Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

En longeant les abysses - Les îles du sud - Dans les îlots du sud - Par la côte ouest - Suite...

Table des matières





Cahier vingt-cinq - En longeant les abysses

La fosse des Mariannes

La fosse des Mariannes est la plus profonde du monde. C’est là où la dorsale pacifique va se glisser sous le plateau asiatique à la vitesse d’un ongle qui pousse. Il en résulte par endroits des profondeurs de quelque onze mille mètres. On a déjà plongé au cœur de cette fosse, mais on ne l’a jamais vraiment explorée.

Il n’y a aucune lumière à une telle profondeur, et les animaux qui y habitent produisent leur propre luminescence. Beaucoup de poissons des abysses portent devant leur face une petite chandelle qui pend à l’extrémité d’une tige souple. Elles ressemblent aux diodes électroluminescentes que nous branchons au port universel de nos claviers pour en éclairer les touches la nuit, mais ils n’en ont pas le même usage : ils l’agitent pour attirer leurs proies.

Les poissons des abysses ont la plupart du temps une tête énorme, au point qu’ils paraissent être des têtes seules qui se promèneraient sans corps, des têtes d’acteurs qui surjoueraient un drame, car leurs traits sont forcés, comme ceux de masques humains, de visages déformés et tragiquement expressifs. Ils le jouent sans émettre aucun son, faute que leurs branchies ne se soient transformées en larynx.

Il est difficile d’aller se promener parmi les poissons des abysses, mais il est aisé d’en trouver des vidéos en ligne. Il est alors aussi simple, après en avoir coupé le son, de faire passer en même temps des enregistrements de kabuki qui les accompagnent étrangement bien.

C’est un peu ce que j’avais déjà fait, ce printemps, en passant des musiques de Purcell et de Villa-Lobos sur des vidéos de requins-baleines. Je ne cherche évidemment pas à faire des montages amusants. Je cherche plutôt à percer les figures fondamentales du vivant. Dans les abysses, ce sont apparemment des figures tragiques.

Nous n’allons pas voguer à la surface de cette fosse qui s’étend plus à l’est après l’archipel des Mariannes, mais j’en ressens d’ici la présence. On trouve en fait des profondeurs comparables entre l’archipel des Mariannes et la côte citangolaise. De toute façon, on ne perçoit jamais de la mer que la surface, ou tout au plus les quelques dizaines de mètres au-dessous d’elle.

Cent, mille ou dix mille mètres, la profondeur modifie-t-elle quoi que ce soit quand on glisse à sa surface, quand on ne saurait s’y enfoncer, fût-ce pour s’y noyer, à quoi quelques mètres suffiraient aussi bien ? La grande profondeur transforme-t-elle seulement la forme des vagues ?

La profondeur modifie-t-elle quelque-chose ? À moins qu’elle ne modifie bien quelque-chose ?

Il fait très chaud

Il fait très chaud malgré les vents marins. Le soleil, par cette saison et à cette latitude, est encore presque à la verticale à midi. Il vaut mieux naviguer dans la journée, et profiter de l’aube ou du crépuscule pour charger ou décharger, ou encore dans la nuit quand la mer près des côtes est presque déserte. Même si, avec l’humidité marine qui égalise le climat, la température varie peu.

J’aime autant dormir le jour, bercé par le roulis, quand les lames du large rafraîchissent agréablement la coque du Târâgâlâ, et profiter de la nuit. Je peux étudier et écrire tout en gardant un œil sur le radar, puis en allant de loin en loin à la poupe vérifier les lignes que nous laissons filer à la traîne du navire. La pêche nous épargne de puiser dans nos provisions. L’océan regorge de méduses. Nous pouvons les ramasser à l’aide d’une épuisette, et en faire des soupes ou des salades. Le Târaĝâlâ se vide plus vite qu’il ne se remplit au fil de nos escales, nous laissant davantage de place et de confort, et plus de possibilités pour chacun de se retrouver seuls.

« Je ne te comprends pas bien quand tu dis que les religions sont des langages sans contenus », m’a demandé Kalinda quand elle m’a rejoint cette nuit sur la passerelle. « Que le Coran ou le Sutra du Diamant ne disent rien ? » Comme je l’ai noté, ici l’on vous entend. Si l’on ne vous comprend pas, on met de côté ce que vous avez dit, puis, tôt ou tard, on y revient.

– Non, pas exactement. Le contenu des livres canoniques est composite. Ces livres ressassent nécessairement des éléments qui sont déjà présents dans les cultures, les langues, les croyances et les mœurs, et ils ajoutent aussi quelque-chose de neuf. Même pour qui possède de solides connaissances, il est devenu impossible de distinguer le neuf de ce qui est ressassé.

Un disciple avait interrogé le bouddha Gautama sur le cycle des réincarnations. Gautama lui avait répondu : « Quand je t’ai invité à me suivre, ai-je dit que j’allais t’instruire sur le cycle des réincarnations ? »

Alors, quel était le réel enseignement de Gautama ? Ce que chacun connaissait très bien de l’Indus au Gange depuis les hymnes spéculatifs des Védas ? Sinon quoi ? Et que révèle exactement le Coran ? Ce que chacun savait déjà dans la péninsule arabique ?

Ou bien répéter ce qui était déjà connu par tous n’était-il qu’une propédeutique nécessaire pour interpréter le message ; son code, si tu veux, ou sa grammaire ?

« Ce qu’on entend par religion se limite la plupart du temps à ce seul rabâchi, ne penses-tu pas Kalinda ? »

La peur du noir

Parmi les poissons des abysses, beaucoup sont des baudroies. Les baudroies des abysses sont différentes de celles qui vivent plus près de la surface. Elles ont de plus grandes gueules, de plus longues et fines dents, un corps plus ramassé, mais plus rond, comme un visage, allongé même.

Elles nagent différemment aussi des baudroies qui vivent sur les fonds sablonneux moins loin de la surface ; elles nagent dans une position oblique, et non plus allongées, leur nageoire caudale dressée tel un chignon à l’arrière d’un crâne. La plupart des images, dessins ou photos prises après qu’elles ont été pêchées, ne les présentent pas dans cette position.

Elles paraissent terrifiées. Oui, je sais, on peut les trouver plutôt terrifiantes, avec leurs grandes gueules ouvertes et leurs dents démesurées. Elles ne le sont pas. Elles sont terrifiées. Elles ont peur de l’obscurité glacée ; elles sont terrifiées par les hautes pressions qui approchent les trois-cents bars, et qu’elles ressentent évidemment, même si leur corps s’y est adapté. On s’en rend bien compte en les regardant avec un peu de compassion, et de préférence sur un fond sonore de kabuki.

