La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

Début d’automne - Des objets et des hommes - Rencontres sauvages - Des rêveurs de réalité - Suite

Table des matières





Carnet vingt-neuf - Début d’automne

Les astres n’ont plus de bouche

Je me souviens d’avoir lu quelque part dans ses Séminaires que Jaques Lacan avait demandé à Alexandre Koyré pourquoi les astres ne parlaient plus. La réponse de ce dernier fut décevante : « parce qu’ils n’ont pas de bouche ». Lacan, tel qu’on le connaît, trouva quand même le moyen d’en tirer quelques pittoresques commentaires. La réponse n’était cependant pas digne de l’historien des sciences. Jaques Lacan, lors de ses séminaires, s’entourait de spécialistes qui auraient dû pallier ses incompétences en de nombreux domaines. Ils ne le firent pas souvent, et il est bien difficile de reprocher à Lacan seul ses affirmations bien souvent péremptoires sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas toujours. Mais quoi ? Il animait un séminaire ; il ne faisait pas des cours pour des étudiants crédules qui devaient boire ses paroles pour les régurgiter lors des examens.

Alexandre Koyré aurait dû expliquer que les astres ne parlaient plus depuis que les orbes des planètes étaient devenues prédictibles grâce aux tables de Nicolas Copernic, qu’elles étaient donc causalement déterminées, et que leurs mouvements de rétrogradation, d’apparence erratique, n’avaient par conséquence plus de significations, mais des causes. Si l’on considérait que la Terre tournait autour du Soleil comme les autres planètes, ces causes devenaient évidentes. Elles permettaient des calculs, mais plus des interprétations.

On notera cependant qu’un strict déterminisme n’exclut pas toute interprétation, la survie de l’astrologie en témoigne, mais il en change radicalement la nature. Le signe intempestif que nous ferait un astre en modifiant son mouvement de façon inattendue, est d’une nature bien différente d’une configuration du ciel prévisible bien longtemps à l’avance. Même pour les astrologues, les astres, au sens propre ne parlent plus : ils n’ont plus de bouche. À partir de là seulement, on peut en revenir à ce qu’en disait Lacan dans son Séminaire.

Ils n’ont plus de bouche, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus des ouvertures percées dans les sept étages du ciel ouvrant sur la lumière éternelle, mais des boules muettes, refermées sur elles-mêmes dans l’immensité silencieuse.

Il ne faudrait pas croire que Nicolas Copernic fût le premier homme à imaginer l’héliocentrisme. Les Pythagoriciens déjà l’affirmaient, et d’autres encore, dans d’autres civilisations, depuis bien longtemps. Il est probable que l’héliocentrisme remonte à des époques bien antérieures à l’antiquité ; qu’il fut professé déjà dans la préhistoire. S’il est sans doute difficile d’envisager la centralité du soleil, elle devient évidente dès qu’on en aperçoit la possibilité. Des vestiges préhistoriques témoignent que très tôt les hommes observaient le ciel avec suffisamment d’attention, et qu’ils se déplaçaient sur de vastes distances, l’un favorisant l’autre.

Bien avant Copernic, les deux théories avaient donné cours à des disputes en Orient, car aucune n’est dépourvue de consistance, ni non plus de contradictions. On sut très tôt évaluer avec une relative justesse la vitesse à laquelle la terre devait en principe se déplacer, toute entière autour du soleil, et sa surface autour de son axe, mais il était bien dur d’expliquer pourquoi l’on ne ressentait pas un si rapide déplacement, du moins avant la mécanique galiléenne.

De nos jours, même un enfant tient pour une évidence que dans un train à grande vitesse, ou dans un avion, l’on ne perçoit pas le mouvement, mais seulement l’accélération ou la décélération. Longtemps, on ne connut rien d’assez rapide pour en faire l’expérience.

On notera encore que, si l’on ne cherche rien à expliquer, mais qu’on observe seulement, l’héliocentrisme est bien plus évident que le géocentrisme. Il correspond exactement à ce qu’on a devant les yeux ; mais seulement si l’on observe bien. On notera aussi qu’il est difficile d’observer, de voir tout simplement ce qu’on a sous les yeux avant de chercher à ne rien expliquer.

Voilà à quoi je songe ce matin, devant un ciel bouché qui m’a caché les étoiles pendant toute la nuit, des trombes de pluie et un vent terrible qui me retiennent à l’intérieur devant mon ordinateur débranché. Un véritable typhon s’abat sur Kalantan.

Ce climat me ramène brutalement à la vie terrienne, après ce long périple qui me fit l’hôte surtout de la mer et du ciel. Il m’y ramène trop brutalement sans doute, pour qu’après l’hôte, je n’en demeure pas un peu le prisonnier.

Les faïsses

Les dégâts sont considérables dans le jardin. L’eau a emporté des murets et une part de l’ingénieux système d’arrosage. La maison a bien résisté. Elle ne craignait pas grand-chose des eaux, mais surtout des vents. Heureusement le site est relativement abrité dans son petit vallon.

Bien des murets de pierres sèches qui ont été emportés étaient de ceux que j’avais remontés ces dernières saisons, et je m’en suis d’abord senti honteux. Les dégâts dans le voisinage m’ont vite rassuré. Rien n’aurait pu résister à ces torrents boueux qui affluaient de toute part.

Dans l’ensemble, mes murets s’étaient honorablement comportés. « Tu n’es pas maladroit à cet ouvrage », m’a même félicité Kalinda. « Où as-tu appris ? » J’ai eu bien le temps depuis mon enfance de me faire la main dans mon pays, où l’on construit les mêmes murs de pierres sèches dans les terrains pentus. On les appelle des faïsses. Les violents orages d’automne y font aussi des ravages quand la terre se gorge d’eau et devient instable après la sécheresse des étés.

Nous avons des jours de travail devant nous. Je ne m’en plains pas ; je trouve un certain plaisir à entasser des pierres les unes sur les autres pour en faire une paroi solide. C’est jouer des forces statiques un peu comme on place des mots en jouant de leurs syntaxe de manière à en faire des énoncés solides. Il est salubre pour l’esprit de se livrer de loin en loin à de tels exercices.

Une part seulement de l’esprit se consacre alors à ces calculs subliminaux ; d’autres demeurent libres de se tourner vers ce qui leur chante : la conversation avec celui qui travaille à nos côtés, la sensation des fragrance et des premiers chants des animaux après la pluie, la douceur et les senteurs de la terre encore souple, ou encore le ressassement des dernières analyses que nous ont transmises nos compagnons sur la résistance du Târâgâlâ. Ce peut être aussi tout cela à la fois, mais sans désordre ni confusion, chaque aspect étayant les autres, une peu comme les pierres entassées qui entremêlent leurs forces.

À propos de la mesure des choses réelles

Je suis content d’être venu ici. On y mesure des choses réelles. On compte en milliampères, en hectopascals, en ohms, en nœuds, en chevaux-vapeur, en joules…

On n’y compte presque jamais de la monnaie. On compte ici des choses réelles avec des mesures précises, mais on se contente souvent aussi bien d’évaluations. C’est très curieux quand on y songe. Lorsqu’on compte en monnaie on est toujours d’une précision obsessionnelle, à deux décimales près, alors qu’on ne sait jamais très bien ce qu’elle mesure. Elle ne mesure en tout cas jamais rien de précis.

