Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

Entre Citagol et Catalga - À Catalga - À la montagne - Avant de quitter Catalga - Suite...

Table des matières





Cahier vingt-et-un - Entre Citagol et Catalga

Boules de mer

Quand les vagues arrivent droit du large, poussées par un vent du sud-est, là où la rade n’en est plus protégée par la courbure de la côte, elles arrachent les algues en approchant des hauts-fonds. Alors la mer paraît boueuse. Elle ne l’est pas. Elle est saturée d’algues qu’elle malaxe et broie sur les plages et les roches. Elle en dégage les senteurs.

L’eau paraît boueuse car les algues arrachées et brassées changent rapidement leur couleur verte pour le brun. Plus tard, on en retrouve sous la forme de petites boules d’un grossier pelage brun et rêche. Ce sont des boules de mer : des ægagropiles.

Si l’on n’en a jamais vu, on se demande sûrement ce que recouvre ce pelage ras et dru. Un fruit ? Car la taille, la couleur et la substance évoquent un peu le coing avant qu’il ne soit mûr. Un animal ? Mais tout rond, enfermé sur soi, sans aucune ouverture ? Je me suis déjà posé ces questions quand j’étais tout enfant. J’ai essayé de défaire ces parfaits amas ; c’est très compact, quoique plutôt léger quand les boules sont bien sèches.

J’ai vite conclu à des boules de fibres séchées et agglutinées autour d’un rhizome après avoir été longuement roulées sur le sable. Les végétaux se dessèchent plus rapidement dans l’eau que dans l’air. Ils se vident complètement de leurs fluides attirés par le milieu aquatique, dès que la vie les a abandonnés. De telles questions peuvent rester longtemps en suspens, dans la mesure où elles concernent des choses banales, et où elles ne revêtent aucune urgence à être résolues. On continue très bien à vivre sans savoir. Ces boules sont si banales que, dans les ports de la Méditerranée, elles ont longtemps servi à protéger le fret fragile ; des sortes d’ancêtres de l’emballage à bulles et des flocons de calage en polyester expansé.

Des combinaisons de signatures

Quand le vent souffle ainsi, la mer paraît boueuse, comme l’eau des rivières de montagne après un orage. Elle y gagne un aspect à la fois plus frais et plus terrestre. L’océan laisse, le lendemain, des amas d’algues sur la côte, entres les plages et les rochers. Elles sèchent en formant des litières compactes, parfois de plus d’un mètre d’épaisseur. On en est souvent encombré devant le chantier. Heureusement, beaucoup de gens viennent les ramasser sans qu’on le leur demande. Ils l’utilisent comme engrais.

Avant d’être sèches, les algues passent à un brun plus sombre, elles deviennent noires et dégagent des senteurs très fortes. On peut ne pas aimer ces odeurs-là. Moi si. Elles rappellent celles du pétrole brut, tel qu’il est au sortir de la terre.

La constitution chimique de ces algues qui pourrissent est proche de celle du pétrole. Le pétrole est un produit naturel, on l’oublie bien souvent, et il ferait lui aussi un engrais moins toxique que ceux du commerce, mais il n’en accroîtrait pas moins la proportion de carbone dans l’atmosphère. On l’a vu lors de marées noires : il se dissout assez vite. Bien sûr, si l’on en jette des millions de barils… s’agirait-il de gelée de groseille, il en résulterait autant de poissons et d’oiseaux morts.

On ne doit pas confondre ce pétrole brut avec celui qui est raffiné, et moins encore avec les déchets déjà brûlés que les grands navires dégazent discrètement au large. Les pétroliers ne dégazent pas leur pétrole brut en pleine mer. Ce n’est pas parce que je crois aux scrupules de leurs officiers que je le dis. Celui qui a déjà vu leurs vastes et profondes cuves sait bien qu’il ne serait pas commode pour un équipage de les dégazer en haute mer.

Quand les vagues arrivent droit du grand large, et surtout les jours qui suivent, l’odeur des algues devient enivrante. Elle baigne toute la ville. Même quand on sent tous les jours l’océan, elle nous retourne dès le réveil.

Les boules de mer qui jonchent la plage me font toujours penser aux coings, que j’ai vus pour la première fois dans un jardin des Alpes. Leurs pelages rêches et bruns évoquent moins le végétal que l’animal, les animaux de la montagne, habitués à son rude climat, dont les poils sont ras et durs. C’est un peu comme si les hautes vagues qui se jettent sur les rivages avaient des rêves de cimes, et en laissaient parfois de petits morceaux joncher le sable.

Nous remontons à Catalga

– J’ai enfin compris pourquoi il n’est pas cohérent de faire des vœux à un Dieu unique. Évidemment, le dieu qui nous sauve d’un accident est alors le même qui le provoque. Celui qui nous sauve des requins est aussi celui qui les a faits carnivores et ne souhaite pas les voir mourir de faim. Comment pourrions-nous lui demander d’intervenir pour nous ? Et qu’aurions-nous bien à lui offrir ? Plusieurs sont nécessaires, tout un panthéon, si l’on attend que des dieux veuillent nous venir en aide, nous seconder, marcher à nos côtés. Ils doivent eux aussi connaître des désaccords, des discordes comparables à celles des hommes ; subir eux aussi des revers, connaître le doute et la souffrance. Demander quoi que ce soit à un dieu unique serai déjà ne plus y croire. J’ai enfin compris ce que tu voulais me dire avant-hier, après la cérémonie.

– Je voulais dire ça, moi ?

– Oui, et je n’ai pas su te répondre : La protection de nos dieux est précieuse, non parce qu’elle serait infaillible, mais parce qu’elle est réelle.

Nous remontons à Catalga. Kalinda tient le volant de l’antique camionnette du chantier dont j’ignorais jusqu’à aujourd’hui l’existence, et dont je n’étais pas sûr qu’elle pût nous conduire aussi haut. Ziad et Djanzo nous y attendent déjà.

La route est asphaltée sur le plus long du trajet, et les parties qui ne le sont pas sont bien entretenues. Je sais que les services de la voirie sont bien équipés, mais on n’a pas ici la culture du solide. Quand une route est emportée, on arrive avec un bulldozer et l’on en retrace une aussi vite. On m’a expliqué que c’était plus simple ainsi, car la saison des moussons fait toujours bien trop de dégâts.

Je n’en suis pas si sûr. Les anciens avaient bâti des routes dans les Alpes Maritimes dont on voit encore les dalles, et des ponts sur des torrents qui tiennent toujours, dans des sites qui ne sont pas particulièrement épargnés par les intempéries ni les glissements de terrain. On n’a simplement pas le goût ici du travail de romain.