Les baudroies ont peur dans l’obscurité glacée et sans limite. Elles portent le masque de leur effroi. Même si elles ne sont pas dotées de la parole, elles ne peuvent s’empêcher, comme le font tous les êtres vivants, de peupler la nuit de présences effrayantes.

On peut se demander, puisque les baudroies ont peur du noir, pourquoi elles y demeurent. Probablement pour se protéger des prédateurs bien réels qui sont plus nombreux aux approches de la surface, comme si le vivant ne pouvait négocier une impression de sécurité qu’au prix fort de la terreur. Si cependant on regarde avec assez d’attention la subtilité des sentiments qu’expriment ces animaux, quoiqu’ils paraissent surjoués, on voit bien que l’effroi n’est pas totalement dépourvu de beauté, surtout sur une bande sonore de kabuki ponctuant si bien les mouvements affolés de leurs nageoires.

L’île de Saboumanac

L’île de Saboumanac est un rocher volcanique désert. Il ne l’a pas toujours été. En l’approchant pour y chercher un point de mouillage, nous avons trouvé un appontement de pierre qui nous a permis d’accoster sans difficulté.

Une fois à terre, nous y avons découvert des ruines qu’on ne distingue pas de loin, entièrement confondues à la roche. Au premier abord, on dirait des constructions industrielles de la fin du dix-neuvième siècle. Les Citangolais faisaient-ils de telles choses en ce temps-là ? Kalinda n’en sait rien. Elle n’y était jamais venue.

J’imagine une exploitation minière, puis une catastrophe volcanique qui l’aurait interrompue. Ou la guerre, peut-être, mais laquelle ? Du béton et de grosses pierres taillées. Tout cela témoigne d’un travail qui ne me paraît pas dans les goûts citangolais. Vestiges de l’occupation japonaise ?

Les ruines sont vides et largement détruites, mais on a eu le temps de tout déménager. Il ne reste que de la pierre et des grilles aux gros barreaux rouillés.

J’ai proposé à Kalinda que nous nous attardions un peu pour l’explorer et percer son mystère. Elle m’a fait remarquer non sans justesse que nous n’étions pas là pour ça et que nous n’étions surtout pas chaussés pour marcher sur des rochers et dans des éboulis.

Le lendemain

L’île de Saboumanac donne une idée de l’aspect qu’auraient eu les premières terres émergées avant que des formes de vie ne les envahirent. De la vie, on en trouve pourtant en cherchant bien ; quelques buissons enfonçant profondément leurs racines dans la faille des roches, quelques brindilles assoiffées, quelques insectes, et bien sûr les inévitables araignées qui savent si bien sauter d’une île à l’autre en utilisant les courants aériens. Ce n’est pas l’eau douce qui manque sur Saboumanac, c’est la terre.

Du moins, comme on peut imaginer qu’étaient les rivages avant la fin du Cambrien, la côte est jonchée de cadavres d’animaux rejetés par la mer ; ceux qui vivent sur l’île n’étant pas assez nombreux pour en venir à bout. Quelques diptères y ont abandonné cependant leurs larves qui, adultes, iront se prendre dans les toiles d’araignées tendues à l’ombre des ruines.

Saboumanac est cerné d’autres îles, parfois minuscules, que l’activité volcanique de quelques-unes couronne de fumées. Dans les lueurs du soir qui tombe, avec les alizés qui se jettent à bout de course en direction du sud-ouest, le lieu prend des airs qui ne sont plus tout à fait terriens.

Remarque sur le bord de mer

Il ne fait jamais très chaud en bord de mer. Naturellement, la température s’accroît vite dès qu’on s’en éloigne un peu. On ne s’en rend pas bien compte dans les régions tempérées ; ici, la température peut monter de cinq à sept degrés, et même davantage, sur un kilomètre tout au plus. Tout dépend encore de la profondeur de l’eau près des côtes, de ses courants, et de la direction des vents.

Une grammaire générative des émotions

C’est une forte question que bien d’autres se sont posé avant moi : les expressions qu’affichent d’autres espèces animales, dénotent-elles leurs réels caractères ; l’attitude hautaine des rapaces, l’air dédaigneux des dromadaires, la tête affectueusement penchée d’un félin… ou bien faisons-nous seulement une projection un peu sotte de ce que ces attitudes dénoteraient de la part d’un humain ? La plupart de ceux qui se sont déjà posé cette question choisiraient sûrement la seconde réponse. Pour ma part, je penche plutôt pour la première.

C’est cependant un peu plus complexe, car, évidemment, nous avons des manières très stéréotypées de marquer nos émotions, qui ne sont pas nécessairement partagées par d’autres espèces, et celles-ci ne partagent pas davantage les leurs. Pour autant, n’existerait-il pas une grammaire des émotions plus universelle, une grammaire générative des émotions si je peux dire ?

Nous savons bien que le chien manifeste sa joie en remuant la queue, alors que le chat, par le même moyen, manifeste son agacement. Pour autant, le chien me manifeste-t-il sa joie en remuant la queue de la même façon, disons, que le programme Elisa me répond en reformulant mes mots sous forme de question ?

Bien sûr que non. Je peux continuer à agacer un chat qui remue la queue, et il finira par me griffer, mais il me manifeste son impatience de bien d’autres manières. Moi-même, quand je souris, quand j’échange un regard de complicité, ou des choses de ce genre, je ne sais pas exactement comment je m’y prends. Aurais-je par ailleurs étudié mon regard et travaillé mes expressions, comme l’apprend un acteur pour exprimer toutes les émotions qu’il désire, que j’aurais d’abord dû apprendre à les éprouver.

Je veux dire qu’il n’y a aucune raison pour que les choses n’aient pas l’apparence de ce qu’elles sont. On peut se tromper, bien sûr, prendre un Bouddha mourant pour une femme lascive, ou une pauvre bête effrayée pour un animal effrayant, mais ce sont bien plutôt les préjugés acquis qui nous égarent. Nous gagnerions à conserver une certaine candeur qui nous permet, pour le dire comme Hegel, de reconnaître dans l’apparence l’essence qui apparaît.

