Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

À Kalantan - Près des flots - Avant de rembarquer - Pleine mer - Suite...

Table des matières





Cahier cinq - À Kalantan

La côte orientale

La population de Citangol est peu homogène. J’ai pu vérifier que certains villages reculés du centre et du sud-ouest de l’île semblaient s’être définitivement fixés aux temps préhistoriques. Vêtus de pagnes, et habitant des paillotes, ils vous laissent perplexes. Authentiques primitifs, ou sorte d’Amish extrême-orientaux tournant le dos au progrès ? Et d’abord, le tournent-ils au progrès ou à la seule nouveauté (car nous savons que ce n’est pas la même chose) ?

La côte orientale m’évoque davantage le Japon, et pas seulement parce qu’elle est la plus développée. Bien sûr, la côte japonaise est différente ; on n’y rencontre pas comme ici des falaises qui tombent presque à-pic dans la mer, de véritables calanques tapissées de végétation tropicale ; mais la population, sans doute à cause de la prégnance de l’océan, à cause aussi peut-être de la proximité d’un Bouddhisme d’origine mahayana et d’un animisme enraciné dans les forces naturelles, me fait penser à ses voisins septentrionaux.

Je crois que cette impression tient pour l’essentiel à la façon d’occuper les lieux ; à une certaine façon de placer un temple à proximité d’une cascade, de construire un garage dans un coin de jardin… Si la côte orientale est la partie de l’île la plus développée, ce n’est pourtant pas au Japon moderne qu’elle me fait penser. Elle m’en évoque un plus profond plutôt, et pas n’importe lequel : celui de Muso ou de Chômei davantage que celui de la cour de Kyoto.

Je ne connais rien hélas de la culture citangolaise, mais les lieux, l’occupation des lieux, me fait sentir une proximité avec le bien plus grand archipel qui ne commence au fond pas si loin au nord. C’est à la façon dont les hommes modèlent les lieux qu’ils occupent qu’on sent leur culture, même sans la connaître.

Histoire et progrès

Tout est affaire de mesures précises, Kalinda avait raison l’autre jour. Les principes de la science ne sont pas bien difficiles à comprendre ; les mesures, c’est une autre histoire. Pourtant, sans l’exactitude de ces mesures, les principes ne seraient même pas perceptibles. Ces mesures sont simples elles aussi. La façon dont elles sont déterminées est souvent très ingénieuse, mais rarement compliquée une fois qu’on la connaît.

Les techniques que l’on tire des connaissances – à moins qu’on ne déduise celles-ci des premières – dépendent, elles aussi, de mesures précises, toujours plus finement précises, sans lesquelles elles n’existeraient même pas. Au fond, toute l’histoire du progrès se confond avec celle des mesures et de leur affinement.

Il n’y a rien de compliqué dans tout cela. Ou l’on ne sait pas mesurer, ou on le fait facilement. Ou l’on ne sait pas mesurer un degré d’angle, ou l’on ne sait pas mesurer un milliampère, un erg, un angström… et dans ce cas cela revient à-peu-près à ne pas savoir ce qu’est un degré, un milliampère, un erg, un angström… ou on le fait aisément.

C’est simple, oui, mais inextricable. Il est impossible pour un esprit humain de garder tous ces systèmes de mesures en mémoire.

Quand j’ai noté dans mon cahier la mesure du mille nautique en mètres, j’ai dû vérifier à la volée sur ma calculette, et je l’ai déjà oubliée. Le mètre est tiré de la circonférence de la planète. Dès l’Antiquité on en avait fait des mesures assez correctes. Comment s’y était-on pris ? Et qui ? Je l’ai su mais je l’ai oublié aussi. Montaigne disait que la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, et je ne confonds pas oubli et ignorance, mais tout ce qu’oublie la culture est proprement effrayant.

Le résultat est qu’on ne parvient à rien de bon tant qu’on ne se spécialise pas, et qu’on ne partage pas les mémoires. Un tel partage n’est cependant pas très satisfaisant ; on ne sait quel esprit synthétisera cette mémoire éclatée, ni à quelles institutions il pourra donner naissance, ni quels régrès il pourra entraîner.

La solution – on la connaît mais elle n’est pas souvent accessible – consiste à élaborer des théories plus synthétiques. Le dix-neuvième siècle a commencé à synthétiser la chimie avec la physique, et l’on n’en a toujours pas fini. Le dix-septième, et pas seulement en Occident, avait synthétisé la géométrie et l’algèbre. Nous pouvons bien dire « la mathématique », nous savons que nous avons « des mathématiques ».

Ces synthèses permettent avec des ressources intellectuelles comparables de comprendre ou de réaliser techniquement des constructions plus complexes. L’histoire du progrès est aussi celle de telles synthèses. À l’évidence, elle n’est pas achevée ; peut-être même est-elle en panne.

Kalantan

Kalinda n’habite pas très loin de la mer, ce qui est logique quand on travaille sur un chantier naval. Nous nous rendons chez elle en vélo. J’habite en principe la petite maison de bambou de l’autre côté de Citagol. Ziad qui est remonté à Catalga m’en a laissé l’usage. Kalinda a cependant préféré m’inviter chez elle, dans sa maison plus proche du chantier. C’est plus pratique pour chacun de nous : repas, lavage, entretien de l’appartement.

Il n’est pas impossible à Citangol de trouver une femme de ménage, mais ce n’est pas vraiment dans les mœurs. Ici les gens sont des fanatiques de la propreté, et ils ne sont pas portés à en confier la responsabilité à des tiers. Même un notable est capable d’arriver le matin dans son bureau à l’avance pour y brosser le parquet à-quatre-pattes. C’est encore un aspect qui rappelle l’archipel nippon. Il est vrai qu’ici aussi on se déchausse à l’intérieur.

J’apprécie davantage la vue qui s’offre de la maison de Kalinda que celle, au niveau de la mer, qu’on a depuis chez Ziad. Même si le ciel est perpétuellement renouvelé, on finit par s’en lasser. Son principal avantage était que je pouvais dès le réveil me jeter dans l’océan. La maison de Kalinda est à dix minutes à pied de la mer, un quart d’heure du chantier, dans les hauteurs de cette petite banlieue, ce village rattaché à Citagol par un mince ruban urbanisé sur le front de mer, qu’est le quartier de Kalantan.

Le Bouddhisme citangolais

Le Bouddhisme ne s’est pas introduit à Citangol par le même chemin que celui qu’il a pris dans toute l’Asie du sud-est, quand les princes indiens envoyèrent des missionnaires jusqu’à Bali au deuxième siècle avant l’ère actuelle. Il a suivi l’autre chemin, celui qu’on dit du Grand Véhicule, ou qu’on appelle encore la Doctrine des anciens, le Téravada, celui qui passait par le nord, à travers l’Afghanistan et le Tibet sous le nom de Dhyāna, jusqu’en Chine où il fut introduit au septième siècle de l’ère actuelle par le moine Boddhidharma, et où il a pris celui sinisé de Tchan. C’est à partir de la Chine qu’il a attiré des étrangers, de Corée, du Japon ou d’autres îles, qui sont venus l’étudier sur place et l’ont ramené chez eux.