Avant Catalga

« Eh bien va ouvrir le capot », m’a dit Kalinda quand la camionnette a cessé de vouloir avancer, comme il était prévisible. « Je croyais que tu t’y connaissais en vieilles mécaniques. »

Ce capot, je n’avais pas manqué de l’ouvrir depuis ce matin pour remplir le radiateur quand il chauffait trop dans les fortes côtes. Heureusement, l’eau n’est pas ce qui manque sur le chemin, où de nombreuses sources viennent alimenter le ru qui longe la route. Que voulait-elle que je fisse à l’aide d’une modeste boîte à outils ? Je m’y connais un peu en mécanique, mais pas en magie.

Nous sommes donc allés consulter le shaman du village tout proche. Il fait aussi fonction de garagiste. Il était justement en train de bénir une nouvelle automobile, et de la vouer à la protection du Seigneur des Ponts et Chaussées (ou quelque-chose comme ça). Nous avons dû attendre que la cérémonie se termine, qu’il se change, nettoie son maquillage et range ses plumes.

L’homme était de toute évidence compétent, mais il ne m’apprenait rien en nous disant qu’on avait courbé une bielle et qu’il était toujours possible de la redresser. Il n’en possédait pas de semblable pour la remplacer et il ne pouvait pas nous garantir qu’elle tienne seulement jusqu’à Catalga, du moins sans une aide énergique des Nagarath.

Supposant que cette aide énergique répondrait à un don généreux, j’ai laissé Kalinda régler cette affaire, puis nous avons travaillé ensemble. Avec un bon palan et un chalumeau pour chauffer la pièce, l’affaire n’était pas bien compliquée. La camionnette fut prête en moins d’une heure.

Un peu plus tard seulement sur la route, j’ai pris conscience que l’homme et moi n’avions aucune langue commune et que nous n’avions pourtant jamais cessé de parler en travaillant. Je parlais français, il parlait citangolais, et nous n’avons jamais cessé non plus de nous comprendre. Même quand il nous avait expliqué les raisons de la panne en démontant le moteur, je l’avais parfaitement compris.

Est-ce pour cela qu’il n’a pas voulu nous faire payer la réparation ? Ou peut-être parce que je suis un étranger ? Ou parce que Kalinda est en quelque sorte une collègue ? À moins que ce ne soit à cause de la générosité de son don. « Combien lui as-tu donné ? »

« Tu es sûre, Kalinda, qu’il ne pique pas dans la caisse des dieux, pour faire ensuite cadeau de la main-d’œuvre ? – Tu es bien soupçonneux. Les gens ne sont pas comme ça ici. » Je ne sais pourquoi, la réponse de Kalinda me convainc qu’elle achète ses somptueux paréos avec l’argent de la déesse.

« Je lui prête mon corps », me renvoie-t-elle vexée. « Et tout le monde la voit à travers moi. » Évidemment, elle a raison ; je suis idiot. « Oui, tu es idiot », insiste-t-elle, « Crois-tu que les nagarath aient vraiment besoin d’argent ? »

Ces sordides préoccupations m’ont détourné des réflexions sur le langage que les échanges avec le garagiste m’avaient inspirées. Dans son Voyage à Laputa, Jonathan Swift ironisait sur cette idée que les mots seraient les substituts à des objets, et que les uns pourraient indistinctement désigner les autres.

Swift et le langage

Swift, dans ses Voyages de Gulliver, ironisait sur bien d’autres idées qui ne sont pourtant pas si sottes. On y trouve des ébauches de théories fort intéressantes, sur le langage notamment, et dont on aimerait savoir plus, car les ans nous ont effacé les travaux auxquels il faisait probablement allusion. On imagine facilement que ce ne sont pas ces idées elles-mêmes dont il se moque, mais de la façon dont elles sont utilisées et saisies par des médiateurs.

Quelle que soit l’époque, on s’entiche de théories envers lesquelles on perd tout sens de la critique. Dès qu’un auteur, un chercheur fait une trouvaille géniale, on en déduit que toute sa parole est d’or, jusqu’au jour où, sans raison précise, ni peut-être avouable, on découvre qu’il aura dit aussi des sottises. On suppose alors, non moins rapidement, que tout ce qu’il a pensé est sot. Curieusement, ce sont souvent les mêmes qui brûlent ce qu’ils ont adoré.

Il aurait suffi pourtant de ne pas adorer, de garder quelque sens critique, de voir que l’auteur s’était laissé porter par l’enthousiasme, ou retenir par les idées de son temps ; de comprendre qu’il avait seulement osé des hypothèses, ou encore risqué des opinions aussi personnelles qu’accessoires. Il aurait suffi de ne pas se laisser emporter dans des extravagances où l’auteur lui-même n’aurait jamais vraiment osé s’aventurer bien loin, ou des préjugés par lesquels il s’était laissé entraîner sans vigilance, pour ne pas rejeter ensuite toutes ensemble les découvertes pénétrantes avec les suppositions erronées et les opinions stériles.

La mode est cependant plus volontiers séduite par ces dernières, car il est plus facile d’enseigner des théories en les simplifiant et en les exagérant un peu. L’outrance frappe l’attention. Ce sont les traits forcés et les simplifications que l’on retient le mieux, puis que l’on doit bien rejeter. Accessoirement, il en devient plus facile de faire croire que chaque génération réinvente la roue. Swift, justement, outrait l’outrance dans ses récits fantastiques.

À chaque génération au moins depuis Aristote, on prétend comprendre enfin la fonction des parties du cerveau, par exemple. Chaque génération sous-entend que nous sortirions soudain, sans savoir comment, de siècles de ténèbres, et en tentant de faire paraître ainsi plus éclatantes les découvertes nouvelles, elle en masque seulement la nouveauté réelle, la véritable invention. On fait du progrès un phénomène tout récent, le niant implicitement.

« Et dire que je croyais que les Voyages de Gulliver était un livre pour enfants », me dit Kalinda après m’avoir longuement écouté lui parler de Swift, et de notre rencontre avec le garagiste shaman. Elle en avait lu des versions abrégées à l’école quand elle apprenait l’anglais.

Sur le coup de midi

On est surpris que l’eau d’une source puisse être aussi glacée par une aussi forte chaleur. Nous étions partis de bonne heure, et nous espérions arriver à Catalga dans la matinée, mais la panne nous a retardés. Jusqu’ici, la chaleur du soleil montant était compensée par la relative fraîcheur de l’altitude, mais en fin de matinée, c’est plutôt la chaleur des terres qui n’est plus compensée par la relative fraîcheur des brises marines.

Pour déjeuner, nous nous sommes éloignés du goudron brûlant de la route. Il fond par flaques, et, par l’odeur, par la texture pâteuse et la couleur, il me rappelle un peu les algues qui pourrissent sur les galets devant le chantier.

Nous n’avons pas eu à nous éloigner beaucoup : la route, désertée à cette heure, n’est pas bien large ; et la végétation, dense et gorgée de sève. Nous nous sommes assis près d’une source dont nous ressentons la fraîcheur. L’eau se répand dans de petites cuvettes formées par des dépôts calcaires, et entièrement recouvertes de mousses, avant de former une minuscule mare bordée de fougères dont nous avons effrayé les grenouilles.

