La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

À bord du Târâgâlâ - En navigant - Escale sur le retour - La pointe nord de Citangol - Suite

Table des matières





Neuvième carnet - À bord du Târâgâlâ

De l’importance du désert

Je ne sais plus dans quel livre Jean Paulhan évoque l’histoire d’un garçon boucher qui, à la fin du dix-neuvième siècle, avait redécouvert la circulation sanguine. L’homme avait des qualités de chercheur exceptionnelles, cela ne fait aucun doute, mais elles étaient rendues stériles du seul fait qu’il n’était pas au courant de l’état de la recherche. Quand Alexandre Grothendick se retira au désert, il courrait le risque de se couper lui aussi de toute information sur les recherches des autres, et l’on est étonné qu’il le prît.

On comprend ainsi l’importance d’une situation stratégique d’où l’on puisse être renseigné de l’état de la recherche, et dont on deviendrait ignorant si l’on en était éloigné. On comprend ce qui fait la différence entre un grand découvreur et le commun des mortels, aussi génial qu’il pût être : un grand découvreur n’a pas besoin d’être doté de connaissances ni de qualités exceptionnelles, il doit seulement se trouver assez proche d’une place d’où il est immédiatement informé de toutes les découvertes des autres ; à partir de là, le seul hasard des manipulations et des bidouillages pourrait faire le reste.

Cette place a une importance considérable dans l’histoire des civilisations, et sur certains aspects, elle la détermine. Cette importance a été cependant chaque fois pondérée par de successives inventions : celle de l’écriture, du papier, de l’imprimerie et du numérique. Ces inventions accompagnèrent les déplacements d’une centralité vers une autre, et elles participèrent à la remise en cause de ce principe de centralité lui-même.

Toutes ces inventions ont contribué à réduire l’importance de la concentration géographique, mais pas celle de la domination d’une langue de communication. Si la langue dans laquelle circulent les connaissances change, si elle passe, par exemple, du grec à l’arabe, de l’arabe au latin, du latin à l’allemand, l’anglais et le français, et si l’anglais seul finit par dominer, ce sont des renversements de civilisations qui en résultent, des chutes de vieux empires et la naissance de nouveaux.

Pour autant une telle histoire est aussi bien celle des obstacles à la progression des connaissances, car celles-ci ne sont acquises et ne progressent vraiment que lorsqu’elles sont largement partagées, qu’elles sont pratiquées et interrogées par des parts significatives d’une population. Héron avait inventé la machine à vapeur douze siècles avant Papin, dans ce centre mondial de la recherche et de l’invention qu’était alors Alexandrie. Sa découverte demeura pourtant stérile.

En quelque sorte, personne ne découvrit sa découverte. C’était peu avant que le flambeau ne passât à Damas, que l’arabe ne remplaçât le grec sous l’effet des bédouins du désert, que les combattants de l’Islam n’allassent voler le secret du papier aux Chinois dans l’Hindou Kouch, fort utile pour une religion du livre, et qu’ils ne s’en servissent pour créer partout des bibliothèques grâce à leur langue qui s’écrit aussi vite que la sténo et remplit moins de pages qu’aucune autre.

Critique de la technocratie

« Il est à noter que les formes de la production contemporaine, » me faisait remarquer Djanzo lorsque je partageais avec lui mes dernières réflexions au bord du lac d’Apouta, peu avant que nous ne levions l’ancre. « Il est à noter que les formes de la production contemporaine, qui distribuent largement à quiconque les produits des découvertes technologiques, mais tout construits et ne permettant pas à leurs utilisateurs de les connaître ni de les comprendre, et moins encore de les modifier ou de les réparer, représentent de ce point de vue davantage un obstacle qu’un moyen de la diffusion des connaissances. Ces formes de production s’en font même d’autant plus un obstacle, que l’usage de leurs produits, qui n’est ni simple ni intuitif, occupe les esprits avec des apprentissages toujours recommencés et coûteux, mais n’enseigne pas leur technologie, ni comment les construire, ni comment les modifier. »

J’ai mieux saisi alors ce que l’entreprise de production des Târâgâlâs pouvait avoir, disons, de militant ; du moins comment leur projet n’était pas politiquement neutre. Avant que je ne trouve quoi lui répondre, nous avons entendu les notes graves du Kambo électronique de Kalinda, qui s’était mise à en jouer sur le pont, peut-être pour nous appeler à rentrer.

La fonction de flamine

Je préfère employer pour dénoter la fonction de Kalinda, le terme romain de flamine, flamen en latin, féminin flamina, plutôt que celui de prêtresse, ou encore de chamane. Il me paraît à la fois plus précis et plus juste, pour autant que j’aie compris quelque chose à l’étrange religion des Romains, mais qu’importe celle-ci.

Comme les antiques flamines, Kalinda est attachée à une divinité, la Dame des Eaux profonde, avec laquelle elle entretient un lien direct, comme les chamanes. Elle n’a de compte à rendre qu’à la fraternité des fidèles, qui la désignent pour cette fonction, ou plutôt reconnaissent l’authenticité de sa relation avec la divinité. Celle-ci a besoin d’un ou d’une flamine qui, en quelque sorte, l’incarne, lui donnant ce surcroît de réalité qui sinon lui manquerait.

Naturellement, une divinité, un esprit, un nagarath comme on l’appelle ici, n’est jamais embarrassé pour trouver une incarnation. Il peut bien s’incarner en n’importe qui, et même en n’importe quoi, en moi-même, par exemple, si le désir lui en venait. Il ne dépend donc pas de son ou sa flamine. Il établit plutôt une symbiose plus permanente avec une personne qui conserve une plus forte intimité avec lui.

« Dans mon enfance », m’avait raconté Kalinda, « mes parents m’avaient conduit chez un psychiatre parce que je passais des heures immobile et coupée du monde, et que je racontais des choses étranges que j’avais vues ou entendues au cours de ces états. Comme il semblait n’en résulter rien de fâcheux pour moi, que j’étais en bonne santé et que j’avais de bonnes notes à l’école, le médecin a jugé que, plutôt que se lancer dans des soins psychiatriques aux effets aussi peu prévisibles qu’aux buts mal décidables, il y aurait plus d’intérêts à me présenter à des flamines. »

« Pour plus de sûreté, mes parents m’ont également fait connaître des poètes et des artistes dès mon adolescence », m’a-t-elle aussi appris. Kalinda s’est ainsi initiée à la versification, à la musique et même à la danse, ce qui n’est pas complètement inutile pour son sacerdoce.