Je dis cela sans garantie, tel que je l’ai retenu de ma conversation avec Djonzo.

Un nouveau concept d’espace

Djonzo m’a aussi parlé de Grothendieck. Pas de la personne dont il ne sait à-peu-près rien, mais de ses travaux mathématiques. Grothendieck, m’a expliqué Djonzo, considérait qu’on avait distingué trois aspects de la réalité mathématique : le nombre d’abord, ou l’aspect arithmétique ; la grandeur ensuite, ou l’aspect analytique ; la forme enfin, ou l’aspect géométrique. Pour lui, loin d’être exclusifs, ces trois aspects se retrouvent en interaction dans la plupart des situations mathématiques. Ils sont comme autant de facettes de cette réalité. Une situation donnée n’est pas intrinsèquement arithmétique, par exemple, mais elle est qualifiée d’arithmétique quand on l’envisage sous cet aspect. Au nombre, à la grandeur et à la forme correspondent des points de vue à travers lesquels la réalité mathématique peut être appréhendée. Dit ainsi, cela ressemble à une évidence, mais combien de telles évidences peuvent nous échapper, et nous demeurer masquées longtemps.

Djonzo est mathématicien, et il parle français, quoiqu’assez maladroitement. Les mathématiques sont la seule discipline où la connaissance de la langue française soit encore d’une solide utilité. L’universalité de son langage n’y change rien : la réflexion mathématique n’est pas prête de se passer de la langue naturelle. Djonzo m’a donné un lien en français de l’Université de Montréal où un essai de Mathieu Bélanger approfondit l’approche de Grothendieck sur l’unité des mathématiques. J’y ai trouvé les citations que j’ai notées et qui en donnent un intéressant raccourci :

« C’est dire que s’il y a une chose en mathématique qui (depuis toujours sans doute) me fascine plus que toute autre, ce n’est ni “le nombre”, ni “la grandeur”, mais toujours la forme. Et parmi les mille-et-un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, celui qui m’a fasciné plus que tout autre et continue à me fasciner, c’est la structure cachée dans les choses mathématiques. [Grothendieck, Récoltes et semailles, Montpellier, Université des Sciences et Technologies du Languedoc. 1985, p. 27]

La relation que fait plus loin Grothendieck entre le langage et la constante pression du besoin immédiat ne manque pas de me saisir : « Ainsi sommes-nous amenés à constamment “inventer” le langage apte à exprimer de plus en plus finement la structure intime de la chose mathématique, et à “construire” à l’aide de ce langage, au fur et à mesure et de toutes pièces, les “théories” qui sont censées rendre compte de ce qui a été appréhendé et vu. Il y a là un mouvement de va-et-vient continuel, ininterrompu, entre l’appréhension des choses, et l’expression de ce qui est appréhendé, par un langage qui s’affine et se recrée au fil du travail, sous la constante pression du besoin immédiat. » [1985, p. 27]

Djonzo est davantage intéressé par le nouveau concept d’espace qu’appellent ces recherches, un espace topologique évidemment, mais provenant d’une critique de la topologie antérieure : « On peut considérer que la géométrie nouvelle est avant toute autre chose, une synthèse entre ces deux mondes, jusque-là mitoyens et étroitement solidaires, mais pourtant séparés : le monde arithmétique”, dans lequel vivent les (soi-disant) “espaces” sans principe de continuité, et le monde de la grandeur continue, où vivent les “espaces” au sens propre du terme, accessibles aux moyens de l’analyste et (pour cette raison même) acceptés par lui comme dignes de gîter dans la cité mathématique. Dans la vision nouvelle, ces deux mondes jadis séparés, n’en forment plus qu’un seul. » [1985, p. 30]

Djonzo a trouvé dans le projet du Târâgâlâ un excellent champ d’expérience mathématique. Ceci ne l’empêche en rien de mettre la main à la pâte comme tout le monde, ni même de passer des serpillières. Il est le principal concepteur du bulbe du Târâgâlâ.

Djonzo est bouddhiste, mais il n’accorde pas aux écoles spirituelles plus d’importance que les rites et les coutumes familiales sur lesquelles elles s’adossent, comme en France nous mangerions un gâteau des rois sans songer aux Évangiles. Les arguties sur les traditions métaphysiques lui semblent sans doute dérisoires tant qu’on ne perçoit pas clairement la relation entre un nombre, une mesure et une forme. D’un autre côté, il donne une réelle importance à ces expériences et ces exercices mentaux qui constituent l’essentiel de la littérature du Tchan, mais comme moi-même n’hésite pas à donner toute leur importance aux écrits de Leibniz ou de Berkeley.

Quelque-chose de Gauguin

Je n’avais jamais vraiment apprécié la peinture de Gauguin avant de venir à Citangol. Il y a ici de cette solidité des femmes d’Océanie, de leurs épaules de nageuses. La région a pourtant été principalement peuplée par des populations venues des côtes sud de la Chine dès le sixième millénaire. D’autres plus anciennes étaient déjà là. On a trouvé des sites préhistoriques. Il en est venu aussi des régions océaniennes, et d’autres de plus loin encore. Je connais en fait bien peu de l’histoire de Citangol, et à vrai dire je n’ai pas encore beaucoup cherché, ni eu les temps d’en parler avec mes amis. D’autres questions pour l’heure nous intéressent davantage.

Il y a ici quelque-chose des peintures tahitiennes de Gauguin. Pourtant, Tahiti, c’est l’autre bout du monde d’ici. Et il y a aussi quelque-chose de Japonais. Cependant, si le Japon est nettement moins éloigné, il n’a jamais eu de réelles relation avec Citangol. Les influences qu’il me semble percevoir doivent donc avoir suivi des chemins plus dérobés, à moins qu’il ne s’agisse de quelque aberration de ma perception.

Le chat de Citangol

Citangol héberge une sous-espèce endémique de chats. En réalité, ce ne sont pas des chats, ce sont des Prionailurus. Le Prionailurus est un genre de félin que l’on trouve un peu partout dans l’Asie du sud-est. Comme à Citangol, la plupart sont adaptés au milieu aquatique ; et leurs griffes ne sont que partiellement rétractiles. Ceux que l’on ne trouve qu’ici ressemblent au chat. Ils se confondraient même avec de vulgaires chats de gouttière, si ce n’est qu’en les observant mieux, on remarquera que leurs oreilles sont moins pointues. Cependant, ils ont cette particularité de ne pas craindre l’eau, et de ne pas hésiter à plonger pour attraper un poisson comme le font les loutres. Ils sont sauvages, et ne semblent pas susceptibles de se laisser apprivoiser.