Je regarde Kalinda à la proue du Târâgâlâ qui scrute l’horizon. Elle porte son chapeau chinois attaché dans le dos comme une héroïne de la Grande Révolution, face au vent contre lequel nous remontons, et qui moule ses jambes dans son paréo aussi éclatant qu’il assombrit sa peau. (Ils devraient bien avoir un nom ces chapeaux en français ; en Asie ils n’en ont que trop : dǒulì, zhúlì, cǎomào, satgat, amigasa, jingasa, sugegasa, takuhatsugasa, sandogasa, nón, nón lá…)

Kalinda ressemble, à la proue du Târâgâlâ, à une déité des eaux profondes.






Cahier vingt-six - Les îles du sud

L’histoire contemporaine

Avec l’effondrement du socialisme en Europe après 1911, l’humanité s’est trouvée dans une situation imprévue au sortir de la Guerre-Civile-Mondiale de 14-45. Des régions où le mouvement ouvrier était encore peu avancé ont dû porter seules le projet d’une révolution ouvrière. Le change a bien été donné jusqu’à la mort de Staline et la rupture entre l’Union Soviétique et la Chine. Ensuite, et surtout après la chute de la démocratie soviétique, il devenait difficile de prendre appui sur un passé bien circonscrit dans le temps et l’espace, celui de la modernité occidentale, pour interpréter l’avenir.

Voilà une façon de voir l’histoire récente très partagée par ici.

Que d’eau, que d’eau

Il y a ici des vagues merveilleuses, avec des nuages lourds et bas aux couleurs de nacre. Je ne saurais dire mieux que la célèbre phrase du président Mac Mahon : « Que d’eau, que d’eau. »

Ces mots se chargent alors d’une densité et d’une profondeur toutes nouvelles. Ils deviennent un poème. Ils me rappellent un enseignement de Matsuo Bashō, le célèbre poète japonais du dix-septième siècle. Bashō commentait avec ses amis un poème sur la pastèque, et qui paraissait sans saveur.

Selon lui, il fallait peut-être, pour éprouver la saveur des mots, songer d’abord à celle de la pastèque. Bashō avait fait remarquer à ses amis que l’auteur venait d’une région où les pastèques étaient rares, peut-être même n’y poussaient-elles pas. Selon lui, on devait commencer par songer à la saveur qu’avait la pastèque pour l’auteur qui n’y était pas accoutumé.

Les mots sont toujours en situation, évidemment. Ils jouent entre eux et se font mutuellement leur contexte, mais pas seulement, ils jouent avec la situation aussi. Toute poésie est situationniste, ou du moins située. La question est de lier la situation aux mots.

Les vagues sont terriblement hautes et terriblement cassantes aux abords de l’île de Terin-Gan. Leurs hauts-fonds brisent les longs rouleaux poussés du large sous un vent d’au moins cinquante nœuds. Kalinda pilote le Târâgâlâ d’une main experte. Il y a danger qu’il ne soit retourné comme une coquille de noix.

Que d’eau, que d’eau. La pluie s’abat sur le pont et sur les vitres de la coupée comme si l’on nous jetait du ciel des bassines pleines. Je suis bien conscient du danger mais je n’éprouve aucune crainte, non pas seulement à cause de la confiance que je place dans la dextérité de Kalinda, ni dans la robuste conception du Târâgâlâ, ni non plus parce que je suis peu sujet à la peur face au danger (peut-être à cause de quelques gènes néandertaliens) ; j’ai plutôt l’impression de n’avoir rien à craindre de toute cette eau ; qu’elle ne me veut aucun mal. Je suis moi-même constitué de tant d’eau.

Sans doute est-ce Kalinda qui fait passer en moi cette sérénité. Et je ne sais jamais quelles herbes elle a mises dans la nourriture.

L’eau est partout, même à l’abri de la passerelle. J’ignore si nos vêtements nous collent à la peau à cause de la fine brume des vagues et de la pluie qui s’y infiltre, ou bien de l’humidité presque palpable de l’air ambiant, ou encore de la chaleur qui au moindre mouvement nous couvre de sueur.

L’héritage moderne

On ne rejette rien ici de l’histoire récente, on ne jette rien non plus de la modernité occidentale, mais on est très conscient que cette modernité a cessé de croître là où elle est née quelque trois siècles plus tôt. Elle s’est acclimatée ailleurs.

En l’espace d’une quarantaine d’années à la fin du vingtième siècle, la rupture s’est faite entre cette histoire de l’Occident que l’Occident ne voulait pas poursuivre, et sa poursuite obstinée ailleurs.

La rupture succédait de toute évidence à une plus ancienne fêlure, l’écrasement du mouvement ouvrier et sa mise au pas derrière une gauche parlementaire. On peut dater cet effondrement du communisme des premières années du vingtième siècle, peu avant la Guerre-Civile-Mondiale.

« On ne voit pas les choses ainsi chez toi ? » m’a demandé Kalinda.

Non, on ne les voit pas tout à fait ainsi. De par chez moi, on serait tenté de penser que le vingtième siècle n’a pas eu lieu, que l’histoire s’est égarée, et que, tôt ou tard, tout rentrera dans l’ordre qu’on n’aurait jamais dû quitter, celui des empires du dix-neuvième siècle, des missions civilisatrices, et des valeurs humanitaires et chrétiennes. Ce ne serait qu’une question de temps : encore une dernière intervention militaire, un ultime renversement de régime, un embargo.

Kalinda a beaucoup de peine à concevoir qu’on puisse penser ainsi. Quand on coupe la tête à un poulet, pourtant, il continue à courir. Il peut courir longtemps sans tête si on le laisse s’échapper. Quand des autorités nationales ont perdu le chemin vers le monde réel, comme un poulet décapité, elles continuent par réflexes à prendre des décisions et à répéter leurs discours. Songe à la fin des Ming.

Chez moi

Ici, le vent dans les ramures fait un autre bruit que chez moi. Ici, il ressemble au long bruissement des vagues qui s’abattent sur une plage.

Chez moi, c’est différent, surtout quand le temps est sec comme il est fréquent. Les feuillages imitent le léger murmure d’une source, ou les ruissellements de la pluie.

Kalinda me demande souvent de lui parler de chez moi.

L’usage de la musique

Il est devenu rare, où que ce soit de par le monde, de voir des gens se promener avec des instruments de musique. Il est vrai qu’on n’a plus besoin d’instruments pour en jouer ; on peut en composer et en exécuter avec un simple ordinateur, et même un simple ordinateur de poche si l’on y charge les programmes adéquats. On dispose alors de bien plus qu’un instrument ; d’un orchestre, d’une table de mixage, d’un studio… On est même capable de jouer d’un orchestre entier sans déranger personne en plaçant des écouteurs sur ses oreilles.

