L'usage de l'ordinateur m'a très rapidement conduit à des problèmes de portabilités et de partage. J'ai dû très vite faire le choix de formats libres et transparents, et opter pour des licences copyleft. J'ai vite observé que les meilleurs programmes pour cela étaient eux aussi libres. Lorsque j'en suis arrivé à ne plus utiliser que des logiciels libres, je n'ai plus vu aucune raison de ne pas adopter un système Linux. Cette évolution qui m'a pris une bonne vingtaine d'années depuis mon premier Mac Classic, m'a conduit à sérier quelques remarques sur la promotion de l'informatique libre. Puissent-elles contribuer à déblayer le chemin.
Il me semble que si des gens ne comprennent toujours pas ce qu'est l'informatique libre, c'est que (1) ça ne les intéresse vraiment pas, ou que (2) de plus coriaces obstacles que la simple ignorance les en empêchent, dont, probablement, le passage à la pratique.
Les perpétuelles initiatives de sensibilisation, si elles ne sont pas inutiles, risquent de ne pas mener bien loin. D'autant plus qu'en voulant corriger les inévitables malentendus que provoquent ces approches superficielles, on finit par faire paraître compliqué ce qui est simple.
Les « install parties » seraient alors d'excellentes réponses, ce qui me conduit à ma deuxième remarque.
Le plus simple, avec la plupart des distributions, me semble être l'installation. La connexion au réseau et la reconnaissance des périphériques ne me semblent pas non plus poser de sérieux problèmes. L'épreuve commence après.
Cette remarque vaut d'ailleurs pour tous les systèmes. Un OS ne sert qu'à faire tourner des applications ; le problème est donc d'abord (1) de trouver les programmes dont on a besoin, (2) de les installer, (3) les personnaliser et (4) les faire fonctionner ensemble. Une fois installée, une distribution permet seulement de faire un peu de tout, mais rien de sérieux.
Les programmes professionnels savent d'ailleurs très bien répondre à ces demandes en offrant des suites logicielles complètes, fonctionnant très bien ensemble et commodes à installer. Cependant, elles rompent avec la philosophie Unix : des programmes simples et modulables qui font une chose et la font bien en toute transparence.
S'il s'agit de faire un peu de tout et rien de sérieux – retoucher quelques photos de vacances, écouter de la musique, regarder des vidéos, échanger du courrier, tenir un petit blog, acheter en ligne, etc. – a-t-on vraiment besoin d'un Linux, vu que chaque ordinateur est livré avec un système et une gamme de logiciels déjà installés ?
D'autre part, mais toujours dans la même remarque, il ne s'agit que très rarement de remplacer un système par un autre, ou alors sur une vieille machine. Il s'agit plutôt d'ajouter un Linux comme second système, ce qui a comme première conséquence de multiplier par deux les inévitables prises de tête, ou du moins les opérations de maintenance. On aurait donc besoin de bonnes raisons pour installer un Linux.
Tout le monde a à-peu-près compris que l'informatique libre était gratuite, au point de confondre parfois un peu trop libre et gratuit, et de ne pas comprendre que tout ce qui est gratuit n'est pas libre, et que le libre n'est pas toujours gratuit bien que ce soit plus rare.
Du moins, beaucoup de gens ont compris que si l'on ne veut pas acheter Microsoft Office, Libre Office peut le remplacer ; que GIMP peut remplacer Photoshop sans bourse délier, etc. Chacun comprend vite que c'est moins cher, mais comprend-il que c'est mieux, ou peut-être aussi bien ? Comprend-il la différence ?
Quelle différence y a-t-il à éditer un livre pour l'impression, ou un site, (1) avec Microsoft Office et la suite Adobe, ou (2) avec Libre Office, GIMP, Inkscape, Scribus ; quelle différence autre que monétaire ?
C'est sans-doute mieux, mais plus difficile – moins à cause des programmes eux-mêmes que des limites des documentations et des groupes d'utilisateurs ; ce qui me fait avancer une cinquième remarque.
Même parmi les libristes, beaucoup sont convaincus que les programmes libres sont des pis-aller comparés aux professionnels qui dominent le marché. Pour autant que je puisse en juger, je crois que c'est vrai dans certains domaines (je ne connais aucun modeleur de paysage digne de ce nom sur Linux), mais dans de nombreux autres, c'est le contraire. Le problème est que personne n'en sait rien pour deux raisons principales : la première est que personne n'utilise toutes les ressources du numérique, mais seulement celles qui concernent son activité, et n'est donc capable de vérifier de lui-même.