La plupart du temps, au contraire, confrontés au monde physique, nous nous contentons d’évaluations intuitives. Souvent elles nous suffisent. Nous finissons cependant toujours par mesurer précisément, ne serait-ce que pour des questions de sécurité. Ces mesures exactes nous surprennent quelquefois il est vrai ; mais la plupart du temps, nous appuyer sur des évaluations intuitives nous suffit.

C’est bien étrange quand on y réfléchit.

D’un procédé de ressassement

Je me répète, je m’en rends bien compte. Je fais plus que m’en rendre compte, je le fais exprès. Au siècle dernier déjà, je me souviens d’avoir pour la première fois délibérément recopié mot à mot le passage d’un ouvrage dans un autre. Je n’avais changé que la ponctuation, me semble-t-il. J’avais adapté mes phrases aux rythmes très différents des deux ouvrages.

À travers ce procédé, j’observais que les mêmes énoncés pouvaient déployer la pensée dans des directions différentes selon à quels contextes ils étaient associés. J’y ai vu une méthode pour pousser plus à fond des réflexions ou des émotions, en tirer tout le jus si l’on veut.

J’y ai vu aussi une méthode pour observer comment se comportaient des énoncés quand on les changeait de contexte. En fait, ils deviennent de tout autres énoncés. Il m’arrive aussi de reprendre une idée, une intuition, une simple impression, pour la développer autrement dans une direction nouvelle en l’articulant sur un autre contexte. Je trace ainsi des connexions secrètes entre mes différents écrits. Je les dis secrètes, car je suis le seul à les connaître.

Je me demande pourtant si je ne devrais pas, utilisant les nouveaux moyens de l’hypertexte, les démasquer par des liens et des ancres, mais je me suis jusqu’à maintenant convaincu que ce ne serait pas une bonne idée. Ce serait ridicule, et bien trop emphatique. Ce serait présenter moi-même mes ouvrages comme des éditions savantes. Ce serait aussi ennuyeux que prétentieux, mais je me demande parfois s’il n’y aurait pas quelque astuce pour signaler ces passages dérobés avec plus d’intelligence et de légèreté.

J’ai créé des liens internes au sein de La Route des épices, et je l’ai fait aussi dans d’autres écrits ; mais ils ont au contraire pour fonction de m’éviter de me citer, ou encore de me paraphraser. Non, les emprunts que je fais ainsi à moi-même ont pour nature de demeurer des passages dérobés, connus de moi seul – car je ne radote pas, je me souviens en général très bien de ce que j’ai déjà énoncé, je suis capable de le retrouver (quand je ne fais pas tout simplement du copier-coller), et je ne m’en prive pas, observant attentivement, mais après coup, ce qui en résulte. Tant pis si personne, ou presque, ne peut l’observer lui aussi.

Cheng Li Zé

« C’est toujours un plaisir de pouvoir bavarder avec quelqu’un qui vient lui aussi de l’Ouest », me dit Cheng, l’épicier chinois chez qui je passe de temps en temps me ravitailler en produits exotiques : ail, huile d’olive, vin… Lorsqu’on est à Citangol, être originaire du continent rapproche déjà, même si les régions d’où nous venons ne sont pas vraiment voisines.

Il est de Chengdu. Certes, Chengdu, c’est déjà bien loin de la mer. C’est déjà l’occident de la Chine, mais ça reste bien loin quand même du nord-ouest de la Méditerranée. Qu’importe, l’Ouest est l’Ouest, et ça nous rapproche.

J’ai personnellement une affection particulière pour la ville de Chengdu : ses maisons de thé et ses poètes du huitième siècle, Tou Fou, et surtout Li Thaï Po. Cheng le sait. Il nous est déjà arrivé de parler de Li Thaï Po. Cheng, qui en connaît bien la langue, m’a apporté quelques éclairages nouveaux sur sa versification.

Un poète

J’ai enfin accepté l’invitation de Cheng à venir dîner avec lui. Il m’a invité dans un petit restaurant chinois en face de sa boutique, celui d’un vieil ami dont il vante la cuisine traditionnelle du Sichuan. Le Sé-Tchouan, les Quatre Rivières, dont la capitale est Chengdu, est un pays comparable à la France par la superficie et la population.

Son ami n’hésite pas à s’asseoir à notre table quand il vient nous servir, laissant la salle et les fourneaux aux soins de son fils et de sa belle-fille. Eux aussi s’arrêtent quelquefois à des tables amies.

– Tu l’as lu ? me demande Cheng en voyant mon regard s’arrêter sur le portrait de Mao Tsé-Toung qui trône au-dessus du comptoir ; la photo d’un buste de granit monumental érigé en 2009 près de Changsha dans le Hunan, qui montre un Mao jeune, les cheveux dans le vent. – Oui, quelques ouvrages. – Mais le poète ? – En anglais seulement.

Il est bien difficile de traduire le chinois dans une langue européenne. On voit déjà ce qu’il reste de la langue de Shakespeare dans un français qui lui est pourtant si proche. La structure très allusive du chinois est difficile à retranscrire dans la grammaire de l’anglais. Les difficultés sont pires encore avec les références. Le Chinois a vingt-cinq siècles de littérature, quand les langues européennes n’en ont que cinq bien comptées.

– Il n’y a rien là de très différent d’avec Li Thaï Po, me renvoie Cheng. La traduction ne rend pas immédiatement un texte lisible, c’est comme une terre inconnue à découvrir.

– Je te l’accorde, et ma connaissance d’autres poètes chinois m’a fortement aidé ; et les autres écrits de Mao bien sûr.

Cheng m’a expliqué le rôle de sa poésie dans la libération de la Chine. Elle permit à Mao d’être un chef dans la tempête tout en demeurant un promeneur solitaire. Elle lui permit d’être un trublion dans l’organisation du Parti et de l’État, bien souvent sans y avoir de fonctions précises, et toujours en tenant la distance avec ces fonctions ; d’être tout à la fois au centre et à côté.

J’avais moi-même été profondément marqué dès mes premières lectures par l’incroyable détachement de sa posture. Ce détachement n’avait pourtant rien d’un cynisme ni d’un dandysme, bien qu’il l’eût frôlé quelquefois. Ceux qui se placent à côté finissent le plus souvent par se sentir au-dessus, méprisants ou du moins indifférents. Lui demeura à côté, même dans le gâtisme où il sombrait à la fin de sa vie. Bien sûr on ne peut nier qu’on l’ait placé au-dessus, à la tête, et il se laissa faire, il laissa son personnage remplir ce vide, mais quoi qu’on fit, il demeurait à côté, non sans humour. Ce détachement le maintenait à la fois à distance des événements, mais proche des autres, et dans une certaine égalité. Dans ses rôles successifs, dont tant de vies dépendaient, bien avant même d’en approcher, tout homme se serait senti terrassé, ne sachant que faire ni n’osant jeter les dés ; lui voyait la brise dans les arbres et la présence des humains.