Ce qui ressemble à de grosses perruches vertes pousse sur nos têtes des cris que je ne saurais décrire. Ils résonnent sourdement dans la chaleur et le grésillement continu des insectes.






Cahier vingt-deux - À Catalga

La place du Surréalisme

La culture occidentale ne comprend pas bien l’art. L’esprit y est plus à la géométrie qu’à la finesse, et se laisse d’autant mieux abuser qu’il se fait plus ethnocentrique. Il croit que l’humanité s’est vraiment éveillée dans les petites citées bourgeoises de l’Europe occidentale. Ceux qui sont assez dégrossis pour avoir été informés de l’existence d’une antique civilisation gréco-latine, passent pour des pédants dans l’Europe contemporaine. Bien souvent, ils le sont, car lorsqu’on sait qu’il a existé au moins une civilisation occidentale moderne, et une antique civilisation gréco-latine, on ne peut rien être d’autre si l’on n’en déduit pas qu’il a bien dû en exister d’autres, et qu’elles ne sont pas toutes remisées au magasin des antiquités, ni aux rayons touristiques.

« Je n’aurais pas osé employer tes termes par crainte de te vexer », me répond Gardo Sandoc, « mais je suppose que tu sais mieux que moi de quoi tu parles. Je te trouve quand même excessif : que fais-tu du Surréalisme ? »

Catalga abrite une vie intellectuelle

Catalga n’est qu’une bourgade, mais elle abrite une riche vie intellectuelle, et ceci depuis les temps où des institutions dirigeantes trop raides avaient fait fuir l’élite de la capitale. Tout ce qui n’avait pas l’âme courtisane s’était donné de l’altitude. Certes pour ce qui est des hommes de la mer, ils ne pouvaient pas construire leurs ports à la montagne, nombreux s’étaient alors tournés vers la piraterie, s’établissant sur la côte ouest, qui reste aujourd’hui encore très sauvage.

Cela appartient à un passé lointain, mais il en reste bien quelque-chose, notamment la madrassat Dar al Haq, qui s’est laïcisée au fil des siècles pour devenir le sanctuaire des mathématiques et des sciences physiques, et une lamaserie, Tagalbi Yadong (le Mont Tagalbi), qui a suivi un chemin similaire. Catalga fut aussi pendant la guerre, conséquence naturelle de sa situation géographique, le foyer de la résistance aux Japonais.

Gardo Sandoc est un poète contemporain que m’ont présenté Kalinda et Ziad. Il publie à Catalga une revue internationale. Ziad nous a invités tous les trois chez lui. Gardo Sandoc a plusieurs fois publié Kalinda, et tous les deux se connaissent manifestement très bien.

Les arts et les lettres

Les termes d’arts et de lettres, curieusement peut-être, ne posent pas de gros problèmes de traduction comme celui de religion, ou de philosophie encore. Ces mots peuvent bien se traduire en d’autres langues par des termes dont l’étymologie est bien différente, et aussi la dénotation exacte, ils ne soulèvent pas de grandes ambiguïtés dans la mesure où nous avons tous une idée assez claire de ce qu’ils désignent.

Bien sûr, plus nous nous éloignons dans le temps ou l’espace de notre aire culturelle, plus des doutes nous saisissent ; et plus un jugement esthétique devient alors problématique, mais pas indécidable si l’on s’en donne la peine. J’imagine qu’un Citangolais non prévenu ne saurait faire la différence entre la Pastorale Maurel et une pièce de Jean Genet, même vues sur vidéos sous-titrées. Moi-même ne saurais faire de telles différences dans la culture Citangolaise.

Les lettres, évidemment, nous savons à peu près les identifier : elles passent par la langue et elles sont traduisibles. Les arts, c’est plus embarrassant : Des formes et des couleurs ? Des volumes ? Du son ? Oui, mais ils n’occupent pas exactement la même place les uns envers les autres selon les civilisations. Le plus important est de sentir d’abord qu’ils fonctionnent toujours un peu les uns avec les autres ; et tous ont des liens intenses avec les lettres. Leur dépendance mutuelle rend toute histoire universelle, mais circonscrite, de la musique, des arts, ou des lettres elles-mêmes, bien insatisfaisante.

La première fois que j’ai enfin bien vu une peinture chinoise, la radio diffusait en même temps une musique qui aurait pu être des Tang, et à laquelle je n’ai pas d’abord prêté attention. La rencontre, le croisement entre les deux, s’est fait seul. Mon regard promenait sur la peinture, et une sorte d’accord, une mise en phase, s’est faite à mon insu. J’ai vu le mouvement de la peinture en même temps que j’ai senti l’effet spatial de la musique. J’ai saisi les deux en même temps, ou plus exactement, l’un par l’autre.

Je ne crois pas que nous soyons sensibles à la contemplation esthétique sans une longue préparation. J’admettrais tout au plus que cette préparation puisse se limiter à une longue, très longue fréquentation, reconnaissant du bout des lèvres que des moyens nous soient, en quelque sorte, innés. Oui, au bout d’un certain temps, en la voyant tous les jours, nous pouvons parvenir à sentir qu’une œuvre aurait quelque-chose de plus qu’une autre ; ou de moins. Dans ce cas, mieux vaut chercher immédiatement à apprendre, et à comprendre. Mieux vaut cultiver ce supposé inné ; et cela d’autant plus volontiers si sa culture consiste à voir en entendant, à entendre en lisant, etc.

La figuration occidentale rend la peinture particulièrement accessible à quiconque. Tout terrien reconnaîtra immédiatement ce qui est figuré dans l’Origine du monde, et le titre, aisé à traduire, ôtera à l’image toute interprétation trop étroitement pornographique. Il en va autrement de la calligraphie arabe. On doit encore reconnaître les lettres ; et dès qu’on les reconnaît, on les entend. On voit et l’on entend en même temps que l’on comprend, mais à la condition expresse que l’on connaisse l’arabe.

Et pas dans la calligraphie occidentale ? Non, justement non, jamais l’audible et le visible ne fusionnent à un tel point d’incandescence, et l’idée n’en traverse même pas l’esprit du calligraphe. La calligraphie reste au stade de la décoration, n’apportant rien au sens et ne lui prenant rien, sinon le magnifiant, et ignorant le son.

Musique et plastique, nous le voyons bien, gravitent autour de la langue, du moins s’en font les balanciers, et l’on ne pourrait faire une histoire des arts et des lettres qui ne soit de tous à la fois.

Je disais donc

Citangol est trop au sud pour que les températures varient beaucoup selon les saisons. Elles dépendent plus du régime de mousson que de la hauteur du soleil ou de la durée des jours et des nuits. La mousson n’est pas trop sensible à l’altitude de Catalga. Elle se manifeste par de gros orages intempestifs et presque quotidiens, qui rendent les voyages aventureux, que ce soit par la route, régulièrement emportée, ou par la voie ferrée, mieux protégée et plus solidement bâtie, mais que l’on ferme par mesure de précaution.

