La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

Vers le cinquième parallèle - Après le cinquième parallèle - Après le quarantième parallèle - Navigation et vie quotidienne - Suite

Table des matières





Carnet trente-trois - Vers le cinquième parallèle

Aliona et Aki sont revenus

Aliona et Aki sont revenus. Ils multiplient les occasions d’être ensemble depuis notre navigation dans les mers australes. Ils sont revenus, et nous étions contents de nous revoir.

Dès que j’ai connu Aki, je l’ai trouvé discret et peu loquace. Je l’attribuais en partie à des difficultés en anglais, en partie à l’âme nippone. Je crois qu’il n’en est rien.

Aki parle toujours avec difficulté, il reconstruit ses phrases à plusieurs reprises, parfois il ne les termine pas. Il fait des gestes en parlant comme celui qui essaierait d’attraper des poissons à la main ; comme s’il tentait de saisir des idées sous l’eau, ou encore, de nous montrer des choses précises, mais aussi invisibles qu’insaisissables.

Pour manipuler un peu le japonais, je sais que cette langue est plus fluide que celles d’Occident, que les idées y tracent comme seules leurs cours, et que les énoncés semblent toujours y garder une courte avance sur la conscience. Cela tient aux grammaires d’Extrême-orient qui, ayant peu de déterminations grammaticales, rendent la parole plus allusive.

Aki n’est pourtant pas particulièrement allusif : il est embarrassé. Il m’embarrasse aussi quand je l’écoute. Il paraît s’engager dans l’énonciation de remarques intéressantes, mais il trébuche, échoue, balbutie des phrases qui demeurent incomplètes.

Aki est plus à l’aise quand il écrit. On a alors une idée de comment il tente de parler. J’imagine qu’il cherche à porter dans la parole les même retouches qu’il effectue probablement sans peine en écrivant. Ce qu’il dit paraît alors souvent décevant, et la déception qu’on tente, embarrassé, de lui cacher, ne l’aide pas non plus bien sûr. Sans doute ne sait-on pas l’écouter.

Peut-être a-t-on désappris à entendre quelqu’un de plus soucieux de ce qu’il dit que de ses auditeurs. Bien des sages, dit-on, étaient de mauvais parleurs, hésitants ou même bègues, mais ils furent entendus. L’énoncé des Quatre Nobles Vérités, tel que l’avait prononcé le Bouddha Gautama dans son premier sermon, le sutra de la Mise en mouvement de la roue du dharma, conserve cette impression agaçante, bien que la forme dût en être lissée à travers la transmission orale et les diverses traductions. Les multiples écoles préfèrent d’ailleurs le paraphraser et le commenter abondamment. Il était ainsi devenu difficile d’en trouver le texte original, tant celui-ci nous inspirerait au premier abord un irrépressible : « Et alors ? »

Aki n’est pas de ceux qui cherchent à vous en imposer, vous séduire ou vous donner le change. Il n’a rien de ces débatteurs qui éblouissent ; il n’est pas un vendeur, un orateur, un communiquant. Ce qu’il a à vous dire, il le veut exact, précis, même quand il se contente de répondre à une question à laquelle vous ne donnez pourtant pas une grande importance.

Bien sûr, je ne sous-entends pas qu’il serait un bodhisattva.

Le vent hurle comme je ne l’ai jamais entendu

Le vent hurle comme je ne l’ai jamais entendu. C’est bien simple, il me tient éveillé, moi qui ne dors jamais mieux que lorsqu’il berce mon sommeil. Il donne aussi un inquiétant mariage de tangage et de roulis à la dernière version du Târâgâlâ.

Ni tangage ni roulis ne m’empêchent de dormir d’habitude. Ils me bercent au contraire. J’ai aussi une entière confiance en Aki et en Kalinda, qui doivent bavarder en ce moment sur la passerelle.