Cahier six - Près des flots

Des sociétés de primates

Il est un aspect désagréable que partagent toutes les sociétés humaines : elles se font vite agaçantes, et toujours envahissantes. S’il vous vient l’envie de réfléchir, de concevoir, de rêver, d’étudier, de vivre une aventure amoureuse, de travailler seulement, vous risquez toujours d’être fortement dérangés. Toutes les sociétés humaines sont ainsi. J’imagine que nous devons cela à notre appartenance à l’ordre des primates, plutôt qu’à celui des félidés par exemple.

Irrésistiblement, pour s’en protéger, on en vient à vivre la nuit, ou encore à se lever très tôt le matin, bref à voler au sommeil nos moments de concentration et de tranquillité. Certes, les sociétés ont cherché des remèdes à elles-mêmes. Le monachisme en fut un – que Kalinda n’aime pas. Le culte contemporain de la propriété individuelle en est un autre. Encore une tentative désespérée : une cellule de moine ou une résidence familiale nous garantiraient-elles la tranquillité de l’âme ?

Je suis un solitaire, pensera-t-on, peut-être un sociopathe. Même pas. J’apprécie la compagnie, et je sais faire apprécier la mienne, mais enfin, on n’a pas que ça à foutre. J’imagine que même pour dessiner le bulbe du Târâgâlâ, Djonzo avait besoin qu’on lui fiche la paix pendant de longues plages de temps.

Peut-être Djonzo réfléchit-il mieux couché dans l’herbe, ou debout en s’appuyant sur le buffet de sa cuisine, ou dans l’eau en nageant, ou l’un ou l’autre selon le moment. J’imagine aussi qu’il n’avait pas besoin pendant qu’il dessinait le bulbe du Târâgâlâ d’être perturbé par des problèmes administratifs ou affectifs, des problèmes de susceptibilités, d’équité ou de légitimité, des conflits de pouvoir, des rapports de séduction, ou d’émulation…

D’ailleurs, on l’a compris, ce n’est pas la proximité des autres qui me pose problème. Il ne me dérange pas que des gens mènent leur vie autour de moi et s’agitent. Je peux même supporter un volume considérable de bruit. Ne ferions-nous rien ensemble, que nous pourrions malgré tout partager une présence dont rien n’interdirait qu’elle fût chaleureuse, qu’elle offre à tout instant l’éventualité d’un coup de main, et qu’elle ne soit en rien perturbante.

Les gens de Citangol ne sont pas différents du reste de l’espèce, mais chacun sait peut-être mieux s’occuper de ses affaires pendant que les autres en font autant ; ils ont plus de facilité à partager l’espace et le temps sans se déranger. Peut-être est-ce en raison de la forte présence de la mer, de son bruit, de son rythme, de son immensité.

La Chine et la mer

L’influence chinoise s’est fait sentir ici dès les Song. On oublie que la Chine fut un peuple de marins avant de se refermer sur ses terres sous les Ming, je ne suis jamais parvenu à apprendre pourquoi.

À l’aube du quinzième siècle, le grand amiral Zheng He partit à la tête d’une flotte impressionnante pour assurer la domination de l’Empire du Milieu, et cartographier sa périphérie. Je ne sais en quoi ces expéditions, il y en eut sept en tout, furent des succès ou des échecs, ni seulement en quoi on aurait pu en juger, mais elles marquèrent un terme à la volonté mondialiste de la grande civilisation. Même de nos jours, la Chine nouvelle fait montre d’une grande timidité à s’affirmer en tant que puissance mondiale, comme si une mémoire de cette aventure dont je ne sais pourtant rien, la retenait encore.

On oublie aussi que les Chinois, grâce au bambou, construisaient des navires bien meilleurs, bien plus gros et bien plus solides que les Européens. Certains spécialistes affirment que ces vaisseaux pouvaient atteindre 138 mètres de long et 55 mètres de large, et comptaient neuf mâts, à l’époque où caraques et caravelles excédaient à peine les trente mètres de long sur huit de large. L’Europe ne parvint jamais à construire des voiliers en bois aussi gros avant d’y introduire, au dix-neuvième siècle, des éléments d’architecture métallique.

L’impression des cartes marines, le gouvernail d’étambot et la boussole qu’inventèrent les Chinois permirent à l’Occident de faire leurs découvertes, mais la dynastie Ming s’en détourna à l’époque où fut ouvert le grand canal entre Hangzhou et Tianjin, comme si la Chine renonçait à sa mission exploratrice pour sa vocation attractive. Apparemment, elle attira les loups.

Certains affirment que les Chinois auraient cartographiés les côtes des Amériques et auraient même découvert l’Australie dès le quinzième siècle, mais cette hypothèse est contestée par des gens qui ne me semblent pourtant pas mieux étayer leurs critiques. Les Chinois en avaient les moyens bien avant les Espagnols et les Portugais ; si jamais ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils n’ont pas cherché à le faire.

L’heure fraîche

Je regarde la mer de chez Kalinda, à l’heure fraîche, assis devant la fenêtre pour tenir mon carnet avant que ne pointe le jour, ou avant que la nuit ne s’étende. On ne se croirait plus dans le quartier d’une ville, ni non plus tout à fait à la campagne.

On n’y aperçoit pas le chantier, et l’on y devine à peine la petite anse qu’il occupe presque à lui tout seul. Dans la pénombre des petits matins et des soirs, les toits des maisons se noient dans la végétation des jardins, masses noires qui paraissent alors plus denses, plus vastes qu’en pleine journée. J’y contemple la rade au moment où la lumière des lampes le dispute à celle du jour, celui qui vient, avant qu’on n’entende les premiers chants d’oiseaux, ou celui qui tombe, quand la nuit laisse distinguer la toute première étoile.

J’aime surtout la lumière du jour qui vient, quand le soleil n’est pas encore sorti, en face, du fond de l’océan. C’est l’heure où tout devient plus indistinct que dans la nuit profonde qui enveloppe, si indistinct qu’on peut se sentir n’importe où, dans un lieu indéfini, mais loin, très loin, quoique chez soi.

Le vers citangolais

Je n’aime pas le recours aux renvois à la ligne qu’utilise la versification. Je ne parle pas spécifiquement du vers libre, au contraire, mais du vers rimé. J’admets l’utilité d’un saut de ligne à la fin d’un vers libre, sans quoi l’on ne saurait pas qu’il en est un. Disons que le vers libre se sert de la typographie pour ponctuer des vers qui ne le sont pas par le retour des consonnes. Si le vers est rimé, pourquoi le souligner lourdement par la typographie.