Moi-même, j’en ai déjà parlé, j’ai été émerveillé par les moyens que m’offrait l’informatique pour palier à mon manque d’éducation musicale. Je ne crois pas que ces moyens soient pleinement utilisés pourtant ; il serait difficile de le savoir, mais je ne le pense pas. Au contraire, ils semblent servir plutôt à diffuser partout la même musique uniforme, sans grande originalité ni saveur.

Il est pourtant plus agréable de produire de la musique que de l’écouter. Bien sûr, si comme moi on ne sait en produire qu’une médiocre, on préfère en écouter de meilleures jouées par d’autres. Même alors, on trouve un plaisir spécifique à composer et à jouer, surtout à plusieurs.

Il est toujours un peu triste de jouer seul. On joue alors des airs tristes, et il y a une douceur à cela. Ces airs seront toujours moins tristes que s’ils étaient écoutés seulement, comme si leur tristesse était devenue étrangère.

En mer, Kalinda et moi jouons ensemble. Elle m’a aidé à retrouver la méthode pour frapper directement les notes au clavier, et j’accompagne son kambo avec des sons d’harmonica ou d’accordéon. L’harmonica et l’accordéon sur des airs d’Extrême-Orient ? Oui, cela nous a surpris aussi : c’est très intéressant.

Parfois nous enregistrons aussi, non pas pour le garder, car ce n’est pas très bon quand même, nous le savons bien. Nous le repassons pour mieux apprendre, et y danser dessus.

Le four solaire

Le four solaire est très pratique pour cuire le poisson sur le pont. Son défaut est qu’on ne peut l’utiliser que sur le pont. Ce n’est pas très pratique s’il pleut. Ce n’est pas très pratique non plus pour le repas du soir. Sous les tropiques, la durée des jours et des nuits ne varie pas beaucoup selon les saisons : toujours à peu près douze heures pour chacune.

L’efficacité du four solaire varie selon l’ensoleillement. Le jour ce n’est pas un gros problème ; même avec un ciel voilé, il chauffe plus qu’un feu de bois. Il se règle en orientant ses miroirs disposés en cercle comme un grand saladier.

Il est un peu plus encombrant qu’un réchaud avec une bonbonne de gaz, et ses parties métalliques, en aluminium notamment, ont le défaut de s’oxyder rapidement dans l’air marin. Son réel avantage est de ne consommer aucun combustible, n’entamant pas les ressources énergétiques du Târâgâlâ. Il ne revient pas cher à produire, sa conception est simple et ses matériaux, courants. On pourrait envisager de le construire artisanalement.

Il a été adopté partout à Citangol. Les gens font la cuisine dans leur jardin, sur leur balcon, ou même dans la rue, ce qui est plutôt convivial. On vend aussi chez les droguistes des condensateurs de chaleur à tension polarisée pour les repas du soir.

Ces fours étaient la meilleure solution pour que les populations de la côte cessent de déboiser les forêts littorales. Dégrader la végétation côtière peut provoquer de dangereux glissements de terrain à la saison des pluies.

Parabole du bon grain

Il devient toujours plus agaçant de faire des recherches en ligne. La principale raison en est que si les moteurs de recherche sont nombreux, ils sont à peu près tous des clones du même. Il en a existé de plus astucieux, mais ils ont tous fini par disparaître.

Il y eut KartOO, qui donnait ses réponses sous forme de cartes, ce qui permettait de trouver bien plus facilement ce que l’on cherchait. Il y eut aussi Yauba, mon préféré, apparu et disparu aussi vite, et dont on espère toujours la réapparition. J’ai utilisé Seeks, disparu lui aussi ces derniers temps sans que je sache encore comment ni pourquoi. J’utilise parfois ixquick qui accepte de ne pas tenir compte de mes précédentes recherches, ce qui n’est pas seulement avantageux pour la vie privée, mais, comme tout le monde, j’emploie surtout Google.

Le problème est qu’on ne fait pas toujours le même genre de recherches, et qu’on aimerait pour cela avoir des outils dédiés ; or, tous les moteurs de recherche rivalisent à tout faire en même temps. Ils ne permettent même pas de cibler commodément des champs linguistiques. On doit souvent passer beaucoup de pages pour trouver ce qu’on cherche, et affiner à plusieurs reprises sa requête. Ils demeurent des outils rudimentaires.

On trouve cependant, et raisonnablement vite, mais enfin, ce n’est pas aussi pratique que ce pourrait l’être. On voit à l’œuvre chez ces robots une manière fallacieuse de penser qui caractérise l’époque. Pour prendre un exemple, à moins que ce ne soit pour faire une métaphore, ou peut-être une parabole, je dirais que si cette façon de penser devait s’appliquer au monde des graines, elle ne se soucierait pas de celles qui germent, et dans lesquelles elle ne verrait qu’un événement rare, pour tout dire anormal, une erreur dont elle tenterait de se débarrasser. J’ai parfois l’impression que les concepteurs de ces robots voient aussi comme une anomalie que je trouve enfin ce que je recherche. Ils y verraient une défaillance dont ils s’évertueraient de réduire la fréquence, préférant me diriger avec les autres pour me faire ouvrir des liens que je ne cherche pas.

Enfin, ça marche, ça marche encore.

La normalité cybernétique

Ma parabole du bon grain ne sous-entend absolument pas que je me sentirais exceptionnel en comparaison des autres. Nous sommes évidemment tous exceptionnels sans avoir à nous comparer, et nous sommes tous susceptibles de chercher une citation exacte de Spinoza en latin, d’acheter l’un de ses ouvrages sur Amazon, de commander une pizza en ligne, de consulter nos comptes bancaires, ou la page personnelle d’un auteur de nos connaissances, de chercher les dernières nouvelles sur les tensions en mer de Chine, ou plus précisément les analyses d’un commentateur local auquel nous accordons un crédit, ou des quantités de choses de ce genre.

Il est vrai cependant qu’on ne me verra pas consulter des pages Facebook, acheter sur Itunes, ou me livrer à d’autres extravagances auxquelles s’adonnent tant de personnes qui autrement paraissent saines. Je veux seulement dire que les concepteurs de robots semblent tenir certains comportements pour plus ou moins normaux et d’autres pour plus ou moins déviants, et que ce ne sont pas ceux auxquels nous penserions.