Il vaut mieux être deux éveillés avec un tel typhon. Il n’est pas nécessaire de resteer ensemble aux commandes, mais au moins à portée d’appel, et prêts à intervenir quoiqu’il se passe. Savoir que Kalinda et Aki veillent sur mon sommeil me rassure, mais ne m’aide pas à dormir.

Nous avons modifié les ballasts du Târâgâla. Ils devaient stabiliser son assiette, mais dans une telle tempête, il est dur de sentir une différence.

À la poupe du Târâgâlâ

« Je crois que tu es injuste avec la distribution Xubuntu que tu as installée », insiste Kalinda en forçant la voix pour couvrir le vacarme des flots. Depuis quelques jours, elle me voit m’en servir, et elle l’a même un peu explorée.

« Tu as parfaitement raison », dis-je en levant la tête de l’écran. « Le système est très bien en lui-même. Il est compact, robuste, ergonomique et très personnalisable. Je suis certes affligé par la question du clavier complet en français et du correcteur grammatical, mais elles ne font pas la spécificité de cette distribution. »

« Alors pourquoi dis-tu le contraire ? » Les éléments ne se sont pas calmés et la cabine bouge toujours beaucoup. Nous nous sommes retrouvés à la poupe du Târâgâlâ. Elle a été profondément modifiée dans sa nouvelle refonte. Il s’y trouve maintenant une cabine prolongée d’un balcon au-dessus des flots, qui n’est pas sans évoquer le château des anciens galions. Nous aimons nous y retrouver tous les deux, et avec d’autant plus de plaisir qu’Aliona et Aki n’y mettent presque jamais les pieds.

Oui, je suis injuste envers Xubuntu, qui répond parfaitement à mes demandes. Il donne une nouvelle jeunesse à ma machine qui commence à vieillir. Pour tout dire, j’en suis impressionné. Bien sûr, il faut quelques heures, et même quelques jours, et peut-être davantage pour s’en rendre bien compte. Il n’est pas inutile non plus de lire quelques documentations. « Alors pourquoi disais-tu le contraire ? » insiste Kalinda.

Dehors, la tempête ne faiblit pas. Je ne sais pas pourquoi je la dis « dehors », car c’est un fait que nous, et le Târâgâlâ, y somme « dedans ». On ne vit certainement pas l’expérience que la tempête serait « dehors ». Dans cette nouvelle cabine de proue, d’autant plus qu’elle est fort étroite, on a une excellente vue des trois côtés à travers des fenêtres carrées. Alors, avec le roulis et le vacarme, on se sent vraiment au cœur des éléments.

« Tout n’est pas faux, reconnais-le, dans les critiques inspirées par ma première impression. Admets qu’elles sont au moins symptomatiques. » Je détaille à Kalinda quelques aberrations dans les préférences par défaut. (Je ne souhaitais pas simplement copier tous les dossiers de mon ancien système, car des fichiers me semblaient corrompus ; je voulais tout reprendre au propre.)

Je lui donne pour exemple les préférences de la messagerie, qui sont réglées comme une insulte au bon sens : La rédaction des messages est par défaut en HTML ; la réponse est placée par défaut devant le message, et non après, comme il serait plus logique et plus correct ; les binettes sont affichées par défaut au format graphique plutôt qu’en caractères comme des signes de ponctuation, etc. « On peut se dire que ce n’est pas si grave, certes. Tout ceci n’enlève rien aux qualités du système, et il n’est pas difficile d’y remédier ; mais on y perd du temps, on y perd de l’attention, on y perd son calme, on y perd même tout sérieux si l’on envoie des courriers avant d’avoir modifié tous ses paramètres ; et après plusieurs applications, on commence à ne plus savoir ce qu’on fait. Peux-tu me dire à quoi tout cela rime ? »

Je dois moi aussi forcer la voix. Mon écran tangue, et la surface du thé se balance dans les bols de bambou. Le vent hurle comme une horde de loups, et le ciel est si sombre que l’on en perd la notion de l’heure.