Celui-ci lui commande de s’occuper des adeptes en difficulté : ceux qui sont frappés par le deuil, la maladie, la vieillesse, la pauvreté, toutes les épreuves que réserve finalement la vie à chacun d’entre nous. Ce n’est pas une fonction qui enthousiasme Kalinda, et elle n’a aucun scrupule à la déléguer. Dès qu’elle a vent d’un malheur qui aurait touché un membre de sa fraternité, elle n’hésite pas à mettre à contribution celui qui le lui apprend. Elle lui dit avec qui il devrait commencer par en parler et chercher des solutions. Elle ne s’en occupe généralement pas davantage, mais avec des succès évidents dont on ne manque jamais de la remercier.

J’ai surpris sans le vouloir une conversation téléphonique avant-hier. Je n’y ai presque rien compris puisqu’elle parlait en citangolais, le ton seul m’a suffi. Elle est passée maître dans l’art de responsabiliser chacun à la solidarité que tous se doivent, mais je suis à peu près sûr qu’elle n’y a jamais réfléchi.

Le bout de la langue

La musique de Kalinda, celle qu’elle compose et qu’elle interprète sur son kambo électronique, est liquide elle aussi, comme celle de Satie, bien qu’elle ne lui ressemble pas autrement. Cette musique s’écoule tranquille, mais elle peut rebondir aussi en quelques trilles comme un frisson, comme sur des roches blanches quand la déclivité d’un terrain rend un cours d’eau plus vif, éclaboussant légèrement, et même les tons graves résonnent avec clarté, comme des reflets qui joueraient avec la profondeur des lames.

Oui, il y a un mot qui dit bien cela en citangolais, et que j’ai toujours sur le bout de la langue. C’est fou comme ce bout de la langue peut parfois paraître lointain.

La musique de Kalinda a un fond de douceur. Il y a toujours de la douceur dans sa musique, comme dans son regard ; une douceur qui n’ôte rien à sa vivacité ni à sa fraîcheur ; une douceur dont l’abandon ne l’empêche en rien de vous pénétrer jusqu’à l’âme.

Il y a toujours de la douceur dans les regards en Asie, bien plus qu’en Europe. Même Tagar, avec ses manières bourrues, sa moustache inquiétante et son air patibulaire de pirate malais, a un regard doux. Malgré les yeux bridés, comme par contraste, il y a une rondeur dans les regards qu’on ne trouve pas ailleurs.

Kalinda fait chanter les oiseaux. Souvent, quand elle joue du kambo, les oiseaux lui répondent. Je l’avais déjà noté lors de mon premier séjour. Les oiseaux ne savent pas grand-chose de l’eau. Elle le leur apprend. Elle apprend aux oiseaux à chanter comme le feraient peut-être des poissons s’ils n’étaient pas muets. Mais qui sait ? Peut-être les poissons chantent-ils eux aussi. On ne les entend pas, c’est tout.

Perspective du sens et élongation du temps

C’est fou, quand on s’y met, le temps qu’on peut passer à parler. On n’a plus alors la moindre idée des heures qui se sont réellement écoulée. On est toujours surpris qu’il soit si tard.

Prendre un café après le repas et entamer une conversation, on ne penserait jamais que ça puisse nous amener à une heure si avancée. C’est le contraire de quand on regarde un film, où l’on est toujours surpris alors que ne se soient pas même passées deux heures, pendant lesquelles on a pourtant parcouru des lieux divers et de nombreuses tranches de temps, parfois très éloignées les unes des autres.

Là non, en bavardant, c’est le contraire, le temps s’est étiré sur place ; il s’est rempli, il s’est étendu démesurément, comme les nuages sur la mer, que l’on distingue nettement sur toute l’immensité de l’horizon, et qui semblent si étirés que ce n’est même pas pensable, que ça bouleverse les sens si l’on y prête vraiment attention.

Tu vois, c’est au fond ce que je n’aime pas dans le cinéma, il se donne pour de la durée, mais en réalité, il en manque, son temps est sans épaisseur : de la durée qui passe vite sans en donner l’impression, et ça vaut mieux, car si le film nous donnait l’impression de durer, on se ferait chier. C’est pourquoi on est toujours plus saisi pas des paroles que par des images, car elles nous offrent du temps réel, dense et étendu. L’image animée, c’est le contraire des nuages qui passent au loin sur la mer, et dont on pourrait croire la succession inépuisable, terriblement étirés par la perspective.

Je pense que c’est la perspective de la pensée qui étire ainsi le temps dans la parole…

Kalinda baille longuement. « Quand je t’écoute bien », commente Djanzo, « je ne m’étonne pas que le temps paraisse autant s’étendre. »

Kalinda rit. « Jean-Pierre n’a pas tort cependant, c’est vrai que la pensée trace des perspectives dans lesquelles le temps s’étire autant que les nuages à l’horizon. L’image est juste, et elle est belle. Tu as vu ces merveilleux nuages, hier soir ? »

« Qu’est-ce que vous entendez par là tous les deux ? » s’étonne enfin Djanzo. « Comment la pensée dessinerait-elle des perspectives qui étirent le temps ? Vous voulez dire que plus les inférences seraient lointaines et justes, et moins on verrait passer le temps qu’elles étireraient pourtant ? »

« Tu vois bien que tu comprends ce que nous voulons dire. »

Parfois un passager

Il nous est déjà arrivé par deux fois de prendre un passager qui souhaitait se rendre d’une île à l’autre. Nous leur avons proposé de les transporter contre un sachet de riz. J’ai d’abord trouvé mesquin de faire payer ainsi un trajet qui ne nous coûtait rien, surtout à des voyageurs qui ne semblaient pas très riches.

Kalinda m’a opposé deux excellentes raisons. La première est que nous avions réellement besoin de riz. La seconde est que ne rien leur demander aurait pu les froisser. Ils auraient voulu de toute façon nous donner un présent en retour, et se seraient probablement sentis obligés de nous offrir davantage.

Bien que ces voyageurs aient été de piètres anglophones, ils ont apporté des touches agréables à nos conversations du soir, évoquant des recherches lointaines de bancs de poissons, des tempêtes mémorables, des nappes de brouillard si épais qu’on ne voyait plus ses mains en étendant les bras, des requins gigantesques menaçant le modeste sampan, des nuits étoilées, des eaux turquoise et transparentes, des vagues que la nuit rendait plus hautes encore, des nuages incroyablement étirés par la perspective quand les horizons sont limpides…






Dixième carnet - En naviguant

Mer forte

La mer est grosse ce soir. Dans la lumière du soleil couchant, les masses d’eau qui se creusaient puis se dressaient étaient impressionnantes. On ne peut qu’être émerveillé de la manière dont le Târâgâlâ parvient toujours à trouver son assiette ; émerveillé, sans doute, mais bien un peu effrayé quand même. Non, pas exactement effrayé ; on a confiance, mais quelque chose doit bien nous comprimer les tripes pour que la magie fonctionne. Les vagues sont peut-être plus impressionnantes encore maintenant, dans la nuit noire qui les fait paraître immenses.

