, et pourquoi je n’ai même pas jugé utile d’approfondir davantage mon anglais et mon allemand.

Même très jeune, je n’étais cependant pas complètement idiot. J’avais bien vu que je comptais avec des chiffres arabes, et que nous les écrivions justement dans le sens inverse des langues européennes puisque nous commençons par compter les unités, mais que nous écrivons celles-ci les dernières. Je connaissais la quantité de mots arabes utilisés en mathématiques, en chimie, et en astronomie.

Je m’étais aussi frotté à des concepts du sanskrit et du chinois. Mais enfin tout cela était bien vieux. L’Europe n’avait pris le mors aux dents qu’au dix-septième siècle, mais avait fait depuis des découvertes qui changeaient toutes les conceptions du réel ; réinventé des rapports entre les hommes, les avait remis en question et imaginé une perspective révolutionnaire qui, à l’évidence, ne laissait pas le reste du monde indifférent. Ma conception n’était donc pas sans fondements, ni dépourvue d’un certain sens du provisoire, même si elle eut des conséquences malheureuses sur mon intérêt pour les langues à l’âge-même où l’on a le plus d’aptitude à les apprendre.






Cahier trois - Le Târâgâlâ

La passerelle du Târâgâlâ

La passerelle du Târâgâlâ donne une curieuse impression mêlant le goût de la jonque classique à celui d’une nouvelle technologie proche de la science-fiction. Les murs et l’ameublement sont en bois marqueté. En fait, c’est du bambou taillé en lattes et pressé à chaud. Je ne sais comment il est traité et collé ; il paraît vitrifié plutôt que ciré, et son contact est agréable à la peau.

L’habitacle n’est pas encombré de machines. Du fauteuil, on voit seulement trois écrans devant soi, et un clavier logé dans la table, sous une fine planche coulissante. Quelques voyants sont visibles au travers de minuscules trous très soigneusement ménagés.

Sinon le navire peut aussi être piloté à l’aide de n’importe quel ordinateur, à bord et même au-delà. Il suffit d’y installer un petit programme pour se connecter avec celui du Târâgâlâ.

Des vagues

Nous voguons dans la nuit trente nœuds sous une pluie battante. Le nœud est une unité de vitesse, il correspond à une minute de latitude à l’heure. La pluie est forte mais la mer n’est pas particulièrement agitée. Nous voguons plein Est, et des vagues de grande amplitude qui remontent de l’équateur nous prennent par tribord, provoquant un puissant roulis plutôt désagréable. Quand mon regard passe de l’écran à la vitre où j’essaie de percer l’obscurité, la nausée me guette.

On doit contrôler où l’on porte son regard par un temps pareil si l’on veut échapper au mal de mer. Notre âme doit être rassurée à tout instant par l’esprit, comme un animal qui ne peut comprendre qu’il soit à la fois en mer et au sec. En gardant la conscience du mouvement de la mer, le corps se calme. Il n’est même pas indispensable d’en garder conscience, car la conscience n’est pas nécessaire au fonctionnement de l’esprit, il suffit d’en intégrer le rythme ; comme on écrit des vers, en somme.

L’amplitude d’une vague est la distance entre deux crêtes. Dans l’Océan Pacifique, ou plus encore dans l’Océan Indien, cette amplitude peut largement excéder les deux-cents mètres. Ce qu’on appelle le creux est la différence de hauteur entre la pointe de la vague, et le point le plus bas qu’atteint la surface de l’océan entre deux crêtes. Dans ces mêmes océans, ces creux peuvent dépasser les dix mètres. En fait, on a même pu mesurer des vagues de plus de trente mètres au cours de tempêtes. Le principal danger d’une vague pour un navire est la pression qu’elle exerce sur la coque. Une vague de tempête de dix mètres, peut exercer une pression de six tonnes au mètre carré. Une vague de trente mètres peut exercer jusqu’à cent tonnes.