Cheng pense que Mao a tenu son autorité de ses poèmes. Ils lui avaient donné la confiance du peuple et la légitimité sur Lin Piao, Chou En-lay, Liu Shao-chi…, eux qui eurent toujours des fonctions plus officielles, mais ne savaient tenir que des discours.

Nous avons parlé de la poésie de Mao. Nous en avons parlé longtemps ; Cheng en connaît des poèmes par cœur. Nous n’avons pas parlé de son rôle historique. En fait, je ne sais pas ce que Cheng pense du Maoïsme. J’imagine qu’il est dur de savoir quoi penser des grands chefs historiques que les événements soulèvent comme de la poussière.






Carnet trente - Des objets et des hommes

De l’anxiété des hommes

Djanzo m’a rejoint avec deux tasses et une cafetière à la poupe du Târâgâlâ.

« En l’espace de quelques lignes, tu tiens deux propos contradictoires », me dit-il à propos de mon journal en ligne sur lequel il jette de temps à autre un coup d’œil. « Tu énonces que les grands chefs sont la poussière que soulève l’histoire, mais quelques lignes plus haut, tu disais pourtant que bien des vies dépendaient des choix de Mao. »

– Ce n’est pas contradictoire : il arrive souvent que des poussières aient des effets catastrophiques. Tu devrais le savoir avec la peine que vous vous donnez à Catalga pour en protéger la production des cartes-mères.

– Oui, mais la poussière n’y est pour rien. Elle est portée par l’air et elle n’a pas à se soucier de ce qu’elle provoque.

– Soit, mais le rôle de l’homme est-il surdéterminé, est-il stochastique, ou dépend-il des questions qu’il se pose ? Le problème est, justement, que nous ne le savons pas. Je ne suis même pas sûr que nous sachions bien formuler une telle question.

Djanzo m’a rejoint à bord du Târâgâlâ. Ces temps-ci j’aime m’y réfugier pour travailler tranquille. « Songe », lui dis-je, « que le déterminisme, c’est-à-dire la causalité, l’enchaînement des causes et des effets, est la réalité même du temps, l’ordonnance entre ce qui est avant et ce qui est après. Or ce temps est une simple dimension de l’espace. Comment alors déduirait-on un strict déterminisme d’une simple dimension qui entrerait dans son calcul ? »

« Non, je ne me contredis en rien », dis-je en conclusion. « Songe aux apories vertigineuses qu’ouvrent de telles interrogations, ajoute le bruit et la fureur, l’odeur de la poudre et du sang : homme ou poussière, qui ne serait pas terrifié ? »

Ces réflexions ne sont pas entièrement étrangères à la saveur même des poésies de Mao, qui les met simplement à l’aune de la beauté des choses. C’est une beauté sauvage, comme on la retrouve chez les meilleurs poètes chinois qui écrivent toujours sous un vaste ciel.

On retrouve ce côté sauvage dans la poésie et la chanson traditionnelle d’Amérique du Nord. Beaucoup d’auteurs des États-Unis connaissaient bien la poésie chinoise et japonaise. Je ne crois pourtant pas à une réelle influence, car ils s’inscrivaient dans une tradition populaire, le folk, mais il est vrai qu’on trouve aussi de curieux croisement dans cette contre-culture. Je pense ici à Woody Guthrie, Pete Seeger ou Bob Dylan. Je pense à des chansons comme Pastures of plenty : « nous arrivons avec la poussière et partons avec le vent ». On ne trouve pas de telles chansons militantes en Europe, où l’on ne se place pas à ce point hors des murs de la cité.

Je pense moins à une influence qu’à une rencontre ; une rencontre hors des murs. On n’y peut rien si dans la langue anglaise les mots wild et wide sont si proches. Pour illustrer mes propos, je lui montre en ligne des photos de la récente statue de trente-deux mètres de Mao Tzé Toung que j'ai vue l'autre jour, construite il y a dix ans dans le Hunan, qui donne une image plus juste du poète jeune, les cheveux dans le vent, que du Grand Timonier.

« En somme », me demande Djanzo sur un ton qui me paraît un peu moqueur, « tu vois Mao comme une sorte de Dilan chinois ? »

Une calculette solaire

J’ai une calculette solaire qui date du siècle dernier. Elle marche encore parfaitement. Rien à changer, rien à charger. Bien sûr aujourd’hui on a toujours un ordinateur ouvert sous la main, ou un téléphone, qui disposent d’une calculette bien plus complète. Je m’en sers pourtant régulièrement, bien qu’elle soit basique : pas de sinus ni de cosinus, pas d’hexadécimal, pas de conversions de mesures… : elle n’en est que plus simple à manipuler pour des calculs élémentaires. Elle est petite, légère, partiellement transparente. Je ne l’avais payée que dix francs. C’est un objet si simple qu’on se sentirait capable de le bricoler soi-même avec quelques composants de base. Je n’aurais jamais cru que je m’en servirais encore vingt ans plus tard.

Elle n’est qu’un petit rectangle de plexiglas vert, de neuf centimètres sur six, sous lequel est vissé dans la partie inférieure un très fin boîtier gris d’une sensiblement moindre largeur, qui contient les circuits imprimés. La partie supérieure du plexiglas, là où les opérations s’affichent, demeure transparente, bien que soit collée à son verseau une pellicule sensible, dont un coin commence à se décoller. Les touches, jaune-crème, sont d’une matière légèrement caoutchoutée. Ce clavier est placé sur une plus petite surface de couleur un peu plus sombre, tirant sur le doré. Ce n’est que du papier collé sur le plexiglas pour masquer le circuit imprimé ; avec le temps, il s’est un peu plissé et sali.

Un antiquaire a offert de me l’acheter ces jours-ci. Il est spécialisé dans les objets du vingtième siècle : pyrex, formica, bakélite, polyméthacrylate de méthyle et autres résines synthétiques. Il vend des formes, des couleurs et des matières devenues rares, et donc émouvantes.

Pourquoi n’utilise-t-on pas davantage l’énergie solaire ? Pourquoi ne se préoccupe-t-on pas davantage de rendre nos machines portables plus autonomes ? Certes, une calculette basique n’a pas besoin de beaucoup d’énergie, mais elle n’a pas non plus beaucoup d’occasions de s’en charger, puisque je la tiens toujours dans une poche ou un tiroir.

C’est étrange, je la sors, et elle marche. Toujours. Comment se recharge-t-elle ? Je ne vois pas non plus ses capteurs lumineux. Objet étrange, et tout à la fois simple et banal.

Avec le temps, nos machines sont devenues plus économes en énergie, malgré la complexité croissante des opérations qu’elles exécutent. La puissance des ordinateurs a été démultipliée depuis des années, alors que leur consommation ne cesse de baisser. On pourrait sérieusement chercher des moyens pour qu’ils ne soient plus attachés à ce point à un fil ; pour que nous ne le soyons plus nous-mêmes.

