Jean-Pierre Depetris, avril 2017.
Les senteurs de Citangol - L’ambiguïté des impressions - De la ville - Deux nuits à Kalantan - Suite…
Finalement, un papillon passe le plus clair de sa vie sous la forme d’une chenille. Tu es bien d’accord ? Plus : la grande majorité des chenilles ne deviendra jamais papillon. Dans ce cas, on ne devrait pas dire que le papillon passe le plus clair de sa vie sous la forme d’une chenille, mais plutôt que la chenille prolonge parfois sa vie sous la forme d’un papillon. Quand la chenille atteint par chance le terme naturel de sa vie, devrait-on plutôt dire, elle se momifie elle-même avant de renaître brièvement sous la forme d’un papillon. Ce serait plus juste, ne trouves-tu pas ? Mais on ne le dit pas, et je comprends pourquoi. Dire ainsi serait déduire la normalité à partir du plus grand nombre. Le papillon serait une sorte d’anomalie. De même, le têtard qui deviendrait une grenouille, la graine qui deviendrait un arbre, seraient autant d’anomalies, presque des monstruosités. Pourtant, sans de telles anomalies, l’espèce elle-même n’existerait pas, non ? On ne peut donc pas considérer le papillon comme une anomalie de la chenille. Mais si l’on en fait au contraire la finalité, si l’on fait du papillon l’essence-même de la chenille, alors, n’est-ce pas une façon de déprécier les chenilles ; de déprécier du moins toutes les chenilles qui ne deviendraient pas des papillons ? Ce serait alors, au contraire, faire une anomalie du plus grand nombre. Ce serait comme si l’on considérait que la vie d’une chenille qui ne deviendrait pas un papillon serait une vie en vain. Pourtant, toute chenille est un animal complet, achevé, et qui possède la capacité de devenir un papillon au terme de sa vie. Elle est virtuellement un papillon, un papillon en puissance, et il ne change rien à son essence qu’au terme de sa vie elle le devienne ou pas.
Voilà ce que nous dit Djanzo songeur, imaginant peut-être ce qu’il en est du Nirvana pour l’homme, en finissant le plat de chenilles grillées que nous lui avons ramenées de notre excursion. Elles changent notre ordinaire de ces jours-ci fait de poissons, de coquillages, de crustacés et de méduses.
De mon côté, je suis plus troublé par le poisson que je viens de terminer. Il était unique. Il n’y avait jamais eu, et il n’y aura jamais plus un poisson semblable. Il paraissait pourtant identique à tous ceux de son espèce, mais il ne l’était pas. Je l’aurais élevé dans un grand aquarium parmi d’autres semblables, et je les aurais eus tous les jours sous les yeux, j’aurais sans doute appris à les reconnaître les uns des autres. Je n’aurais pourtant pas su dire à quoi je les aurais reconnus malgré leurs mêmes yeux tout ronds et leurs bouches entrouvertes. Je les aurais probablement reconnus à d’infimes expressions, à une façon particulière de déplacer leur corps, ou à des coups de nageoires parfaitement uniques.
« Plus troublant encore est que ce poisson unique que tu as mangé avait une façon de voir le monde qui était elle-même unique », remarque Kalinda, songeuse elle aussi, « et qu’en le mangeant, tu as fait disparaître le monde tel qu’il était pour ce poisson seul. »
Nous sommes rentrés à Citagol en fin de journée, et nous avons gardé Djanzo à souper. Demain, je le conduirai avec le Târâgâlâ jusqu’à la gare, à l’autre bout de la ville, au sud de la Palamocat. Nous en profiterons pour tester sa vitesse à vide, et observer les effets de nos dernières modifications sur les turbines.
Les sémiogéographes sont ravis des modifications que nous allons apporter à la coque. Elle sera équipée de larges hublots qui leur offriront une vue à trois cents soixante degrés. Leur activité suppose une vision subjective – bien sûr, toute vision est subjective. Le sémiogéographe ne peut se contenter d’une cartographie tracée au sonar ; et ces hublots lui éviteront l’utilisation peu commode d’un périscope sous-marin. Il verra le paysage aquatique comme s’il y était.
Le sémiogéographe n’a pas besoin de voir très en deçà de la surface, pas plus qu’il n’aurait besoin de drones pour voir du ciel. La sémiogéographie ne concerne que la vision à taille d’homme, celle du promeneur, éventuellement du nageur ou du navigateur.
« Quand même, vous exagérez », me reproche Ziad. « Vous auriez pu au moins m’en parler. » Il vient à peine d’apprendre les modifications que nous envisageons d’apporter la coque du Târâgâlâ. Ziad n’est pas content du tout. « Je sais bien qu’on ne travaille pas ici comme dans les feuilletons télévisuels états-uniens, où chacun tremble devant son chef, qui peut le foutre à la rue, ôter la nourriture de la bouche de ses enfants ; le griller. Je ne conteste pas que vous n’avez aucune permission à demander, ni de comptes à rendre, mais le Târâgâlâ, c’est mon projet aussi, et vous pourriez me tenir au courant. »
Nous nous sommes retrouvés près du vieux port pour prendre un café, après que j’ai conduit Djanzo à la gare. J’ai vite compris pourquoi il paraissait si pressé de me revoir, et combien j’avais surestimé les raisons amicales.
Ziad n’est pas content, mais pourquoi s’en prend-il à moi ? « Essaierais-tu de me dire que je serais ton agent de liaison ; que j’aurais dû moi-même t’en parler ? Mais comment aurais-je pu savoir que tu n’étais pas au courant ? »
Le Târâgâlâ, c’est d’abord l’affaire de Kalinda, et c’est elle qui négocie avec les sémiogéographes. Quant à Djanzo, il travaille plutôt sur le système à Catalga, en collaboration directe avec Ziad.
« Chacun devait penser, comme moi-même, que l’autre t’avait tenu au courant. » Mes explications sont loin de satisfaire Ziad. « Je ne te demande pas de m’en toucher deux mots au hasard d’un courriel, ou en prenant le café », gronde-t-il avec les sourcils froncés comme seul les acteurs asiatiques savent le surjouer. « Je parle de rapports détaillés sur le wiki, avec des plans et des schémas accessibles à tous les collaborateurs. »
Ziad n’est pas content du tout. « Je ne suis pas idiot », continue-t-il, « je suis capable de consulter tout seul un wiki et de parcourir un forum. Comment veux-tu sinon que nous puissions travailler ensemble ? À moins que vous ayez besoin de chefs pour vous coordonner ? Si vous cherchez des chefs, méfiez-vous, vous finirez par en trouver. Vous finirez par les produire. »
Cet épisode m’a contrarié, et m’a gêné pour goûter toutes les fragrances que stimule la chaleur par cette latitude. Les saveurs du monde vous envahissent ici charnellement, tellement plus que dans les pays que l’on dit tempérés. Je ne suis pas si sûr cependant de préférer la chaleur au froid. L’air vif des pays glacés, continentaux et de hautes montagnes, sait nous abreuver aussi aux saveurs de l’existence. Il me manque ici quelquefois.