Naturellement, le danger d’une vague ne dépend pas principalement de sa hauteur. Elle dépend de l’amplitude, et de la vitesse. Avec une amplitude de deux-cents mètres le navire aura tout le temps de descendre un creux de dix mètres, puis de s’élever à la hauteur de la vague suivante.

La colle

La coque et l’armature, la fibre de lin et le bambou, sont fixés l’un à l’autre par des entailles et de la colle. On utilise une colle végétale de composition assez simple mais efficace. Rien n’est toxique en elle ; aucun produit de synthèse à la chimie complexe n’en accélère le séchage ni ne le ralentit. Il n’est aucun besoin de porter des gants ni de se protéger d’aucune manière.

La colle, dans de gros sacs de papier épais, se présente sous forme de cristaux un peu plus gros que ceux du sucre de canne, et d’une couleur brune assez semblable. On y verse de l’eau de manière à en faire un liquide épais. On la passe au pinceau. On ajoute plus ou moins d’eau selon qu’on souhaite une pâte épaisse ou un liquide fluide. On commence en général par une couche épaisse, puis par d’autres plus fluides après séchage. Il en résulte une surface vitrifiée que l’on ponce pour la rendre plus lisse, et qui semble ne faire qu’une seule matière avec le bambou et la fibre de lin.

On en recouvre la coque et le pont, puis on les ponce pour faciliter le glissement des vagues. On en passe également quelques couches bien fluides à l’intérieur des cabines. Le matériau en devient entièrement étanche. Si l’on y verse de l’eau, les gouttes restent formées, comme sur du verre.

On en repasse une ou deux couches de loin en loin, comme on repeindrait une coque de métal pour la protéger de la corrosion de la mer.

Le Târâgâlâ

Le Târâgâlâ possède beaucoup des caractères de la jonque classique. Le château est à la poupe d’où il domine tout le pont. Cette poupe est massive, en contraste avec la proue, effilée et plus basse avec un faible tirant d'eau. À la proue, l’étrave n’est pas taillée comme une lame verticale pour fendre les flots, elle est plate et horizontale au contraire, recourbée plutôt, comme les anciennes jonques. Elle s’élève d’abord dans le prolongement du pont en s’affinant, puis se replie vers le bas à son extrémité, offrant aux vagues une surface inclinée d’à-peu-près soixante degrés juste au-dessus d’un bulbe nettement aplati. Celui-ci est la seule innovation du Târâgâlâ sur l’architecture navale d’Asie.

Cette structure renforce aussi l’assise du bâtiment, et elle offre aux turbines du pont une exposition optimale au vent. Celles-ci fournissent l’énergie à un transformateur qui alimente les quatre turbines mobiles sous la coque, et qui donnent au Târâgâlâ une incroyable maniabilité. J’aime quand on accoste voir Kalinda descendre sur le pont avec son ordinateur, et se pencher au bastingage pour ajuster parfaitement la coupée au débarcadère, comme on ferait un créneau contre un trottoir, sans attendre que quiconque n’ait à tirer de bouts jusqu’à des bittes d’amarrage.

Les quatre turbines sous le pont nous permettent d’aller trente nœuds dans une nuit d’encre et une mer qui ne nous est pas favorable. Nous n’osions pas aller si vite en plein jour, car il nous aurait fallu être plus vigilants ; nous redoutions les petites embarcations plates utilisées par des pêcheurs, que le radar distingue mal, et qui peuvent surgir à la dernière seconde de la crête d’une vague. Personne ne s’aventurerait dans la nuit en pleine mer sur de telles embarcations, et nous sommes de toute façon maintenant trop loin des côtes.

La force des turbines peut être augmentée par une voile, dont le mat se rabat quand les conditions climatiques rendent son usage inutile ou dangereux. Elle est renforcée par une armature de lattes de bambou, comme il est traditionnel aussi en Extrême-Orient. Cette armature évite qu’une voile ne soit fendue de bout en bout. Même déchirée en de nombreux endroits elle permet encore de naviguer quand une voile classique serait devenue inutilisable. Les lattes la maintiennent tendue en toute circonstance, lui donnant un meilleur aérodynamisme. Une voilure trop enflée, faisant sac, crée des turbulences d’air superflues.