Les temps modernes

Nous nous attachons facilement au passé ; à la pellicule la plus superficielle du passé. Nous nous y attachons même parfois avant qu’elle ne devienne du passé ; c’est ce qu’on appelle la mode. Apparemment, il y a toujours eu une mode. Les hommes du paléolithique étaient probablement déjà à la mode.

Nous disons « être à la page », et le folklore est précisément cette page lorsqu’elle commence à jaunir. C’est un leurre bien sûr, la surface de cette page jaunie nous masque bien souvent ce qui change vraiment, ce qui se transforme d’une époque à une autre, l’ingéniosité qui régna sur elle et la changea, mais d’un autre côté, elle est capable de s’en faire la révélatrice, d’en donner une intuition immédiate, d’introduire à sa subjectivité.

L’idéal serait de se rendre capable de percevoir cette modernité en toute époque et en tout lieu. Ce n’est pas impossible à travers la littérature et l’art ; peut-être plus encore à travers l’artisanat, à travers des objets manufacturés du quotidien, ou des objets savants. Il s’agirait de voir ces objets anciens comme s’ils étaient neuf, de les nettoyer par imagination de l’usure du temps, ou, mieux encore, d’en reconstruire des fac-similés.

Les paléontologues qui s’amusent aujourd’hui à tailler des silex, se donnant pour prétexte d’en percer la technique, me semblent davantage rechercher l’expérience de manipuler une pointe de silex neuve, et, à travers elle, de retrouver les impressions oubliées des hommes de ce temps-là ; impressions, précisément, de modernité. Ils cherchent à travers leurs gestes à retrouver les sensations d’âges qui aujourd’hui paraissent farouches, mais qui, en leurs temps, n’étaient pas moins modernes.

C’est comme si les objets prenaient alors la transparence d’une surface optique. Nos sensations cessent de s’arrêter à leur surface, nous ressentons à travers eux l’ingéniosité et les modernités singulières qui les avaient engendrés.

Du mépris

Nous avons fait un rapide compte-rendu de la réunion en préfecture du samedi 7 octobre avec Madame Nyssen, ministre de la Culture. La ministre de la Culture est restée sourde à nos demandes. Elle confirme que les surfaces de vestiges conservées restent à 635 mètres carrés. Malgré nos demandes d’explications sur les raisons qui ont décidé du choix de ces surfaces, nous n’avons eu aucune réponse…

Madame Nyssen nous a dit avoir été choquée de la suspicion de collusion entre la société Vinci et le ministère de la culture. Cette suspicion persistera tant que le ministère par l’intermédiaire de la Direction Régionale de l’Action Culturelle ne nous aura pas fourni le rapport qui a permis d’établir la surface des vestiges conservés, et en donnant les raisons archéologiques de ce choix. Cette absence de réponse sur la disponibilité de ce rapport est proprement scandaleux…

Ces lignes sont extraites d’un courriel reçu de Marseille, où des fouilles posent cet éternel dilemme entre la conservation de traces du passé pour les interroger, au prix du plein usage des espaces qu’elles occupent. C’est un problème aussi vieux que la vie sédentaire, et qui ne peut recevoir d’autres réponses que des compromis.

« C’est la raison pour laquelle ces lignes sont principalement instructives sur la façon dont ces questions sont décidées par l’administration contemporaine, sur le déficit de qualification des décideurs, et sur le mépris dans lequel sont tenues des voix contestataires, la plupart du temps bien mieux qualifiées. » C’est ce que j’explique à Djanzo, à qui j’ai fait lire ces lignes, et qui perçoit mal, probablement parce qu’il le voit d’ici, l’importance de ce qui se cache en l’occurrence derrière la simple dispute pour quelques centaines de mètres carrés de surface à fouiller.

« Je me demande si les réponses à ce mépris sont des plus pertinentes », me répond-il en me montrant l’appel quelques lignes plus bas : « Venez très, très nombreux avec pancartes, banderoles, trompettes, casseroles... »

« Note que les décideurs eux-mêmes », dis-je, « pourtant forts de la légitimité et de la dignité qu’ils tiennent des suffrages, ne sont pas les derniers à se comporter comme des potaches lorsqu’ils sont réunis en assemblées locales, nationales ou impériale. J’imagine qu’on n’agit pas ainsi au-delà de l’Himalaya. »

De toute façon, là n’est pas la question. Ce qui importe est de saisir l’essence de semblables attitudes. Elle est mieux perceptible dans ces situations où, si elles sont peut-être scandaleuses, elles ne font pas mort d’homme. Ces mêmes comportements deviendront dangereux lorsqu’il sera question de la reconnaissance de peuples, de l’organisation technique du travail, de la destruction d’espèces vivantes, de l’empoisonnement de l’atmosphère, des mers ou des sous-sols…, de choix, en somme, qui sentent le sang et la poudre.

Des sororités

Kalinda passe beaucoup de temps avec ses amies. Elle passe toujours plus de temps avec elles, sachant qu’elle peut me confier son jardin, et les menus bricolages de la maison.

Les relations sont moins mixtes ici qu’en Europe. On se retrouve moins entre couples qu’on ne préfère se retrouver entre hommes, ou bien entre femmes. Bien sûr, la plupart des activités sont mixtes ; peu sont réservées à un sexe, même pas, comme en Europe, les mathématiques ou la programmation.

Les femmes, les hommes, se cherchent alors tous les prétextes pour se retrouver entre eux. La religion en est un des plus fréquents, notamment les fraternités, qui jouent un grand rôle ici dans toutes les traditions.

En ce moment, la fraternité que patronne Kalinda travaille avec une autre fraternité féminine soufie, et une autre encore pratiquant la méditation à cheval, sur « l’importance du secret dans la transmission de la lampe ».

« Es-tu sûre qu’il convienne que tu en bavardes avec moi ? » lui ai-je demandé. « Note que je ne me sens pas moi-même tenu au secret sur ce que tu me livres. »

Kalinda a un instant paru réfléchir intensément, puis elle m’a répondu : « Tu disais toi-même que les meilleurs secrets savent se garder seuls. »

Bien sûr, je ne suis pas certain d’être capable de répéter ce qu’elle me dit, et le répéterais-je sottement, que je ne vois pas bien ce qu’un autre saurait en tirer, et qui dévoilerait ce qui ne devrait pas l’être.

D’une domination masculine

Cet usage de se retrouver en communautés d’un même sexe me semble favoriser la condition féminine à Citangol. Ce n’est pas surprenant. Tout le monde sait que, dans la plupart des sports, là où règne la précision quantitative, si hommes et femmes concourraient à égalité, ce serait au détriment des secondes.

Kalinda est grande, presque autant que moi, et elle est en parfaite forme physique, son corps musclé par la nage. Moi-même, je ne suis pas particulièrement grand, ni très musclé, j’ai de longs poignets, plus adapté à la dextérité qu’à l’exercice de la force. Je suis cependant plus grand qu’elle, et j’ai bien plus de puissance dans les bras, avec des mains plus larges que les siennes.