J’aimerais entraîner Kalinda avec le Târâgâlâ vers l’Océan Antarctique, ou encore vers le Kamtchatka, ou plus haut encore. Le Grand Sud serait le meilleur choix, je pense, car il est épargné par les tensions géostratégiques. Au-delà du Quarantième, le monde est plus pacifié. Je me demande sous quel prétexte le suggérer à Kalinda, et aussi le justifier sur le wiki, pour répondre aux vives suggestions de Ziad, dont je suis pour l’instant surtout préoccupé par les reproches.
« J’ai bien dû avouer à Ziad qu’il avait raison », reproché-je à Kalinda quand je la rejoints pour le déjeuner, « et j’ai dû m’excuser pour vous ».
Je ne suis pas content du tout, et je ne lui cache pas le fond de ma pensée. « Ziad a bien fini par reconnaître que j’avais pour ma part une excuse : je ne collabore avec vous que depuis peu de temps, et je demeure probablement influencé par la façon dont on travaille chez moi. Est-ce ce que tu aimerais t’entendre dire ? »
L’électricité est une malédiction. Pas l’électricité par elle-même, mais telle qu’elle est produite, distribuée et utilisée depuis la révolution industrielle. Il n’y a aucune fatalité à ce que nous soyons toujours et partout contraints de nous brancher par de multiples câbles à la même société de distribution pour laquelle nous payons sel et gabelle comme de pauvres serfs. C’est une dépendance lourde, étouffante.
Il existe des façons plus naturelles de produire de l’électricité. Qu’on songe à la dynamo entraînée par la roue d’un vélo. Elle n’en produit pas beaucoup, mais bien assez pour éclairer la route. Il dépasse mon entendement qu’avec tous les vélos d’appartements, sans compter les nombreux dispositifs de musculations, personne ne songe jamais à leur fixer de telles dynamos, avec lesquelles on pourrait au moins recharger un portable, tout en ayant l’air moins sot pendant qu’on musclerait son corps.
Je ne me soucie pas ici de sordides économies de factures, ni même d’écologie. Je me préoccupe bien plutôt de ce besoin dans lequel nous sommes à tout instant de nous trouver à proximité d’une source électrique ; de cette dépendance absolue envers une connexion dont nous ne maîtrisons rien. Car nous en avons réellement besoin, nous ne pouvons plus vivre sans. Je m’inquiète bien plutôt de ce besoin d’être relié, lié, et qui se fait la matrice de nouveaux rapports féodaux, ces rapports que l’impérialisme cherche précisément à restaurer sur toute la planète.
Pendant qu’on se mobilise mollement et maladroitement sur des questions politiques, économiques et sociales qui n’en sont que des épiphénomènes, on oublie celle, centrale, qui est technologique. On oublie que les chaînes de l’esclavage se forgent dans les rapports les plus concrets de production, plus concrets même qu’était parvenu à l’entrevoir Karl Marx. L’électricité, notamment nucléaire, est au cœur de la restauration féodale.
Presque personne de par le monde ne paraît se poser de telles questions, et j’en suis troublé. Sauf ici, où elle est un enjeu important pour les târâgonautes.
Descartes dans ses Règles pour la direction de l’esprit proposait une méthode, somme toute simple et efficace, pour résoudre tout problème trop difficile à cerner. On le divise en plusieurs questions plus simples. On peut ensuite, inversement, synthétiser ces multiples questions en une construction plus intuitive. Il me semble que mes contemporains suivent plutôt un chemin contraire : diviser ce qui se conçoit clairement en plusieurs problèmes distincts, dans la multitude desquels tout se complique.
On voit ainsi tout dissocié dans des collections de problèmes qui n’ont apparemment aucun rapport les uns avec les autres : le réchauffement climatique, la baisse de la productivité, la concentration des pouvoirs financiers, les brevets industriels, les organismes génétiquement modifiés, le financement des retraites, l’indépendance de la culture, les souverainetés nationales, le recyclage des déchets, la réforme des universités, la confidentialité des données, la destruction des espèces, les logiciels libres, les rejets en haute mer, etc. Chacune de ces questions tenues séparées les unes des autres, et séparées surtout de la vie réelle où elles prendraient des aspects pratiques et suggéreraient des solutions techniques, devient si complexe que seuls des spécialistes peuvent prétendre y comprendre quelque chose. Elles produisent ainsi par la même occasion une nouvelle question insoluble : celle de la confiscation des décisions politiques par des spécialistes, ou plus exactement par ceux qui rémunèrent les spécialistes.
Il est souvent étonnant, en résolvant un problème technique, de constater qu’on clarifie des questions qu’on n’aurait pas songé à leur associer, et qu’on n’aurait probablement pas conçues autrement. Il est remarquable de voir comment sont nés le projet GNU, Linux, le copyleft, les Creative Commons ou Wikipédia, en cherchant à modifier un simple pilote d’imprimante.
Il n’est pas moins fascinant de voir comment ces mêmes questions qu’un enfant comprendrait, peuvent devenir d’une complexité inextricable dès qu’elles tombent entre les mains de juristes, de politiques et d’activistes, même animés des meilleures intentions. La vérité est que, séparées les unes des autres, elles bloquent les possibilités de trouver des solutions pratiques pour chacune, aussi bien que l’intuition de principe plus généraux.
Y aurait-il un rapport entre le chant des oiseaux et des insectes, et les senteurs du matin ? Oui, on peut l’imaginer, puisque les êtres qui hantent ces lieux se nourrissent de cette même terre qui génère ces fragrances. Soit, mais comment cette musique qui nous accueille au réveil pourrait-elle avoir quelque chose à nous dire de ces senteurs, car chez notre espèce, l’ouïe est un sens plus développé que l’odorat ?
Dans la pénombre de la chambre, me reviennent en mémoire les senteurs et les chants d’oiseaux d’autres lieux. Un léger courant-d’air agite mollement les rideaux tirés. Allongé et encore imprégné de sommeil, avant mon premier verre d’eau, je suis tout entier présent à travers ces deux sens, je suis pleinement dans les senteurs et les chants.
Hier soir aussi, en sortant sur le seuil après le dîner, je m’en souviens, j’ai été saisi par cette harmonie entre ce que je sentais et entendais. La nuit était déjà tombée.
La nuit tombe tôt ici. C’est surprenant quand on est habitué aux longues journées chaudes de chez moi. On ressent cette impression des longues soirées qu’on associait à l’arrivée de la fraîcheur. Ici, ces longues soirées sont chaudes, chargées de senteurs et du chant des insectes, des crapauds et des oiseaux de nuit.