De délicieuses et minuscules chenilles

Je viens de goûter de délicieuses et minuscules chenilles au déjeuner. Nous les avons achetées dans une île, loin au nord-ouest des Moluques, autour du cinquième parallèle. Je ne sais s’il s’agissait de chenilles ou de vers ; de larves en tout cas. Elles étaient minuscules et blanches, à peine grillées, et elles avaient un léger goût de petits-pois quand ils sont crus et encore craquants, comme lorsqu’on vient de les ramasser et de les détacher des cosses.

Kalinda les avait achetées, et à mon grand regret, elle n’avait pas songé à en apprendre davantage.

L’extrême complexité des relations humaines à Citangol

Je commence à me rendre compte de l’extrême complexité des relations humaines à Citangol. Je ne me suis jamais beaucoup occupé de sciences humaines (dont la dénomination seule ne me paraît pas être très éloignée de l’oxymore), aussi mes remarques seront probablement incomplètes et maladroites. Elles seront du moins fondées sur mes seules observations.

Le modèle de la famille élargie, oncles, cousins, tantes, neveux…, domine les rapports humains à Citangol, mais pas exclusivement. Les mariages y sont fréquents entre communautés, notamment religieuses, contrairement à ce qu’il en est dans les sociétés fondées sur le même modèle. Ils sont aussi fréquents, d’après Kalinda, que dans les sociétés à familles nucléaires. Les religions sont elles aussi un élément structurant des rapports humains, notamment à travers les fraternités qui prennent en charge bien plus que l’organisation des cultes et l’entretien de leurs lieux.

Le travail enfin, à travers syndicats et coopératives, est un autre élément de cohésion sociale. Ceci fait beaucoup de liens, auxquels il faut ajouter celui du voisinage, avec ses divers conseils locaux. Les Citangolais sont donc, si l’on peut dire, bien encordés ; or précisément ces cordages se croisent, se trament et, loin de finir par contraindre les comportements, ils semblent contre toute attente générer de l’indépendance et de la diversité.

Il est fréquent dans les couples que chacun conserve sa religion, voire que chaque conjoint épouse aussi celle de l’autre sans renoncer à la sienne. Beaucoup de Citangolais sont à la croisée de plusieurs communautés religieuses, de plusieurs fraternités, comme ils le sont de plusieurs familles. Dans l’activité professionnelle elle-même, il est courant aussi qu’on exerce plusieurs métiers, qu’on collabore à plusieurs coopératives et qu’on participe à plusieurs syndicats, comme mes amis du Târâgâlâ en sont un exemple.

Ces relations sont si intriquées et si complexes, ou encore si peu pensées, qu’on ne les voit pas tout de suite. On les perçoit d’autant moins qu’on n’est pas très enclin ici à la réunionite. Nul ne sait comment on se tient au courant des problèmes qu’on résout pourtant ensemble. Nul ne sait comment on communique : listes de diffusion, téléphone arabe, propos de comptoirs, repas de famille…

De la notion imprécise d’individu

On est surpris tout d’abord par une société soudée par de si puissants liens, mais où paradoxalement s’épanouissent tant d’originalités et de différences personnelles. Elle ferait alors davantage penser à l’individualisme du modèle de la famille nucléaire. Cependant, contrairement à une idée reçue, un tel individualisme engendre plutôt le mimétisme et des comportements moutonniers. Il entraîne de fortes prégnances administratives, ou encore policières et judiciaires. On ne ressent rien de tel à Citangol.

Oui, ce que je viens de dire paraît quelque peu confus : c’est à cause de l’ambiguïté de la notion-même d’individu qui veut dire une chose et son contraire. On ne dispose pourtant pas de beaucoup d’autres termes.

« Individu » a des significations sensiblement différentes selon les discipline. Sa stricte dénotation désigne ce qui n’est pas divisible, c’est-à-dire la plus petite partie d’un ensemble dont il serait l’élément. L’individu se définit alors par l’ensemble dont il fait partie, et sur lequel rien ne précise qu’il ait la moindre action ni qu’il en soit autonome.