Conformément aux goûts de la région, la voile n’est évidemment pas triangulaire, ni non plus carrée ; plutôt en forme d’aile de papillon.

À propos d’une deuxième voile

C : Centre de gravité de la voile. A : Drisse sur palan. B : Cravate, ce bout passe autour du mât et assure l’éloignement plus ou moins important de la voile par rapport au mât. Une grande estrope permet le passage du mât et les variations de position du centre de gravité en avant et arrière. De plus petites estropes à chaque bambou.

R : Bout de réglage d’avance ou recul de la voile. En relâchant du bout, la voile va vers l’avant par simple gravité, et évidement elle recule quand on en reprend.

D : Lazy Jack. Il n’existe pas de nom français, mais il doit y avoir un nom chinois, puisqu’il y a trois mille ans que cela existe sur les jonques.

F : Écoutes multiples. Le dernier bambou en haut n’a pas d’écoute. Ensuite les bambous sont généralement dirigés deux à deux par la même série d’écoutes. On a une écoute pour les deux premiers bambous (après le dernier), elle part de l’extrémité du bambou.

J’ai pris ces notes sur la voile, accompagnées d’un fort joli dessin. Nous envisageons d’en ajouter une à la proue. Les mâts ne sont pas absolument verticaux sur les jonques. Ils penchent vers l’avant, donnant ainsi une plus grande souplesse au maniement de la voile qui lui est attachée par une estrope à la hauteur de chaque latte. Tout cela est dirigé sur le Târâgâlâ par un double jeu de commandes, les unes manuelles, les autres au clavier à travers le programme.

Il est préférable d’apprendre d’abord comment utiliser les commandes manuelles et de s’y entraîner avant de confier son sort à l’ordinateur qui exécutera parfaitement tout ce que nous lui demanderons, mais ne nous dira jamais ce que nous devons faire.

Le programme qui commande la voile n’a pas d’interface graphique ; tout se manœuvre en lignes de code dans une fenêtre noire. Il est cependant simple et réactif, du moins après qu’on ait appris à s’en servir et qu’on s’y soit habitué, et surtout après qu’on ait bien compris de quoi il en retournait concrètement dans les gréements. C’est pourquoi une deuxième voile nous poserait des problèmes. En plus des gréements supplémentaires qui encombreraient le pont, le programme en serait considérablement compliqué, et surtout la manœuvre des deux voiles en même temps.

J’ai encore pris des notes dont je ne comprends déjà plus la moitié : Chaque bouquet de poulie est montée à l’aide d’un palan croché dans la petite herse, frappée à cet effet sur l’estrope. Une fois les bouts des estropes présentés dans chaque double des pentoires, on passe dedans un gros chevillot d’environ trois pouces de diamètre, qui reste continuellement amarré au bouquet.

Des mots techniques

On exagère l’importance du vocabulaire technique. Ce sont les objets qui sont importants. Ce sont les objets que l’on doit apprendre, leur fonctionnement, pas le vocabulaire qui n’est pas plus technique qu’un autre en soi.

D’ailleurs tout vocabulaire est technique à sa source. Je ne saurais le prouver mais j’en ai la nette intuition. Tout vocabulaire s’appuie sur des objets concrets dont on a bien compris l’usage, le fonctionnement, le mécanisme, et dont on peut toujours étendre la signification. On dit alors de cette signification qu’elle est figurée. Il peut advenir qu’on en oublie l’objet, et que le sens figuré devienne la principale, voire l’unique signification. Je suis bien certain qu’à chaque mot correspond ou a correspondu un objet concret et fonctionnel, un mécanisme.