J’entends bien qu’ils ne font que se plier aux usages dominants, qu’ils induisent pourtant. Précisément, je ne crois pas que ce soit une bonne idée, même dans la perspective d’une concurrence commerciale. Je me souviens d’un excellent vendeur qui m’expliquait : « Si vous vendiez des fruits et des légumes, vous ne consulteriez pas préalablement vos clients ; vous auriez plus de bénéfice à aller chercher les meilleurs au meilleur prix pour les leur proposer. »

Le temps est probablement fini dans la cybernétique des entrepreneurs inspirés. Éric Raymond disait que les meilleurs programmes sont ceux que l’on code pour répondre à ses propres besoins.






Cahier vingt-sept - Dans les îlots du sud

Rencontre inattendue

Les poissons sont des animaux avec lesquels la communication ne paraît pas facile. Ils ont pourtant des yeux, une bouche, un corps de vertébré, et le tout assez mobile pour se faire expressif ; mais ils n’expriment rien avec. Ils passent, rêveurs, comme si vous n’existiez pas, ou, pire encore, comme si vous étiez un être sans âme. Rien de commun avec les joueuses abeilles, ou l’étonnement passionné des papillons. Rien à voir avec les pieuvres caressantes comme des chats, ou les conviviaux calmars.

Les poissons semblent ne pas vous voir ; vous nagez au milieu d’eux et c’est tout juste si leur banc s’ouvre pour vous céder le passage. Ils voient pourtant très bien votre fusil si vous êtes armé, et ce sont eux alors que vous ne verrez plus.

Je nageais ce matin équipé d’un simple tuba, à peine sous la surface, quand je me suis aperçu que des poissons me suivaient. Un véritable banc nageait bientôt derrière moi. L’un arriva d’abord, puis deux ou trois, puis toujours plus nombreux, ils nageaient vers moi, se rapprochaient lentement.

Ils n’étaient pas menaçants mais ils m’inquiétaient quand même. Que me voulaient-ils ? Quelle sorte de poissons étaient-ils ? Après tout des piranhas ne paraîtraient pas si menaçants non plus pour un nageur non prévenu. Je changeai de direction, ils demeuraient sur mes talons, sans hâte, sans rien exprimer de leurs yeux de drogués.

Je suis retourné lentement vers le Târâgâlâ, m’efforçant de ne pas donner l’impression de m’enfuir, ce qui n’est jamais une bonne idée devant tout ce qui vit. Je suis allé me munir d’un bon fusil dont j’ai armé le harpon, et quand j’ai plongé à nouveau, la mer était toute à moi.

Sur la poésie contemporaine

« Je n’ai jamais pensé que la poésie contemporaine fût précisément celle qui se pratique depuis la fin du dix-neuvième siècle en Europe. Il a toujours existé, partout dans le monde, de la poésie contemporaine. Je sais très bien ce que je dis : Li Taï Po, Yamazaki Sōkan ou Saadi Shirazi furent des poètes contemporains dans le sens le plus plein où l’ont été les meilleurs poètes occidentaux du vingtième siècle. »

« Bien sûr, tout poète est contemporain de sa propre époque, et à ce moment-là, le mot ne veut plus rien dire. Justement, le terme est bien trop tautologique pour qu’il soit nécessaire à désigner la poésie du vingtième siècle et un peu antérieure ; on saisit très bien en l’entendant qu’il signifie un peu plus. Ce qu’il signifie de plus, je l’affirme, n’appartient pas seulement à l’époque récente, et à plus forte raison à l’Europe, ou plus précisément à la France. »

Considérations sur le déplacement et le détournement

Pendant que Kalinda dort et que je ne suis pas très occupé à tenir le cap du Târâgâlâ, je continue à communiquer avec Gardo Sandoc, le poète de Catalga, avec Djanzo qui est resté là-haut, et avec Cintia, sa femme.

Je m’aperçois qu’hier j’ai oublié, en recopiant le contenu d’un courriel, d’en indiquer l’auteur, le destinataire originel et la date. Le courriel offre cette possibilité aussi intéressante que dangereuse de copier des fragments de sa propre correspondance pour les conserver et les réutiliser dans d’autres circonstances et dans d’autres contextes.

Jeu dangereux évidemment, car de tels déplacements peuvent les modifier en profondeur, et l’on ferait mieux parfois de continuer à reprendre comme avant une idée que l’on avait déjà dite ou déjà entendue, la reformulant autrement en fonctions de ses interlocuteurs et de son contexte. Ces déplacements sont intéressants aussi cependant ; tout le principe du détournement s’y trouve contenu, car les situationnistes avaient bien compris la relation des énoncés avec leurs situations.

Toute la question est que l’auteur, la date, le contexte et la situation ne peuvent pas être totalement subtilisés. On peut lire dans un exergue de la Société du spectacle : « 14 juillet 1789 – Rien. Journal de Louis Capet. » Sans la date et le nom de l’auteur, le message se réduirait proprement à rien.

Il m’arrive de ne plus savoir très bien qui est l’auteur d’un fragment de courriels, ou de ne plus me souvenir à qui il était adressé, et cela les modifie, parfois sensiblement. La même chose, il est vrai, peut arriver à la plume. Je me souviens d’une remarque que j’avais notée dans un carnet d’adolescence. Quand je l’ai retrouvée un peu plus tard, j’ai voulu la reprendre. Je fus alors saisi d’un doute, me demandant si ce n’était pas une pensée de Nietzsche que j’avais notée alors que je le lisais. C’est intéressant, une pensée qui flotte ainsi sans qu’on ne sache plus l’attribuer, et qu’on puisse la lire successivement sous plusieurs éclairages.

Aujourd’hui j’oublie donc délibérément d’attribuer ces remarques à Gardo, Djanzo, Cintia ou à moi-même :

Avignon ou Woodstock

« Il est vrai que la France a joué un rôle disproportionné dans la poésie contemporaine et dans les avant-gardes artistiques du vingtième siècle. On le comprend dans la mesure où les conditions de la vie intellectuelle et artistique entre l’Allemagne et la Russie, ou dans l’Europe méditerranéenne, s’étaient dégradées au cours du vingtième siècle, mais on peut s’étonner que la Grande-Bretagne et les États-Unis n’en aient pas connu l’équivalent. »

« Ce qui tient lieu d’avant-garde aux États-Unis, c’est la contre-culture. Avant-garde et contre-culture sont à la fois semblables et différentes : leur différence est tout entière dans leur mise en spectacle. Comme la France conservait encore une aristocratie et une riche bourgeoisie cultivées, susceptibles de jouer des rôles de mécènes dans la rivalité entre poésie et arts contemporains d’une part et l’académisme de l’autre, les acteurs des avant-gardes parurent être des personnages de salon. Ce n’était évidemment pas le cas de l’autre côté de l’Atlantique, où ils semblaient plutôt liés à une jeunesse marginale. »