Dans de nombreux cas, il aurait plutôt l’acception de « monade », pour souligner alors son autonomie. « Monade » n’est pas un terme si courant que l’on pourrait employer aisément pour connoter cette liberté envers un ensemble dans lequel l’individu serait inclus. Si l’on cherche un terme qui la supposerait, on pourrait choisir « automate », comme l’avaient fait les philosophes anciens et les premiers modernes, mais on voit tout de suite que ce n’est plus le terme qui convient. L’idée n’est donc pas si simple qu’elle le paraît d’abord.

La société citangolaise est diverse ; elle est aussi égalitaire et solidaire. Chacun semble y agir à sa tête, tout en étant attentif à ses pairs, et impliqué dans son entourage. Dans ce treillis de liens, la singularité de chacun trouve tout ce qui lui est nécessaire pour se nourrir. On y remarque des détails qui ne trompent pas : le caractère anarchique de l’habitat, le peu d’espace qu’occupent bâtiments publics et administratifs, la relative modestie de tous les bâtiments privés, en comparaison de ceux communautaires ou associatifs.

Sur le château

« Le choix de privilégier les coopératives sur les entreprises privées et nationales a profondément stimulé le développement de Citangol », me dit Aki.

Nous n’avions pas besoin de l’expérience des eaux froides d’Aki et d’Aliona pour manœuvrer le Târâgâlâ dans des régions tropicales, mais ils avaient manifestement envie de naviguer encore avec nous. Ils avaient aussi envie de naviguer ensemble.

Aki a raison, les esprits les plus ingénieux de l’île n’ont pas à craindre que leur travail ne contribue à supprimer leurs propres fonctions. Ils gardent, quoi qu’il arrive, leur place dans la coopérative.

« C’est un peu à quoi étaient parvenus les ingénieurs californiens du vingtième siècle avec les nouvelles technologies », ajoute-t-il, « mais en utilisant alors l’actionnariat. Il semble que l’époque en soit révolue, et l’invention s’est déplacée vers l’Asie. »

Le temps s’est calmé depuis hier. Nous sommes accoudés au bastingage de l’étroit château à la poupe du navire, qui lui donne un style si particulier : quelque chose du galion. Un vent tiède venu par l’est de l’équateur nous décoiffe.






Carnet trente-quatre - Après le cinquième parallèle

Nouvelle lune

Pas de lune. Pas de nuages non plus, et la légère nébulosité ne voile presque plus un ciel étoilé. Pas de vent. L’eau est agitée d’une ample respiration, si lente qu’on la perçoit à peine. Les étoiles se reflètent à sa surface et la rendent légèrement lumineuse.

Les turbines du Târâgâlâ tournent sans bruit. Nous aurions tôt fait d’épuiser toute notre énergie en les forçant davantage. Je maintiens le cap sur la Couronne Boréale.

Djanzo fait ces temps-ci des recherches sur la philosophie de Whitehead et sur son approche de la relativité. Il a partagé avec moi une part de ses réflexions et de sa documentation.

Pourquoi avec moi ? Parce que j’ai un peu traduit Alfred North Whitehead, et parce que je me suis attaché d’assez près à sa philosophie. Je ne savais pourtant pas qu’il s’était, semble-t-il, autant intéressé à la relativité. Je ne m’étais pas soucié non plus de lire son The Principle of Relativity with applications to Physical Science, publié en 1922, et qui me paraissait une œuvre marginale, peut-être un travail de commande.

Je découvre dans mes échanges avec Djanzo que Whitehead avait abordé la mécanique quantique et la relativité dans un grand nombre de ses ouvrages, et notamment dans ceux que je croyais mieux connaître. Pendant que je le les lisais, il m’avait semblé que Whitehead y cherchait surtout des illustrations à sa propre cosmogonie, plutôt qu’il ne proposait une théorie originale et bien élaborée. Y aurait-il une théorie whiteheadienne de la relativité ?