Les termes eux-mêmes n’ont pas d’importance ; quand on a l’objet, le fonctionnement, on peut bien l’appeler n’importe comment. Lazy Jack : pourquoi pas « ma tante Agathe » ? Jacques le Paresseux : c’est un terme technique ça ?

Avec Kalinda

Kalinda a la taille ceinte d’un paréo imprimé aux tons verts qui s’accordent au mat de sa peau. Elle porte une veste légère de lin noir, dont elle roule les manches au-dessus des poignets, et qui dévoile sa taille quand elle lève les bras. Elle attache sa queue de cheval sous un foulard, vert lui aussi, quand elle la gênerait pour travailler.

À Citagol, elle occupe une place importante dans les rites qui concernent la Dame des Eaux Profondes. Elle m’a dit « wokship » mais elle a paru hésiter sur le terme comme si elle n’en trouvait aucun qui convienne. J’imagine que « rite » est correct.

Ziad m’a affirmé que Kalinda entretenait une intimité particulière avec la mer par l’intermédiaire de la Dame des Eaux Profondes. « Elle sent à l’avance les lames dangereuses », m’a-t-il affirmé. « Comment cela ? me suis-je enquis curieux. – Comme tu sens toi-même que tu vas éternuer, par exemple. »

Ziad est pourtant de ceux qui s’en remettent plutôt à la volonté de leur Seigneur Très-Haut, mais il m’a confié qu’il ne pouvait qu’être bénéfique de partir en mer avec quelqu’un qui entretient comme Kalinda un tel rapport avec les flots. Il plaisantait bien sûr un peu, non sans quelque ironie, mais je reconnais que je ne suis pas loin de partager cet avis.

« Le Bouddhisme a été dès l’origine, aux temps-mêmes de la prédication de Shakya-Mouni, une pratique monacale », m’a dit Kalinda. « Chez les Monothéistes, qu’ils soient de tradition abrahamique ou zoroastrienne, l’orthopraxie consiste au contraire à aimer et à avoir des enfants. » C’est une remarque tellement évidente que je n’en avais jusqu’à ce jour pas soupçonné l’importance.

« Ces communautés d’un même sexe ne peuvent rien amener de bon », m’a expliqué Kalinda, « surtout quand elles se mettent en tête de subjuguer le peuple. Le monothéisme correspond à des communautés plus bourgeoises. » Elle a dit « citizenly », que je suis tenté de traduire par bourgeois plutôt que par citoyen : ces classes urbaines de commerçants et d’artisans qui ont produit les grands mystiques de l’Islam et du Judaïsme.

« Souvent, ces deux orthopraxies se sont métissées », a-t-elle continué. « Le Christianisme en est un exemple, qui a dérivé rapidement lui aussi vers des pratiques monacales. Et ces métissages se sont rarement faits à partir de ce que les deux écoles avaient de meilleur. »

« Certes », lui ai-je renvoyé amusé, « le culte des forces naturelles est assurément le meilleur. » Kalinda a ri : « Ce n’est pas ce que je voulais dire… mais, tu as raison, je le pense. »






Chapitre quatre - Requins Baleines

Les requins baleines

Kalinda a plongé en apnée pour nager parmi les requins baleine. Elle n’a pas froid aux yeux. Moi, je barbote près de la coupée en tentant de la prendre en photo avec un puissant zoom. Je ne serais pas moi-même beaucoup plus intimidé, mais il est déjà très imprudent de laisser le navire sans personne à son bord. Il est vrai aussi que je ne serais pas capable de plonger comme elle le fait sans équipement.

Les requins baleines sont plus des requins que des baleines. Ils en sont une espèce voisine. Ils en ont approximativement la morphologie, mais pas la voracité ni la vélocité. Ils sont bien des poissons, mais n’en ont pas moins tous les autres caractères des paisibles cétacés : le gigantisme d’abord, de quatre à vingt mètres ; la longévité, ils peuvent vivre plus de cent ans ; la lenteur majestueuse, ils dépassent péniblement les trois nœuds ; le régime alimentaire constitué de plancton ; l’esprit débonnaire.