Notre mission est terminée, et nous ne faisons plus que du tourisme, rentrant lentement à travers ce chapelet d’îles qui prolonge celle de Citangol. Citangol, je dois peut-être le rappeler, est le nom de l’île ; et Citagol, celui de sa principale ville qui est aussi sa capitale.

« La notion de laïcité est ambiguë ; sa signification est sensiblement différente selon les pays », nous explique Djanzo. « La question n’est pas celle de la langue. Le mot est le même en français et en anglais. Il est apparu dans les mêmes textes fondateurs, écrits à la même époque, dans la même période historique. »

Nous sommes montés tous sur la passerelle. Elle n’est pas bien grande, mais suffisamment confortable pour nous trois. Nous tenons compagnie à Kalinda qui pilote le Târâgâlâ d’une main sûre.

Il n’est en rien nécessaire que nous rentrions rapidement, Djanzo à Catalga, Kalinda et moi à Citagol ; nous n’avons rien de particulier à y faire que nous ne ferions aussi bien à bord. Ce n’est toutefois vrai qu’à un certain point, car une paire de bras sur place est souvent précieuse, pour des besoins aussi divers que souvent imprévus.

« Bien sûr le mot recèle quelques pièges pour le traduire en arabe ou en chinois », continue Djanzo, « mais son étymologie et sa dénotation sont exactement les mêmes dans les principales langues européennes. La différence dépend seulement du pays et de son histoire : en France les principes laïques ont visé à protéger l’État national de l’influence d’une Église déjà organisée et administrée comme un super-état, et mettre au contraire cette dernière sous contrôle ; aux États-Unis où il n’existe aucune église de cette sorte, les mêmes principes ont symétriquement servi à protéger les pratiques et les expériences religieuses d’une mainmise de l’État. Le même concept se charge donc, à travers les méandres de l’histoire, de connotations quasiment opposées selon où il est employé, bien qu’il n’y ait aucune opposition sur les principes. »

Nous avons tout notre temps pour nous lancer dans de grandes conversations qui nous mènent souvent tard dans la nuit. Nous y vidons des bols de thé, car il est connu que l’alcool n’apporte rien de bon à la cohérence des propos, ni à la navigation.

« Il me semble pourtant, à la lumière de l’histoire », relève Kalinda, « que les États sont mieux armés pour mettre au pas les religions et en imposer une orthodoxie, que ne le sont les écoles, les églises et les fraternités pour se soumettre les États. »

« Je ne dirais pas le contraire », approuvé-je. « Le rôle même de l’empereur Constantin dans la constitution de l’Église Romaine en est caractéristique, et les martyrs qu’elle persécuta demeurèrent principalement des Chrétiens. Cependant Djanzo cherchait surtout à nous expliquer la notion de connotation. »

La piraterie en Asie

Des centaines de milliers d’ordinateurs ont été attaqués ces jours-ci à partir de cent cinquante pays. Un programme bloque toutes les données, et l’utilisateur, particulier, entreprise ou institution, doit payer une rançon pour obtenir un code qui les libère. Peut-on croire une telle chose ; je veux dire croire que les pirates aient réellement diffusé leur virus pour rançonner des centaines de milliers d’utilisateurs dans le monde entier avec si peu de discrétion, et espéré passer inaperçus ? Mais la presse dans le monde paraît grosso modo trouver une telle chose possible.

Ce serait l’ouvrage de pirates nord-coréens, travaillant avec le gouvernement. La presse n’affirme rien. Elle se contente de faire part de soupçons basés sur quelques lignes de code copiées-collées, comme on les retrouve dans quantité d’autres programmes, dont ceux qui ont attaqué l’an dernier des sites de presse états-uniens, et déjà soupçonnés pour cela d’être l’ouvrage de corsaires nord-coréens. Quelle histoire !

Ce dont on est sûr, c’est que ces pirates coréens, monégasques ou groenlandais entrent et sortent comme ils veulent dans les serveurs de la NSA. En effet, la faille qu’ils ont utilisée n’était notoirement connue que de cette institution, selon les documents en lignes sur WikiLeaks, et celle-ci s’était bien gardée de la révéler, pour l’utiliser à ses propres fins. Bref, la piste ne conduit qu’à la NSA, et il n’en faut pas plus pour que, de par le monde, la presse se fasse plus ou moins prudemment l’écho de soupçons visant des pirates nord-coréens.

Les gouvernements utilisent déjà l’événement pour justifier le développement de leurs agences respectives, vérolées les unes par les autres, et craquées par des pirates coréens ou caribéens, malais ou des mers du sud.

Trois jeunes musiciens

Nous avons embarqué cette fois un trio de jeunes musiciens, deux garçons et une fille qui ne doivent pas avoir dépassé les dix-huit ans. Ils sont vêtus pauvrement de pantalons et de débardeurs reprisés, et attachent leurs cheveux longs sous des foulards à la manière des pirates. J’ai enfin convaincu Kalinda de ne leur faire payer le voyage qu’en leur demandant de jouer pour nous.

Ils circulent d’île en île pour donner des récitals dans des villages de pêcheurs. Ils y sont bien accueillis, mais ne reçoivent pas grand-chose d’une maigre population qui n’est déjà pas bien riche. Ils obtiennent un peu plus lorsqu’ils ont la chance d’être appelés pour un mariage, un enterrement, ou quelque autre cérémonie. Cette vie paraît les satisfaire, et même les combler d’un bonheur qu’ils irradient.

L’un joue du kambo et l’autre de la flûte, la suling, une flûte droite de bambou d’une soixantaine de centimètres, que l’on trouve de Java aux Philippines. Une bande en palme entoure son extrémité plate, provoquant la vibration de l’air. C’est un bel instrument très simple qui produit de nombreuses harmoniques ; je l’avais déjà découvert à Citangol l’an dernier, et je ne suis jamais parvenu à en tirer un son.

La fille, Rana, écrit les paroles et les chante. Quelquefois, ils intervertissent les rôles, se servant d’un autre kambo, d’un petit tambour de bambou, et de quelques instruments supplémentaires qu’ils transportent dans leurs bagages. Leur musique ressemble un peu au tembang de la Sonde.

Ils chantent des poèmes classiques en persan, de Hafiz ou de Khayyam, sur des musiques de la Sonde, ou des chansons en Citangolais du répertoire local. Ils en composent aussi, sur des tons plus modernes, mais qui conservent ces multiples détentes et la longues portée des auteurs classiques, si je me fie aux quelques traductions que m’en ont faites mes amis.

Comment écrire une chanson

J’ai du mal à évaluer ces jeunes gens. Ils ont quelque chose de brut et de rustique, qui en fait les authentiques représentants de ces populations des îles du nord, et quelque chose aussi de profondément juvénile, mais ils n’en possèdent pas moins tous les caractères de parfaits intellectuels. Plus on bavarde avec eux tout en découvrant les paroles de leurs chansons, plus on a la sensation d’une solide et pénétrante érudition. Ils sont bien jeunes cependant pour avoir accumulé beaucoup de connaissances, et surtout pour avoir eu le temps de les tremper à leurs expériences. Mais peut-être ces îles sauvages sont-elles propices aux expériences de l’esprit.