La théorie whiteheadienne de la relativité

Non, il n’y a pas à proprement parler une théorie whiteheadienne de la relativité, concurrente de celle d’Albert Einstein. Pourtant Whitehead critique bien cette dernière ; il en montre les contradictions et les insuffisances. Il ne dit pas cependant qu’elle serait fausse. Non, elle marche, elle décrit bien la nature ; elle prend seulement quelques libertés avec la consistance philosophique. Les critiques de Whitehead se révèlent alors fort intéressantes à double titre.

D’abord elles prennent de front cette véritable schizophrénie qui s’est introduite dans la culture contemporaine, tellement bloquée aux Lumière, qu’elle ne sait penser qu’en s’appuyant sur les sciences du dix-huitième siècle. Elle demeure incapable d’incorporer les nouvelles conceptions apparues à travers les découvertes des siècles suivants, pas plus qu’elle ne sait les expliquer ni les décrire dans la langue de l’expérience privée. La pomme qui obéit aux lois de Newton est bien la même que nous cueillons et goûtons, pourrait-on dire, mais le chat de Schrödinger, nous ne sommes pas sûr de le reconnaître dans celui que nous caressons.

Ensuite, Whitehead ébauche une nouvelle métaphysique et une nouvelle cosmogonie qui rendent les sciences physiques bien plus intuitives que l’état actuel des théories nous les font paraître. En somme, il fait du ménage, il range la maison, et même si les équations de Schrödinger, de Maxwell et de Planck, ne deviennent pas forcément plus faciles, ce qu’elles signifient pour l’expérience réelle commence à être mieux perceptible.

Voilà à peu près ce que m’a expliqué Djanzo. Il a paru surpris que je sois passé à côté de ces aspects en lisant, et même en traduisant Whitehead. « Parfois certaines de tes remarques semblent pourtant directement s’en inspirer, et nous savons que tu l’as lu attentivement », m’a-t-il dit.

« Ce que tu m’as expliqué du temps », a-t-il encore ajouté, « de ses impressions troublantes qui nous trompent, son aspect flottant et moiré qui nous empêche d’accommoder sa réalité objective, celle de la trame des causes et des effets, et sa réalité subjective, celle de la perception des causes selon qu’elles soient toujours agissantes ou que leurs effets directs aient cessé, quels que soient leurs éloignements dans la durée, et qui nous font paraître proches des événements lointains, ou lointains des événements plus récents ; ce que tu m’en disais me semblait en être une référence explicite. »

Peut-être n’aurais-je jamais pensé cela en effet sans avoir lu Whitehead, mais tout ce travail a dû se faire dans mon esprit en tâche de fond.

Reprendre le contrôle

Alfred North Whitehead est réputé difficile, mais je ne crois pas qu’il le soit. Il est surtout facile de mal le comprendre. Il est également fort mal traduit. Moi-même je n’y ai pas si bien réussi, souhaitant ne pas m’éloigner des choix déjà faits par la majorité des autres traducteurs. « Immédiateté de présentation » sonne comme un barbarisme en français, mais pas presentationnal immediacy en anglais. L’expression anglaise sonne bien avec causal efficiency, et elle a été construite pour cela, mais pas le français avec « causalité efficiente ». Bien traduire, ce n’est pas coller au plus près de la littéralité, c’est d’abord bien comprendre dans la langue source, puis le dire le plus simplement possible dans la langue cible. Ce n’est pas facile, et notamment avec Whitehead qui ne cesse d’alterner entre deux plumes. Il enchaîne de courts passages dans un style vivant et imagé, employant des mots simples dans des figures aussi variées que limpides, et d’autres, rigoureux et arides, définissant une nouvelle grammaire philosophique. Avant même de trop chercher à comprendre, on doit s’y abandonner et saisir d’abord le sens d’un tel balancement.

