Jean-Pierre Depétris


Thèses sur la poésie contemporaine




© Jean-Pierre Depetris, Juillet 1997
Paru dans CORNAWAY
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1. «  La poésie contemporaine  ». L'adjectif ici est très important. Si l'on ne dit pas qu'elle est « contemporaine », on ne sait plus très bien de quoi il s'agit. Il n'est pas essentiel cependant de savoir de quoi elle est « contemporaine ». Elle est « contemporaine », c'est tout.

Ça veut surtout dire qu'elle n'est pas un genre littéraire. « Poésie » seule laisse entendre qu'on parle d'un genre : la versification. Pas « poésie contemporaine ».


2. Comment expliquer mieux ce qu'on doit entendre par « poésie contemporaine » ?

Disons que, quoi qu'on écrive, on peut toujours le faire innocemment, sans trop se demander ce qu'on fait. On peut être un bon romancier, par exemple, ou un bon philosophe, un bon historien, sans n'avoir jamais pensé sérieusement ce qui signifiait et supposait écrire de la littérature, de la philosophie ou de l'histoire.

On ne peut faire de la poésie contemporaine innocemment. C'est impossible.


3. Pourquoi ? Justement parce que la poésie contemporaine, d'abord, n'est pas un genre littéraire. On ne peut donc se contenter d'imiter, d'appliquer, d'employer des règles, des moyens, avec technique ou intuition. C'est impossible.

Cela apparaîtrait immédiatement idiot, si l'on tentait de donner un « genre poésie contemporaine ».


4. La poésie contemporaine est obligée de savoir ce qu'elle fait. (Je ne veux pas dire savoir ce qu'est la poésie contemporaine et l'expliciter, ce qui serait aussi idiot.) Elle est obligée d'avoir quelques réponses sur ce que signifie utiliser la langue, un langage. Elle est obligée d'être critique du langage, de l'énonciation…


5. C'est pourquoi « la poésie contemporaine » est nécessairement « contemporaine ». Tout énoncé étant nécessairement contemporain de quelque chose, il ne peut être critiqué ou devenir critique qu'en étant mis explicitement en relation avec sa contemporanéité.


6. La poésie est devenue « contemporaine » au moins depuis Mallarmé peut-être depuis Rimbaud et Lautréamont. Et elle est devenue vraiment très « contemporaine » depuis la Première Guerre Mondiale.

On pourra observer que plus elle est « contemporaine », moins elle est un genre littéraire. Il peut sembler que « la poésie contemporaine » soit devenue moins « contemporaine » qu'à ses débuts. Il n'en est rien. La poésie qui n'est pas « contemporaine » n'est tout simplement pas de « la poésie contemporaine ». Il n'est pas toujours essentiel de trier.


7. La poésie contemporaine commence là où l'énoncé éveille sur lui-même le soupçon.

Et elle continue si elle est capable d'avancer ainsi sans se casser la figure (de style), en faisant vaciller les systèmes de représentation et leurs rapports au réel.


8. Dire seulement « poésie contemporaine », envisager qu'il y ait, qu'il puisse y avoir « poésie contemporaine » est déjà poser implicitement une critique de la raison discursive. C'est jeter un soupçon sur toute forme d'énoncé, pas seulement littéraire, mais aussi scientifique, juridique, philosophique, religieux, politique…

Dire « poésie contemporaine » est déjà s'embarquer dans la poésie contemporaine.


9. « Je vois, la poésie contemporaine c'est se prendre la tête quand on prend la plume. — Non, c'est plutôt prendre son pied. Les pieds sont plus important que la tête, et pas seulement pour versifier. C'est d'abord savoir où on les met, partir de là, et avancer. »

Etre « contemporain » c'est être « en même temps que », être là, dans le moment.


10. Faire de la poésie contemporaine, c'est placer l'énoncé dans le moment, le réel, en faire un acte, et non faire entrer le moment, le réel, dans l'énoncé.

C'est tout bête en somme, c'est à la portée d'un enfant, mais ça chasse une illusion : celle de croire que le réel serait entré dans l'énoncé. Tout discours qui prétend énoncer le réel sans mettre en cause son rapport au réel, sa contemporanéité, s'en trouve démasqué.


11. En un sens, l'acte de poésie contemporaine peut bien se faire naïvement — l'acte initial, le premier pas —, et même se poursuivre naïvement, avec candeur : il ne chasse pas moins une illusion, une innocence qui peut aussi bien être érudite et retorse.

Dans la poésie contemporaine, la naïveté ne saurait être innocente.


12. La poésie est futile. Toute poésie est futile. Quiconque est convaincu de l'importance de ce qu'il énonce ne se soucie ni de figure, ni de métrique. Et pourtant tout énoncé est fait de figures et de métrique. S'en rendre compte est sortir de l'innocence de l'énonciation.


13. Prends des énoncés qui en principe ne sont pas futiles : Les Cantiques de Salomon, la Sutra de la Terre Pure, les discours de Robespierre à l'assemblée, le Tao Teu King, le Traité de la Lumière de Descartes, le Coran… On peut les lire en ignorant leur poétique ou en y étant attentif. Et la lecture peut en être profondément changée.

La poésie est futile, et une attention à la poétique de textes qui ne sont pas poétiques peut être sentie comme une « profanation ». Mais l'ignorance de leur poétique ne cache-t-elle pas qu'on en serait seulement dupe ?


14. La poésie contemporaine est le remède à toute idolâtrie.

Il peut y avoir une idolâtrie de la poésie contemporaine — il y en a une, c'est certain — mais pas de poésie contemporaine idolâtre.

Même si le poète contemporain voulait être idolâtre, il ne serait qu'ironique, sauf à cesser d'être poète, ou contemporain.


15. La poésie contemporaine ne peut être enseignée, si ce n'est sa petite histoire, les anecdotes de la poésie contemporaine.

Enseigner la poésie contemporaine pourrait être enseigner une certaine philosophie du langage. Mais aucune philosophie du langage n'est la poésie contemporaine, et l'enseignement de la poésie contemporaine devrait apprendre à la pratiquer.


16. Enseigner la poésie contemporaine serait apprendre à faire tomber les soupçons sur l'énonciation. Le maître devrait donc commencer par les faire tomber sur la sienne.

Lin Tsi aurait été un bon professeur de poésie contemporaine.


17. On a cru quelquefois que la poésie était chose sérieuse, grave et profonde. Elle n'est que métrique et figures. Comment se soucier d'artifices aussi futiles quand on songe à des choses sérieuses ?

Autant attendre que, d'intenses émotions, de claires conceptions, de précises perceptions, de pleines compréhensions… les mots justes coulent d'eux-mêmes. On n'attendrait d'ailleurs pas en vain.


18. La question n'est pas là. Plutôt est-elle : comment sentir, voir, concevoir, percevoir… avec assez d'acuité ?

Et la langue peut en être un outil efficace.

C'est ainsi que la poésie est devenue contemporaine.




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