« Je ne saurais jamais écrire une chanson », dis-je à Rana. « J’y ai songé, mais je crois en être incapable. Bien sûr, je n’exclus pas que quelqu’un sache mettre en musique des textes que j’aurais produits, mais ce n’est pas ce que j’appelle écrire une chanson. » Elle m’écoute détendue, polie et souriante, silencieusement accoudée au bastingage en regardant le ciel de ses grands yeux amandes, alors je continue.

« Un bon poème ne fait pas toujours une bonne chanson. Un bon poème est conçu pour contenir sa propre musique. Il n’a pas besoin de cultiver d’autres effets que la seule sonorité de la langue. Bien sûr, cela peut suffire à faire une bonne chanson, mais pas toujours. Si la musique et le chant n’ont plus rien à lui apporter, à quoi bon l’accompagner ? Un poème peut être bien plus beau à n’être porté que par la voix humaine, et tout effet sonore inutile tendra seulement à voiler cette beauté. Inversement, un arrangement pourra faire d’un passable poème une très belle chanson. »

Rana commence à peine à faire mine de m’écouter, alors je précise ma pensée : « Je ne saurais pas écrire une belle chanson, car celles que j’aime le plus ne me plaisent pas beaucoup quand je les lis seulement. Il leur manque quelque chose, et je crois que c’est tout l’art du compositeur que de laisser un tel manque, une place vacante pour le chant et la musique. Et cela, je ne conçois pas comment je pourrais le faire. »

« Oui », me répond finalement Rana, « mes compagnons tirent souvent une musique à partir de quelques paroles qui me tournent dans l’oreille, et je tire souvent ma chanson de leurs premières notes, mais nous ne nous prenons pas la tête avec ça. »

Rana est polie, mais à travers sa réponse je me sens un peu comme cette logeuse qui disait à Balzac qu’elle n’aurait jamais eu la patience d’écrire comme lui.

Des métaphores de la navigation

Au vingtième siècle, je n’ose dire dans ma jeunesse, un nombre relativement réduit d’intellectuels tenait une place considérable en France. Ils rayonnaient de là dans le monde entier, comme leurs successeurs continuent à le faire ; j’en parlais récemment encore dans mes carnets. Personne ne se souciait alors de leur parcours universitaire ; pas plus des diplômes qu’ils avaient obtenus, que des établissements dans lesquels ils enseignaient. On n’en savait rien et l’on s’en foutait, et si Wikipédia n’existait pas, on ne le saurait sans doute pas davantage.

On les jugeait sur leurs ouvrages, et seulement sur eux. La plupart de leurs livres se vendaient à quelques dizaines de milliers d’exemplaires, ce qui est bien plus qu’aujourd’hui des ouvrages comparables ; bien plus même qu’il ne s’en vendait encore dans les dernières années du vingtième siècle. Jean-Pierre Cometti, lorsqu’il dirigeait la collection tiré à part aux Éditions de l’Éclat, qui me semblait pourtant alors concurrencer en intérêt et en qualité les Éditions de Minuit, m’avait confié que les ventes atteignaient au mieux quelques centaines, ce qui est très peu en regard seulement du nombre d’étudiants en philosophie.

On admirait ces gens. On imaginait qu’ils étaient les meilleurs d’entre tous, et cela probablement parce qu’ils avaient su s’organiser en réseau de manière à s’éviter de devoir réinventer la roue, l’eau chaude ou la circulation sanguine.

Oui, on sentait que ces gens avaient su tramer les réseaux d’une vie intellectuelle, créer les revues, les groupes, les séminaires, et au besoin les éditions nécessaires, dont ils se nourrissaient autant qu’ils les nourrissaient. On n’imaginait pas, évidemment, qu’ils eussent été choisis par des jurys, des comités de lecture ou d’évaluation.

Les conditions d’une telle organisation en réseau ont beaucoup changé depuis, et en très peu de temps. Elles ont changé très brutalement au cours des cinq dernières années du vingtième siècle.

Pendant le plus clair de ma vie, j’avais cherché en vain à mettre la main sur certains ouvrages, malgré l’aide de quelques amis qui m’avaient favorisé l’accès à des bibliothèques. J’ai finalement trouvé tout ce que je recherchais en même pas dix ans, tout seul, et grâce à l’internet bien sûr.

C’est une autre histoire que de trouver ce que l’on doit chercher de nouveau maintenant. Je dirais que le problème ne serait plus seulement de trouver les connaissances, la circulation des idées, les travaux de première main, le travail au moment où il est encore en train de se faire. Le problème est de filtrer, de ne garder que l’essentiel.

Cet essentiel, avant, il était comme déjà filtré pour nous ; du moins, rien ne nous interdisait de le croire, et rien de nouveau n’est d’ailleurs venu nous convaincre du contraire. C’est bien plus compliqué aujourd’hui. Où pourra-t-on bien le trouver maintenant ?

Le monde paraît s’être ouvert à nouveau comme une graine, riche de nouvelles terres inconnues. Ces nouvelles navigations seront toujours pour moi associées à l’image de la fenêtre de lancement de Netscape Navigator.

L’élu

Le nouveau président de la République Française tout juste élu par les dieux, m’étonne. On avait à peu près compris que sa fonction consisterait à poursuivre une politique largement réprouvée par le corps électoral, mais apparemment imposée par les dieux.

Ses premières initiatives sont encore difficilement interprétables, mais elles déconcertent déjà les observateurs. Elles ne paraissent pas obéir à une simple rationalité comptable. Pire, le nouveau président élu des dieux semble peu soucieux du jugement des mortels, mais plutôt des rapports de force. Voilà qui ne s’inscrit plus tout à fait dans la continuité.

Poursuivre dans la même voie aurait été gérer plutôt que gouverner, et continuer à œuvrer à la contre-réforme en cours pour rétablir le féodalisme et le servage. Aux temps lointains de la rente foncière, le féodalisme ne pouvait qu’être terrien ; aujourd’hui, il doit être cognitif. Est-ce bien ce que voudraient les dieux ?

Je ne sais rien hélas des dieux de la Gaule romaine. Il faudrait que j’interroge Kalinda.