J’ai enfin revu Cintia, la femme de Djanzo, qui a une si belle voix, et dont j’ai déjà parlé dans mon journal. Profitant des congés universitaires, elle est descendue quelques temps de Catalga où elle enseigne le français. Elle s’étonne un peu de quoi je parle dans mes carnets.
Non, je ne cherche pas vraiment à défendre des idées, ni davantage à décrire les lieux où je passe, comme en des temps où les récits de voyageurs étaient la seule source de connaissance sur des pays lointains. Je suis conscient de ce que la plupart des conceptions que je professe ont de singulier. Je ne les énonce pas cependant dans le but d’en convaincre qui que ce soit. Non, je n’ai pas entendu des voix m’enjoignant de les prêcher.
Je ne donne pas à ce que je pense autant d’importance qu’on pourrait le croire par inattention. Quant aux pays que je décris, il y a aujourd’hui tant de sources de connaissance en ligne (quoique). Non, ce ne sont que des prétextes.
« Des prétextes ? » s’étonne Cintia, « Tes relations et tes réflexions sont pourtant élaborées. » Évidemment, j’ai besoin de bons prétextes.
Cintia est jeune et jolie. En cette saison, quand elle est en congés, elle se vêt légèrement : un short et un débardeur, ce qui est particulièrement léger pour la mode vestimentaire de la région. Malgré cela, on ne la remarquerait pas vraiment. Rien de singulier ne retiendrait notre attention : quand elle me fut présentée, c’est à peine si je l’avais remarquée, du moins avant qu’elle n’ouvre la bouche.
Sa tenue légère aurait plutôt quelque chose de chaste, d’adolescent, de jeune fille sage. Elle n’est pas maquillée, ne porte pas de bijoux, et ses cheveux sont négligemment attachés en une queue de cheval. Tout semble insoucieux en elle des effets que les parties de son corps qu’elle ne cache pas pourrait avoir sur un homme ; et ils sont faibles justement. On la trouve seulement jolie et sympathique. Ce n’est qu’au moment où elle parle qu’on la voit vraiment, et qu’elle commence à exercer une réelle fascination. Son regard, son port de tête, les gestes de ses mains en sont alors chargés d’une singulière prégnance.
J’imagine que cet effet qu’elle produit n’est pas sans rapport avec sa fonction d’enseignante de langue étrangère. C’est en donnant des cours à ses étudiants à peine plus jeunes qu’elle, qu’elle a dû apprendre à cultiver cette prestance, qui n’est pas sans affectation peut-être, mais dans laquelle on la sent à son aise. C’est encore ainsi assurément qu’elle a appris l’exactitude de sa langue, et cette précision dans la prononciation, qui lui donne un ton plus affecté encore peut-être, mais tellement bien maîtrisé. Cintia atteint à un naturel de l’affectation qui m’impressionne fortement.
Qu’on ne se méprenne pas. Il n’y a aucune ambiguïté dans notre relation, aucun jeu de séduction : elle est la femme d’un ami, et je pourrais être son père – que dis-je ? son grand-père. Bien sûr, si j’étais tombé réellement amoureux d’elle, de tels préjugés bourgeois ne sauraient me retenir et je la courtiserais, même sans espoir, mais il n’y a rien de tel entre nous.
Nous avons redécouvert ensemble, Cintia et moi, quelques chansons de Georges Brassens. Comme son mari Djanzo, et comme tous ceux qui sont attachés à la langue française, elle aime cet auteur, ses paroles autant que sa musique. On ne prête souvent que peu d’attention aux musiques de Brassens, qui paraissent se réduire à l’accompagnement minimaliste d’une guitare et d’une contrebasse.
Je n’avais jamais écouté attentivement La Religieuse, qui décrit les rêveries suggérées par l’austère robe de bure d’une jeune sœur : « Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette, si le chrétien succombe à son charme insidieux, le païen le plus sûr, l’athée le plus honnête se laisseraient aller parfois à croire en Dieu. Et les enfants de chœur font tinter leur sonnette… Il paraît que, dessous sa cornette fatale, etc. »
Cintia et moi n’avions pas encore remarqué que la musique était de celles qui accompagnent un strip-tease, rendue à peine méconnaissable par les sonorités de la guitare et de la contrebasse, inhabituelles en la circonstance, et un léger déplacement du tempo qui la fait ressembler à une complainte au premier abord. Il y a là une figure de rhétorique proprement musicale qui provoque, dès les premières notes, un effet d’humour qui fonctionne d’autant mieux qu’il le fait du seuil de la conscience.
La redécouverte de cette chanson m’a probablement inspiré mes réflexions d’hier sur la tenue de Cintia, à la fois chaste et dénudée. Bien sûr, ce qu’on nous cache excite notre imagination. C’est toute l’ambiguïté du voile et du dévoilement, telle que l’ont largement commenté les poètes mystiques arabes et persans.
Il y a de quoi alimenter un autre regard sur la guerre du voile telle qu’elle se livre en France. Les austères bourgeois laïques ne trouveraient-ils pas trop suggestif le voile coquin, qualifié pour l’occasion d’islamique, dont aiment se coiffer les espiègles lectrices de ces poètes ? Contrairement à la religieuse de Brassens, nous savons qu’elles n’ont pas fait vœu de chasteté, et elles nous laissent imaginer tout ce que nous voulons.
Les musulmanes prennent goût à cette stratégie, qui paraît déstabiliser le comportement trop souvent cavalier que bien des hommes s’autorisent envers les femmes. Elles sont donc doublement gagnantes : elles affirment leur féminité tout en inspirant le respect.
Celles de la région ne sont pas en reste, et elles en inspirent aussi qui ne sont pas musulmanes. Elles ont remis à la mode ce qu’on appelait dans mes jeunes années un fichu. Ce n’est pas le cas de Cintia, qui, elle, se voile coquettement de mots.
Pas de bœufs ici, ni de vaches ; seulement des buffles, tout noirs, avec de belles et fortes cornes. Les buffles n’ont rien à voir cependant avec les nerveux taureaux camarguais, ou ceux d’Espagne aux larges cous ; les buffles sont doux, ils se déplacent avec lenteur.
On les élève peu pour la viande. Ils se sont rendus irremplaçables pour travailler dans les rizières. Ce sont des animaux de trait, voire de simples moyens de transport. Il n’est pas rare de croiser quelqu’un qui se déplace à dos de buffle, même en ville.
On les élève aussi pour le lait. Chaque matin, en me levant, je vais chercher le bidon laissé par une voisine à la porte du jardin. Peut-être les élève-t-on aussi pour le style particulier qu’ils savent donner à un paysage.
Les buffles aiment les prairies marécageuses, qui ne manquent pas autour de Citagol, là précisément où l’on trouve la mâcre bicorne. La mâcre bicorne est une plante aquatique qui pousse dans les eaux douces, calmes et peu profondes. Son fruit est une sorte de noix, dont le goût rappelle un peu celui de la châtaigne, et comme celle-ci, elle est blanche à l’intérieur sous une peau rigide et sombre. On les appelle d’ailleurs parfois « châtaignes d’eau ». J’en mange tous les matins dans le muesli que je prends avec du lait de buffle.