J’admets encore que ce procédé soit utile à qui écrit, mais il ne l’est plus à qui lit. Copie et colle n’importe quelle suite de vers d’un poète, et supprime les sauts de ligne. Que perd-il ? Que perd-il de sa sonorité ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’entend mieux, au contraire.

C’est ainsi qu’on écrit la poésie à Citangol, la poésie rimée. Il en existe plusieurs formes convenues. Le ten-gaï en est une dont j’ai apprécié la sonorité : quatre vers de neuf syllabes suivis d’un de cinq qui rime avec le précédent. On appelle un ten-gaï une telle suite de cinq vers, mais un véritable poème en comporte beaucoup plus, plusieurs dizaines parfois.

Kalinda m’a lu plusieurs poèmes de sa composition. Elle me les traduisait en anglais car je n’y comprenais rien évidemment. J’ai bien envie d’en faire moi-même une retraduction en français, mais si je veux respecter la rime et le nombre des syllabes, j’y mettrai un certain temps.

Pas autant qu’on pourrait le croire si l’on n’en a pas l’habitude ; une relative souplesse de la structure de la phrase française, et celle du « e » muet, rendent l’exercice plus aisé qu’en anglais par exemple. J’ai toujours été plutôt bon à cet exercice, mais bien sûr, il en résulte parfois des constructions inattendues ; ou encore, un recours à des synonymes inusités, donne au résultat un ton archaïque.

Les poètes contemporains ne se sentent pas tenus de se soumettre à ces formes classiques, mais ils les dominent, s’en servent, les détournent au besoin. La plupart des gens ici pratiquent plus ou moins la poésie. Ils n’hésitent pas à la partager au cours de soirées où l’on s’invite autour d’un repas.

Le kambo

On aime accompagner la poésie de musique. L’instrument le plus usité à Citangol, du moins sur la côte nord-est, est une sorte de harpe à corde pincée. Le kambo n’a pas du tout la forme d’une harpe. Il est un descendant direct du gǔzhēng chinois, introduit vraisemblablement à l’époque Tang. Les kambos sont comme de longs coffres plats aux formes oblongues et à la surface légèrement bombée, bien que leur structure soit soumise aux variations les plus diverses. On le pose sur des pieds et l’on en joue assis sur un tabouret, en tailleur, ou encore debout. Il comporte généralement seize cordes tendues sur seize chevalets mobiles utilisés pour accorder l’instrument. On garnit les doigts de sa main droite de dés de métal prolongés d’une pointe de bambou, et l’on se sert de la gauche pour presser les cordes.

On en fait de plus petits, plus aisément transportables. On fait aussi des kambos électroniques, simple armature métallique tendant les seize cordes. Kalinda en possède un, très épuré, tout noir, qui se plie comme une table à repasser.

La sonorité du kambo ressemble un peu à celle du koto japonnais, autre descendant du gǔzhēng chinois.

Un ten-gaï de Kalinda

Comme des moines au long des branches, déjà les chenilles au printemps, en rang, avant d’être momies blanches, n’ignorent pas les ailes pourtant, que le désir tend.

J’ai traduit ce ten-gaï de Kalinda en respectant sa métrique pour qu’il sonne bien quand on l’accompagne au kambo. Bien sûr, cinq vers, ce n’est pas assez pour apprécier ce genre de poésie dont le formalisme un peu raide n’empêche pas d’amples variations rythmiques et mélodiques sur une plus longue suite. Le rythme impair est aussi déroutant pour une oreille occidentale habituée au pas plus qu’à l’ondulation.

Branche et blanche ne font sans-doute pas une rime parfaite, mais avec l’accent de Kalinda, ça va.

Des instruments de musique

La régularité des rimes dans un poème marque une mesure plus qu’un rythme, et bien plus encore qu’une mélodie. On parle d’ailleurs alors de métrique. Cette métrique n’est qu’un cadre sur lequel se tissent le rythme, la mélodie, l’harmonie… Autrement dit, elle s’entend moins qu’elle n’aide à les entendre. Les enfants ont tendance à accentuer les rimes, donnant aux plus beaux vers des aires de ritournelles, et c’est exactement la lecture à laquelle incitent les renvois à la ligne.

La plupart des instruments de musique, le kambo par exemple, peuvent être regardés comme des représentations de la structure musicale, de sa métrique notamment. L’ensemble des cordes, leur longueur de part et d’autre du chevalet qui les accorde, sont autant de figurations de la structure de la musique. Les trous sur une flûte sont aussi bien une figuration de la hauteur des sons.

C’est troublant quand on y songe. Ce sont des figurations de la structure musicale, et pourtant ils permettent de produire cette musique en les utilisant. Songe-t-on que ce sont les premiers appareils numériques ? Ils intègrent immédiatement la structure arithmétique et géométrique au dispositif mécanique acoustique.

La musique peut pourtant être conçue, entendue, chantée encore aussi bien, sans l’intermédiaire d’aucun instrument. On a cependant des difficultés à produire une musique complexe et originale sans se la figurer d’une manière ou d’une autre. Une difficulté similaire à celle qu’on rencontre en comptant de tête plutôt qu’en écrivant.

On a besoin de systèmes de figuration, pas seulement d’inscription dans la mémoire, j’ai envie de dire dans le corps, ni de répétitions mnémotechniques. On a besoin de figurer la musique, mais aussi bien la parole, le calcul, de les noter sur un support manipulable. L’instrument de musique fut le premier support d’une telle figuration conçue bien avant toute écriture musicale, mathématique ou en langue naturelle.

Cette forme d’écriture, à la fois primitive car antérieure à l’écriture véritable, et toujours en développement puisqu’elle se prolonge dans l’informatique, non seulement permet la conception, mais produit dans le même mouvement son objet concret sous la forme d’ébranlements acoustiques.

On y joue à la fois sur un double objet ; un instrument mécanique acoustique, et un système de figuration des quantités et des mesures, un système proprement numérique.

J’en comprends mieux, quand j’y songe, l’importance que donne Ziad au groupe autonome de travail, qui permet à chacun d’embrasser autant qu’il est possible l’ensemble du procès.

Encore sur le chat de Citangol

On ne distinguerait pas un chat de Citangol d’un vulgaire chat domestique, d’autant qu’ils sont si farouches qu’il est impossible de les approcher d’assez près pour observer attentivement la forme de leurs oreilles et la rétractibilité de leurs griffes. Rien n’est plus étrange qu’un chat que vous surprenez au petit matin quand vous pédalez sur la route qui borde la mer, et que vous voyez plonger en trois bonds pour se fondre dans le miroitement des vagues.

Ils n’approchent les zones habitées que la nuit.