« Aussi ce qui en France serait une contre-culture faite par des homosexuels comme Genet, des drogués comme Michaux, des Communistes comme Aragon, des nègres comme Césaire, voire des malades mentaux comme Artaud, se présente immédiatement comme une culture d’élite, comme ce qu’on peut faire de plus élitiste dans la culture. C’est pourquoi il n’y a pas de place pour une contre-culture en France. C’est cet élitisme que Jean-Louis Barrault s’évertuait de rendre accessible à tous avec le soutien et la bénédiction ministérielle. De l’autre côté de l’Atlantique, il n’y avait pas de place non plus pour des avant-gardes, car il n’y avait rien pour les soutenir, et seul le show-biz pouvait rendre la contre-culture accessible à tous. »

« Avignon d’un côté, Woodstock de l’autre. C’est évidemment superficiel, spectaculaire et trompeur. »

Courriel sans auteur déterminé

Avant-hier, Gardo, Djanzo, Cintia ou moi-même a écrit :

« Il est manifeste que les persécutions religieuses sont toujours le fait de religieux contre d’autres religieux. Il en ressortirait cependant comme une double définition de la religion. Cioran mettait dans un même sac les persécuteurs et les martyrs, mais on n’est pas obligé de le croire. Cyrus, le Mazdéen, ne construisit pas un empire qui persécuta les autres cultes, la Bible elle-même en témoigne. Si les monarchies catholiques persécutèrent les Protestants, les états protestants cessèrent vite de persécuter les Catholiques. Mais ce n’est peut-être pas encore aussi simple. »

« Toutes les persécutions religieuses se firent au nom des dieux, d’un Dieu, ou de quelque principe, mais qui étaient avant tout les dieux, le Dieu ou quelque principe de la cité, de la nation ou de l’empire auxquels chacun était tenu de se soumettre. Tous ceux qui prônèrent la liberté le firent au nom de dieux, d’un Dieu ou de quelque principe, qui étaient bien supérieurs à la cité, à la nation ou à l’empire. »

« Je crois que là se trouve un clivage majeur entre ceux qui veulent soumettre le dharma aux institutions humaines, et les tenants de l’inverse, entre ceux de l’urbi et ceux de l’orbi si tu veux. Un tel découpage se révèle fort juste et heuristique une fois qu’on l’a découvert. Hélas, il ne donne pas le moyen de reconnaître et de dessiner formellement des camps. Il traverse l’humanité aussi bien que chaque homme. Mais enfin, comme disait Gautama en montrant un vieil arbre, on voit bien de quel côté il penche, et où il finira par tomber. »

Naturellement, j’ai aussi collé dans un courriel à mes amis mes réflexions de ces jours-ci sur le déplacement et le détournement.

Remontant par Saboumanac

Nous sommes remontés en passant par Saboumanac. Cet ensemble d’îlots rocheux et volcaniques offre à toute heure un paysage des plus saisissants. La mer elle-même y prend des tons qui ne la font plus paraître tout à fait de l’eau. J’imagine que la cause en est la très grande profondeur d’où surgissent ces îlots aux tons plutôt clairs, quoiqu’ils soient comme striés par les ombres de leurs failles.

Les forces telluriques demeurent très actives ici. Il y a un an ou deux, on a vu un îlot surgir de la mer et se former en quelques heures. Des vidéos en ligne en témoignent.

Certains rochers dégagent de hauts panaches de fumées, et, par endroits, la mer elle-même fume. Traversées par la lumière du soleil, ces émanations donnent au jour une couleur particulière, une teinte ocre chaud, et un ton plus vert au bleu de l’océan.

Le Târâgâlâ s’est un peu défraîchi

Le Târâgâlâ s’est un peu défraîchi au cours de ses derniers voyages, et notamment de celui-ci. Notre navire a perdu cet aspect flambant neuf qu’il avait encore la première fois que je l’ai piloté seul. Je n’aime pas beaucoup ce qui paraît flambant neuf, et il semble que ce ne soit pas non plus dans les goûts du pays.

Les marchandises dont nous l’avons chargé ont laissé des marques, des éraflures, des taches. Quand nous en avons eu le temps, nous avons poncé un peu, nous avons repassé de la colle liquide, mais des traces demeurent. Tant mieux. Le Târâgâlâ en paraît plus chaleureux, plus robuste ; il se patine.

La gravité

Djanzo m’a dit quelque-chose de très intéressant à propos de la détection, l’hiver dernier, d’une déformation de l’espace-temps. Je t’avais raconté, tu te souviens ? j’en avais parlé avec Ziad à notre retour de Balingtan.

Djanzo m’a dit quelque-chose à quoi je n’avais encore jamais pensé, et dont je n’avais encore jamais entendu parler. Depuis les premières lunettes, nous ne connaissions l’univers que par les ondes lumineuses. Pour la première fois des hommes sont parvenus à percevoir un événement astronomique par des ondes gravitationnelles. Tu comprends : non pas par la lumière mais par la gravité.

En somme, c’est un peu comme le toucher éloigné des requins. Tu sais que les requins, notamment les requins-baleines que tu connais si bien, perçoivent à distance avec leur peau. Elles perçoivent à distance comme nous percevons avec nos yeux.

Ce peut être un progrès décisif, tu sais. Tu sais bien que si la vue est le sens le plus facile à tromper, le toucher au contraire est le plus certain. Et la gravité est une des forces les plus puissantes de l’univers, juste derrière l’électro-magnétisme.

« Tu es sûr de bien savoir de quoi tu parles ? » m’a demandé Kalinda.

Évidemment que je ne le sais pas. Ce ne sont que des intuitions éphémères que j’énonce comme je peux, des propositions que j’articule à tâtons sans avoir pris seulement le temps d’y réfléchir suffisamment.

Je suis bien certain du moins qu’on peut trouver là un élan décisif, aussi déterminant que l’invention des verres polis et de l’optique qui ont provoqué la révolution galiléenne ; une révolution dans l’appréhension de l’espace sidéral. J’en suis encore sous le coup de la surprise.

« Si tu as raison », me dit Kalinda, « cette révolution ne se fera pas seule, comme celle de Galilée ne s’est pas faite seulement en polissant des verres. Au fait, depuis quand avait-on inventé la lunette alors ? – Je crois que c’est au tout début du dix-septième siècle, ou guère plus tôt, que les Européens ont découvert la lunette astronomique… chez les Persans. »






Cahier vingt-huit - Par la côte ouest

La côte ouest

Nous nous rapprochons au plus près du rivage, mais nous n’allons pas prendre le risque de nous échouer, malgré le faible tirant d’eau du Târâgâlâ. À ce point de la côte ouest, la mer et la jungle se mêlent en une épaisse mangrove.