Finalement, les dieux se sont montrés cléments pour notre voyage, et la bielle a tenu jusqu’à notre arrivée. Je me suis immédiatement mis à en recherche une autre en bon état, car on ne doit pas abuser de la clémence des dieux. Le garagiste et moi l’avons sortie d’une vieille carcasse dont la rouille avait troué le capot, mais, protégée dans le cylindre, elle était comme neuve.

« C’est un travail remarquable », a dit le garagiste en voyant la pièce que nous avions redressée. « Seule l’aide des dieux a pu vous permettre de l’accomplir. » Nous sommes à Citangol : ici les dieux ne se fatigueraient pas à faire tenir une pièce sur la longueur du trajet. Ils nous inspirent seulement, guident nos gestes. Pas de miracle ici. C’est à nous de faire le travail ; ils daignent seulement nous inspirer et guider nos gestes.

Peut-être était-ce l’expérience faite par l’ami motard de mon père ; la Sainte Vierge, répondant à son appel, avait guidé ses gestes. Lui seul pouvait savoir ce qui s’était passé sous son casque, mais je comprends mieux, si je le vois ainsi. « Ô Zeus, guide mon bras ! » Voilà une invocation que je peux comprendre. Ce pays réveille en moi ce qu’il y demeure de romain.

Encore sur la calligraphie

« Tu oublies peut-être cette calligraphie de l’imprimerie moderne, celle de l’affiche et de la page de journal, qui ont inspiré Mallarmé et les collages surréalistes », m’avait objecté Gardo Sandoc quand nous devisions sur l’art. « Tu connais les poèmes calligraphiques d’Apollinaire ? »

Non, non. Je n’y vois pas cette rencontre du sonore et du visuel : elle n’y est pas. Alors qu’on la trouve dans la calligraphie chinoise, mais la relation avec le son y est alors d’une nature différente. Il est vrai que je ne sais pas lire le chinois. Je ne sais que déchiffrer quelques idéogrammes et les prononcer parfois en chinois, parfois en japonais, et maintenant en citangolais. La musique du chinois et des langues d’Extrême-Orient, on le perçoit bien cependant quand on l’écoute, chemine avec la vision, alors que l’arabe calligraphié, ou le persan, ou encore le dari, aurait plutôt tendance à émanciper l’énoncé de son déploiement dans le temps. Disons que le verbe ne se répand pas dans le temps, mais l’enveloppe plutôt.

Littérature et profusion

La revue de Gardo Sandoc est imprimée sur papier, mais elle trouve ses principaux lecteurs en ligne. Bien peu de gens seraient capables de la lire intégralement, personne sans-doute, car les textes sont publiés dans leur langue d’origine. Ils ne sont pas traduits. On y trouve des langues très pratiquées : anglais, chinois, arabe, russe, espagnol, farsi… des langues de la région : japonais, vietnamien, javanais… mais aussi des langues totalement exotiques : touareg, cherokee, islandais, malgache ou flamand.

Il est probable que quelques textes, parmi ceux de chaque numéro, ne trouvent jamais de lecteur. Il en résulte une impression de profusion quasi-végétale. Bien que la revue soit déjà épaisse, deux-cents pages bien tassées sur un papier plutôt léger au format A5, elle nous donne ce goût d’infini en ne nous permettant pas de finir de la lire.

Sa publication en ligne est plus intéressante encore, car les textes y sont alors souvent traduits en plusieurs langues par les lecteurs eux-mêmes, avec parfois plusieurs versions pour chaque langue. Une bonne part de ces traducteurs bénévoles sont du département des lettres et des sciences du langage de l’université Tagalbi Yadong, qui finance la revue et dont elle porte le nom. Beaucoup d’autres sont de contrées bien plus lointaines. Au cours des ans, le site en ligne a pris une immensité qui nous ferait penser à quelque fiction de Borges : un labyrinthe dans lequel on ne demande qu’à se perdre, et dans lequel, en vérité, on se perd aisément.

La revue pourrait n’offrir qu’un simple ramassis, une bouillie de textes dans laquelle se mêleraient et se brouilleraient des différences et des originalités, donnant à leur ensemble une couleur générale qui serait au mieux celle d’une époque. On le redouterait dès qu’on la prend en main.

Il n’en est rien. Nous sommes saisis par la diversité des formes d’énonciation possibles, et qui n’ôte rien au contraire à ce que chaque texte énonce ; par la profuse diversité que nous offrent les ressources du langage, et que chaque nouveau numéro vient encore accroître.

Kalinda, aimée des dieux

Djonzo, j’ai écrit Djonzo dans les premières pages de mon cahier, et pas Djanzo. En fait la prononciation est plus proche de « djon » que de « djan ». De toute façon il n’y a en citangolais ni caractère « o » ni caractère « a », seulement un caractère « djan », qu’on a coutume d’écrire « djan » quand on le translittère en caractères latins, mais dont la prononciation du an est très fermée et plus proche de djon. En arabe, on écrit Djanzo ainsi : « جًز ». J’imagine donc que la translittération en lettres latines s’est faite à partir de celle en arabe.

Je ne vais pas corriger. D’ailleurs, j’ai moi-même tendance à prononcer « Jon-zo ». J’ai fait la connaissance de sa femme. Celle-ci ironise sur Kalinda qui prétend que je suis l’hôte en réalité de la déesse. Certes, cela aurait pu faire jaser que nous habitions ensemble selon notre propre caprice, mais si les nagarath s’en mêlent, qui oserait encore y trouver à redire ?

J’ai bien dû être le dernier à en être informé. J’imagine que Kalinda a improvisé cette histoire pour couper court à une réflexion, et qu’elle se sera prise au jeu. Kalinda qui connaît depuis longtemps Cintia, la femme de Djanzo, lui a confessé que je pouvais rencontrer la déesse à travers elle, et voir dans son visage et sa bouche rouler les vagues avec leurs couronnes d’écume. Je me demande comment elle le sait, car je ne le lui avais jamais dit.

J’avais bien remarqué lorsque nous avions navigué ensemble sur le Târâgâlâ, que Kalinda changeait au moins quatre fois par jour de costume et au moins autant de fois sa coiffure. L’aurait-elle fait pour moi ? J’étais bien incapable de le croire, et je ne le crois toujours pas vraiment. Elle le faisait pour elle, mais elle ne l’aurait pas fait si je n’avais pas été là, et elle ne pouvait pas ignorer qu’elle ne me laissait pas indifférent.

Ma retenue à son égard aurait pu la blesser, mais je suis sûr que la déesse la rassurait à ce propos. Bien sûr qu’elle ne me laissait pas indifférent, hantant mon esprit de profondeurs abyssales, d’étranges formes de vies, molles et transparentes comme des méduses, ou caparaçonnées et coupantes, ou encore vêtues de coquilles minérales, de chairs s’entre-dévorant, de laves ruisselantes comme un sang de lumière, de minéraux éclatants, de formes de vies grouillantes, tout à la fois fragiles et indestructibles, générant du dioxyde, et non l’inverse.