« Que veux-tu que j’en sache moi-même ? » M’a-t-elle déjà répondu. « Comment pourrais-je connaître mieux que toi les dieux de ton pays ? »






Onzième carnet - Escale sur le retour

Les maîtres de musique

Nous avons débarqué nos jeunes amis dans une de ces îles du nord. Nous sommes restés le soir pour les entendre en situation. La musique, comme d’ailleurs toute forme d’art, doit beaucoup à la façon dont elle est partagée. Nous connaissons les formes contemporaines du spectacle, avec son public captivé, pour ne pas dire captif, tenu à l’écart de la scène, mais appelé à se manifester, si ce n’est à participer, à frapper dans ses mains, reprendre en refrains, se lever et danser…

Ce n’est pas ainsi que les choses se passent ici. Ce n’est pas non plus le café-concert ; ce n’est pas le karaoké. Ce ne sont pas davantage les grands-messes de Bayreuth ou du Royal Philharmonic Orchestra. C’est autre chose.

Les présents peuvent participer. Dans ce cas, on le fait sérieusement. On a amené ses instruments ; on s’accorde, on fait quelques essais. Puis tous ensemble, on essaie de donner plus de nuances à la musique et au chant. Chaque village a bien ses musiciens qui se montreraient capables d’animer une soirée. Ne seraient-ils pas assez bons ? C’est une autre histoire. Tout le monde peut devenir très bon en approchant certains états.

Il me semble plutôt que les villages invitent des musiciens pour qu’ils leur apprennent à faire mieux ; à mieux jouer ; à mieux comprendre ce qu’est jouer de la musique.

Je comprends moi-même, en les voyant ainsi, dans leur élément, pourquoi ces jeunes gens que nous avons convoyés sont si fiers. Ils sont des maîtres de musique. Ils peuvent bien être jeunes, pauvres, vivre précairement : ils imposent le respect.

Je ne comprends rien à leur langue, mais je vois qu’ils savent parfaitement ce qu’ils disent, et que l’auditoire s’en rend parfaitement compte.

Je vois bien aussi que s’ils y tenaient vraiment, ils se feraient bien mieux payer. La population de ces villages y serait toute disposée, mais ils n’y tiennent pas, ils s’en foutent, dans ces îles où la monnaie est rare.

Peut-être craignent-ils qu’on ne finisse alors par les respecter pour cette raison seule qu’ils parviendraient à se faire mieux payer. Les hommes sont ainsi : on voit bien déjà qu’ils ont tendance à respecter leurs dieux en proportion des sacrifices qu’ils leur consacrent. Kalinda souvent s’en désole, bien qu’elle en profite me semble-t-il ; mais c’est finalement plus le problème des dieux que le sien.

Nos jeunes gens ne sont pas des dieux, et je ne crois pas me tromper en disant qu’ils pensent être plus que des dieux. Je les comprends, et je remarque qu’ils ne nourrissent pourtant aucune condescendance avec les gens qu’ils rencontrent. J’en déduis qu’ils doivent penser qu’eux aussi valent plus que des dieux. Je comprends qu’on puisse préférer être maître de musique dans ces petites îles, qu’enseigner dans les meilleurs conservatoires, ou encore faire les meilleures ventes sur les sites de diffusion.

Grammaire de la métaphysique

« Connais-tu la métaphysique arabe ? » me demande Zahir, le joueur de Kambo, et le principal arrangeur. « Sais-tu que la métaphysique arabe n’est pas une ontologie ? Il n’y a pas d’ontologie arabe. Tu dis “je suis français”, “je suis châtain”, “je suis un homme”, “je suis heureux”…, et de là, tu crois pouvoir faire abstraction de tout attribut pour ne conserver que “je suis” ; tu en fais “l’être”, mais l’être, sans attribut, n’a aucun sens. » Nos jeunes amis sont musulmans, j’avais omis de le dire. Je ne l’ai d’ailleurs pas su immédiatement, mais tous ceux qui pratiquent une musique savante le sont un peu.

Oui, je dis un peu, car ici l’on est souvent de plusieurs traditions à la fois. D’ailleurs, si vous vous intéressez à la philosophie citangolaise, vous n’aurez pas beaucoup de choix. Même si vous n’êtes pas musulman, vous ne trouverez d’autre philosophie que musulmane à Citangol. Même Kalinda ou Djanzo, quand ils se font philosophes, se font un peu musulmans.

N’y aurait-il pas une philosophie bouddhiste ? La question peut se discuter, mais celle-ci serait comme une philosophie en pointillés ; une philosophie faite de jeux mettant la langue en péril à la manière des sophistes, une philosophie du langage, rappelant celles de Wittengstein ou d’Austin. Alors pourquoi ne pas aller directement à ces philosophies ?

Non, il n’y a pas d’être dans la philosophie islamique. Pas plus qu’il n’est de verbe être dans la langue arabe ; seulement un verbe « n’être pas ».

« Il n’est pas commode de traduire cogito ergo sum dans la langue arabe », me dit Zahir. « Cela donnerait quelque chose comme cogito ergo ego ; mais le pronom ego, ce n’est pas non plus un substantif, c’est une déclinaison. Ego est déjà dans cogito ; comme dans amato, videoCogito ergo ego est une tautologie qui ne dit rien de plus que cogito, “je pense”. La bonne traduction serait “la pensée est dans le je pense”. »

« Il est ceci, il est cela, celui-ci ou celui-là. Il est ici, ou là-bas, il est ce qu’on veut, mais “il est” ne veut rien dire seul ; et l’on ne peut le dire en arabe. Sous prétexte qu’on puisse le dire dans les langues gréco-latines, on en a fait une ontologie. Elle consiste à se donner des vertiges en mettant des tautologies en abyme. Oublie la copule, considère-la comme un simple auxiliaire, oublie les pronoms, suffixe-les ou préfixe-les comme des déclinaisons, et plutôt que prononcer des tautologies, infère des énoncés fertiles. »

Voilà le cours de grammaire philosophique que m’a donné Zahir, le bien nommé. Comment a-t-il pu apprendre tout cela dans ces îles ?

« Ana (je), Ouwa (il), ne les substantifie pas. Suffixe-les. Leur signification est dans le verbe », dit-il. « Rana pense-t-elle à cela quand elle écrit ? » Demandé-je.

Les arômes du matin

Ah, l’odeur des matins humides, toujours aussi renouvelée, je ne cesserai jamais de vouloir en parler. La chaleur dans l’île exhale très tôt ses parfums où se mêle l’odeur lointaine de la mer.

Il y a comme un arôme de framboisier, de frêne et d’ardoise humide, bien qu’il ne doive rien se trouver de tel dans les environs, mais il n’y a pour moi ici que des senteurs nouvelles que je ne peux décrire autrement que par celles que je connais. Je crois identifier aussi un goût de girofle, et il est plus probable que les granges alentour en abritent.

J’ai peu dormi. Nous nous sommes couchés tard. Je ne me suis même pas couché. Je me suis endormi où j’étais, et Kalinda a dû penser qu’il était inutile de me réveiller. On ne prend pas froid ces jours-ci à coucher à la belle étoile.

Quelqu’un a quand même songé à jeter sur moi une légère couverture dont la chaleur m’aura réveillé avec le jour montant. Il fait plus chaud en cette saison quand on monte vers le nord que dans les régions proches de l’équateur, car les journées s’y allongent davantage.