Je ne trouve pas Whitehead difficile, je le trouve très clair au contraire, ou bien confus. Whitehead devient confus quand il aborde des questions où l’on ne peut manquer de l’être : quand il parle de la matière d’abord, qu’il considère comme une abstraction. Évidemment que la matière est une abstraction, comme « la couleur », « le nombre », ou « l’homme ». Il n’existe que des couleurs particulières, comme il l’écrivait lui-même ; des nombres particuliers : 3, 4/5, π, 100101101… ; des hommes et des femmes particuliers : moi, Djanzo, Kalinda… La matière, de même, est une abstraction générique des matériaux et de leurs propriétés mécaniques : ceux de la table de Mendeleïev et de leurs composés.

Il est confus encore quand il parle de Dieu. On comprendrait qu’il soit tenté de trouver un chemin, et même de le forcer, pour concilier sa nouvelle métaphysique avec la religion de sa nourrice, pour reprendre la formule de Montaigne, et même avec l’ensemble des religions, car il est ainsi, mais il brasse inévitablement de la confusion. Pour le moins, il inverse le sens de la création dans sa philosophie du processus. On y voit bien que c’est l’évolution de la profuse diversité des existences particulières qui produit l’abstraction d’un Dieu de miséricorde, et qui demeure une abstraction ailleurs que dans l’existence réelle de ses créateurs. (Pour ainsi dire.)

Comment parler de tout cela sans se retrouver dans les parages d’une pensée New-Age ? Ce serait une erreur d’y réduire Whitehead. Cet esprit New-age a lui-même plutôt été le symptôme d’un manque d’intuitivité des sciences de la nature, qui prive la pensée philosophique de prises solide sur le réel pour lui éviter de divaguer. L’intérêt de son œuvre n’est certainement pas de préparer dès aujourd’hui la religion de nos enfants, pour reprendre la formule des situationnistes, il est plutôt de réconcilier science et pensée, et d’en reprendre le contrôle.

On ne doit pas négliger une certaine filiation de maître à élève entre Whitehead, Russell et Wittgenstein, quelque masquée qu’elle paraisse par une évidente différence de caractères, et même par une utilisation différente du langage. Ils ne se transmettent pas moins l’héritage de certains questionnements et de réponses inévitables.

Premier quartier

Les nuages sont revenus et cachent le plus souvent la lune qui est déjà dans son premier quartier. J’ai pu expérimenter encore une fois combien, si l’on s’en sert bien, il est plus commode de communiquer à distance avec l’internet, que de se retrouver nez à nez. Plutôt que se répéter, on a tout loisir de se relire. Souvent, en lisant attentivement et en relisant une simple phrases on comprend ce qui aurait nécessité de nombreuses répétitions et de nombreuses explications en parlant. Encore cette phrase doit-elle être bien tournée dans une langue soutenue. En prenant le temps de bien écrire et de bien lire, on se déplace plus rapidement dans la pensée. Or, comme je l’ai déjà noté, la vitesse de la pensée n’est pas sans rapport avec sa puissance, laissant soupçonner qu’elle ne serait pas si indépendante des lois de la physique.

On peut encore incorporer dans ses courriels de nombreux liens et des pièces jointes, en copier des citations, les commenter et les expliquer à loisir. On peut à chaque instant entraîner de nouveaux interlocuteur dans une discussion, faire appel à leurs lumières et leur demander des suppléments d’information. On est toujours surpris de voir combien ensemble on déblaie ainsi de terrain, et combien l’on peut élargir et éprouver ses connaissances. En une lunaison, j’ai dû assimiler l’équivalent de mois de cours, sans qu’aucun de nous ne se soit jamais fixé dans le rôle d’élève ni de maître.

Les nuages font des aubes bouleversantes, surtout lorsqu’ils se déchirent sur un ciel lumineux. Je tente de n’en louper aucune, toujours renouvelées, quitte à retourner dormir quand le jour a pointé. La théorie de l’espace-temps ajoute une touche certaine à leur beauté.

Kalinda et Aliona

Kalinda et Aliona sont devenues les meilleures amies du monde. Elles se ressembleraient à force d’être différentes. L’une est tropicale jusque dans le choix des couleurs de ses paréos, ses chemisiers ou ses bustiers, à la fois sombres et éclatantes, et l’obscure intensité de son regard ; l’autre boréale, dans ses tissus flottants aux couleurs neigeuses, et les tons glacés de ses yeux de nacre. La peau de Kalinda évoque l’ébène autant que celle d’Aliona, l’ivoire.