Cahier vingt-trois - À la montagne

De la diversité des expériences spirituelles

C’est un préjugé de croire qu’une évolution naturelle de la spiritualité conduirait les peuples d’un chamanisme rudimentaire à un polythéisme élaboré, puis de là, à un monothéisme toujours plus abstrait jusqu’à la dissolution d’un Être Suprême dans un pur athéisme. C’est nier l’évidente diversité des expériences spirituelles. Bien sûr, on rencontre souvent l’animisme dans des sociétés périphériques et sous-développées, mais il règne aussi bien sur la Corée et le Japon qui ne le sont pas particulièrement, et depuis fort longtemps.

On remarquera que le Shinto, qui est bien un animisme, cohabite et se mêle parfaitement au Zen qui est tout aussi évidemment un athéisme. Ils se marient parfaitement, mêlant la croyance à des esprits, les kamis, les , qui hantent le monde physique, avec un doute qui ne vise pas seulement ces esprits, mais le monde physique lui-même.

Bien sûr, des hommes qui ne sortent jamais des murs de leur cité ne peuvent pas connaître la même spiritualité que ceux qui vivent dans les bois, les prairies ou les montagnes. C’est pourquoi l’architecture et l’ordonnancement de l’espace nous apprennent tant sur une culture. Mais sous celle-ci, nous sommes toujours comme des buissons taillés.

Il est toujours bien dur de ne pas croire, ne pas croire par exemple qu’un programme nous parle, et même si nous n’y croyons pas, il nous est difficile de ne pas réagir comme s’il nous parlait. Et puis nous savons bien que tout n’est pas qu’affaire de causalité ; nous sommes vivants et tout dépend bien plutôt de nos gestes, de nos calculs, de nos intuitions, et nous ne saurions pas toujours dire dans quelle mesure ils dépendent de nous, ni de quoi d’autre.

D’où vient le geste qui sauve, d’où vient une idée décisive ? Oui, de soi, bien sûr, de qui d’autre ? Mais d’un soi que l’on ne connaît pas vraiment, un soi qui dépasse, qui est un peu ce que le vent est à la voile, ou comme une amarre à la vie. Qu’importe qui serait qui de la voile et du mât, de l’amarre ou du vent ; l’important est qu’on a besoin d’y croire.

Croire quoi ? Croire que nos désirs et nos gestes conduisent quelque-part, bien sûr. Nous ne pourrions pas les avoir sans y croire. L’important est que le buisson taillé ait des racines plongeant profondément et puissamment dans la vie, et que le sol aussi veuille bien le porter. Pour cela, même un buisson doit avoir une forme de foi.

Chez Gardo Sandoc

De nombreux volcans demeurent actifs entre le massif du Târâgâlâ et les plateaux du sud. Ce que j’avais pris lors de mon premier voyage pour des nuages est en réalité le haut panache de fumée qui coiffe le Captagalag. On ne l’aperçoit que des flancs du massif qui domine Catalga. Gardo Sandoc qui nous a invités y a sa maison. La nuit, quand le ciel est assez dégagé, on y voit luire les jets de lave du Captagalag, car il est encore actif.

Gardo Sandoc habite très au-dessus de la ville, il fait un peu frais chez lui la nuit, bien plus qu’à Catalga. Il vaut mieux se couvrir. Je me demande comment il fait l’hiver. « L’hiver ? », me reprend-il étonné. Bien sûr, il ne fait guère plus froid en janvier que maintenant. Un bon pull et une veste rendent la nuit très supportable.

« Je ne savais pas que tu étais si influencé par le pragmatisme », a remarqué Gardo Sandoc quand je lui ai fait part de mes réflexions sur l’expérience spirituelle. « Sais-tu que William James est très souvent cité par André Breton dans les premières années du Surréalisme. »

Dialogue avec Gardo Sandoc

– Es-tu sûr cependant qu’on ne puisse discerner une forme de progrès en matière spirituelle ? me demande Gardo Sandoc. J’ai bien compris qu’on ne pouvait pas hiérarchiser des formes religieuses, mais à travers ces formes diverses, ne discerne-t-on rien qui se construirait sur les acquis de l’ancien ?

– Pratiquement, nous ne le pouvons pas. Trop de mémoires ont été effacées au cours des temps. Nous savons qu’il a existé une ancienne civilisation entre la Transoxiane et les vieilles cités ensablées du sud du Taklamakan, mais nous ne savons presque rien sur elles, si ce n’est la présence d’un Zoroastrisme plus original et plus libre de la prégnance impériale de Persépolis. Tout a été rasé et délibérément détruit à de nombreuses reprises. Toutes les spiritualités institutionnelles, appelons religion cet oxymore, sont des reconstructions tardives, des montages politiques, au mieux une façon de faire dire à des textes authentiques ce qu’on n’y trouve pas : des Conciles de Nicée, des sacres de Clovis, des manœuvres de dalaï-lamas et autres « Paris vaut bien une messe ».

– J’entends bien, mais derrière tout cela, dans la spiritualité elle-même, dans le sens de mind, et non de ghost, dans le sens de Improvement of the Understanding ? (Nous conversons évidemment en anglais.)

– Dans le sens où progresser supposerait construire sur ce que d’autres ont fait avant, quitte à tout remettre cul-par-dessus-tête ? Ce serait alors une approche semblable à celle qu’adopta Ibn Arabi pour dégager une progression dans la succession des révélations prophétiques. Vois alors les ressources qu’il a puisées dans la poétique et la sophistique. Discerner une telle progression pour l’esprit tout entier supposerait d’embrasser l’esprit dans toutes ses manifestations possibles, scientifiques, littéraires, artistiques, mathématiques, technologiques, musicales…

Le 20 juillet

La montagne est agréable, surtout son climat. Il est plus frais, sauf en début d’après-midi. Cependant, je préférerais m’occuper du Târâgâlâ.

Nous nous en occupons en fait, nous travaillons sur son système, enfin moi pas trop. Principalement, je m’occupe du portage de l’interface en plusieurs langues. Ce n’est pas difficile car le codage a été conçu pour changer à la volée toutes les occurrences dans les menus, les boutons et les bulles d’aide. Ce n’est pas difficile, mais c’est minutieux. Les vieilles habitudes de l’imprimerie sont de mise, où l’on ne sait que trop combien l’erreur se répercute vite.

Aussi, je ne travaille jamais très longtemps. En un tel domaine, on ne doit jamais craindre de remettre au lendemain ce qu’on pourrait faire le jour même. On risquerait sinon de provoquer des catastrophes coûteuses, au moins en temps.