Cahier sept - Avant de rembarquer

De la figuration des déités locales

La représentation des divinités locales ici n’est jamais figurative. Je ne sais pas très bien d’ailleurs si je dois les dire des dieux ou des esprits. Il y en a des quantités ; personne n’a seulement tenté de les recenser. Certains ont des places centrales et prestigieuses, comme la Dame des Eaux Profondes ou le Seigneur des Monts et de la Lave, mais il en est de plus modestes et de plus locaux. La moindre source a son esprit ; le moindre pic, la moindre crique, le moindre ravin, la moindre grotte. Dans une île volcanique, on imagine combien il y en a.

J’ai cru trouver une exception à la règle en voyant une représentation du Grand Dragon : une figure de dragon blanche sur une toile légère aux motifs émeraude, qui battait au vent comme un drapeau. Les fines touffes de poil qui prolongent les oreilles droites, un pelage plus long, effilé des deux côtés de la gueule, comme des favoris, des yeux en amande, fendus d’une pupille verticale, traduisant une jouissance vorace.

– Votre Grand Dragon, on dirait un lynx, ai-je fait remarquer à Kalinda.

– Évidemment, m’a-t-elle répondu, c’est un lynx. La représentation du Grand Dragon est la toile qui bat dans le vent, idiot.

– Mais il n’y a pas de lynx à Citangol.

– Non, il n’y en a pas. Le Grand Dragon est une figuration des quatre éléments, m’a-t-elle expliqué : il flotte comme le vent, il coule comme une rivière, il ondoie comme une flamme et il a quatre pattes griffues.

– En quoi une toile qui bat dans le vent serait-elle une représentation de ces quatre éléments ?

– D’abord, elle bat dans le vent, ensuite elle roule comme des vagues, elle peut blesser comme une flamme, et elle a quatre côtés comme la terre.

– Voilà qui éclaire un peu mieux votre système de représentation, ai-je répondu amusé.

– Oui, il fonctionne un peu comme une langue ; en fait, il rattache la langue naturelle aux éléments de l’île.

Sa réponse de but en blanc m’a surpris, comme si tout cela était déjà bien connu et pensé : Tu veux dire que les structures syntaxiques et paradigmatiques des langues de Citangol y sont délibérément articulées ? Vous l’avez analysé ?

– Oui, et sa structure symbolique aussi.

L’honnête-homme du vingt-et-unième siècle

Je ne parviens toujours pas à bien évaluer ce que savent mes amis, ou ce qu’ils ignorent. Globalement, ils savent à peu près tout ce qu’un honnête-homme du vingt-et-unième siècle sait n’importe où sur la planète, mais il existe aussi des choses que tous savent ici et qu’on ignore ailleurs, comme il en est partout.

Et puis, que sait exactement l’honnête-homme du vingt-et-unième siècle ? Sans doute ce qu’est une base hexadécimale, mais pas nécessairement comment se sont succédé les dynasties chinoises.

Il n’y a qu’un siècle ou deux, nous pouvions nous faire une idée exacte de ce qu’un honnête-homme devait savoir : ce qui s’enseignait à Cambridge, à Oxford, à la Sorbonne ou aux Mines, même s’il n’était pas nécessaire d’en sortir pour en être un ; mais ce bel assemblage s’est depuis fractionné autant que fractalisé. Le grand marché international des titres universitaires n’est plus aujourd’hui un sanctuaire du savoir de l’honnête-homme, mais plutôt un système de légitimation des notables.

D’autre part, savoir est une chose, comprendre en est une autre. Comprendre est à la fois prendre et être pris, et apprendre n’y suffit pas. Je ne parle pas seulement de littérature ou de spiritualité. Apprendre les équations de Leibniz ou de Schrödinger, ce n’est pas encore les comprendre.

Wittgenstein disait qu’on avait compris quand on était en mesure de continuer seul. Oui, il avait raison dans la mesure où il entendait que ce n’était pas seulement quand on était en mesure d’expliquer. Je veux dire quelque-chose de plus : qu’on a compris quand son regard en est bouleversé.

L’enseignement de Cambridge, Oxford, la Sorbonne ou les Mines cherchait à former des honnête-hommes qui partageaient un même regard, oubliant peut-être un peu vite qu’il y avait d’autres écoles et d’autres regards possibles. Que serait ce regard commun aux honnête-hommes du vingt-et-unième siècle ?

Un bateau pour honnête-homme

La question est débattue de savoir si l’on doit programmer une interface graphique pour commander la voile du Târâgâlâ, plutôt que de passer simplement par le terminal. On se résoudra à coder une interface graphique, j’imagine, comme on en a déjà fait le choix pour l’ensemble des commandes du navire.

Une petite habitude est nécessaire pour entrer les commandes au terminal, et surtout pour y lire les données. Quand elle est prise, ce procédé est peut-être plus simple et plus sûr que l’utilisation d’une interface graphique. La question pourrait être tranchée en imaginant d’abord une prise en main avec cette interface avant de passer aux commandes du terminal. Il n’y a hélas aucune chance pour que quelqu’un qui aurait appris à piloter ainsi, accepte ensuite de passer à l’autre méthode, qui lui demanderait finalement à peu près le même apprentissage que s’il avait commencé par là.

Le Târâgâlâ va reprendre la mer, et je serai seul à la barre. Je suis moi-même cette fois davantage l’objet du test que le navire ou son système. Il s’agit de comprendre comment se comporterait un navigateur qui ne serait pas un marin expérimenté, qui n’aurait pas suivi toute la conception du bâtiment, et qui ne serait pas un programmeur, car le Târâgâlâ est conçu pour être piloté par un homme seul sans compétences particulières ; un simple honnête-homme en quelque sorte.

Citagol et les langues

Il n’y a guère plus de deux millions d’habitants entre l’île principale et l’ensemble de l’archipel, dont une petite moitié vit à Citagol, et ils ne se sont même pas entendus sur une langue commune. Du moins toutes les langues utilisent-elles les mêmes caractères, une écriture pour eux-seuls qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, une écriture syllabique comme le japonais ou le coréen. Une telle graphie est diabolique pour quelqu’un qui est accoutumé à un système phonémique. Tout d’abord, il comporte nécessairement plus de lettres. Il est donc plus difficile de les mémoriser ; et il ne faudrait pas croire que l’accroissement de la difficulté ne serait qu’arithmétiquement proportionnelle à celle des caractères. On triompherait cependant d’un tel obstacle si l’esprit n’avait pas tant de mal à admettre que les sons « ba » et « bé », par exemple, ou « hi » et « ho », n’aient rien à voir graphiquement entre eux. Quand on est accoutumé depuis sa petite enfance à associer les caractères aux phonèmes, c’est une gymnastique extrêmement difficile que de les associer aux syllabes.