Aliona est nettement plus jeune aussi, et pourtant elles ont comme un air de famille, elles sont comme deux sœurs. Elles rient ensemble, elles se prennent par les épaules, par la taille ; elles s’embrassent. Aki et moi nous nous entendons bien aussi, mais elles seraient surprises si nous nous comportions comme elles.

Idées fantômes

Le monde est traversé d’idées fantômes, d’idées qui passent à travers les têtes comme elles traverseraient des murailles, mais n’en habitent aucune. Elles ne sont les idées de personnes, mais elles circulent, s’installent dans des consciences et les hantent. Elles sont confuses et imprécises ; ce sont des idées sans vie, des ombres flottantes, des spectres errants.

Elles sont là depuis toujours, changeantes, irisées et informes. Elles ont toujours hanté les communautés humaines sans qu’elles soient celles d’aucun homme, d’aucune communauté, ni d’aucune faction. Elles hantent l’espèce humaine depuis toujours, mais elles ont pris plus de force encore avec les si fameuses nouvelles technologies de la communication. Comme elles hantaient les vieux murs, les comptoirs de bistrots et les trop vastes demeures, elles hantent les routeurs et les cartes-mères. Mieux que jamais, elles entrent ainsi dans l’intimité de chacun. Elles s’insinuent dans les fictions, les débats, les réclames.

Elles pénètrent ainsi nos tanières, elles en font des maisons plus hantées que des manoirs d’Écosse. Des esprits forts nient l’existence de tels fantômes. D’autres tentent de la prouver, se servant d’équipement technomécaniques et conceptuels. Les deux se trompent : ni elles n’existent ni elles n’existent pas. Elles ne sont que des spectres débiles, des ombres fuyantes. Elles s’installent dans les coins sombres, et les assombrissent encore.

Ainsi parlait Kalinda.

« Certains croient que ce sont les idées des morts qui hanteraient encore le monde des vivants. »

« C’est idiot », continue-t-elle rêveuse, « les idées, comme les hommes, vivent et meurent ; ils sont vivants ou ils sont morts, ou encore oubliés, mais il n’est pas commun que les unes ou les autres deviennent des morts-vivants. Ces idées fantômes n’ont jamais été vivantes. Elles ne se transforment même pas, faute d’avoir assez de forme ; tout au plus, elles se colorent. Elles ne sont que des spectres débiles. »

Nous recevons

– Ce dont tu parles ici, l’interroge Aliona, aurait-il à voir avec ce qu’on appelle l’idéologie ?

– Si Kalinda voulait parler d’idéologie, elle dirait « idéologie », lui répond Aki. Crois-moi, quand elle dit fantômes, elle sait de quoi elle parle.

Aki vient lui aussi d’une culture où l’on connaît bien les créatures errantes et informes, et nous savons chacun qu’une des fonctions de flamina qu’exerce Kalinda est de tenir de tels démons à distance. Nous déjeunons à la poupe du Târâgâlâ, dans la cabine qu’elle et moi affectionnons, et c’est un peu comme si nous y avions invités nos amis.

Nous ne sommes pas loin de la cambuse attenante à la cuisine, et plus proche encore de la passerelle. Chacun de nous peut tour à tour se lever pour aller y voir si le navire tient bien son cap, ou si aucun obstacle ne se trouve sur notre route. En fait, nous nous en assurons aussi bien à l’aide d’un simple ordinateur de poche. Aliona, qui est en principe de quart, tient le sien allumé à côté de son Purēsumatto.