On doit toujours se soucier de ne pas travailler trop longtemps sur du code. Plus on travaille, plus on acquiert des habitudes et même de la virtuosité, mais en informatique, il existe trop de langages pour que ce soit bien profitable. La virtuosité devient rapidement obsolète. Les automatismes alors se font vite une gêne plutôt qu’un avantage.

On a vu des programmeurs virtuoses devenir en quelques années incapables de coder intelligemment un petit JavaScript. Sans prudence, ces outils vous ravagent le cerveau. Djanzo le sait, qui s’applique régulièrement à le vider.

Ce n’est pas comme avec les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes. L’esprit doit ici se tenir toujours au-dessus des règles. C’est difficile, car nous avons besoin évidemment de ces réflexes conditionnés que nous cultivons. Il nous en faut certes, mais point trop.

Cintia

Plutôt que demeurer ici depuis des jours à tapoter un clavier, je préférerais jouer avec le Târâgâlâ, comme le font nos camarades restés à Citagol. En attendant, je passe beaucoup de temps avec Cintia, la jeune femme de Djanzo.

Cintia a beaucoup de temps à elle, parce qu’elle est universitaire et que l’université est fermée. Elle enseigne le français ; c’est ainsi d’ailleurs que Djanzo l’a connue. Nous apprécions de parler français ensemble, et de parler du français aussi. Nous avons des conversations passionnantes sur l’emploi du subjonctif ou sur la succession des déterminations et des indéterminations.

Cintia a une voix étonnante, grave et sensuelle, qui ne correspond pas à l’image qu’elle donne immédiatement d’une jeune étudiante sans affectation. Elle a une très belle voix un peu roque, qui charge de force et de profondeur les paroles quelle prononce, surtout celles sans importance. Une voix de chanteuse de fado, ou plutôt de dangdut.

Le dangdut est une forme de chanson populaire des régions de la Sonde, apparue dans les années 1960, ce qui est bien récent pour la qualifier de traditionnelle, mais déjà ancien pour la dire moderne. Elle jouit d’un certain succès dans tous les archipels asiatiques jusqu’au Japon. J’apprécie moyennement les batteries et les guitares électriques qui s’y sont peu à peu introduites et qui me semblent souvent sonner à contre temps.

La voix de Cintia ne correspond pas non plus à son regard, plutôt timide et innocent derrière ses lunettes.

Une grande civilisation

Il est dur de ne pas croire à une grande civilisation des îles du pacifique ; une civilisation qui fut grande au moins par son étendue, la plus vaste civilisation qui ait jamais existé, s’étendant au moins des Marquises à l’Île de Pâque, d’Hawaï à la Nouvelle-Zélande. Cette civilisation ignorait la métallurgie, mais connaissait la navigation mieux qu’aucune autre.

Elle possédait des cartes, pense-t-on, telles qu’en utilisent encore certains îliens. Ce sont des cartes-filets : un réseau de fines cordes dans les mailles desquelles sont insérées de petits cailloux de tailles et de couleurs différentes, qui figurent les îles ou leurs amas. Si des populations n’avaient pas continué à les utiliser, aucune ne se serait conservée, et même alors, nul n’aurait su y reconnaître des cartes du Pacifique.

Il est peu probable que cette civilisation où les hommes circulaient sur d’immenses distances, ne soit pas entrée en contact avec ses voisines, celles des Amériques, et celles de l’Asie, notamment des archipels qui prolongent le plateau continental. L’introduction de la patate douce des Amériques dans les îles du Pacifique ne pourrait être expliquée autrement. Il est donc peu probable encore, qu’elle n’en ait pas dessiné les cartes – nous dirions ne les ait pas nouées.

Peu de théories s’accordent sur cette civilisation, et notamment sur ses dates. On avance l’hypothèse du deuxième siècle jusqu’à un apogée au onzième. Que se passe-t-il ensuite ? Pourquoi ces peuples ont-ils cessé de naviguer ? Pourquoi chacun semble s’être enfermée sur son île ou sur son archipel, avec sa langue, ses rites et ses légendes ; ses modes de production et ses mœurs ?

Comment une civilisation si dispersée pouvait-elle s’effondrer ? Comment aurait-elle pu être touchée dans son ensemble, que ce soit par des envahisseurs, des troubles internes ou une catastrophe naturelle ?

Qui dira comment les civilisations meurent ? On trouve en celle-ci, qui occupait toute une face de la planète, un point-aveugle de l’histoire humaine.

Une terre mouvante

Cintia est persuadée que l’Odyssée est l’adaptation d’un antique récit océanien, car, affirme-t-elle, « il est impossible de se perdre en Méditerranée au point d’errer pendant de longues années ». Le raisonnement se tient, mais la conclusion est quelque peu audacieuse.

On se demande comment les hommes retrouvaient leur route sur de telles étendues liquides dépourvues de tout point de repère, car on peut naviguer longtemps sans voir la moindre terre à l’horizon, ni même des oiseaux de mer qui feraient soupçonner sa proximité. Probablement se servaient-ils des courants marins et des vents, des lignes de vagues, et reconnaissaient-ils les étendues de la mer comme nous le faisons des terres.

Errer de longs jours autour de son but aurait été une mort d’inanition assurée. En somme, Ulysse serait mort dans le Pacifique, mais je peux imaginer un tel récit autour de l’archipel indonésien. Je me demande bien par ailleurs quelle a pu être la relation de cette civilisation du Pacifique avec les îles de la Sonde et tous les autres archipels du plateau continental jusqu’au Japon.

Les Océaniens devaient être capables de reconnaître leur route à la surface de la mer aussi bien que les nomades le font dans la steppe ou les sables du désert. Pour y parvenir, ils devaient prendre simultanément en compte, avec le ciel nocturne et la position du soleil, les courants marins et les vents ; ils devaient se construire un schème synthétique de tous ces éléments pris ensemble, produisant une image du monde probablement différente de la nôtre. Elle leur permettait de percevoir intuitivement leur direction ; car je ne peux douter qu’ils en avaient une intuition immédiate.

Ils devaient voir la mer comme nous voyons la terre, mais une terre profonde, mouvante, dotée d’une respiration et d’un mouvement ; une conception à laquelle la Dame des Eaux Profondes, ou le Seigneur des Monts et de la Lave ne sont sans doute pas étrangers.

Il serait bon d’apprendre à reconstruire une telle image pour naviguer sans dépendre d’un géo-positionnement par satellite, ou seulement d’une montre.






Cahier vingt-quatre - Avant de quitter Catalga

Une litho

J’ai acheté une lithographie. J’aime acheter des œuvres d’art, mais je ne le fais jamais car je n’en ai pas vraiment l’usage. J’ai donc acheté cette lithographie et je l’ai offerte à Kalinda, pour qu’elle la mette dans la passerelle du Târâgâlâ quand elle le commande. L’usage d’une œuvre d’art consiste à la garder assez longtemps sous les yeux. Où pourrais-je alors la placer mieux que sur le bureau de mon ordinateur portable ? C’est ce que je fais de temps en temps ; ou encore je les range dans un dossier que je lie à celui de mon économiseur d’écran qui les fait défiler selon des effets divers. Que ferais-je d’une lithographie sur papier ?