La seconde découle d'une mauvaise habitude qui veut qu'on présente un logiciel en le comparant avec celui qui domine le marché. On compare donc un traitement de texte à Word ; un éditeur d'images à Photoshop, et l'on se demande s'ils les remplacent efficacement. On comprend aisément que le logiciel qui remplace le mieux Word est Word lui-même ; qui remplace Photoshop, est Photoshop, etc. On verra donc bien ce qui manque aux autres programmes (notamment l'ouverture et l'exportation aux formats .doc, etc.) mais on ignorera ce qu'ils apportent de plus. (Par exemple la complémentarité de Libre Office et de GIMP avec Sribus, ou le format SVG natif d'Inkscape.)
Les formats, les langages, le code source : on doit bien en arriver enfin à ces concepts fondamentaux ; car c'est bien le code source qui doit être libre, ce qui dans ce cas ne signifie évidemment pas « gratuit », mais « ouvert », c'est-à-dire « lisible ».
Les articles, comptes-rendus, présentations, et même parfois les manuels et les didacticiels, sont généralement peu diserts sur ce point qui est pourtant central. Tout ce qu'on fait avec un programme doit tôt ou tard s'émanciper de ce programme, du système et de la machine. Un bon traitement de texte n'est pas un bon logiciel de PAO ; un bon logiciel de PAO n'est pas un bon éditeur de site, etc. Ce que l'on fait avec un programme doit tôt ou tard être continué avec un autre, et c'est là qu'est en définitive la principale difficulté.
C'est d'ailleurs la grande force de Google d'offrir en ligne tout un ensemble de programmes basiques qui collaborent bien entre eux et n'exigent pas de grandes compétences tout en satisfaisant à un minimum d'exigences dans l'ouverture du code.
L'usage du numérique n'exclut pas le papier. À chaque étape, le stylo et les feuilles restent utiles, indispensables. Ça ne veut pas dire que le clavier ne servirait qu'à refaire ou recopier, ou indexer, ce qui aurait d'abord été noté ou croqué, au contraire. Le numérique modifie profondément la nature du travail intellectuel. Le musicien ne va pas se contenter d'enregistrer sa musique, il va finir par se servir de programmes pour composer ; le mathématicien ne va pas seulement recopier ses équations, il va faire calculer des programmes ; l'auteur ne va pas se contenter de saisir ses textes, etc. Le numérique est immédiatement intégré au processus de création. L'édition ne va pas apparaître comme un second moment, coupé du premier, la conception.
Cela signifie que le travail doit être réduit au minimum pour passer de fichiers de travail à des fichiers publics en ligne ou exploitables par des tiers, et inversement.
Cela signifie surtout la plus large autonomie de chaque utilisateur sur tout le processus de production ; ce qui conduit à ma huitième remarque.
Le numérique et le réseau accroissent l'autonomie de chacun et dissolvent les hiérarchies.
Comment s'écrivait un livre ou un article il n'y a encore pas si longtemps ? D'abord quelqu'un écrivait à la plume, puis dactylographiait son manuscrit qu'il corrigeait encore, raturait, découpait et collait, si toutefois il ne faisait pas appel à une dactylo, ou éventuellement à un nègre. Il photocopiait ce tapuscrit qui était ensuite complètement saisi à nouveau et mis en page, relu et corrigé encore. Toutes ces étapes étaient malcommodes et passaient par de nombreuses mains. Aujourd'hui, elles ne se distinguent pratiquement pas et sont à la portée de chacun, du moment qu'il est capable d'écrire, et sait comment se compose un livre. Certes plusieurs lecteurs demeurent nécessaires, mais chacun est autonome en ce qui concerne toutes les étapes. Si ce n'est pas le cas, il aura beaucoup de mal à participer à un travail commun. Il lui faudra d'abord apprendre.
Ce même principe ne se limite évidemment pas à la production de livres. C'est à travailler ainsi que sert le numérique.
Ce qui concerne l'apprentissage intrinsèque du numérique ne constitue jamais d'obstacles très sérieux. Il est bien plus difficile d'apprendre à écrire qu'à se servir d'un traitement de texte ; il est bien plus difficile de comprendre l'optique que d'apprendre à se servir d'un logiciel d'image, même 3D, etc. Mais il semble cependant bien difficile de se servir d'un traitement de texte sans savoir écrire, etc. Il ne doit pas être bien fréquent de parvenir à faire à l'aide d'un programme ce dont on serait incapable sans lui, mais on y parvient plus rapidement et avec moins de peine (de là seulement, un saut qualitatif est possible).