Les seules défenses de ces animaux sont des sortes de dents à la surface de la peau qui pourraient retenir des prédateurs d’y planter les leurs ; mais seuls peut-être des épaulards s’attaqueraient à de tels géants, dont la peau fait plus de dix centimètres d’épaisseur.

Les requins baleines ont une tête aplatie comme d’énormes poissons-chats. Leur gueule est immense quand ils l’ouvrent pour aspirer et filtrer l’eau, un peu à la manière des raies. Ils ont une robe grise zébrée de couleurs plus sombres, et tachetée de petits ronds blancs, dont la partie inférieure est entièrement blanche.

Ils vivent dans les océans tropicaux, de préférence à la surface des eaux des grandes fosses, mais ils peuvent se rapprocher des plateaux continentaux, pour y trouver des hauts-fonds favorables à la fraie, j’imagine.

Kalinda paraît avoir un rapport tout à fait magique avec ces animaux. J’étais comme hypnotisé par leurs mouvements lents avec lesquels sa nage s’harmonisait dans un ballet silencieux.

– Que t’ont-ils dit ? ai-je demandé en remontant à bord.

– Tu n’es pas un initié, a-t-elle répondu laconique.

Orthopraxie et impérialisme

Évidemment, l’orthopraxie des animistes repose sur des stades d’initiation. Là encore, on peut noter des métissages avec d’autres écoles. Toutes les gnoses monothéistes sont fortement initiatiques, comme le Bouddhisme Tchan, ou le Dhiana, le sont aussi, même s’ils restent dans le cadre monacal, ou du moins s’y appuient, puisqu’on y connaît des initiés laïcs.

À Citangol, tous restent très attachés à leurs orthopraxies respectives, et il est fort probable que ce soit ce qui leur permet de rester en bonne intelligence les uns avec les autres. Kalinda m’approuve ; elle pense elle aussi que ces orthopraxies évitent que le pratiquant se sente menacé, ou ne serait-ce que dérangé par des doctrines hétérodoxes, et elles ne le privent pas de leur accorder tout l’intérêt qu’elles méritent par ailleurs.

« Nous serions plus menacés par l’orthopraxie impérialiste », pense Kalinda. « Celle-ci, parce qu’elle est justement impérialiste, n’en tolère aucune autre à ses côtés, et entend bien se soumettre toute doctrine et toute échelle de valeurs. Elle commence par changer les modes de consommation, les modes de production, tous les aspects de la vie quotidienne, puis elle impose ensuite son ordre total. »

En somme, si j’en crois Kalinda, l’orthopraxie impérialiste provoquerait en contre-coup ce qu’on a identifié comme « un retour du religieux ». Elle l’entraînerait comme une conséquence involontaire, qu’elle chercherait à contrer, mais entretiendrait malgré elle.

« Oui, mais il ne faudrait pas en conclure qu’un tel phénomène s’opposerait réellement à l’impérialisme », m’explique Kalinda. « Il n’aboutit qu’à semer la discorde dans toutes les communautés ; et à monter les unes contre les autres. Il participe ainsi à ce qu’il croit combattre. »

« Ce n’est pas la voie ; mais les multiples cheminements de la voie sont obscurs. » J’ai bien retenu sa dernière formule.

En réalité ce qu’elle appelle l’ordre impérialiste est fragile, pense Kalinda. Il serait aisé de le renverser, et il s’effondre de toute façon sur lui-même. Au fond nous contribuerions à le renforcer à nous convaincre que nous devrions l’abattre. Il n’est qu’un théâtre bâti à côté de la réalité, il n’a aucun pouvoir sur elle et conduit à la ruine. Littéralement, cet ordre n’existe pas ; il ne fonctionne pas. Le défi des hommes, aujourd’hui, est de s’en détourner et de bâtir sur la réalité.