La lithographie que je viens d’offrir est sur un papier épais mais pas très lourd. On pourrait y distinguer deux lettres qui se chevauchent, l’une verte, l’autre rose, mais je n’en connais aucune de cette sorte dans aucun alphabet. Ce ne sont donc pas des lettres, plutôt des imitations de lettres, placées à côté, et le recouvrant un peu, d’un cercle rouge légèrement oblong et flou comme s’il avait été dessiné d’un seul geste à l’aide d’un gros mouilleur très souple. Les lettres projettent de légères ombres, comme si elles flottaient au-dessus du cercle et même de la feuille où elles paraissent pourtant gravées, cernée chacune d’une fine bordure noire.

L’artiste travaille avec une vieille presse offset monochrome du milieu du siècle dernier, comme on peut encore en trouver quelques-unes en état de marche. Il l’utilise manuellement à la manivelle, n’imprimant jamais de séries supérieures à quelques dizaines, et nettoyant soigneusement les cylindres à chaque changement de plaque. La litho est très appréciée des peintres de Citangol pour la grande diversité de ses effets, notamment la possibilité de jouer avec des encres d’imprimerie transparentes et opaques.

On peut travailler très diversement une plaque de zinc ; car il y a bien longtemps qu’on n’est plus obligé de se donner des tours de reins en manipulant des plaques de marbre calcaire. La plaque de zinc ou d’aluminium, celle-là-même que l’on flashe dans l’imprimerie ordinaire, peut se travailler exactement comme une pierre. Il suffit de peindre ou de dessiner à l’aide d’un corps gras une plaque par couleur. La difficulté tient surtout à imaginer la couleur pendant qu’on peint ou qu’on dessine en noir sur gris, mais cela s’acquiert. Selon l’outil qu’on emploie, on donne des effets d’aquarelle, d’encre liquide, de pastel, de crayon, de gouache, d’aplats, de gravure même… ou aussi bien tout à la fois, comme l’a un peu fait l’artiste sur la litho qu’il m’a vendue.

Quand on a dessiné sa plaque, on la recouvre d’une préparation de gomme qui sera repoussée par les parties grasses, et qui protégera les parties vierges pendant qu’une nouvelle préparation, acide cette fois, sera répandue pour rendre poreuses à l’encre les parties peintes, dessinées ou gravées. Avec de l’entraînement, on parvient à obtenir tous les effets qu’on veut.

Kalinda était ravie de mon cadeau. « C’est une représentation du Seigneur des Ombres », m’a-t-elle appris. L’artiste n’a pas dû juger nécessaire de m’en aviser pensant peut-être que j’aurais bien su le reconnaître. La plupart des objets d’art de tous lieux et de toute époque se complaisent aux sujets religieux, mythologiques ou idéologiques, et cela m’agace un peu.

« Ce n’est pas étonnant en réalité », a commenté Ziad, « et l’art n’en est pas moins profane, car le contenu religieux ou mythologique y fait surtout fonction de prétexte, et cela littéralement, en économisant la nécessité d’expliquer ce qui est montré. »

Cette remarque s’accorde avec ce que j’ai moi-même déjà écrit à plusieurs reprises, notamment que les religions, du moins pour ce qui concerne leurs contenus scripturaires et mythologiques, sont des sortes de langages, de jeux de langage prêts à l’emploi, se prêtant à tout énoncé, car ne disant rien de bien particulier par eux-mêmes, mais servant de cadre et de matrice à la pensée.

J’imagine que si j’en savais plus sur le Seigneur des Ombres, je verrais cette litho différemment. Elle m’apprendrait peut-être des choses que je ne peux même pas imaginer.

L’un des premiers jésuites qui avait vu au Japon la célèbre statue du Bouddha Gautama mourant, y avait reconnu « une femme lascive », probablement à cause du chignon, et il la tint pour la déesse de l’archipel. On ne peut se fier seulement à ce qu’on voit ; à ce qu’on croit voir.

Une fois qu’on connaît un peu l’enseignement, la vie et la mort de Gautama, chaque sculpture figurant le même sujet peut être regardée comme une réflexion originale, qui tout à la fois incorpore le corpus canonique et s’en émancipe pour délivrer une méditation à la fois singulière et plus universelle. Les toiles calligraphiques de Kamal Boullata, aussi bien, puisent presque toujours dans le corpus coranique ou hellénistiques, et s’en émancipent pourtant dans une énonciation toute personnelle. On doit cependant connaître un peu ces corpus, et les reconnaître, pour s’en émanciper.

Peut-être, me rétorquera-t-on, mais j’ai pourtant acheté ma litho sans rien comprendre, séduit seulement par ses formes et ses couleurs. Une simple expérience esthétique des plus primaires a suffi à déclencher l’acte d’achat. Bien sûr, mais seul l’art marchand peut se satisfaire de déclencher un acte d’achat ; comme l’art sacré, de la dévotion. Sont-ils seulement encore de l’art ?

Nous allons bientôt repartir

Nous allons bientôt repartir explorer les îlots du sud. Je serai seul avec Kalinda. Nous allons emporter du fret, qui nous permettra de juger le comportement du Târâgâlâ quand il est chargé jusqu’au pont, et, par la même occasion, nous aidera à renflouer les caisses vidées par les derniers investissements, malgré le carnet de commandes de Kalinda.

Une bonne part des îlots du sud de Citangol sont des rochers volcaniques pelés, dont très peu sont habités, ou seulement habitables, ne serait-ce que par manque d’eau. L’un abrite une base militaire qui a bien voulu nous passer une commande : à l’évidence, pour soutenir le projet, car je suppose que la marine ne doit pas manquer de navires. Quelques-uns de ses ingénieurs s’intéressent aux turbines du Târâgâlâ, et peut être plus encore au système, particulièrement difficile à pénétrer, ou seulement à brouiller.

La surface aquatique de la terre

J’ai repensé à la représentation que pouvaient se faire les Océaniens de la surface de la terre, de la surface aquatique de la terre. D’ailleurs, plutôt que d’appeler « Terre » notre planète bleue, n’aurait-il pas été plus juste de l’appeler « Mer » ? J’ai donc encore pensé à la surface de la mer, ou plutôt, j’en ai encore rêvé, car on ne comprend jamais bien qu’en rêvant. On ne fait jamais de réelle expérience qu’en la ruminant longuement dans ses rêves.

Le montagnard, lui, l’expérience de cette surface, il la fait en grimpant ; ce n’est qu’à une certaine altitude qu’il peut commencer à percevoir une ligne d’horizon ; à ordonner le chaos de pentes et de précipices sous la forme duquel s’offre d’abord le monde à lui.