– Tu es sûre qu’on va venir nous chercher ? demandé-je à Kalinda. – Bien sûr, on n’aura pas manqué déjà de nous voir venir.

Cachée derrière les hauts plateaux du sud, il est une vaste plaine irriguée d’un large bassin fluvial qu’alimentent ces mêmes plateaux, les montagnes du nord, et les hauts reliefs de la dorsale qui longe toute la côte pacifique. L’épaisse jungle qui la recouvre est le domaine des Sangalogs. Nous sommes venus les voir ; plus précisément, nous sommes venus apporter des présents de Katankir à sa famille.

Kalinda avait raison, une pirogue surgit bientôt de l’épais feuillage avec cinq hommes à son bord superbement vêtus de composants végétaux et de peintures contrastées. Pendant que quatre pagaient, le cinquième se tient à la proue brandissant une sagaie à hauteur du visage, le corps plié et prêt à se détendre pour foudroyer tout ennemi, ou, plus probablement, pour transpercer un poisson qui croiserait la route de l’embarcation silencieuse.

Vus de près, leurs costumes sont magnifiques autant qu’indescriptibles. J’imagine qu’un certain temps doit être nécessaire pour l’ajuster le matin, et peindre son corps et son visage. Sur le coup, je sens ma propre tenue fort négligée : une chemise et un pantalon de toile déjà trempés de sueur. Je me sens un peu nu et misérable à côté d’eux. Si j’avais su, j’aurais au moins mis une cravate et des chaussures. Kalinda aurait dû me le dire. Kalinda, elle, est toujours superbe avec son paréo et son bustier, ses colliers et ses bracelets aux poignets et aux chevilles, et ses cheveux toujours savamment attachés.

Je suis surtout impressionné par la large feuille que tous ces hommes portent au-dessus de la tête, attachée par la tige sur leur front à l’aide d’un bandeau de fibres végétales. Elle grandit la silhouette et lui donne une singulière prestance.

J’imagine les premiers Européens qui se donnaient la peine de porter une fraise dans la jungle, et des casques à plumets. Ils devaient impressionner fortement les gens du cru. J’aurais dû au moins mettre une cravate.

Kalinda a commencé à s’adresser à eux dans une langue que je ne comprends pas, mais dans laquelle je reconnais quelques mots citangolais. Elle nous a présentés et me les présente. Ils sont deux frères, un oncle et deux cousins de Katankir.

« Il doit vous estimer beaucoup pour vous avoir chargé de cette course », nous dit son oncle, soudain en anglais. « Surtout toi », ajoute-t-il en s’adressant à moi comme si j’étais une sorte d’homme-singe. « Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire », se reprend-il comme s’il lisait mes pensées.

« C’est moi qui m’excuse de vous recevoir tous avec si peu de manière. Voyez-y de la modestie, et non de la négligence. – L’élégance est celle de l’âme », conclut-il poliment.

Akantil

Nous nous sommes d’abord rendus chez Akantil, le grand-père de Katankir : un homme à peu près de notre âge très bien conservé. Il est simplement vêtu d’un tissu noué à la manière des mawashi que portent les sumotoris. « Je vous reçois en toute simplicité », nous a-t-il dit en un parfait anglais. « J’ai moi aussi passé l’âge de faire des manières », a-t-il ajouté en s’adressant tout particulièrement à moi.

Akantil est un homme très agréable avec qui je me suis senti à l’aise immédiatement. Il a une affection toute particulière pour son petit-fils, et il est certain que celui-ci en a aussi pour moi.

En conversant avec lui, je me rends compte qu’à travers ses simulacres d’agressions, Katankir m’a toujours ménagé, et m’a même placé souvent à mon avantage. Lorsque j’ai planté le système, par exemple, et qu’il m’a traité de Néandertalien, il faisait habilement oublier aux autres mes cheveux blancs, pour mettre en avant une brutalité et une désinvolture somme-toute assez viriles.

« Tout enfant, Katankir avait déjà beaucoup de sagesse », me dit Akantil.

Les croyances des Sangalogs

Les Sangalogs vivent davantage sur la côte que dans les profondeurs de la forêt. Même alors, ils demeurent en bordure de larges cours d’eau et de lacs. Ils consomment peu de viande, et lui préfèrent poissons, coquillages et crustacés. Ils mangent aussi certaines algues, des fruits et des insectes qu’ils trouvent en abondance. « C’est le régime le plus naturel pour l’homme », m’a dit Akantil.

Les humains, selon lui, sont apparus au bord des mers, il y a très longtemps. Les Sangalogs sont convaincus que les hommes descendent des singes. Leurs ancêtres singes sont devenus des hommes en nageant.

En nageant, le corps s’est allongé, la peau a perdu son pelage comme celle des mammifères marins, les jambes se sont effilées et elles se sont dotées de pieds pour chasser l’eau derrière eux. Les mains sont devenues plus habiles aussi pour ouvrir des coquillages, décortiquer des crustacés et saisir des poissons rapides.

Akantil est parfaitement à son affaire sur de telles questions. « Comment expliquerais-tu autrement le redressement de l’os occipital ? – Quel os occipital ? demande poliment Kalinda. – L’os sur lequel repose le crâne sur le squelette, au sommet de la colonne vertébrale. »

L’os occipital

L’os occipital n’a pas cessé d’évoluer au cours des deux derniers millions d’années, de la forme oblique qu’il avait chez les premiers hominiens, jusqu’à l’homme moderne chez qui il est pratiquement horizontal. Son inclinaison a évolué d’une façon continue quand tous les autres aspects variaient de manière bien plus erratique entre de multiples sous-espèces. Il y eut des hominiens plus grands ou plus petits. Leurs bras ont été plus longs ou plus courts, leurs jambes aussi. La face fut plus plate ou allongée ; le menton et le front plus ou moins fuyants, les pommettes plus ou moins larges ou saillantes. L’on voit chez ces différents squelettes des changements les plus divers ; un seul suit une évolution continue au fil du temps : le redressement de l’os occipital.