La lenteur des requins baleines

Les requins baleines sont vraiment très lents. C’est curieux car ils ont pourtant de puissantes nageoires latérales, une dorsale semblable à celle des requins et une caudale très haute dans sa partie supérieure. Ils ont un long corps souple, et semblent taillés pour nager plus vigoureusement. Ils rappellent l’éléphant par la taille imposante et la lenteur, et les petits yeux aussi sur les côtés. Ils ont également quelque-chose du tigre par leur peau tachetée et la majesté de leurs mouvements. Pourtant, si le tigre et l’éléphant savent se donner des mouvements lents et majestueux, ils savent aussi se faire vifs quand ils en ont besoin. Nul n’a jamais vu un mouvement vif chez un requin baleine.

Kalinda m’a dit qu’ils rêvent. Ils rêvent ? À quoi ?

– Ils rêvent les montagnes qui glissent silencieusement sur la mer.

– Tu dansais parmi les requins baleines hier. Communiquais-tu avec eux par les mouvements de ton corps ?

– Oui et non. Ils ne se soucient pas de l’apparence de mes mouvements, mais ils les perçoivent par la peau. J’ai appris moi aussi à pénétrer les images de leurs rêves, et nous échangions des caresses sans nous toucher.

Les rêveurs

Les requins baleines rêvent aussi, paraît-il, des grands courants marins, et de ceux de la lave, sous le fond des océans, sur laquelle dérivent lentement les continents, très lentement. Leurs rêves ont une fonction réalisatrice, m’a affirmé Kalinda ; elle ne faisait pas une faute quand elle disait qu’ils rêvaient les montagnes – et non pas qu’ils rêvaient de montagnes – glissant silencieusement sur la mer.

Nul ne sait ce qu’il adviendrait s’ils ne les rêvaient pas. Les requins baleines s’appellent d’ailleurs dans sa langue les najinga sokuya anagol acaltog, les serpents de mer rêveurs de réalité. On dit plus simplement anagol, les rêveurs.

Ils semblent rêver sur une musique silencieuse de Purcell, peut-être Dido’s lament : « remember me but forget my fate… » À moins que ce ne soit sur un air des Bachianas Brasileiras de Villa-Lobos, le cinquième mouvement par exemple ; une voix de haute-contre ou de soprano en tout cas.

Géopolitique de Citangol

Citangol a échappé aux colonisations Portugaise, Espagnole et Hollandaise, car elle ne présentait aucun intérêt. Elle a également cessé de représenter un danger quand elle a renoncé à pratiquer la piraterie, à la fin du dix-septième siècle, et même à lui donner refuge. Citangol se trouve trop à l’ouest des grandes routes qui relient la Chine aux grands archipels de la région, Japon, Philippines, Bornéo, Sonde et Indonésie, comme de celles de l’Occident. Naviguer jusqu’à elle représente un détour peu utile.

Seuls quelques missionnaires s’y risquèrent, laissant dans la capitale une petite communauté protestante. Celle-ci favorisa le commerce du bois, à moins que ce ne fût l’inverse. Que pouvait bien signifier la spiritualité réformée si loin des cimes françaises, de l’ingéniosité hollandaise, ou de l’esprit industrieux de l’Allemagne septentrionale ? Peut-être seulement le commerce hauturier.

Même lors de la Guerre Mondiale, l’île ne se trouvait ni assez avancée dans le Pacifique, ni assez proche du continent pour représenter un intérêt stratégique. Il n’y débarqua qu’un petit contingent japonais qui aurait pu avoir la vie tranquille s’il s’y était mieux comporté, et dont la résistance locale suffit à venir à bout.

Les États-Unis eux-mêmes, en pleine Guerre Froide, qui d’ailleurs n’était pas si froide dans cette région du monde, ne s’y intéressèrent pas, ayant sans doute assez à faire dans le reste de l’Asie.