Avec ça, le citangolais classique du nord-est, et celui de la côte ouest, se plaisent à utiliser aussi des idéogrammes chinois, à l’instar encore du coréen et du japonais. Même déchiffrer les inscriptions les plus familières m’est encore difficile. Sinon la langue n’offrirait pas de bien gros obstacles à l’apprentissage. J’ai déjà mémorisé beaucoup du lexique, et percé l’essentiel de sa syntaxe. Je serais bien capable déjà de bredouiller le citangolais du nord si je parvenais seulement à l’écrire. Là encore, il est extrêmement difficile d’intégrer une langue sans prendre appui sur l’écriture, du moins quand on s’est accoutumé à aborder le langage par les textes. Il manque alors un point d’appui à l’esprit pour intégrer son système phonologique.

La plupart des Citangolais connaissent au moins un peu d’anglais, qui est très pratiqué par tous leurs voisins, et qui s’enseigne dès l’école. Pour autant, ils s’y intéressent un peu moins qu’eux. D’abord, ils ne sont pas ouverts au tourisme. Loin de le favoriser, ils feraient même tout pour le décourager.

Je m’étais un jour arrêté prendre un café près du port. Quand j’ai voulu payer, la serveuse m’a dit que c’était offert par la maison. J’en ai fait part à Djanzo en lui disant que les commerçants étaient ici très hospitaliers. Il a souri et m’a expliqué que c’était pour décourager le tourisme. « Oui, oui, c’est très efficace », a-t-il répondu à mon air sceptique, « les touristes se sentent obligés. »

« Je crains plutôt que vous ne finissiez par les attirer si de telles méthodes s’ébruitaient. – Pas du tout, ne crains rien. Les touristes aiment acheter, et surtout les investisseurs de tourisme, le moins cher possible peut-être, mais payer pour sentir les gens à leur service. Si tu inverses cette relation, crois-moi, tu les fais fuir. Ils courent se réfugier aux Philippines, en Océanie, en Micronésie, n’importe où du moment qu’ils auront l’impression de maîtriser la situation. Toi-même finirais par être gêné si de telles situations se reproduisaient trop souvent. Le plus important de toute façon, ce n’est pas de rendre les touristes mal à l’aise, mais que des gens le soient s’ils gagnaient de l’argent avec eux. »

Je dois reconnaître que je n’ai pas vu beaucoup d’étrangers depuis que je suis ici. Il n’y a de toute façon aucune infrastructure. « Le tourisme fait bondir les prix au-delà des revenus locaux », a ajouté Djanzo, « et il plombe le développement ». J’apprécie beaucoup de pouvoir parler avec lui en français plutôt qu’en anglais.

Tricher avec le temps

Il y a encore une quarantaine d’années, avouer qu’on regardait la télévision vous aurait fait passer pour un débile. Pourtant, elle était bonne, même quand il n’y avait qu’une seule chaîne. C’est à la télévision nationale qu’adolescent j’ai découvert Eschyle, Purcell, Jarry… Elle osait diffuser les Perses, Didon et Énée ou Ubu roi en début de soirées, ce qu’on ne verrait plus aujourd’hui sur une chaîne culturelle même passé minuit.

Aujourd’hui, tout le monde regarde la télé, et des intellectuels se livrent même à la critique des séries policières nord-américaines sur le ton le plus sérieux.

– Et tu ne la regardes pas ? m’interroge Kalinda.

– J’ai du mal à m’installer devant un écran sans rien faire. Finalement, c’est très passif, en comparaison de la lecture par exemple, ou même de la simple contemplation d’images qui restent immobiles sous nos yeux, à notre merci.

Kalinda, Djonzo, Ziad qui est revenu de Citalga, et moi passons une dernière soirée ensemble avant le départ du Târâgâlâ. Nous dînons tous les quatre chez elle, dans la moite tiédeur du soir, sur la terrasse, accompagnés d’une musique de kambo. Le reste de l’équipe est venu prendre l’apéritif avec nous, puis chacun est retourné chez lui avant la nuit.

Je me suis mis cependant, par périodes, à regarder beaucoup de films ou de séries, surtout quand il m’a été possible de les enregistrer, et d’en repasser des morceaux, m’arrêter sur leur construction, les naviguer.

– Et puis il faut bien dire, continué-je, que regarder un film ou l’épisode d’une série est une manière de déployer le temps. Que peux-tu faire si tu veux te distraire et te changer les idées sans dépenser beaucoup de temps ni d’argent ? Une ou deux heures ça passe vite. Un film ou l’épisode d’une série te permettent d’entrer dans un autre univers, de vivre en accéléré un temps plus long, et d’en rentrer assez tôt pour pouvoir lire ou travailler encore avant de te coucher.

– Et tu ne le fais plus ? me demande Ziad.

– Si, cela m’arrive encore de loin en loin sur l’écran de mon ordinateur, quand il me vient l’envie de tricher avec l’écoulement du temps.

– On a fait des études depuis l’apparition de la télévision, me répond-il. On a vite découvert qu’elle bousillait le cerveau. Elle a des effets catastrophiques pendant les premières années de la vie. On a observé partout une baisse des capacités cognitives des élèves avec l’apparition de la télévision. Ce n’est pas à cause du temps que passeraient des jeunes gens devant leur écran, du moins pas principalement, mais surtout à cause d’une diminution des capacités d’attention qu’elle provoque.

– Oui, je peux en faire l’expérience. J’y suis très sensible quand je regarde des documentaires ou des informations. Dès que je commence à réfléchir à ce que je vois et à ce que j’entends, dès que je me mets, par exemple, à me demander pourquoi je suis informé d’un événement plutôt que d’un autre, ou si je m’interroge sur le vocabulaire choisi, je n’ai pas le temps d’aboutir à des conclusions, que j’entends déjà parler d’autre chose. Rapidement alors, je n’y comprends plus rien.

Un excellent cinéaste peut faire disparaître cet effet. Je pense à Trop tôt trop tard, des Straub. C’est magnifique, mais c’est long, long, très long…

Le soleil se couche maintenant sur la rade. Il me paraît plus grand que d’habitude sur la mer immense. Je note ce détail en conversant, comme le signe à la fois d’une légère appréhension, et d’une incitation peut-être à me préparer avec sérieux au départ.

Tout en parlant, j’écoute les notes du kambo. Elles descendent très bas dans les graves, évoquant les tons assourdis d’un tambour. Je vais m’intéresser davantage à cet instrument.






Cahier huit - Pleine mer

En mer

J’ai téléchargé un fichier des sons du kambo. Je vais l’utiliser avec mon éditeur de partitions. Pendant un temps, j’avais trouvé un moyen de jouer directement les notes au clavier. Je ne sais plus comment je m’y étais pris. Il me suffisait de me souvenir à quelle lettre correspondait telle note, et je pouvais composer directement à l’oreille, pendant que le programme écrivait la partition. J’en suis donc maintenant réduit à les entrer au pavé tactile.