Des chercheurs y ont soupçonné la trace d’une sorte de dessein intelligent. Il y a pourtant une explication plus simple, et qui paraît même évidente une fois qu’on y a pensé. Si les Sangalogs ont raison, l’homme est apparu et s’est développé bien plus bas que le niveau actuel de la mer, là où il est difficile de trouver des squelettes et des traces de vie. Les vestiges des hommes préhistoriques, on les a découverts bien loin dans les terres, et plus loin encore des côtes d’alors. Les squelettes que l’on a retrouvés étaient donc probablement ceux de spécimens ayant divergé de ces espèces qui évoluaient sur le littoral. Ils s’en éloignaient, mais en conservant les caractères acquis par l’espèce côtière qui continuait à évoluer déterminée par son mode de vie.

Les hominiens ne se sont probablement pas redressés en marchant. Aucun mammifère n’a jamais spontanément marché sur deux jambes. Tous les primates qui se sont retrouvés dans des régions où la végétation passait de la forêt à la savane, ne se sont pas redressés ni n’ont vu se former des pieds au bout de leurs jambes. Ils se sont au contraire remis à marcher à quatre pattes, comme les autres mammifères terrestres. La morphologie des cynocéphales et des espèces proches a plutôt évolué vers celle des canidés.

Nos véritables ancêtres, nous ne les connaissons probablement pas. Nous connaissons seulement les squelettes de rameaux divergents, découverts plus profondément dans les terres, mais qui avaient tous connus la même évolution de l’os occipital, provoquée probablement par la nage.

Ce que me dit Akantil ne ressemble plus à des mythes traditionnels. Son propos me paraît plutôt nourri par les plus récentes découvertes anthropologiques. Après tout, ils vont tous fureter dans le monde obscur pendant leurs jeunes années, et ils en ramènent bien quelque-chose, si j’en juge par la curiosité de Katankir.

Akantil est persuadé que les premiers hommes sont apparus par ici, quelques dizaines de mètres sous les eaux entre Citangol, Bornéo ou Java. Les Sangalogs s’en croient évidemment les descendants les plus directes et les plus aboutis.

En plongée

Akantil est un plongeur exceptionnel malgré son âge. J’ai plongé avec lui. Il était en apnée, et moi avec une bouteille et une combinaison. La température baisse très vite sous l’eau, la lumière aussi. Les rouges et les oranges sont absorbés dès les cinq premiers mètres. Les verts disparaissent après trente mètres. À soixante, tout devient bleu. La pression s’accroît aussi. Nous ne percevons pas la pression atmosphérique qui est pourtant de dix tonnes au mètre carré. La pression sous les eaux s’accroît d’un bar tous les dix mètres.

Akantil plonge en apnée à plusieurs dizaines de mètres. Il ne respecte pas de paliers dans la mesure où il y demeure moins de cinq minutes. Il met seulement de petits bouchons dans ses oreilles. « Non, ce n’est pas une affaire d’entraînement », me dit-il quand nous sommes remontés. « Ce sont des aptitudes innées de notre espèce. Nous n’avons à nous entraîner qu’à les perdre. »

Le discours d’Akantil

« N’est-il pas difficile de quitter le vaste monde pour revenir ici ? » Akantil rit. « Non. Si tu t’attardais ici, et personne ne te forcerait à partir tu peux m’en croire, tu commencerais vite à modifier ton sens de l’espace et du temps. »

Je m’imagine mal demeurer ici. Moins parce que je craindrais de regretter le vaste monde, que parce que je suis totalement inapte à y vivre. En descendant de la pirogue hier, je suis tombé à l’eau en glissant sur des herbes humides. J’ai failli m’assommer ce matin contre une branche basse. Je ne distingue pas un insecte comestible d’un autre venimeux, et je sursaute comme un possédé si je surprends une grosse sucrerie me courant sur le bras, provoquant la joie des témoins. Je me demande comment les jeunes Sangalogs s’adaptent si vite au monde où nous vivons.

« Chaque génération en revenant nous tient au courant de ce qu’il se passe de par le vaste monde », continue Akantil, « et je t’assure que, vu d’ici, on se débarrasse vite de cette illusion qu’on entretient chez vous de mutations incessantes et de progressions rapides. »

Beaucoup d’entre eux ne rentrent pas cependant. Ils sont retenus par l’amour la plupart du temps. Moins fréquemment, ils rentrent avec une compagne ou un compagnon, ou même des enfants. « C’est rare, mais très apprécié », me dit Akantil.

« Nous honorons tout particulièrement ceux qui se joignent à nous, et nous les aidons autant que nous le pouvons à s’adapter à leur nouveau milieu. Il n’est pas toujours facile d’apprendre à vivre ici, mais rien n’y est bien dangereux. » Craignant peut-être qu’il ne me convainque de rester, il précise en riant : « Je ne parle pas pour toi, mais pour la jeunesse. Personne n’a besoin de vieilles carnes de notre âge. »

« Chaque génération nous informe », continue-t-il, « et cela nous donne une profondeur de champ sur nous-mêmes autant que sur le monde entier. Sais-tu à quoi ressemblent vu d’ici les progrès de l’humanité ? » demande-t-il. « À l’avancée des mers sur les terres », répond-il en parcourant des yeux la plage que nous longeons.

« Quand tu regardes une vague pour elle-même, comme si elle était unique, tu la sens partie pour aller très loin. Elle vient déjà de si loin pour se jeter sur le rivage comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Elle ne tarde pourtant pas à s’affaler sur le sable, et elle reflue ruisselante et épuisée. »

« Lorsque mon oncle est revenu du monde obscur, on pouvait s’attendre à ce que je connaisse moi-même la conquête spatiale. Tous y croyaient là-bas. On n’a pourtant vu personne remettre les pieds sur la lune. Quand mon dernier fils est revenu, on pouvait croire que le numérique allait tout changer, et ceux qui rentrent maintenant nous apprennent qu’il n’en est rien. Les ordinateurs servent principalement à classer des données inutiles comme on le faisait déjà bien avant, ou encore à fabriquer des grigris plus ou moins technicomagiques. Il est prévisible que bientôt la merveilleuse construction de l’internet ne fonctionnera plus du tout. »

« Les magnifiques vagues s’effondrent sur les rivages. Ah, si elles maintenaient leur élan, jusqu’où iraient-elles ? Elles ne vont pas loin, mais elles recommencent. Et lentement, très lentement, elles gagnent pourtant du terrain. Elles avancent, et l’on voit bien en quel sens. Sur ce point, et sur celui-là seulement, vois-tu, nous nous sentons bien de la même espèce. »

« On ne se lasserait pas de regarder les vagues, mais seul un fou attendrait avec impatience de voir la mer gagner sur le littoral. »

C’est bien ce que je disais : donjuanisme culturel.




Cahier vingt-neuf

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_16/




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