À partir de là, il commence à devenir possible de concevoir une cartographie. Avant cependant d’en être capable, un travail musculaire est nécessaire, un effort d’affronter le monde à l’aide de ses mollets, ou de ses biceps pour carguer une voile, ou tenir une barre ; puis un travail du rêve encore doit le compléter.

À partir de là, il devient possible de ramener le monde à deux dimensions et à quatre directions, ce qui est évidemment réducteur mais bien pratique pour le plier et le ranger dans une poche. Curieusement, dès qu’il est mis à plat, le monde se dote d’un haut et d’un bas, d’une gauche et d’une droite. Ce haut n’est pas toujours le même pour tout le monde. En Asie, le haut était au soleil levant. Ce n’est pas la conception la moins intuitive : le soleil en « descend » jusqu’à « se coucher ». On est face au soleil levant quand on lit une carte. Dans le monde occidental, le « haut » est boréal, et le soleil, contrairement à l’écriture, va de droite à gauche. Dans la civilisation arabo-persane, c’est l’inverse. Le haut est austral. Le soleil se déplace toujours en sens contraire de l’écriture ; c’est-à-dire que l’écriture va à l’encontre du soleil levant. Dans quel sens se déplaçait le soleil sur une carte océanienne, je n’en ai pas la moindre idée ; je ne sais même pas dans quel sens ils écrivaient.

J’imagine que pour Katankir, les façons contemporaines de se déplacer dans des véhicules que vous ne dirigez la plupart du temps pas vous-mêmes, dont vous savez de moins en moins comment ils sont faits, même si vous êtes employé à les fabriquer, guidés par un système mondial de localisation par satellite, dans un monde qui n’est plus figuré selon sa réalité géologique, mais découpé selon des divisions politiques, ne doit pas arranger la baisse tendancielle de la capacité crânienne.

Encore un cas manifeste de régrès technologique. Allez donc rêver un tel monde, et tenter de rattacher vos expériences proprioceptives à vos constructions mentales.

Chant pour les yeux

Curieusement, l’acte d’écrire et celui de calligraphier semblent difficilement conciliables. J’entends par là que je n’ai jamais vu un travail calligraphique impressionnant qui n’ait repris des textes déjà écrits, connus et fortement chargés de valeurs et de connotations. C’est comme s’il y avait un empêchement de l’esprit, pendant qu’il pense ce qu’il écrit et l’entend, à en dessiner les lettres ou les idéogrammes selon leurs sonorités.

C’est encore Apollinaire qui en approche le plus, mais l’exercice n’est pas commode dans la langue française, où la distance est grande entre les caractères et les phonèmes. C’est évidemment la langue arabe qui se prête le mieux à cet art. Même alors, les plus remarquables calligraphies sont des textes déjà écrits, chargés de sens et de connotations.

Il en va parfois ainsi avec le chant et la musique, mais la plupart du temps, la chanson n’est pas un poème mis en musique. Chanson et musique sont généralement plutôt produites ensemble, du moins dans un même mouvement. Ce n’est jamais le cas avec la calligraphie qui, sur bien des points, est pourtant comme un chant pour les yeux.

Que donnerait une écriture qui romprait avec tout langage, tout jeu de caractères articulés selon les règles d’une morphologie et d’une syntaxe ; qui ne conserverait plus pour sens que celui de la lecture, celui de la succession des signes, de gauche à droite, ou de droite à gauche ? Ce serait alors à l’écriture un peu ce que la vocalise est au chant. Je ne doute pas que de telles voies aient déjà été explorées, au moins par Rolland Caignard avec ses Incidegraphies.

Les flamines de Citangol

Les flamines de Citangol, se livrent dans leurs rites à des vociférations improvisées. Elles ressemblent à celles du théâtre nô ou du kabuki, où elles ne sont alors pas improvisées bien sûr, et moins encore dépourvues de sens.

Je ne saurais toujours pas discerner la part de transe ou d’affectation dans ces cérémonies, même en côtoyant de si près Kalinda. C’est en cela que je les verrais rejoindre les pratiques artistiques, dans lesquelles toujours, loin de s’opposer, abandon et composition se mêlent et se renforcent.

Il se trouve que de ces vociférations inarticulées finissent par surgir des énoncés intelligibles, quoique toujours quelque peu sibyllins. Je me demande si l’on pourrait parvenir à des résultats comparables en passant par les gestes de l’écriture, par la plume, le calame ou le pinceau, plutôt que par la voix. Il semblerait que ce ne soit pas possible.

Histoire naturelle

Les requins-baleines sont lents comme le sont tous ces poissons de l’ordre des requins, raies ou torpilles. Ils sont lents car ils sont cartilagineux et n’ont pas la robustesse que donne l’os au squelette. Ils sont fragiles ; plus ils sont gros, plus ils le sont, et plus ils doivent se déplacer lentement.

L’ordre de ces poissons est très ancien, ils sont parmi les premiers vertébrés apparus, en un temps où aucune vie n’existait sur la terre ferme. On connaît un ordre de poissons plus ancien encore : ce sont les lamproies. La lamproie est une forme améliorée de l’amphioxus, l’ancêtre de tous les vertébrés.

En fait de colonne vertébrale, l’amphioxus possède une tige cartilagineuse et souple, sans laquelle il ne serait qu’un ver. Elle protège son système nerveux et, pour la première fois dans l’histoire du vivant, le fait passer au-dessus du système digestif. Il est aussi le premier organisme vivant soutenu par une charpente intérieure.

Les lamproies, il en est de nombreuses espèces, sont des animaux plus complexes que l’amphioxus ; elles ont des yeux, une nageoire caudale, un système nerveux bien plus complexe… mais elles n’ont encore qu’un simple cartilage en guise de colonne vertébrale, pliant sous les contractions de leurs muscles latéraux qui les propulsent dans l’eau.

Comme l’amphioxus, la lamproie n’a pas de mâchoire. Sa bouche n’est qu’un orifice informe qui s’ouvre largement en démasquant ses parois tapissées de crochets recourbés en guise de dents. La lamproie est un parasite répugnant qui s’agrippe à sa proie pour lui sucer le sang. Elle aime s’attaquer aux ouïes des plus gros poissons, et même les redoutables requins n’y peuvent rien.

L’ordre des requins et des raies semble être le plus ancien qui ait été doté de mâchoires. Sur les fœtus de ces animaux, on les voit surgir comme un prolongement des branchies. On peut observer chez les raies, chez les requins-marteaux, et même encore chez les requins-baleines, que la mâchoire demeure dans le prolongement et la forme de ces branchies. Chez le fœtus humain de moins de quatre mois, on découvre encore exactement les mêmes formes branchiales, avant qu’elles ne deviennent la bouche et le larynx.

– Si je te suis bien, note Kalinda, tu penses que les organismes vivants ne sont pas des créatures, mais qu’ils se créent eux-mêmes.




Cahier vingt-cinq

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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