Les mêmes causes ne troublent pas l’âme des hommes ou des femmes d’une même façon. Nos rôles respectifs dans la reproduction modèlent aussi différemment nos psychologies, quand bien même ne modifient-ils pas chacun de la même manière.

Oui, dans la plupart des cas, homme et femmes peuvent se remplacer ; nous n’en demeurons pas moins différents. Pour que leurs différences ne se résument pas dans une infériorité, il est sans doute nécessaire que les femmes les cultivent ensemble ; les cultivent pour elles-mêmes, et non pour s’opposer aux hommes ni pour seulement contester leur prétendue supériorité. La supériorité des hommes tient surtout à la façon dont ils se comportent entre eux.






Carnet trente-et-un - Rencontres sauvages

Nez-à-nez avec une once

Nez-à-nez avec une once. L’animal a à peu près la taille d’un puma, et des pattes aussi larges et puissantes. Je n’en mène pas large. Son regard, surtout, m’impressionne ; c’est un regard silencieux, comme celui d’un serpent.

La noblesse du port de tête, le silence du regard, témoignent d’une paix de l’âme probablement inaccessible à notre espèce. Cet animal n’éprouve strictement rien en ce moment, ni méfiance, ni curiosité, ni crainte, ni agressivité. Son regard n’est même pas attentif ; il ne l’est tellement pas que probablement rien ne lui échappe.

Son regard paraît lire à livre ouvert dans le mien. J’ai l’impression de ne rien pouvoir lui cacher de ce que je pense ni de ce que je ressens.

Je peux lire aussi dans le sien. Ce que j’y découvre me surprend. Je peux y lire une capacité d’aimer, mais une complète absence du besoin de l’être.

L’once se rapproche de moi, étire la tête comme pour mieux lire. J’ai l’impression que l’écriture dans mon regard est plus fine que dans le sien. Oui, je lis bien dans le sien, c’est écrit gros ; c’est écrit net, rien n’y est en trop, à la fois limpide et énigmatique comme des tankas.

L’Once de Citangol

Les Onces de Citangol sont différentes des Onces du continent. Elles sont plus petites, sinon pour un non spécialiste, leurs morphologies sont assez semblables : pattes puissantes et queue longue et touffue. Leur tête est aussi plus aplatie et plus triangulaire.

Aucune source n’atteste qu’une once ait jamais attaqué un humain sur l’île, même un tout jeune enfant. Hélas, je ne le savais pas quand je suis tombé nez à nez avec une.

Les Onces chassent plutôt les singes et les onguligrades qui vivent sur le flanc des montagnes. Elles parviennent à sauter à plus de huit mètres : elles attrapent les singes avant qu’ils n’aient eu le temps de bondir dans les arbres. Elles seraient capables de grimper dans les branches, mais elles ne s’y essaient pas, sachant qu’elles ne pourraient y rattraper leur proie. Pour chasser, les onces courent et bondissent ; leurs puissantes pattes postérieures sont leur principal atout.

J’ai eu beaucoup de chance d’en rencontrer une si près de la ville. Ce devait être une once curieuse, car on prétend qu’elles ne s’éloignent jamais de leurs montagnes. C’est ce que l’on croit, car on ne les voit jamais que lorsqu’elles daignent se montrer.

Je m’étais enfoncé dans les bois après les petites rizières derrière Kalantan avec mon appareil photo, et j’avais commencé à grimper la côte qui devient vite raide dans la forêt. C’est là que nous nous sommes rencontrés.

Je n’ai pas osé sortir mon appareil. Je me serais senti ridicule, et peut-être grossier. L’élégance de l’once m’en a dissuadé.

Au grand café de la gare

En revenant des toilettes, je me lavais les mains au grand café de la gare, quand une femme s’est approchée furtivement de moi. À vrai dire, elle était déjà près de moi, s’arrangeant son fichu dans la glace. Nos regards se son croisés et le sien, plutôt rieur, s’est accroché au mien. Elle s’est approchée de moi en me fixant dans les yeux. Nos lèvres se sont rapprochées.

J’étais plutôt stupéfait. Je ne suis plus très jeune, je ne parais vraiment pas riche. Je suis quelque peu hirsute. Je ne vois rien en moi qui puisse intéresser au premier coup d’œil une femme jeune et plutôt jolie. Elle n’était pas du genre que je remarque, mais ayant attiré mon attention, je devais bien admettre qu’elle était jolie. De mon côté, il en faut cependant bien plus pour que je m’emballe, car des femmes jeunes et jolies, ce n’est pas ce qui manque sur terre.

Nos lèvres se sont ouvertes et nos langues se sont rencontrées, pendant que je me demandais ce que nous étions en train de faire. Pour être sincère, j’étais méfiant, peut être plus encore que lors de ma rencontre avec l’once.

Elle n’était manifestement pas une prostituée ; les prostituées ne se conduisent jamais ainsi à Citangol. Peut-être cherchait-elle seulement un homme dont elle puisse se débarrasser au matin, un de ces marins étrangers qui viennent passer une courte nuit en ville. Une telle méthode possède incontestablement plus de style que les sites de rencontre.

Je n’en étais pas moins méfiant, mais je cherchais en vain de bonnes raisons de me dérober. Aurais-je peur des femmes ? Oui, sans doute : les désirs qu’elles font naître en nous, nous attirent dans des affaires qui se révèlent souvent fort déplaisantes. Je me disais que le plus sage aurait été de couper court, que je ne savais pas dans quoi je m’embarquais, mais je me disais en même temps que ces craintes étaient puériles, et que je n’avais aucune bonne raison de me dérober ni de me conduire comme un jeune homme effarouché.

Nous les hommes, nous nous trouverions n’importe quelle justification pour ne pas admettre que nous sommes conditionnés à satisfaire le désir d’une femme, même si nous n’en éprouvons aucune envie, même si nous avons bien mieux à faire, même si une autre nous attend à laquelle nous donnons plus de prix, même si nous n’avons d’autre hâte que de reprendre notre travail où nous l’avons laissé…

Déjà je me disais qu’elle devait être une personnalité des plus intéressantes pour se conduire ainsi, alors que je m’en foutais complètement de qui elle était et des raisons pour lesquelles elle se comportait ainsi. Je n’en savais de toute façon rien. Nous sommes idiots ; il avait suffi qu’elle vienne bousculer ma routine pour que je ne sache déjà plus ce que je voulais ni ce que je pensais.

Le corps souple et ferme entre mes mains ne me laissait pourtant pas indifférent, ni ses lèvres gourmandes, ni ses yeux qui demeuraient rieurs même quand ils étaient fermés. Il n’y avait finalement rien d’autre de vrai, et j’ai choisi de m’en tenir à ces vérités toutes simples.

Au sujet de Tagar

– Alors, raconte, me demande Tagar, que s’est-il passé ?

– Je ne vais pas te raconter ma vie.

– Tu en as trop dit. Tu ne peux pas t’arrêter maintenant.

– Bien sûr que si.

Tagar s’est mis à fabriquer des armes, des armes blanches. Il ne lui manque pas de modèles à la maison. Peut-être lui aussi a-t-il été pris par l’envie de ressusciter la modernité de temps farouche. Peut-être même m’a-t-il inspiré mes réflexions de l’autre jour.