Il a dû pleuvoir dans la nuit après la fête, ou en début de matinée. Le sol et les toits de bambou sont trop humides pour que ce soit sous le seul effet de la rosée. Qu’importe, j’étais à l’abri d’une tonnelle. On trouve toujours beaucoup de tonnelles, aux toits faits de tuiles de bambou, dans ces îles où le climat pluvieux ne peut manquer de rendre utile des lieux où mettre des affaires au sec.

Un homme est passé près de moi l’air rêveur, fredonnant encore les chansons de la nuit, et nous avons échangé un sourire amusé quand il m’a aperçu. Je reste encore un moment, appuyé sur le coude, goûtant chaque odeur comme on déguste un vin.

Mindanao si proche

On dit que la presse ment. La presse elle-même le dit. Certains disent que seule la presse d’autres pays mentirait, ou la presse militante qui serait de ce fait complotiste, c’est ce qu’affirme notamment la presse des groupes financiers du monde atlantique. Chaque presse, d’autres pays, militante, ou servant d’autres intérêts, accuse les autres. Toutes se trompent sur l’essentiel, même si elles ont toutes en partie raison, et si leurs proclamations sont comme une preuve logique que toutes mentent. Voir à ce sujet les Réfutations sophistiques d’Aristote.

Oui, la presse, toutes les presses, donnent souvent des informations factuellement fausses, mais ce n’est pas important. Même fausse factuellement, une information en reste une, elle nous informe déjà des mensonges factuels qu’un groupe ou un autre juge pertinent de diffuser. Si la presse nous égare, ce n’est pas ainsi.

La presse ne nous donne pas des informations factuelles brutes ; elle les insère dans des récits. Les spécialistes francophones préfèrent employer alors le mot anglais narrative, comme ils préfèrent se nommer eux-mêmes experts plutôt que spécialistes. Naturellement, la presse est la première victime de ses propres récits, qu’elle ne peut pas reconstruire à sa guise pour répondre aux besoins du moment. Ils forment des ensembles dotés d’une certaine consistance.

Ce sont précisément de tels récits qui sont trompeurs, bien plus que les mensonges factuels qu’ils contiendraient ou non. Aussi, que je lise la presse mondiale, ou seulement celle de l’Asie du Sud, je suis incapable de comprendre ce qui ce passe en ce moment-même sur l’île de Mindanao pourtant toute proche.

Questions d’ergonomie cognitive

Je viens de lire un curieux article mettant en garde sur les effets nocifs des écrans pour le développement cognitif des enfants. Pourquoi le dis-je curieux ? Parce qu’évoquer l’écran ne dit rien de l’interface réelle entre l’homme et sa machine. Le problème n’est pas l’écran.

Déjà, l’interaction sur l’écran passe généralement par l’intermédiaire d’un clavier, d’une souris, d’un pavé tactile ou autre procédé. Même l’usage d’un écran tactile doit passer par l’intermédiaire d’un clavier virtuel, de boutons, d’icônes cliquables, etc. Ensuite, je ne suis pas convaincu de la pertinence qu’il y aurait à questionner les effets des écrans sur le développement des enfants, sans s’interroger d’abord sur ceux qu’ils ont sur le fonctionnement cognitif des adultes.

Ce qui me semble cependant le plus paradoxal dans cet article, c’est le raisonnement à rebours. En effet, il existe des quantités très diverses d’interfaces qui font appel à l’écran, et non pas une seule, donnée, on ne sait par qui, et qui s’imposerait d’elle-même sur toutes les machines et sur tous les programmes. Ces multiples formes d’interfaces vont de la fenêtre d’un terminal sur lequel on saisit des lignes de commandes, à celle qui met en jeu des images texturées imitant le comportement des objets physiques.

Les programmeurs ont donc déjà choisi entre ces diverses formes possibles d’interfaces, et ils se sont évidemment posé des quantités de questions quant à leurs effets sur l’esprit de l’utilisateur, adulte ou non. Les Târâgonautes se montrent tout particulièrement attentifs à ces questions. L’interface pour diriger le navire doit-elle simuler des outils physiques qu’on manipulerait à l’aide de la souris ; voire des doigts, sur des écrans tactiles ? Doit-elle, en quelque sorte, se laisser oublier comme interface, et se donner pour réalité, fût-elle virtuelle, ou doit-elle au contraire nous faire percevoir que nous agissons à travers elle par des lignes de code sur des objets physiques, et sur les éléments de l’environnement ?

On comprend bien quels sont les enjeux des développeurs : le meilleur contrôle du programme par l’utilisateur, et la plus grande simplicité de prise en main. Ces deux enjeux sont quelque peu contradictoires cependant.

Si l’on envisage de réaliser une interface pour des enfants, on recherchera sans doute la plus grande simplicité de prise en main. Dans ce cas, il est probable qu’elle imitera les automatismes manuels, et que son usage risque à terme de les bouleverser. Si un enfant, à l’esprit non encore bien formé, utilise trop sur l’écran des interfaces graphiques simulant des objets réels, plutôt qu’il ne manipule réellement de tels objets, il existe une forte probabilité pour que son développement finisse par en être perturbé ; pour qu’il accumule davantage de retards cognitifs que s’il jouait dans la nature avec des objets matériels. Si l’on programme au contraire des outils pour ses pairs, un environnement de développement intégré (EDI ou IDE) par exemple, on privilégiera les raccourcis claviers sur l’interface visuelle.

Il y a dans tout cela des enjeux que Kalinda, Ziad ou Djanzo, n’hésiteraient pas à qualifier de politiques. Pour eux, on est même là au cœur de tous les enjeux politiques.

Représentation et intuition

Ce qui est numérique, comme ce qui est mathématique, linguistique, sémiotique, repose sur des représentations qui font écran – c’est bien le cas de le dire – à l’intuition directe. La question est donc de savoir s’il est préférable que ces représentations simulent ce qu’elles représentent, ou si elles ne devraient pas plutôt s’en distancier pour en favoriser l’intuition.

Par exemple, on sait qu’une scène décrite dans un récit peut devenir bien plus saisissante que celle produite par le cinéma, même avec débauche d’effets spéciaux. Pourquoi ? Parce que l’image décrite avec des mots est reproduite dans notre esprit à l’aide des traces mnésiques de nos propres percepts, et qu’elle est donc une intuition du monde réel.






Douzième carnet - La pointe nord de Citangol

La zone rouge

Pluie, tonnerres, vagues gigantesques. La mousson remonte avec une formidable puissance le long de la Fosse des Mariannes jusqu’au Bassin des Philippines.

Les abysses par-là, à l’est, dépassent les dix mille mètres, donnant des pressions de plus de mille atmosphères. Mille atmosphères, ce sont des choses qu’on ne peut pas imaginer. On peut seulement tenter de les entrevoir en passant furtivement entre le rêve et l’éveil.