Cette remarque semble plus évidente encore lorsqu'il s'agit d'écrire un programme plutôt que de l'utiliser.
On pourrait en déduire que les difficultés de prise-en-main de programmes et de systèmes ne concernent pas intrinsèquement des questions informatiques ; elles relèvent plutôt d'incompétences en d'autres domaines.
On pourrait en matière de systèmes et de programmes concevoir la notion de « simplicité mal placée ».
Imaginons un système simple, intuitif et si bien conçu qu'on devine immédiatement où tout se trouve sans consulter de l'aide même si l'on ne le connaît pas. Toutefois, en cherchant à le personnaliser, on rencontre de sérieuses difficultés, et l'on découvre qu'elles sont principalement causées par ce qui, au départ, avait simplifié la prise-en-main.
En poussant le raisonnement à l'absurde, on pourrait dire que le système le plus simple à utiliser serait celui qui ferait tout à notre place, et n'aurait plus besoin de nous. Ce serait alors tout aussi bien un système inutilisable. À l'inverse, on pourrait dire que le système le plus personnalisable serait celui qu'on écrirait soi-même, c'est-à-dire pas de système du tout.
Attendrait-on plutôt un compromis entre les deux ? Pas exactement un compromis ; plutôt la plus grande amplitude possible d'allers et de retours entre les deux.
Dans la mesure où un système sert à faire tourner des programmes, ces derniers sont déterminants : il est plus cohérent de promouvoir des programmes libres que des systèmes libres. L'avantage d'un système sera déterminé par les programmes dont il permet l'usage.
Beaucoup de programmes libres tournent sur des systèmes qui ne le sont pas. Il serait donc cohérent de tirer parti d'une telle opportunité pour peut-être ensuite considérer le meilleur système qui convient à ces programmes. Il est plus facile de migrer sur Linux quand on a déjà pris-en-main ses principaux programmes.
Il serait donc préférable de mettre en avant les programmes plutôt que les systèmes, et plus que les programmes encore, une manière de programmer et d'utiliser des programmes.
L'informatique libre est une autre approche du numérique, du travail que le numérique permet d'accomplir ; une approche différente de l'informatique commerciale. En fait, elle en est l'approche par excellence, la plus naturelle, la plus cohérente, qui utilise et pense sans limitations artificielles et accessoires les possibilités et les ressources de la programmation.
L'informatique propriétaire se mutile, se complique et se limite pour répondre à des impératifs commerciaux. Quoique plus chère, elle est en réalité une informatique au rabais. Cependant, beaucoup d'entreprises, et pas des moindres, savent tailler leur place sans s'imposer de telles limitations.
L'avantage des programmes libres n'est pas très difficile à comprendre théoriquement. La claire compréhension théorique n'est pas à négliger, toutefois elle ne suffit pas si elle ne répond pas à des usages pratiques.
Les conclusions sont déjà dans les douze remarques. On se préocupe trop de remplacer les programmes commerciaux par l'informatique libre. C'est absurde, car les programmes commerciaux ont déjà pour raison d'être de remplacer Unix ; le remplacer pour des utilisateurs pas assez avertis.
La question n'est donc pas de remplacer les programmes commerciaux ; la question est de savoir si ces derniers parviennent si bien à remplacer des systèmes Unix et GNU.
La question est d'abord de savoir pendant combien d'années des utilisateurs acceptent de demeurer d'éternels débutants, de ne pas contrôler leurs outils et leurs méthodes de travail, voire leurs objets de divertissement.
Les gens qui s'intéressent à l'informatique libre devraient logiquement moins attendre qu'on se mette à leur portée, qu'on ne les aide à relever leur niveau (même si ce sont des entreprises, des associations ou des administrations). Ce relèvement du niveau pourrait même être la principale motivation pour le choix de l'informatique libre, à la condition de permettre une meilleure efficacité. Il serait logique que ce soit à une telle promesse que la promotion de l'informatique libre se soucie de répondre.
Elle me paraît du moins n'avoir rien à gagner à se caler sur les promesses lobotomistes de l'informatique commerciale : tout faire sans rien apprendre ni rien comprendre.
Février 2012
© Jean-Pierre Depetris 2004, 2012
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