Buffles et mâcres se côtoient donc, et c’est peut-être pourquoi ils se ressemblent. Les fruits de la mâcre bicorne ont la forme et la couleur d’une tête de buffle de la taille d’une noix. En séchant, ils deviennent tout noirs. Les cornes sont formées par deux gousses qui s’élancent en deux longues pointes recourbées, d’où leur nom.
Il semblerait que la nature imite la nature, que le buffle imite la mâcre bicorne qu’il côtoie, ou que la macre imite la tête du buffle ; que les deux se donnent du moins des formes communes comme pour signifier une affinité particulière. Comment cela est-il possible ? Roger Caillois avait noté quelques intuitions à ce propos dans un écrit de jeunesse qu’il ne publia jamais, Nécessité d’esprit, et qui, la plupart du temps, n’est même pas signalé dans ses bibliographies. Il ne l’acheva jamais, y puisant pourtant des éléments développés dans ses livres postérieurs.
Le propos de l’ouvrage était ambitieux bien qu’inabouti. On peut y lire une volonté de refondation du Surréalisme lui-même, proposant de rompre définitivement les amarres avec la littérature pour une phénoménologie de l’imagination, dépassant les barrières entre la méthode scientifique et le fonctionnement réel de l’esprit. Le Ministère de la Sémiogéographie vient de traduire cet ouvrage en citangolais.
D’après ce que j’ai compris, on ne doit pas prendre le terme de ministère dans le sens gouvernemental qu’il a chez nous. C’est ce que s’évertue à m’expliquer Kalinda pendant que nous prenons le thé sur la terrasse. D’ailleurs, au sens qu’il a chez nous, il n’y a pas proprement de gouvernement à Citangol ; il n’y a pas de gouvernement unifié et coordonné. Il y a un ministère des affaires étrangères, il y a aussi un ministère de la défense, qui, par la force des choses, sont en relation l’un avec l’autre ; voilà à peu près tout ce qui pourrait ressembler à un gouvernement. Pour autant, il ne gouverne personne.
« Le ministère des affaires étrangères a un pouvoir considérable », m’explique Kalinda, « puisqu’il assure la liaison entre les nations constitutives de la République Démocratique de Citangol, et les gouvernements étrangers ainsi que les institutions internationales. »
À cette heure-ci, le soleil est passé suffisamment à l’ouest pour que la terrasse en face de la rade soit tout-entière à l’ombre du toit. Il est dommage qu’il y fasse trop chaud pour le déjeuner de midi, mais c’est alors le bon moment pour y cuisiner avec le four solaire, en courant dès que possible se mettre à l’abri des stores tirés.
« La diplomatie est un art difficile », commente Cintia qui a déjeuné avec nous, « car il suppose qu’on masque souvent ses intentions, qu’on ne dise pas toujours ce qu’on fait, et qu’on ne fasse pas toujours ce qu’on dit. Comment dans ces conditions s’assurer que l’on agisse selon la volonté du peuple ? Comment communiquer avec ce peuple, s’assurer de son jugement et lui rendre des comptes ? C’est positivement impossible. Le peuple peut bien sûr se manifester par des démonstrations diverses, comme il l’a fait ces derniers temps face aux provocations états-uniennes en Mer de Chine et en Corée. Il n’appartient pourtant qu’à la seule subtilité des ministres de savoir quelles décisions en tirer, au risque d’être lourdement sanctionnés si, à terme, ils se révèlent s’être trompés. »
Il m’avait déjà semblé que les ministres des affaires étrangères – ils sont trois – étaient très attentifs aux moindres manifestations populaires – pas à des sondages ni à la presse professionnelle – aux moindres tracts, bombages, meetings, jets de pierres ou d’objets divers sur des ambassades, et qu’à travers cette attention qu’ils leur accordaient, ils les encourageaient, probablement en toute connaissance de cause. Voilà sans doute une façon habile de communiquer sans y paraître.
Je me demande si les parfums ne sont pas aux plantes ce que le chant est aux oiseaux ; si les senteurs ne sont pas les chants des arbres et des fleurs.
Les uns utilisent des moyens mécaniques – l’ébranlement acoustique de l’air – les autres des procédés chimiques – l’exhalaison de molécules odorantes. Je ne peux croire que la symphonie qu’ensemble ils composent serait sans harmonie, ni non plus sans confluences.
La vision est le sens que l’espèce humaine a le mieux développée, non pas l’ouïe, et moins encore l’odorat. Nous sommes probablement parmi les espèces qui perçoivent le mieux les teintes chatoyantes des fleurs, celles des plumages des oiseaux tropicaux, des ailes des papillons. On peut s’étonner que des espèces animales et végétales se soient donné d’aussi vives et d’aussi riches couleurs dont elles ne se seraient même pas souciées de se donner les organes pour les percevoir.
J’imagine que, ces couleurs, les plantes et les insectes ne se les sont en réalité pas donné ; elles ne se sont donné que des senteurs, dont les teintes ne sont peut-être que des résultantes chimiques. Par exemple, la fleur rose que je vois à quelques mètres de moi dans les feuillages, n’est que m’a façon de voir sa senteur, que je ne pourrais percevoir d’aussi loin. Elle ne serait que ma façon de la voir comme une abeille ou un papillon la sentiraient – ou devrais-je dire aussi : la verraient ?
Dois-je dire qu’ils la verraient, ou qu’ils la sentiraient ? J’imagine que l’insecte doit construire une image olfactive de cette fleur, fort semblable à notre image visuelle. L’optique sait parfaitement bien décrire ce qu’est une image par les croisements de rayons lumineux sur une surface optique, et la distinguer de l’objet, mais on ne saurait dire où se ferait exactement la vision de cette image.
Pourrait-on parler pour une abeille de la vision d’une image olfactive ? Pourquoi pas ? Mais nous devrions alors oublier la définition de l’image que nous propose l’optique.
Qui saurait nous dire où se trouve l’image que nous voyons ? Elle n’est pas dans les rayons lumineux, elle n’est pas dans leur source, elle n’est pas sur la surface optique ; elle n’est ni dans l’humeur aqueuse, ni dans le cristallin, ni dans l’humeur vitrée, ni sur la rétine, ni dans le nerf optique, ni non plus dans le cerveau. On ne trouve là nulle image telle qu’on la verrait sur l’écran de visée de notre appareil photo, ou plus simplement dans le reflet d’une vitre : mais ces images-là, savons-nous mieux dire où en serait la vision ?