J’ai toujours regretté de n’avoir pas eu un minimum d’éducation musicale, et j’ai été émerveillé quand j’ai découvert que l’informatique m’offrait la possibilité de composer et de jouer de plusieurs instruments à la fois, dont je ne sais pourtant tirer le moindre accord. Ce ne fut jamais autre chose pour moi qu’un jeu, et je n’oserais faire écouter à personne les quelques mesures qu’il m’est arrivé de composer. De tels programmes m’ont surtout permis, de loin en loin, d’étudier les structures musicales de différentes cultures.

Cependant l’instrument n’est pas la musique, c’est plutôt l’inverse. Chacun d’eux est adapté à une forme musicale avec laquelle il est né, se générant mutuellement en quelque sorte, mais il se prête la plupart du temps à en jouer d’autres. Le son non plus n’est pas la musique. Chacune a beau se construire avec des jeux de sonorités qui lui sont propres, ils ne la génèrent pas spontanément. Mes premières improvisations avec les sons du kambo restaient de la musique occidentale.

Il me reste encore dans l’oreille quelques airs de la région, et je n’étais pas si mauvais au lycée en dictée musicale, j’ai pourtant eu une réelle difficulté à en noter quelques mesures. Même un musicien confirmé les aurait rencontrées, je pense, car nous sommes familiarisés à des enchaînements qui nous sont devenus naturels, et avons du mal à identifier des suites de sons exotiques, même si elles sont finalement assez simples.

Le son n’est donc pas la musique, mais c’est pourtant bien celui du kambo qui m’intéresse. L’instrument, de la famille des harpes, a aussi quelque-chose du piano dans sa structuration du son ; voire du clavecin. J’ai d’ailleurs testé une partition de Bach avec, puis une Gymnopédie de Satie. Le kambo a encore quelque-chose de la guitare ; j’ai joué quelques mesures de flamenco. Il peut enfin prendre dans les graves, je l’ai déjà dit, comme des tons de tambour tant il résonne sourdement.

Voilà le problème avec un intellectuel ; là où une personne normale ne se trouverait rien d’autre à faire que passer une serpillière dans sa cabine ou sur la coupée, ou encore étendre au rouleau un seau de colle bien liquide sur le pont, lui va chercher des réponses à des questions qui ne se posent pas. Ces occupations toutes triviales sont pourtant bien salubre parfois pour libérer l’esprit et suggérer des idées qui se dérobaient, mais qu’on oublie souvent avant d’avoir fini.

La mer a une odeur forte

La mer a une odeur forte. Ses effluves ne sont pas toujours les mêmes partout, ni selon les saisons. Sur le littoral, elles sont mêlées à celles plus fortes encore d’algues qui se décomposent. Je ne me suis pour le moment pas éloigné beaucoup des côtes, mais suffisamment pour ne plus les voir : une vingtaine de milles nautiques tout au plus. Je vais rejoindre la pointe sud de Citangol.

J’imagine que sur une planète de la taille de Jupiter, on doit voir l’horizon bien plus loin qu’une, et même plusieurs quinzaines de kilomètres ; à supposer qu’on trouve sur Jupiter un horizon visible. À supposer qu’il y ait sur Jupiter des surfaces planes comme celle d’un océan, un océan gelé j’imagine, composé de je ne sais quels éléments, une atmosphère de je ne sais quel gaz, ou un vide suffisamment limpide, et qu’il y ait assez de luminosité alors que le soleil n’y est pas beaucoup plus gros qu’une grosse étoile, l’effet devrait être saisissant. Pour voir une fois un tel horizon, je serais prêt à aller n’importe où, même sans aucune chance d’en revenir.

Je me souviens de m’être demandé quand j’étais enfant, si sur une planète avec une bien plus grande circonférence que la nôtre, l’horizon était plus haut que chez nous. Sitôt posée, la question m’a donné d’elle-même sa réponse : bien sûr que non. L’horizon est toujours exactement à la hauteur de notre regard. Il grimpe avec nous quand nous grimpons, s’abaisse si nous nous baissons. Je l’avais vérifié quand je m’étais posé la question. Mais sur cette hauteur toujours égale de l’horizon, une profondeur peut s’étendre plus ou moins démesurément.

Un fleuve en pleine mer

Encore de la pluie et une visibilité faible. Le Târâgâlâ vogue lentement à contre-courant. Je remonte un large fleuve, un fleuve en plein océan ; c’est ainsi que je peux ressentir ce courant qui, en miroir avec le Gulf Stream, remonte de l’Indonésie jusqu’au Japon pour traverser le Pacifique et redescendre la côte américaine jusqu’à la Californie.

Je passe suffisamment loin des côtes pour ne pas risquer de croiser de ces barques plates en bambou que le radar distingue mal entre les vagues. J’ignore jusqu’où ces pêcheurs sont capables d’aller chercher du poisson, mais certainement pas si loin au large.

Ces eaux sont parmi les moins fréquentées du monde ; elles sont désertes jusqu’aux Mariannes et aux Carolines. Nul n’a rien à y faire. Tout le trafic maritime passe plus à l’ouest, en mer de Chine, entre le continent et Bornéo, les Philippines, Taïwan. Quant au trafic trans-Pacifique, il passe plus au nord, autour du quarantième parallèle, voire par Hawaï jusqu’au Japon, ou plus au sud, par la Polynésie jusqu’à l’Indonésie, mais entre le vingtième parallèle et l’équateur, rien, pas de lignes. À quelques milles de la côte, la mer est toujours déserte. On ne croise même pas un plaisancier solitaire que la politique touristique de Citangol ne risque pas d’attirer.

Je n’ai pas encore sorti la voile qui, vent debout, me ferait perdre à louvoyer l’essentiel de la vitesse qu’elle me donnerait, mais je vais devoir m’y résoudre avant d’arriver. J’en ai une légère appréhension ; je n’ai testé le système qu’en simulation. Je ne vois pas ce qu’il pourrait se passer de grave, car même si je faisais une erreur et cassais quelque-chose, j’ai été choisi précisément pour en tester les risques. En somme, cette erreur ne serait pas vraiment la mienne.

Musique contemporaine

En Asie, mais aussi bien un peu partout dans le monde, on s’est mis à appeler « musique contemporaine » ce qui n’est que de la musique à la mode utilisant des instruments traditionnels, ou inversement. Dans certains cas, on trouve cependant de véritables métissages entre des musiques d’origines différentes. Le résultat est parfois très intéressant. Même alors, cependant, je ne suis pas sûr qu’il suffise de croiser du traditionnel pour faire du contemporain ; à moins que, pour dire comme les critiques de Hegel : « il y a eu du contemporain, mais il n’y en a plus ».

Kalinda m’a parlé cependant de véritables compositeurs de musique contemporaine à Citagol. Ils utilisent le kambo électronique ou classique. Ils travaillent surtout avec des outils numériques, mais en composant de la musique, pas en modelant du son.