De tous mes amis ici, il est celui à qui je me confie le plus volontiers, bien que la conversation en anglais ne soit pas des plus faciles avec lui, mais nous sommes de la même génération, et c’est un vieil ami de Kalinda. M’en souvenant, j’ajoute que si Kalinda le lui demande, il n’a qu’à lui dire qu’ensuite, nous sommes descendus dans un bar près du port, et que nous y avons tapé une belote.

– Je ne répète jamais rien, fait-il un peu vexé. D’ailleurs je veux bien te croire, ce genre d’aventures a souvent des issues insipides bien loin des promesses qu’elles laissaient augurer.

– Pas du tout. La partie fut passionnante, dis-je en manipulant le superbe sabre de marine en acier ciselé qu’il vient de forger. C’est un sabre d’abordage à lame courte, large et courbée, dont la pointe est biseautée comme celle des cimeterres. La poignée elle aussi est recourbée, mais vers le bas dans le sens inverse de la lame, et elle est protégée d’une large coquille d’acier noir.

Tagar a forgé son arme avec les équipements du chantier, qui par ailleurs lui appartiennent. « Ils lui appartiennent d’autant plus qu’il est le seul à savoir s’en servir », m’avait expliqué Kalinda. C’est une forme originale de propriété des moyens de production ici, qui ne sont ni totalement à la coopérative, puisqu’il n’existe aucun collectif qui saurait les utiliser efficacement, ni totalement privés, puisque Tagar ne pourrait partir avec, ne sachant alors ni quoi en faire, ni où les mettre.

Je constate, qu’entre mes mains, son arme réveille bien en moi son goût de modernité de temps farouches et lointains.

Un combat

Je sors sur la terrasse, attiré par le petit vacarme qui pique ma curiosité. Cris d’oiseaux, bruissement d’ailes. Un goéland tient le corps pantelant d’une pie dans son bec, mais deux autres pies, dans leurs élégants costumes de frac, l’ont attaqué. Il doit lâcher sa proie pour donner du bec. L’oiseau blessé à mort s’effondre et ne se débat plus, mais ses compagnons ne l’abandonnent pas. Ils esquivent et reviennent à la charge. Le goéland, bien plus gros, doit les repousser, et tente de revenir à sa proie à laquelle il n’est pas prêt à renoncer, malgré les coups de becs acérés et la proximité d’une mer poissonneuse.

C’est un combat d’une rare violence, qui devient à chaque instant moins compréhensible, ponctuée par des cris sauvages et le bruit des becs qu’il me semble entendre frapper sur les os. Ils me glaceraient l’âme, mais ne font qu’exciter les pauvres animaux.

Le goéland saisit dans un dernier effort le corps brisé qui paraît sans vie, il court quelques pas sur ses pattes palmées en étendant ses larges ailes battantes, et décolle lourdement. Les pies font mine de le poursuivre encore avec de grands cris qui perdent de leur conviction, mais pas de leur excitation.

Je m’empresse de regagner l’ombre tempérée de la grande pièce, l’âme troublée, habité d’impressions dont je ne saurais pas dire un mot.

Une invention déterminante

Nos amis de Catalga ont enfin trouvé une solution simple à un problème aussi vieux que l’usage du clavier sur un ordinateur. Ils produisent maintenant des jeux de caractères sur des pellicules transparentes qui se collent sur les claviers des Târâgâlâs. En fait, il n’y a pas de colle, aucune substance ne se dépose à la surface des touches, seules les propriétés magnétiques du matériau maintiennent immobile la pellicule transparente.

Tous les jeux de caractères sont disponibles, du qwerty et de l’azerty, jusqu’aux caractères touaregs ou cherokees. C’est extrêmement pratique dans un pays comme Citangol où l’on doit souvent passer d’une écriture à une autre. On les commande gratuitement pour l’achat d’un ordinateur ; sinon, à tout moment et pour tout clavier avec une photographie scannée de ce dernier, accompagnée de ses dimensions précises, pour un prix qui tient compte de l’impression de la pellicule au bon format, mais qui n’excède pas de beaucoup les frais de port et d’emballage.

Ziad m’a fièrement offert un jeu de caractères citangolais pour m’encourager à apprendre la langue, mais j’ai du mal à m’y mettre sérieusement. C’est pourtant efficace pour quelqu’un qui, comme moi, a plutôt un rapport aux langues passant par l’écriture. Je dispose maintenant de tous les outils linguistiques nécessaires.

Contre toutes prévisions, les commandes ne se bousculent pas. « Ce n’est pas plus mal finalement », m’avoue Ziad, « Nous avions peur d’avoir créé un boulot de merde, si l’un de nous avait dû se mettre pendant des journées à imprimer des claviers et à les emballer. »

« J’imagine que le processus doit être automatisé ? » Dis-je.

« Djanzo nous a écrit une série de scripts qui adaptent le jeu des touches à l’image scannée. Cliquer sur quelques boutons suffit pour lancer l’impression », répond-il. « Justement, répéter ces opérations devient vite décervelant. ».

« Et puis », ajoute-t-il, « tu le sais aussi bien que moi : lancer l’exécution d’un script qu’on a écrit soi-même produit un tout autre sentiment qu’activer des commandes dont nous n’aurions pas eu l’occasion de penser le détail des opérations. »

Dans la pénombre de la chambre

Dans la pénombre de la chambre je vois circuler une silhouette svelte, et un visage s’approcher du mien. C’est une once dont le regard silencieux m’effraie.

Je ne sais ce qui m’effraie le plus : ce regard où l’on ne sait percer aucune intention, ni même un sentiment, la mâchoire puissante, les épaisses pattes de velours armées de griffes coupantes comme des lames, ou encore l’incongruité de sa présence, ici, au bord de ma couche.

Le temps semble s’être arrêté pendant lequel je tente de comprendre ; pendant lequel je ne sais que faire ; je ne sais si je dois accueillir cette présence sous le registre du merveilleux ou du danger imminent.

Le temps semble s’étirer, mais il a dû être très bref avant que ne surgisse de ma gorge un léger cri inarticulé comme on en pousse quelquefois en dormant. C’est un cri à la fois d’étonnement, de terreur et de colère de ne trouver aucune réponse aux questions qui m’ont traversé l’esprit. Ce cri est aussi inarticulé que l’est la suite-même de mes idées, et c’est ce qui m’effraie, je crois, bien plus que la présence du fauve, qui me surprend dans un état où je suis particulièrement désarmé.

– Je t’ai réveillé ? me demande la voix de Kalinda.

– C’est toi ?

– Qui d’autre veux-tu que ce soit ? répond-elle amusée.

– Je t’ai prise pour une once.

– Excuse-moi, je ne voulais pas te réveiller.

Sa réponse, plutôt que la surprise qu’elle aurait dû manifester, au lieu de me rassurer éveille en moi le soupçon qu’elle avait peut-être bien pris la forme d’une once ; que peut-être, les nuits de nouvelles lune, elle se métamorphose pour courir les bois et les monts, se régalant de singes, d’oiseaux ou de mouflons sauvages. Peut-être était-ce elle que j’avais rencontrée dans la forêt.