On trouve peu à Citangol de vestiges et de monuments de pierres, anciens et solides, comme en Europe, et tout particulièrement autour de la Méditerranée. Il en est ainsi dans toute l’Asie, du moins si l’on ignore des vestiges abandonnés, comme ceux d’Angkor, qui ne sont même pas si anciens, ou encore les ruines perdues dans le désert du Taklamakan de l’antique cité de Jumbulak Kum, disparue dans les sables avec le cours de la Keriya, bien avant que ne naissent Paris ou Berlin. On trouve peu de telles constructions en Asie dans le cœur de l’espace urbain actuel.
On a peu construit en dur en Asie, surtout sur la façade pacifique. C’est différent déjà entre l’Océan Indien et l’Himalaya, qui divise le continent en deux mondes bien différents. Dans l’Asie du Sud-Est, les vestiges sont surtout ceux de la colonisation.
On trouve cependant les ruines d’une vieille citadelle de pierre dans un quartier du nord de Citagol. Quoi que très vieille, on y a utilisé du béton ; les Romains en employaient déjà. La construction se mêle à la roche, tirant parti d’un affleurement minéral dans l’étroite plaine côtière. La citadelle est dans la ville ; les deux s’interpénètrent maintenant. Elle est passablement entretenue. Les services de la voirie se donnent visiblement la peine de ne pas la laisser dévorer par la végétation, mais ne font rien de plus. J’y suis passé hier sans prendre le temps de la visiter.
La Dong m’a laissé une curieuse impression qui a inspiré mes rêves de la nuit. Non, j’ai plutôt rêvé de Paris. J’ai plus exactement rêvé d’une curieuse synthèse de Paris et de Marseille ; d’une Marseille qui aurait englobé Arles, Salon et Aix, les Baux et les environs de l’Étang de Berre. Une Marseille qui serait devenue au cours des siècles une immense métropole, une grande capitale du Sud.
Paris est une ville dont le passé est demeuré singulièrement présent dans la pierre. La capitale cultive son patrimoine, étrangement pétrifié. Bien que Marseille soit une plus ancienne métropole, son passé y est moins présent, contrairement à Arles. Aussi, la ville dont j’ai rêvé pourrait être Rome aussi bien, ou Florence. Oui, une synthèse de Paris, Rome, Florence et Marseille.
Vu d’ici, ces capitales sont singulièrement – comment dire ? – minéralisées. On l’oublie en y vivant, on ne voit plus ces monuments de pierres qui nous regardent de haut. C’est dur, c’est sec ; c’est le cœur de pierre d’une civilisation.
Un ami des États-Unis de passage à Marseille s’était exclamé en passant devant les créneaux de Saint Victor : « Ça a l’air vieux, ça a au moins trois siècles. » Il est curieux que plus on est au centre d’un empire mondial, moins on a le sens d’une profondeur historique. C’est moins un sens de l’histoire que nous offrent ces minéralisations, qu’une impression de permanence. C’est une impression fallacieuse de permanence, car l’histoire est plutôt son contraire.
Évidemment, cette impression fallacieuse vient de ce qu’on ne voit pas vraiment ces constructions de pierres. En définitive, on les cache à force de les montrer, de les illuminer la nuit, de faire de leur réalité une fiction. Cette nuit, je les voyais parfaitement en rêve, muettes et énigmatiques. Je les voyais dans leur réalité la plus nue, comme seul le sommeil sait la dévoiler.
Je me suis réfugié dans le centre de Citagol. Kalinda reçoit ses enfants, ses enfants et ses petits-enfants. Je ne les fuis pas, ni eux non plus, d’ailleurs nous nous sommes rencontrés, mais si la maison de Kalinda est confortable pour deux personnes, elle commence à devenir étroite si l’on y ajoute un autre couple accompagné de deux adolescents. Un ami de Kalinda en déplacement vers le sud m’a laissé son appartement pour quelques jours.
Il m’est difficile de me convaincre que je n’aie pas changé de ville, et même de pays, tant le climat y est différent de celui de Kalantan. L’appartement est au rez-de-chaussée d’une rue passante, largement utilisée par les transports en commun. Aussi vaut-il mieux éviter d’ouvrir les fenêtres qui donnent sur la rue pour faire du courant d’air ; ni les volets non plus, car la façade est ensoleillée du matin au soir. Malgré des ventilateurs associés aux plafonniers dans toutes les pièces, la chaleur y est accablante.
Je me suis résolu à tout laisser fermé durant la journée, et à aller travailler à la terrasse ombragée d’un bar avec mon portable, celui que Ziad m’a donné. Heureusement elles sont nombreuses à proximité. On trouve une place pas loin, plantée de nombreux arbres, et particulièrement tranquille en cours d’après-midi.
Le soleil se couche tôt ici. Quand la circulation se calme, on peut ouvrir les fenêtres, et même les volets. Il ne me dérange pas qu’on me voie de dehors. Il fait cependant bien plus chaud encore que chez Kalinda, où l’air est rafraîchi par la végétation plus dense et la proximité de la mer. En ville, les murs et les chaussées se gorgent de soleil pendant le jour, et chauffent l’air encore longtemps après qu’il s’est caché.
Les moustiques, sous ces latitudes, pourraient devenir un fléau si l’on ne s’en protégeait efficacement grâce à une plante fort commune, que l’on trouve en abondance en Europe aussi, mais dont le nom m’échappe en ce moment. Mêlées à de l’huile corporelle, on s’en répand sur la peau. Son odeur est agréable, évoquant la fraîcheur de ruisseaux et d’ombrages, mais pas pour les moustiques à l’évidence. Il est interdit ici de les exterminer, mais on n’est pas obligé de les nourrir.
Cette odeur n’est d’ailleurs pas répulsive pour tous les arthropodes, et ne paraît pas déplaire aux abeilles ni aux papillons ; à ceux qu’attirent les senteurs végétales, mais qu’on ne trouve pas en abondance en ville. Nous répandons tous ici des senteurs végétales.
L’éclairage urbain est avare la nuit à Citagol. Les lampes à vapeur de sodium répandent une lumière au ton de rouille qui est économe en électricité. C’est une lumière chaude et reposante, mais qui semble rendre la température plus accablante encore.
Tout ceci me fait parfois penser que je vis ici à la limite du supportable, et ce n’est pourtant pas sans jouissance. Il suffit de s’abandonner. La chaleur épaisse et lourde, la pénombre des appartements clos, ou de la nuit quand on les ouvre en grand, les moindres bruits, les pleurs d’enfants et les paroles que répandent et mêlent les fenêtres ouvertes, les odeurs que portent l’air humide et chaud, tout cela n’est pas sans saveur, ni sans sensualité.
Depuis le premier jour où je suis arrivé, j’ai pris goût à la place ombragée dans la chaleur de l’après-midi, et j’ai pris goût aux nuits longues et moites, à la facilité avec laquelle je peux me lever de ma table et sortir pour flâner dans la nuit, aux présences que l’on sent toutes proches de corps endormis, ou occupés. Le premier jour, en rentrant de la terrasse sur la place, je me suis allongé et me suis endormi jusqu’à la nuit tombante. Depuis, je pratique ces siestes tardives, entre la fin d’après-midi et la nuit où la faim me réveille.