Aujourd’hui, la République Démocratique de Citangol entretient les meilleurs rapports avec la Chine Populaire selon des intérêts bien compris. La Chine n’a rien à prendre à Citangol, mais elle apprécie d’avoir des amis si avancés dans le Pacifique. Elle n’est sans doute pas pour rien dans le surdimensionnement du port de Citagol, ni de son aéroport, dont les larges pistes sont prolongées loin sur la mer. Ce ne sont certes pas des installations militaires, et aucun accord n’existe dans ce sens, mais les États-Unis n’en sont pas dupes ; il est cependant bien tard maintenant pour qu’ils puissent réagir.

Il est stupéfiant qu’en pleine Guerre Froide, qui ne l’était justement pas dans la région, les États-Unis, avec leur absurde « théorie des dominos », aient laissé cette île tranquille pendant qu’ils massacraient des peuples entiers, ou contribuaient à leur massacre, au cours de la seconde moitié du siècle dernier. Le régime bien particulier d’indifférence dont a joui Citangol pendant des siècles de la part des autres empires est lui-même fort étonnant. On ne serait pas loin d’y soupçonner un rôle des rêveurs.

Vent fort

Le vent a hurlé toute la nuit dans le fracas des vagues. C’est une excellente occasion de tester le Târâgâlâ. On a toujours une appréhension devant la force des éléments. Elle est encore accrue du simple fait qu’on connaisse tous les arcanes de l’embarcation. Si l’on est moins renseigné, on s’y fie davantage, on tend à se convaincre que d’autres ont pensé à tout. Quand on fait équipe avec ces autres, c’est plus difficile.

« Si j’ai bien compris », ai-je demandé cette nuit à Kalinda que j’avais rejointe sur la passerelle, « dans la mythologie citangolaise, les îles et les continents flottent à la surface des mers et des océans. »

La tempête m’empêchait de dormir. Je suis persuadé que j’y serais malgré tout parvenu si j’étais resté dans ma couchette, mais une certaine envie d’en « profiter » m’a fait plutôt rejoindre Kalinda aux commandes. Nous avons longuement bavardé en regardant les vagues s’affaler sur le pont.

« Ce n’est qu’une image », m’a-t-elle corrigé. « On doit la comprendre avec davantage de subtilité. Ce n’est qu’à l’échelle des millions d’années que les terres et les montagnes se déplacent comme des vagues sur la mer. »

En réalité, je dors très bien quand tout s’agite autour de moi, dans un train, un navire, dans une tempête quand les volets claquent au vent, quand portes et fenêtres sont ébranlées. Le bruit même me berce et je me sens emporté dans les rêves sans même m’en apercevoir.

« À ce compte », a-t-elle ajouté, « tu peux aussi bien arrêter le temps, et voir les vagues comme des montagnes immobiles. »

Kalinda pilote avec beaucoup d’adresse le Târâgâlâ au clavier. Parfois je détourne les yeux des masses d’eau qui recouvrent entièrement la proue, des vagues qui s’étalent lentement sur le pont avant de disparaître par les ouvertures du bastingage, et je regarde machinalement les mouvements rapides des doigts de Kalinda.

« La question évidemment serait de savoir si ce n’est qu’une simple image ou une expérience », a-t-elle continué sans quitter des yeux l’écran et les divers indicateurs de la fenêtre, car on n’y voit dehors pas beaucoup plus loin que la proue. « Ou alors, il s’agit de discerner quelle est la part de la figure de style, et quelle est celle de l’expérience ; saisir comment la première sert la seconde. »

Le programme est bien conçu et il n’est pas difficile de le prendre en main. Kalinda pilote distraitement, sans être le moins du monde gênée pour me parler. Elle s’est enfoncée dans le fond du dossier, les jambes repliées, les pieds sur le fauteuil.

« Tu vois », généralise-t-elle, « si tu prends l’image au pied de la lettre, tu ne la comprends pas. Mais si tu n’y vois qu’une image, elle t’échappe aussi. »




Cahier cinq...

Table des matières









© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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