Celui qui croit marcher seul au large sur la mer

Aujourd’hui, ciel lumineux. Grande amplitude des vagues et faibles creux. Pas de nuage aussi loin que porte le regard, et presque aucun bruit. Je me suis avancé loin à l’est dans les eaux internationales.

Impression d’immensité toute relative. Il faudrait des repères pour la ressentir. Impression d’un espace abstrait plutôt. Peut-être après-tout est-ce ce que je ressentirais sur Jupiter, ou sur une planète à la circonférence bien plus grande que celle de la terre.

Pas d’oiseaux dans le ciel, poissons invisibles sous la surface. Espace essentiellement géométrique, mais palpitant toutefois, animé d’une sorte de respiration.

Les mots aident-ils à percevoir ? Assurément. D’une façon plus générale, le langage, toute représentation, y aident. Pour autant, les choses aussi sont indispensables pour saisir les mots. Lorsque vous tenez quelque-chose, vous n’avez pas de mal à lui donner un nom, fussent-ils les provisoires « machin » ou « truc ». N’importe quel nom fera l’affaire pour les remplacer dans la durée.

Les Citangolais ont un dieu, ou un esprit, qu’ils appellent « Celui qui croit marcher seul au large sur la mer ». Je n’ai pas la moindre prise pour saisir un tel nom. Les Aztèques avaient un dieu qu’ils appelaient « Miroir fumant ». Si j’imagine les brumes de l’aube sur la mer, ce nom me les évoque. Mais là, je n’intuitionne rien. Et d’abord, croit-il qu’il marche sur la mer, ou croit-il qu’il est le seul ? Que figure-t-il ? Les Cintangolais ont saisi quelque-chose qui pour moi ne fait pas sens, et n’ont eu aucune peine à le nommer.

La Dame des Sables Supraconducteurs

J’ai appris que la traduction par « seigneur », à propos des noms des dieux, ou des esprits, est un peu excessive. Il s’agit plutôt de transcrire une forme de politesse qui se suffixe au nom, comme san en japonais : Akido, un nom ; Akidosan : Monsieur Akido. Mes amis ne m’ont pourtant pas trompé : « le monsieur des Monts et des Laves », évidemment sonnerait mal. Et puis « monsieur » est bien la contraction de « mon seigneur », non ?

Les dieux, ou les esprits, ne sont pas des êtres si supérieurs pour les gens d’ici ; ils sont presque des gens comme tout le monde. Ils n’ont même pas la puissance d’un super-héros de bande-dessinée. Enfin si, peut-être, ils ont des pouvoirs extraordinaires, mais pas au point que les mortels attendraient impuissants qu’ils agissent à leur place, comme des foules devant des super-héros. Non, on ose ici se confronter à des dieux, de mauvais dieux, des seigneurs des ténèbres – mais lesquels sont les mauvais, lesquels sont les bons ? On intervient dans leurs conflits ; on est bien capable de les opposer les uns aux autres, comme le faisaient les anciens Grecs, bien qu’ici ils n’aient aucune figure humaine, ni non plus beaucoup de conflits. Dans le fond, on se croirait peut-être le plus fort.

On voit les dieux un peu comme les Européens voient les forces de la nature, mais on ne les objective pas. J’ai appris qu’il y avait même une Dame des Sables Supraconducteurs, une sorte de déesse du silicium. J’imagine que le panthéon doit connaître des renouvellements périodiques.

Des divers cultes citangolais

L’animisme domine moins sans doute sur l’île, qu’il n’est capable de se couler profondément dans les autres religions. Il n’est que les Protestants qui ne veulent rien en entendre. Pour eux, les pratiques qu’il inspire auraient un soupçon de satanisme, mais comme ils ne croient ni au diable ni à l’enfer, ils ne sont pas trop regardants sur les pratiques de quelques-uns de leurs fidèles.

Les Musulmans, dans la mesure où leur Dieu est bien plus haut, n’y voient rien à redire. On cite volontiers un docteur ayant affirmé que si le Livre Très Saint attestait l’existence des Djinns mais n’en avait rien dit de plus, c’est qu’il n’était pas nécessaire d’en savoir davantage.

Même si la volonté de Dieu n’en sera nullement changée, un pêcheur musulman peut donc bien payer une bénédiction de la Dame des Eaux Profondes pour son navire qu’il met à flot, il ne commet pas plus un péché que s’il signait une police d’assurance. S’en remettre à Dieu n’interdit nullement d’accomplir de son côté tout ce qui est nécessaire.

Les Bouddhistes, eux, comme ils l’ont fait ailleurs, ont entièrement absorbé l’animisme local. Ce qui ne signifie pas que les animistes aient absorbé le Bouddhisme, ou du moins que les deux communautés se soient confondues. Comme avait commencé à me l’expliquer Kalinda, ce qui les oppose – le mot est trop fort, ce qui les distingue plutôt – tient à l’orthopraxie. L’animisme repose ici sur des fraternités initiatiques, alors que le Bouddhisme reste fondé sur des communautés monacales.

J’ai quand même du mal à penser que Kalinda prenne très au sérieux ces histoires de dames des sables, ou des eaux profondes, ou encore de Celui qui croit marcher seul au large sur la mer.

J’ai bien du mal de toute façon à concevoir ce que les gens prennent véritablement au sérieux ici. Je n’ai probablement pas tout compris.

Une vague sur la mer

Avant d’arriver, j’ai vu passer une vague, oui, une vague sur la mer.

Après avoir remonté un fleuve qui traversait l’océan, j’ai vu cette fois l’océan traversé d’une vague. Bien sûr, il y en avait d’autres, mais si petites qu’on aurait hésité à les appeler des vagues, juste de longues ondulations de la surface. Celle-là était plus haute, frangée d’écume, nettement plus haute et compacte.

Elle allait seule. Je l’ai vue surgir sans comprendre, surgir entre les ondulations de la mer. J’ai immédiatement craint un tsunami, et, en rentrant la voile, je me demandais inquiet quel parti prendre.

Non, elle n’était pas si haute, et ne représentait pas un réel danger ; je le distinguais toujours mieux tandis qu’elle approchait. J’ai changé de cap pour la prendre par la proue, car on ne sait jamais, et il est toujours difficile d’évaluer les hauteurs et les distances sans points de repère.

Elle est arrivée sur le Târagâlâ qui était déjà bien dressé à son approche, et en a soulevé la proue en la submergeant partiellement. La coque s’est cabrée puis est retombée de l’autre côté.

Elle n’avait pas été provoquée par une secousse tellurique, qui n’aurait certainement pas formé une vague unique, si propre et si nette. J’ai pensé plutôt à une résonance entre deux champs d’oscillation ; ou encore à une facétie de la Dame des Eaux Profondes avant que je ne quitte le large.




Cahier neuf

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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