Ce climat et ce mode de vie n’incitent pas à l’action ; ils cultivent plutôt les penchants à la paresse et à la sensualité. Ce n’est pas désagréable. On s’y noie dans le présent, un présent immobile qui se creuse sur place plutôt que se prolonger dans la durée.
Les habitudes se prennent vite. En trois jours, il me semble être là depuis toujours et à jamais. La toile cirée de la table m’est devenue familière et rassurante. Quand je tourne la clé dans la serrure, je ressens déjà l’impression rassurante de rentrer chez moi, alors que je n’envisage pas d’y rester la semaine entière.
Il n’y a rien dans une telle situation qui nous incite à mûrir des projets, à regarder un peu loin, mais seulement à répéter une journée toujours identique à elle-même, d’autant plus qu’en ces contrées rien ne varie beaucoup selon les saisons, ni les températures, ni le temps d’ensoleillement. Et je m’attache déjà aux gens que je ne comprends même pas quand ils me parlent, mais avec lesquels nous échangeons déjà des saluts amicaux.
Déjà je retrouve ici des impressions de mon enfance. Des impressions que je ne revivrai plus chez moi tant la vie y a changé. On vit encore beaucoup dehors ici. Les bars et les épiceries ferment tard, toujours deux ou trois voisins discutent avec l’épicier d’en face, devant l’étalage. Le soir, des femmes sortent leurs chaises devant le seuil et bavardent. Des enfants jouent au ballon sur le trottoir devenu vide de passants. Comment ne s’attacherait-on pas les uns aux autres ?
Comment puis-je continuer à travailler dans ces conditions ? J’y parviens malgré tout. Ma pensée est cependant comme déplacée, lentement emportée comme par un léger courant. Par exemple, j’ai ouvert mon clavier ce soir en songeant à ce que j’écrivais au début de mon voyage, que nous nous piégeons avec nos techniques en cédant à la paresse.
Ce que je suis en train de vivre ici me paraissait jeter un éclairage nouveau et intéressant sur mes remarques d’alors, mais en écrivant, je me suis laissé déporter. Je me suis laissé emporter pour d’autres réflexions… À moins que celles-ci n’éclairent en effets mes premières remarques.
La pluie tombe encore ce soir et fraîchit l’atmosphère. Je regarde tomber les gouttes dans le faisceau de la lampe devant la fenêtre ouverte. L’épicier doit converser avec ses amis sous la bâche. Ils presseront le pas sous la pluie en rentrant chez eux.
Je crains que l’époque se fasse une idée fausse du confort. Il s’agirait de ne ressentir ni la chaleur ni le froid. Il serait souhaitable de ne percevoir aucune odeur. On n’utilisera pas des parfums, mais des désodorisants. Pas d’odeur, mais seulement une « sensation de fraîcheur ». On souhaiterait ne pas être dérangé par le chant du coq au matin, le vacarme des grenouilles le soir, les pleurs d’enfants dans le voisinage, la circulation dans la rue… Je ne sais pas si c’est ce que cherche l’homme contemporain, mais c’est ce qui lui est vendu. Je ne sais pas si nous ne préférerions pas les aubes glacées où l’on se frotte les mains pour se réchauffer, les chaleurs torrides qui nous trempent de sueur, les odeurs de foin coupé, les fortes senteurs des algues qui se décomposent après la tempête, les mouches qui tourbillonnent et courent sur notre peau…, toutes ces sensations qui nous rappellent que nous vivons et sommes au monde.
De toute façon, les publicités ne tiennent pas leurs promesses. Nous n’obtenons pas plus de réel confort aseptisé, que les simples moyens de rendre moins agressives les sensations du monde : chemins ombragés, ou ensoleillés à la saison où tombent les feuilles, volets de bois épais ou stores de bambou qui absorbent le bruit et la chaleur, orientation bien conçues des constructions… Des pays que l’on dit tempérés ne le sont alors plus tant que ça, sans qu’on puisse invoquer un réchauffement climatique dont les effets sensibles sont supposés n’être encore qu’à venir.
Ce que la publicité vante n’est peut-être pas souhaitable, mais n’est surtout pas réel. On peut se demander si elle cherche seulement à être crédible. Si l’on y est attentif, les publicités se proposent seulement de nous faire rêver à des impressions qu’elles associent au produit. Ce fut certes toujours un peu le cas, et les objets n’ont souvent de prix à nos yeux que pour les impressions qu’ils nous suggèrent. Mais enfin, celles-ci doivent quand même leur être incorporé de façon plus tangible, et aussi à l’environnement physique avec lequel ils interagissent.
Le ventilateur au-dessus de ma tête m’hypnotise dans la pénombre de la pièce où je me suis étendu. J’entends dans le soir qui tombe hurler les oiseaux de mer. L’appartement est grand pour moi tout seul, que Galatar a quitté pour quelques-temps avec sa femme et ses deux enfants. J’y ressens un agréable malaise, qui tient peut-être à l’empreinte confuse qu’ils y ont laissée.
Le ventilateur m’hypnotise avec un très léger bruit qui me berce et me laisse flotter entre l’éveil et le sommeil.
On trouve dans Citagol des quantités de petits restaurants où l’on mange bien pour un prix dérisoire, comparable à ce que l’on dépenserait pour cuisiner chez soi. Je préfère souvent cette deuxième solution, mais il est agréable aussi, à la nuit tombée, de sortir de chez soi, marcher quelques pas pour s’asseoir à une table garnie et se laisser servir. Il y a dans ces sorties tardives quelque chose d’une petite fête.
Il peut être un peu triste de manger seul. On mange seul aussi dans un restaurant, mais pas totalement dans ces établissements de quartiers. Ils ont leurs habitués, des clients qui ont leur serviette personnelle rangée dans un petit casier, et qui donnent au lieu une convivialité particulière. Les habitués la partagent avec générosité, ils en font profiter le client de passage. On a ici une façon très délicate de vous montrer qu’on vous voit sans vous affliger de regards pesants. Dès la deuxième fois qu’on y retourne, on commence à se sentir un habitué.
J’ai parfois l’impression d’être comme un voleur de la vie quotidienne des autres. Je comprends qu’on n’aime pas ici les touristes. J’imagine qu’on doit me prendre pour un marin en escale.
« Je n’utilise pas les réseaux que l’on nomme sociaux », dis-je. « Je ne fréquente que ceux qui mériteraient mieux une telle appellation : listes de diffusion, wikis ou forums. »
Les listes de diffusion et les forums n’ont pas pour vocation de rassembler des amis, et moins encore des suiveurs. Cela, Ziad avec lequel je discute le sait aussi bien que moi. Ils ont seulement pour fonction ce que leur nom indique : permettre à des gens d’échanger sur des sujets précis. Ils peuvent être largement ouverts au premier venu qui s’intéresse à ce sujet, par exemple l’usage d’un programme ou même d’un système, la pratique d’une discipline, la typographie par exemple, ou la pêche à la mouche. Ils peuvent être au contraire très fermés sur un groupe de travail, qui publie une revue par exemple, ou partage un projet précis, voire confidentiel.