Ce que nous connaissons vraiment, ce que nous parvenons à voir avec les yeux de la certitude, nous le saisissons presque toujours en traversant furtivement cette orée, dans les instants vacillants de cette aurore. Je l’appelle la zone rouge, par référence à Shihab od-Din Yahya as-Sohrawardi, notamment à son conte l’Archange Empourpré. Le rouge est la couleur de l’orée, de la limite entre la lumière et les ténèbres, de cet équilibre furtif ou les deux se maintiennent pour peu de temps unies.

C’est là seulement, qu’on parvient à concevoir ce que sont mille atmosphères. Cependant, il se pourrait que certaines drogues y aident, cela je n’en sais rien, je n’ai pas essayé. Ce n’est jamais rien d’autre qu’un équilibre instable et qui ne dure pas. Il n’est pas utile qu’il dure et qu’on puisse s’y arrêter, si ce qu’il nous offre, nous le possédons à jamais.

Variations climatiques et carbone

Après les quelques jours de répit du mois dernier, les éléments se déchaînent à nouveau. Djanzo y voit un effet direct de l’accroissement dans l’atmosphère du carbone extrait de la terre. Kalinda et moi sommes plus réservés. Qu’une quantité critique et toujours croissante de carbone soit extraite des sous-sols, nous le savons bien ; et nous ne doutons pas qu’elle ait des effets désastreux des plus divers. Prétendre que les phénomènes météorologiques de ces temps-ci en seraient une conséquence directe, voire la conséquence quasi exclusive, nous paraît quand même un peu présomptueux.

D’abord, ni Kalinda ni moi ne sommes convaincus que le climat de ces jours-ci serait si différent de ce qu’il est chaque année. Le climat varie de toute façon d’une année sur l’autre, et des faisceaux de causes diverses y concourent. Non seulement il varie d’un an sur l’autre, mais il varie aussi sur de longues durées. Tout varie ; parfois l’orbe de la terre se rapproche du soleil, parfois elle s’en éloigne ; le soleil lui-même ne projette pas une énergie toujours égale… Le climat n’a jamais cessé de changer au fil des siècles, de se réchauffer ou de refroidir pendant d’assez longues périodes, sans que l’extraction de carbone n’y soit pour rien.

La mesure de tels changements est elle-même très hasardeuse. En effet, un réchauffement ici peut être la cause d’un refroidissement ailleurs ; là, une sécheresse correspond à des inondations plus loin. Je m’étonne donc que les institutions internationales en charge de l’environnement prétendent nous donner des mesures d’une improbable précision.

Oui, je comprends que proposer des prédictions précises à dix ans et à dix centimètres, frappe mieux les esprits que si l’on disait que la mer allait gagner sur les terres d’on ne sait quelle hauteur, ni sur combien de temps ; ou encore que l’excès de carbone dans l’atmosphère aura bien d’autres conséquences, probablement plus graves, mais difficilement prévisibles. Ce serait assurément moins mobilisateur.

Oui, il est psychologiquement plus efficace de mesurer en années et en centimètres les effets des décisions que nous prendrions ou non. Certes, mais à quel prix ? En cachant sous d’obscurs calculs de spécialistes que personne ne saurait comprendre ni vérifier, ni moins encore contester, ce qui est largement à la portée de l’observation et du raisonnement de l’honnête-homme, on place ce dernier devant la fausse alternative de contester ce rôle factice donné à la science, ou bien le réchauffement climatique lui-même.

C’est cher payé, car ne suffirait-il pas alors d’accréditer d’autres experts pour justifier le contraire ? Ce serait tout à fait dans l’esprit d’un néo-féodalisme cognitif. D’ailleurs, pendant qu’on nous égare avec ces calculs abscons et les inévitables mises en causes qu’ils suscitent, ne continue-t-on pas, comme si de rien n’était, d’accroître les extractions de charbon, de pétrole et de gaz ?

Les chutes

L’île de Citangol s’achève au nord par quelques hauts volcans qui plongent en pente raide jusqu’à la mer, et au-delà vers la Fosse des Mariannes. La région est connue pour ses chutes vertigineuses, noyant des végétations luxuriantes d’embruns et de buées.

Djanzo a paru ravi que nous lui laissions l’entière disposition du Târagâlâ pendant plus de vingt-quatre heures. Kalinda et moi ne l’étions pas moins de pouvoir nous échapper ensemble. Elle tient à me faire découvrir les chutes.

Nous craignions de le froisser à lui demander de nous attendre à bord. Bien sûr il nous a fait remarquer qu’il y avait de l’insouciance à nous aventurer par un temps pareil dans une région sauvage et accidentée. Il est si facile d’être emporté par un glissement de terrain ou un torrent en crue. On voyait bien cependant qu’il était plus soucieux d’être en règle avec sa conscience, que de nous retenir vraiment.

Oui, nous sommes bien insouciants, et je me demande où nous allons dormir avec ces orages et la terre trempée. « Il y a des grottes », m’a dit Kalinda rassurante. Vivre à bord d’un bateau n’est pas désagréable, mais on doit bien quand on en a l’occasion se dégourdir les jambes.

La roche est noire et volcanique dans la région. Cela donne une certaine austérité au lieu. L’endroit est peu peuplé, et d’ailleurs guère habitable. Bien peu de temps serait nécessaire dans ces forêts à flanc de côte, pour que vous retourniez à l’état sauvage.

Je crois qu’on peut revenir très vite à l’état sauvage ; le désert s’insinue en vous, vous habite aussi vite que vous l’habitez.

Dans la forêt

La forêt et la roche sont moins agressives qu’elles le paraissent de loin. Pas d’épines qui grifferaient la peau ou déchireraient les vêtements, pas de rochers coupants, mais aux formes plutôt arrondies et, la plupart du temps, recouvertes de mousse, pas d’épais buissons entre les troncs, seulement des lianes qui s’écartent comme des rideaux, laissant tomber les gouttes dont elles sont trempées.

Nous avons remonté la rivière à l’embouchure de laquelle nous avons jeté l’ancre. Nous avons marché à la lisière de la forêt et des profondes lames qui en cette saison ont noyé les vastes berges de cailloux, emportant quelques arbres et les abandonnant sur les rives ou au milieu du cours.

L’air est tiède et lourd, mais si l’on ne force pas sa marche, on ne transpire pas. On est déjà bien assez trempé par les feuilles humides de la pluie qui a cessé dans la matinée.

J’ai mis mes lunettes à l’abri ; le monde me paraît plus flou, et peut-être plus accessible encore à tous mes sens qui en sont mieux coordonnés. Le ciel bas ôte leur saturation aux couleurs.

Je prends mes notes pendant nos pauses sur l’ordinateur que m’a offert Ziad. Je teste ainsi sa remarquable protection à l’humidité. Même des gouttes qui tomberaient sur le clavier, glisseraient vers un orifice central et couleraient sur mes genoux sans menacer les précieux composants internes.