« Elle en serait bien capable », me dis-je en même temps que je mesure l’absurde improbabilité d’une telle hypothèse.






Carnet trente-deux - Des rêveurs de réalité

Rêver le réel

Mes rencontres de la semaine dernière illustrent parfaitement le concept d’inconscient tel que l’avait dessiné Sigmund Freud dans son Interprétation des Rêves, et tel qu’il est employé par le Surréalisme. L’inconscient est déterminé par une résistance. Si le terme d’inconscient désignait seulement ce qui ne parvient pas à la conscience, il ne nous mènerait pas loin. Il y a des quantités de pensées, d’actes, d’émotions qui ne franchissent pas le seuil de la conscience, et qui n’en inspirent pas moins d’autres pensées, actes ou émotions. Tous n’offrent pourtant pas de résistance si nous nous arrêtons pour les questionner. C’est d’ailleurs le simple enchaînement des pensées, des actes et des émotions, qui en prenant consistance, les fait émerger d’eux-mêmes à la conscience.

Pour parler proprement d’inconscient, les pensées doivent rencontrer un obstacle. Celui-ci produit une résistance, qui entraîne un déplacement. Ce déplacement est, littéralement, une métaphore, une métaphore qui surgit bien à la conscience, mais sous une forme troublante et qui paraît nous dire plus que nous en entendons. Ces métaphores sont la matière-même des rêves, mais elles ne demandent qu’à surgir à travers la littérature et les arts.

On aurait tort de voir dans ces métaphores un simple obstacle à lever. Elles sont une composante de la pensée, et même de sa consistance. Cette résistance est pour une bonne part le produit même de la pensée : de son mouvement, de sa force, de son travail. Tout bon mécanicien pourrait le comprendre, et mesurer l’exactitude des termes que je viens d’employer. La résistance qu’offre l’eau au galet qui ricoche n’est pas un obstacle à sa course, mais au contraire ce qui lui permet de faire des sauts.

Parfois ces métaphores tracent leur chemin dans la vie elle-même, y exécutent leurs bonds, comme si la vie devenait un rêve ; non pas qu’il lui manquerait alors quoi que ce soit pour qu’elle soit réelle, mais parce qu’elle devient expression de l’inconscient. Je suivrais volontiers sur cette piste les intuitions de Roger Caillois, et je pense comme lui que les surréalistes ont été de grands navigateurs, mais qu’ils sont restés tout de même un peu courts pour tracer les cartes.

Le vide parfait du carburateur

Oui, il y a dans les rencontres que j’ai faites la semaine dernière, celle de l’once, de la jeune femme à la gare, celle des oiseaux combattants, un caractère qui résulte de ma pensée, qui lui offre une résistance et la fait rebondir très loin. C’est un peu comme si j’avais rêvé ces événements, mais pas en rêve.

Nous aurions besoin de deux mots distincts alors. Peut-être existent-ils en citangolais, car il me semble qu’on a dans la région des idées plus claires sur de telles questions.

Nous aurions besoin de deux paradigmes qui distinguent le rêve comme travail, jusqu’à le modeler peut-être dans la matière de la vie réelle, et le rêve comme simple contemplation dans le sommeil d’une fiction qui semble en surgir malgré nous. Ce sont deux notions distinctes, bien qu’on n’ait qu’un seul mot pour les dire. Ce sont des notions aussi différentes qu’écrire ou lire, que composer ou écouter ; qu’ouvrir le capot… Oui, c’est cela, ouvrir le capot et chercher à comprendre jusqu’au vide parfait du carburateur.

Les quatre nobles libertés

« La véritable distinction entre ce qu’on appelle logiciel libre et source lisible, elle est dans le détail des licences », nous rappelle Djanzo pendant que nous nous sommes tous retrouvés pour un rapide casse-croûte, profitant de l’ombre à l’entrée du grand hangar dont nous avons éteint toutes les lampes. « La Free Software Foundation et l’Open Source Initiative sont deux organismes qui concourent à accréditer ou non les diverses licences selon des critères sensiblement différents. »

Il y a Ziad, Kalinda, Tagart… L’un d’entre nous, je ne sais plus lequel, a soulevé le débat récurrent sur les licences pour les logiciels libres et celles pour la source lisible, dont personne ne sait jamais dire exactement ce qui fait les spécificités. « Les critères de la FSF », continue Djanzo, « sont le respect des quatre nobles libertés : le droit d’utiliser sans restrictions partielles, le droit de distribuer à quiconque et n’importe où, le droit d’étudier le code, le droit de modifier et de diffuser ses propres modifications. »

« Les quatre nobles libertés ? » l’interrompt Kalinda. « Excusez-moi », répond Djanzo, « je voulais dire les quatre libertés, je confondais avec les quatre nobles vérités du canon bouddhiste. – Espiègles tels que nous les connaissons », dis-je, « on peut imaginer que les fondateurs de la FSF y faisaient délibérément une allusion ironique. »

« Les critères de l’OSI », continue notre ami, « se préoccupent moins du droit que des moyens pratiques, à savoir la lisibilité du code. La FSF se place peut-être davantage du point de vue de l’utilisateur, et l’OSI de celui du programmeur, tout en sachant que l’aspect essentiel de ce que l’une et l’autre prônent, tend à balayer une telle distinction : utilisateurs clients qui ne codent jamais, programmeurs salariés des entreprises du logiciel. »

« Ce dernier point est essentiel », souligne Ziad. « Rien sinon ne s’oppose entre les deux postures. Il y aurait peu de sens à permettre ce dont on ne donnerait pas les moyens, ou à offrir ces moyens sans le droit de les employer. Une bonne licence bien rédigées devrait donc répondre aux critères des deux fondations. Ce n’est pas toujours le cas, aussi, la FSF et l’OSI se distinguent en fait par leur relatif laxisme concernant les droits pour l’une, et les moyens pour l’autre. Le danger est d’oublier l’essentiel. Les programmes numériques sont des outils puissants qui doivent rester entre les mains de ceux qui les programment et les utilisent. Il est essentiel aussi que ceux qui les programment et ceux qui les utilisent ne se laissent diviser en deux corps distincts, et par cela captifs. »

Le rêveur et le rêvant

« La licence que j’utilise », dis-je, « la Licence Art Libre, est créditée par la FSF, mais certainement pas par l’OSI, car elle ignore totalement le code, contrairement à la Licence GNU de documentation libre. Je le regrette, même si j’ai quelques raisons de préférer la première. Les précisions sur la lisibilité du code rendent bien plus clairs ce qu’autorise ou n’autorise pas une licence. Inversement, l’OSI fait parfois preuve d’un autre laxisme sur les quatre libertés. Et pourtant, les défenseurs de l’une ou de l’autre sont souvent accusés d’être trop sourcilleux. »

« Personnellement », ajoute Kalinda, « il me semble que lorsqu’un principe est bon, il vaut mieux s’y tenir le plus scrupuleusement du monde. Si ce n’est pas possible pour une raison ou une autre, il vaut mieux l’admettre sans détour. Personne n’est obligé de faire de la programmation libre, ni en source lisible. »

Kalinda a raison. Je me souviens de mes premiers contacts avec l’informatique par l’intermédiaire d’un Macintosh, qui n’était pas plus libre que le code n’était supposé être lisible. L’aurait-il été que je n’aurais su quoi en faire au début. La seule arborescence des fichiers et des extensions du système était alors pour moi un labyrinthe inextricable. Elle était pourtant si simple en comparaison d’aujourd’hui.