« Sur ces sites et ces forums, on prise peu que des intervenants s’éloignent du sujet, et notamment de ses aspects les plus pratiques », continue Ziad. « On peut être cependant surpris de voir combien l’approche technique et concrète d’un sujet précis parvient à soulever des questions plus larges : questions éthiques, politiques, philosophiques, philologiques, voire métaphysiques. Un bon modérateur ne refusera pas de tels élargissements, s’ils répondent du moins à des problèmes effectivement soulevés par le centre d’intérêt commun. De tels élargissements sont, au contraire, très intéressants quand ils ont lieu. Ils nous aident à mieux cerner et à mieux comprendre d’abord le projet qui nous rassemble. Accessoirement, ils sont intéressants aussi d’un point de vue plus personnel, permettant de mieux saisir pourquoi les choix éthiques, philosophiques, politiques…, sont moins essentiels le plus souvent que les questions pratiques qui nous poussent à les faire. Ceci cultive généralement une ouverture d’esprit, et une écoute aussi attentive que généreuse pour les jugements de chacun. Pour autant, elles ne suffisent pas toujours à éviter tout dérapage. On s’emporte, on s’agresse parfois, et le plus souvent parce qu’on se comprend mal. »
« Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles on se comprend mal sur un forum ou une liste », dis-je. « Les premières sont évidemment celles qui sont propres à l’écrit. Il n’est pas facile de faire passer dans le texte ce qui est en jeu dans la parole : le ton, la voix, les gestes, les regards… »
J’ai quitté le centre-ville et j’ai repris ma cohabitation avec Kalinda. Elle n’est pas là ce soir, et j’ai invité Ziad à dîner. Il restera pour la nuit, ce qui lui évitera de traverser deux fois la ville pour revenir demain au chantier.
« Il y a aussi toute la dimension phatique de la parole », continué-je, « que l’écriture tend à filtrer pour des questions de concision. Bien sûr, il existe tout un art de la plume qui consiste, sans l’alourdir, à faire passer dans le signe écrit toutes les nuances de l’oral. Cependant, même à supposer qu’on possède cet art, on doit encore rencontrer en face de soi l’art complémentaire de la lecture, qui consiste à reconstituer dans le texte les couleurs de la parole. C’est beaucoup demander. Et puis, et c’est la principale cause de malentendus, on se connaît généralement trop mal les uns les autres sur une liste ou un forum. On a des interlocuteurs lointains que l’on n’a bien souvent jamais vus. »
« Voilà le problème auquel il serait le plus facile de porter remède », me répond Ziad. « Le web nous donne depuis son apparition de bons et rapides moyens de nous présenter à nos interlocuteurs. Il nous donne surtout ceux de nous faire connaître tel que nous le souhaitons, de choisir notre costume plutôt que de nous le laisser tailler par des esprits pas toujours bienveillant. La plupart de ceux que je croise sur des listes et des forums possèdent un site ou au moins un blogue, sur lesquels ils peuvent se présenter tel qu’il leur semble bon, et ils ne s’en privent pas. Pourquoi donc ne signons-nous pas toujours nos messages avec leur adresse ? »
C’est la première fois que Kalinda me confie sa maison et son jardin. Elle est en mer avec des sémiogéographes, et ma présence inutile aurait seulement limité l’espace de chacun. Entretenir seul son appartement n’est pas très difficile ni coûteux en temps. Kalinda ne se préoccupe d’ailleurs pas beaucoup de le nettoyer. Qu’est-ce qui le salirait d’ailleurs ? Nous nous déchaussons à l’intérieur, nous sommes relativement loin de la route, et peu de poussières volent de la terre humide des jardins.
« Je comprends que certains ne souhaitent pas avoir un site ou un blogue », continue Ziad, « et je ne soutiendrais pas qu’on en fasse une obligation pour participer à une liste ou un forum – on en fait pourtant bien une de se présenter en s’inscrivant. Mais puisque la plupart en ont déjà, pourquoi ne pas l’indiquer en signature de ses messages pour en donner l’accès le plus direct ? Nous avons toujours besoin de nous faire une idée, autant que possible juste, de celui qui s’adresse à nous. Nous nous en faisons une de toute façon, alors autant qu’elle nous soit donnée avec le message, puisque c’est si facile, et qu’elle nous aide à l’interpréter. »
Après le dîner, nous nous sommes installés dans la nuit sur la terrasse, faiblement éclairée par les lumières de l’intérieur. La nébulosité nous laisse à peine distinguer des étoiles, mais nous voyons bien la lune qui se couche déjà à l’ouest, dans son premier quartier.
La façon dont les uns et les autres se présentent sur leur site est toujours des plus singulières. Certains ne parlent pas d’eux et montrent seulement ce qu’ils font, réalisent, étudient… D’autres jugent bon de nous renseigner d’abord sur leur civilité : fonctions officielles, diplômes, parcours professionnels ; d’autres encore veulent nous faire partager leur vie de famille, étalent les photos, et même les vidéos de leurs jeunes enfants… Pourquoi pas ?
De toute façon les sites personnels ont des départements distincts, plus ou moins nettement séparés les uns des autres, affichant différents profils. On a toujours plusieurs activités, plusieurs centres d’action, plusieurs profils, ce qui ne veut rien dire de plus dans ma bouche, qu’on peut toujours nous regarder sous divers angles. Jamais avant l’invention du web, on n’avait eu autant de liberté dans la façon dont on se présente, et dont on articule ses différents profils. Chacun peut bien le faire à sa façon ; il ne pourrait d’ailleurs le faire autrement car il n’en existe aucune de conventionnelle, et je peux comprendre que certains y trouvent difficulté et y renoncent.
« Un bref passage sur le site d’un interlocuteur qu’on ne connaîtrait pas, nous aiderait bien souvent à mieux comprendre certains de ses propos qui nous heurtent, et nous aiderait au moins à trouver des réponses plus justes », m’approuve Ziad. « De toute façon, les occasions de querelles sont bien moindres sur les sites et les forums que sur les réseaux que l’on dit sociaux. On peut certes s’y fâcher, ou s’y faire des amis, mais pour des raisons souvent plus sérieuses que de simples malentendus. »
Nous nous sommes séparés tard dans la nuit, mais j’ai quand même pris une heure à retranscrire dans mon journal notre conversation du soir. Je m’y suis remis ce matin pour la compléter. Bien sûr, nous avons parlé en anglais.
Je suis à peu près sûr que si je n’avais pas traduit de l’anglais, j’aurais glissé quelques anglicismes dans mon journal. Je n’aurais peut-être pas traduit followers par « suiveurs », ou post par « message ». En traduisant, le mot français vient automatiquement. Comment se fait-il qu’en ne traduisant pas, ce soit souvent le mot anglais ?