Ces appareils possèdent aussi un ingénieux dispositif d’économie d’énergie. Une combinaison de touches permet de désactiver au démarrage certaines fonctions qui ne sont pas indispensables, comme la recherche de réseau, les effets de textures, les millions de couleurs, et quelques processus en tâche de fond. Le système s’ouvre en nuances de gris, ne manquant pas de rappeler les premiers Macintosh. J’espère bien faire tenir ainsi sa batterie vingt-quatre heures.

Au lac

Un lac s’est formé au pied de la chute. Son eau reflète à la fois le gris du ciel, le vert des côtes boisées et la couleur sombre des roches. Elle est agréablement fraîche. Elle n’est en réalité pas fraîche du tout quand on y nage quelques minutes, mais elle paraît froide quand on y plonge en arrivant.

Plusieurs chutes convergent du haut de la falaise dans le lac à une dizaine de mètres plus bas. L’une d’elle paraît surgir d’une grotte. Le lieu est réellement impressionnant ; il pourrait même paraître effrayant sous ce ciel couvert.

Le lac semble profond près de la falaise, mais l’eau devient rapidement trop opaque quand on tente de s’y enfoncer, chargée qu’elle est de particules végétales entraînées par les pluies. Il en faudrait davantage pour dissuader Kalinda d’y plonger jusqu’à disparaître à ma vue.

Flamine de la Dame des Eaux Profondes, elle ne se sent évidemment courir aucun risque. Je suis moins rassuré pour ma part, bien que je ne voie aucun danger qui pourrait surgir de ces eaux. Ne rien voir, justement, laisse libre cours à l’imagination. C’est un réflexe cognitif partagé par tous les êtres vivants : se trouver dans l’impossibilité de percevoir l’apparition d’un improbable danger, distille une peur diffuse, surtout si le lieu possède déjà une inquiétante étrangeté. Il n’est qu’à voir la face des poissons des abysses.

Je sais aussi qu’une terreur diffuse est bien souvent comme l’autre face d’un émerveillement. Elle est comme une sensation de merveilleux qui nous demeurerait cachée, ou déformée pour des raisons diverses.

Alors je m’abandonne à cette sensation. Je plonge dans l’austère beauté du lieu comme dans cette eau qui me semble maintenant agréablement douce. Je me laisse porter par sa densité jusqu’à ressentir la présence bienveillance des esprits de la forêt.

Les bêtes de la forêt

Il n’y a aucun animal dangereux ici ; pas de boas, ni de crocodiles, pas même des vipères. Quelques serpents et quelques insectes qui vivent dans ces forêts possèdent un venin peu actif, et nous avons de quoi en calmer les effets dans notre trousse de secours. Il n’est rien ici qui ne mettrait nos vies en danger. Et puis, ils devraient nous mordre ou nous piquer pour nous inoculer leur venin. Pourquoi le feraient-ils ?

Il y a bien quelques onces, ces petites panthères du Sud-Est Asiatique, qui circulent dans la forêt. Elles descendent rarement à une si faible altitude, et elles n’agresseraient probablement pas un humain, à plus forte raison deux.

Kalinda m’a d’ailleurs assuré qu’elle savait leur parler, et qu’elles ne représentent pour nous aucun danger, vivant elles aussi sous la protection de la Très Noble et Profonde Dame.

Les dieux ne sont pas des anges

« Tes intuitions m’inquiètent », me dit Kalinda. « Si elles sont justes, et que le nouveau président de ton pays est bien élu par les dieux qui lui ouvrent la voie sans qu’il y soit pour rien, ce n’est pas une bonne nouvelle. Il serait tragique que les hommes restituent aux dieux ce qu’ils leur avaient repris depuis bien longtemps. »

Voilà une remarque qui me surprend venant d’elle, et je le lui fais remarquer. « Tu peux me croire, les dieux ne sont pas des anges », me répond-elle. « Il peut se créer une confiance entre eux et les hommes, un respect et une harmonie. Il dépend alors surtout des hommes qu’il en soit ainsi. »

L’orage gronde au-dessus des chutes, dont le vacarme sourd se mêle à celui de la pluie qui bat la roche et les branches. Nous nous sommes réfugiés dans une grotte en aplomb du lac dont nous voyons la surface troublée par les trombes de grosses gouttes serrées.

« Les dieux sont moins capables encore que les hommes de s’entendre », continue-t-elle. « Quand les mortels leur abandonnent leur destin, les dieux les conduisent assurément à leur perte. Il ne m’étonnerait pas que les plus obscurs d’entre eux ne songent à ruiner l’humanité, à répandre le sang et le deuil, et à commencer par restaurer le féodalisme et le servage. »

Je m’étonne qu’une flamine puisse tenir un tel propos, et surtout traiter les dieux d’une telle façon. « Tous les dieux ne sont pas identiques », m’explique-t-elle. « Notre Dame, quoique des Eaux Profondes, n’est pas une déesse obscure. Imaginerais-tu que celle qui règne sur les abîmes n’ait pas d’autre ambition que se soumettre les hommes. Elle n’est pas malveillante et souhaite plutôt ouvrir leur esprit à l’illimité et aux métamorphoses. Elle n’a que mépris pour ceux qui lui vendraient leur âme pour qu’elle les place au-dessus de leurs semblables. Pour rien au monde elle ne les voudrait pour ses serviteurs, dont elle n’a par ailleurs nul besoin. »

Pendant qu’elle parle, je me lève et avance à l’entrée de la grotte pour me laisser tremper par la pluie. Elle me rejoint pendant que grondent des tonnerres et que des éclairs jettent des lueurs bleues profondes dans tant de ruissellement.

« Nous n’aimons pas les dieux qui se mêlent aux affaires des hommes, qui établissent avec eux des collusions, se détournant des puissances de la nature », dit-elle avec un étrange regard, haussant le ton, j’imagine, pour couvrir le bruit de la chute et celui de l’orage, au point que j’en ai la furtive impression que la déesse elle-même me parle.

L’eau ruisselle sur nos corps. Nous restons un instant silencieux parmi les éclairs et les roulements de tonnerres. « Où en étais-je ? » demande-t-elle enfin sur un autre ton, comme si ses réflexions muettes avaient ressurgi de l’autre côté de sa pensée. « Je ne sais plus. Ce que tu disais me rappelait le Livre d’Hénoch, tu sais, le grand-père de Noé. »

Bien sûr, elle ne sait rien d’Hénoch ni de Noé, alors je lui raconte l’histoire des anges déchus qui jalousaient les hommes, et des hommes déchues qui rêvaient d’être comme des dieux. Et je lui parle aussi du déluge, auquel ce temps ne peut manquer de me faire penser.




Treizième carnet

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_17/




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