J’ai vite réussi à écrire des scripts assez complexes en me servant seulement des manuels de prise en main particulièrement bien conçus. Rien ne m’empêchait de modifier des programmes à mon usage, ni d’échanger à ce propos avec d’autres utilisateurs et des développeurs.

Rien n’empêchait non plus de plus habiles que moi de proposer leurs propres programmes sous forme de freewares ou de sharewares, ni moi-même de participer à leur modification. J’étais loin alors d’être un cas singulier. Je ne suis pourtant plus capable de faire les mêmes choses sur un système libre et en source lisible.

Qu’ai-je à faire de libertés formelles accordées par une licence, ou même d’une garantie de l’ouverture du code, si tout est si inextricable que je ne suis plus capable d’écrire un script, ni de dessiner un bouton pour le lancer de la barre d’outils d’une application ? Je ne suis pourtant pas devenu plus stupide avec l’âge, quoique de telles expériences aient pu en glisser le soupçon comme un coin dans mon assurance.

Je n’avais pas l’impression de faire des choses exceptionnelles à l’époque. Je n’avais qu’un usage des plus communs de l’informatique. Au contraire, j’ai acquis depuis des méthodes de penser qui me rendent probablement plus aptes à de telles opérations que je ne l’étais il y a encore vingt ans. Je vois bien d’ailleurs que je ne suis pas seul dans ce cas.

N’est-il pas curieux que nous semblions aller en sens inverse de ce que le projet GNU promettait ? Nous bétonnons des principes alors même que ce qu’ils défendent nous glisse entre les doigts.

Kalinda m’approuve aussi. Ce que je viens de dire lui rappelle la distinction que je faisais ces temps-ci entre le rêveur et le rêvant. Elle m’a répondu en citangolais, qui possède justement ces deux mots dont on aurait tant besoin en français. Le rêveur et le rêvant : lorsqu’on sait ce que l’on veut dire, forger des mots n’est pas le problème.

Le naturant et le naturé

J’ai longtemps cru que les concepts de « nature naturante » et de « nature naturée » avaient été traduits de l’arabe, où un seul mot suffit à désigner chacun, originellement par Spinoza. Ils le furent bien plus tôt par Michael Scot, philosophe scolastique écossais du treizième siècle, à partir des textes originaux d’Avéroès : natura naturans et natura naturata.

Je n’ai lu d’Avéroès que son Traité décisif, et je l’ai trouvé peu subtil. L’usage qu’a fait la scolastique chrétienne de ses travaux me paraît quant à elle carrément rigide. Aussi je continue à penser que Spinoza a bien retraduit ces notions de l’arabe, en leur restituant leur fraîcheur et leur subtilité. Même sa complexe Éthique, malgré ce que ferait craindre sa méthode « géométrique », n’est en rien rigide, mais dégage une agréable saveur de pataphysique.

Courriel sur mon récent changement de système

Je ne suis pas satisfait du système que j’ai installé hier. On a beau en parler à l’avance avec de plus savants que soi, on tombe toujours des nues.

Comme d’habitude sur Linux, il manque trois petits scripts en Java pour que fonctionne le correcteur grammatical de Libre Office. Bon, c’est normal qu’ils ne soient pas installés par défaut, puisqu’ils appartiennent à Oracle, mais il ne coûterait pas beaucoup d’en prévenir l’utilisateur et de lui offrir un moyen de les récupérer simplement. Et puis ce ne serait pas la mort d’écrire de nouveaux scripts pour le même usage, Apple l’a bien fait. On doit donc chercher soi-même ces scripts absents, et trouver comment les installer. Bref, il y a peu de chances qu’un utilisateur standard s’y risque.

Autre chose, pour avoir tous les caractères spéciaux de la langue française, on doit (pendant l’installation c’est mieux) choisir « français variante » plutôt que « français ». C’est très facile, à condition de le savoir (je le savais). C’est surtout aberrant !

Appelle-t-on encore cela un système fonctionnel ? Avec de telles facéties on transforme le meilleur système d’exploitation en un pauvre ersatz de ceux du commerce, certes gratuit, mais inapte à un travail « professionnel » ; un système du pauvre, et c’est même ainsi que de nombreux activistes du libre le conçoivent.

De ce point de vue, le système que je viens d’installer est peut-être pire que le précédent. Dans quel but ? Pour être plus accessible au débutant. Soit, mais il est plus difficile de le compléter si l’on tient à faire un peu plus qu’un peu de tout mais rien sérieusement. En se voulant plus simple, il devient plus complexe.

Parfois on soupçonnerait des intentions délibérées, tellement c’est gros. Mais les quelles ? Oui, il se développe un marché des services autour de l’informatique libre, mais qu’aurait-il à gagner à suivre l’informatique commerciale dans ses stratégies ludiques et consuméristes, alors que le libre a vocation à en être l’alternative ? Il est facile pour un particulier de compléter les systèmes commerciaux en achetant des programmes professionnels complets et documentés, simples à installer et communiquant bien entre eux.

Si le sujet t’intéresse :

http://jdepetris.free.fr/Livres/pce/pce33.html

Deuxième courriel

J’ai fini par installer ces Javascripts, non sans mal ; je ne les trouvais pas. J’ai aussi installé un petit programme qui permet d’ouvrir des applications au clavier, et remplace avantageusement l’interface Unity d’Ubuntu. J’ai également complété les filtres et les paramètres d’exportation de GIMP, notamment pour le web. J’ai enfin changé les couleurs de l’interface, trop bleues à mon goût. Le bleu me déprime, il me donne le blues.

J’ai encore des quantités de réglages à faire, mais ça commence à être bien maintenant. Finalement, cette distribution est très paramétrable. Certains réglages, et l’installation de dépendances des applications, pourraient être plus simples pour un système qui prétend cibler les débutants. Il y a peu de chances qu’un vrai débutant s’en sorte seul.

Pourquoi ne me suis-je pas fait aider par mes amis plus savants, ou ne les ai-je pas laissé faire ? Parce que ça prend du temps aussi d’attendre qu’un autre soit disponible ; ça prend du temps pour lui expliquer ce qu’on veut ; et parce que n’ayant pas rencontré les mêmes problèmes, ni n’ayant les mêmes besoins, il ne sera la plupart du temps pas plus avancé, et se cassera tout autant la tête sur une distribution qu’il ne connaît pas. Une distribution ou un programme devraient être pleinement utilisables à l’installation ; c’est tout.




Carnet trente-trois

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_17/




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