Je sais bien que parfois le mot dans une langue fait écran à son équivalent dans une autre. Oui, j’ai parfois dans la tête le mot d’une langue étrangère qui est si bien conçu et qui correspond si bien à ce que je veux dire que je ne trouve plus l’équivalent français. Ce ne sont pourtant presque jamais des mots de cette sorte qui viennent toujours plus souvent remplacer ceux de notre langue dans les conversations les plus courantes, et pour ne rien dire de plus. Qui ne retrouverait plus des mots aussi courants et évidents que « message », « boîte », « dièse »… ?
Je ne suis pas contre adopter les mots d’une langue étrangère plutôt que d’en inventer de nouveaux. La langue française n’est pas bien vieille, et tout son vocabulaire a été puisé dans d’autres. Mais quel besoin aurions-nous dans les cas que j’évoque d’emprunter des mots ?
Les jeux de passe-passe entre l’anglais et le français sont parfois amusants. Locke avait utilisé le mot understanding pour rendre le latin cognitio. Le mot latin avait été depuis le treizième siècle emprunté par la langue française sous la forme de « cognition », mais le traducteur de Locke préféra forger « entendement ». Bien plus tard, après que le français eut définitivement abandonné « cognition », les anglophones le reprirent au vingtième siècle comme terme scientifique, avant que des Français ne les suivent, pensant adopter un mot nouveau.
Le temps est couvert mais il ne pleut pas. Des rafales du large secouent bruyamment les feuillages. Le vent fait avancer les nuages très vite, mais il ne les dissipe pas. Il en entraîne toujours de nouveaux. Il les déchire, les étire et les déforme sans les dissiper. Il les tord et les essore sans en laisser tomber la moindre goutte.
La véritable immensité, telle qu’on peut la contempler de la terre, elle n’est ni celle de la mer, ni de l’horizon terrestre, ni celle des plus hautes cimes ; l’immensité, ce sont les nuages. Au-dessus de nos têtes, ils ressemblent à un reflet déformé de continents immenses et convulsifs, ils sont comme un double vaporeux de la croûte terrestre qui s’émanciperait, se revêtant de la profondeur du ciel qu’il cache, et se chargeant de la démesure de l’espace sidéral.
Même d’ici, vues de loin, les vagues paraissent immenses. Le vent est puissant, mais il n’est pas très rapide, et si les vagues sont si grandes, c’est surtout d’arriver de si loin sans avoir rencontré d’obstacles.
Les oiseaux de mers, haut dans le ciel, se laissent porter. Ils planent en battant l’air de leurs ailes largement ouvertes pour ne pas se laisser entraîner dans les terres. Ils n’avancent ni ne reculent et c’est comme s’ils tombaient horizontalement, quasiment immobiles, à peine secoués et doucement déstabilisés d’un côté ou de l’autre, et ils poussent des cris chargés d’une joie sauvage.
Le vent emporterait le fauteuil en rotin de la terrasse si je ne m’y étais assis. Je m’y abandonne comme le font les oiseaux dans le ciel, et je les laisse crier pour moi.
Un instant l’immensité des vagues est démultiplié par une somnolence où je plonge. Les vagues deviennent aussi vastes que des îles pendant un furtif instant. J’en ressors hanté par le désir des lèvres de Kalinda.
Je ne sais si l’on se rend bien compte que je suis un mystique : un mystique sans dieu, bien sûr, un mystique de la beauté des choses. Je soupçonne toujours plus souvent la diversité des religions du monde – que leurs adeptes me pardonnent – de n’être que des formes corrompues d’une telle mystique originelle.
Je crois me souvenir que Hegel disait que la religion correspondait à un moment de l’histoire où la poésie et la philosophie n’était pas encore séparées. Wittgenstein, lui, avait écrit que la philosophie devrait être écrite dans une langue poétique, montrant par là qu’il était un grand mystique du monde contemporain. Je retiens surtout que les livres que l’on dit « sacrés » sont d’abord des textes poétiques, de même que ceux des grands auteurs mystiques. Les hymnes védiques, les tantras, le Tao Te King, la Bible et le Coran, sont de la poésie, comme le sont aussi le Mahâbhârata, la Théogonie d’Hésiode ou les Métamorphoses d’Ovide, le Livre Divin de Farid ud-Din Attar ou le Dialogue dans le rêve de Musô Soseki.
Oui, le Coran est un poème. Dicté par Dieu lui-même ? C’est ce que dit le poème ; soit, entendons-le ainsi, mais entendons-le comme un poème. Il me semble que les adeptes des diverses religions – qu’ils pardonnent ma franchise, je ne veux pas les insulter et je sais que rien n’est aussi simple qu’il y paraît – se refusent à lire les textes qu’ils vénèrent pour ce qu’ils disent littéralement, comme on doit lire la poésie où jusqu’à la métrique donne sens. Ils les interprètent comme s’ils étaient des récits ou des dogmes prosaïques, et y cherchent des allégories approximatives.
Même dans les écrits des poètes mystiques, ils cherchent des allégories. L’attraction entre l’amant et l’aimé qui commande jusqu’aux formes insoupçonnables du vivant, ils la voient comme une allégorie, celle entre l’âme et le divin par exemple. Les religieux tendent à voir dans le divin un signifié ultime. Le bon docteur Freud, à l’inverse, voulait voir ce signifié ultime dans le sexe lui-même. Mais il n’y a pas de signifié ultime, le sens circule et respire sans fin.
Le clergé et les citoyens bien-pensants de toutes les époques ont toujours été scandalisés par ces écrits que les générations suivantes rendirent canoniques ; et il est amusant de voir les ruses que les uns et les autres emploient pour feindre de ne pas les comprendre.
« Je te reçois clair et fort », me répond Ziad quand je lui livre mes réflexions de la nuit. « Mais je t’approuve seulement parce que je me souviens t’avoir entendu dire que les enseignements et les coutumes sont différents, et irréductibles les uns aux autres. – Certes », approuvé-je, « Attar et Musô ne disent rien de commun, ni ne conduisent par les mêmes voies. »
Ziad m’a invité chez lui cette fois, si loin à l’autre bout de la ville, mais où l’océan s’étend devant sa porte. Il est si agréable de se jeter dans les vagues à peine sorti du sommeil qu’il vaut la peine de perdre une heure à traverser la ville.
« Je ne connais pas Musô », me répond-il « et j’ignore tout de la langue nippone. Connais-tu Al Kabir, le poète Sikh ? » Il nageait déjà dans les rouleaux de l’océan quand je l’ai rejoint, et nous avons commencé à parler en rentrant sur le sable que dorait le soleil du matin. « Oui, je l’ai lu, mais pas dans le texte. Je suis bien incapable de déchiffrer le hindi. »
© Jean-Pierre Depétris, avril 2017
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