Nous avons pris l’habitude d’appeler ainsi, en japonais, ou le plus souvent sous sa forme abrégée matto, ce que la langue française nomme curieusement un set de table, terme dont je n’ai aucune idée de l’origine : set n’est pas un anglicisme, puisqu’on dit en anglais placemat, ou mat simplement, emprunté au japonais. L’usage en aurait été introduit en Europe dès le quinzième siècle à partir de Venise, mais les Italiens disent tovaglietta americana (napperon américain).

Moi, je n’ai pas d’ordinateur de poche. Je déteste ces objets hantés par des fantômes débiles, et ouverts à tous les passe-murailles. J’attends qu’ils puissent embarquer un bon Linux.

Chacun est civilement assis en tailleurs sur son tatami ; moi seul ai allongé les jambes comme un Gréco-latin.






Carnet trente-cinq - Après le quarantième parallèle

Pleine lune

Pleine lune sur l’océan.

Une boule de dix-mille kilomètres de circonférence qui tourne autour d’une autre de quarante-mille, à une distance de cent-mille kilomètres environ.

Ces nombres sont trop grands pour que l’on parvienne aisément à se les figurer. Pourquoi ne pas en réduire l’échelle ? Une boule de cinq centimètres de circonférence tournant autour d’une autre de vingt, à une distance de deux mètres environ.

Il est plus commode de se le figurer ainsi ; mais voit-on encore la lune sur l’océan ? Bien sûr que si, il n’est pas très difficile d’y parvenir.

Savoir cela ne sert à rien. L’important est de le voir. Je veux dire le voir vraiment, avec ses proportions et ses mesures, de ses propres yeux comme on dit, de là où l’on se trouve.

Ne verrait-on pas plutôt un disque d’argent ? Ou pourquoi pas un hublot ouvert dans la voûte du ciel ? Toutes ces images sont bonnes, et elles nous aident à voir la lune réelle, mais elles la cachent aussi bien.

Ce soir, je veux regarder la lune sans rien imaginer. La lune, il faut le dire, est une chose bien étrange.

Sa taille est connue approximativement au moins depuis Hipparque, qui en démontra le calcul au deuxième siècle avant notre ère. Je ne me souviens plus dans le détail de comment il s’y prit. Je sais qu’il s’est servi principalement de la durée d’une éclipse.

Ces choses-là se voient, comme je l’ai dit à plusieurs reprises, à l’œil nu et sans moyens de faire des mesures précises. Si l’on ne les voyait pas, comment chercherait-on à les quantifier ?

On les voit fort bien, comme à tribord en ce moment-même, la lune la mer.

Une déesse guerrière et marine

« Pourquoi t’acharnes-tu à aller chasser du poissons dès qu’on jette l’ancre, alors qu’il suffit de laisser traîner des lignes pour qu’il vienne s’y prendre », me demande Aki, me voyant en maillot sur le pont, armé d’un fusil à harpon.

Je m’ennuie en naviguant. Je me sens enfermé. On s’imagine qu’en parcourant les océans, on découvre le monde. La vérité est qu’on vit plutôt l’impression de s’enfermer chez soi, de se replier dans un lieu étroit et familier, et qui le devient chaque jour davantage.

J’ai sans doute de la chance de naviguer avec des compagnons agréables, avec lesquels nous avons tant à partager et à nous dire, mais l’enfermement en devient pire encore. On se sent s’amollir, on se sent devenir un chat d’appartement.

« Tu ne t’en rends peut-être pas compte », lui dis-je, « mais d’ici une lune ou deux, nous allons nous mettre à jouer aux cartes, ou à regarder des séries policières sur l’écran de nos ordinateurs. »

J’ai besoin d’espace, et les mers n’en sont pas pour des êtres terrestres. Elles ne sont que des huis-clos.

« Tu ne crains pas les requins ? » me demande-t-il encore.

« Non pas avec Kalinda. »

Nous plongeons à deux avec des fusils à air comprimé. Les requins ne sont pas des animaux bien intelligents, mais suffisamment pour s’apercevoir que nous sommes armés. Bien rares sont par ailleurs les bêtes qui osent se frotter aux hommes, dont elles ont appris à connaître la cruauté.

Kalinda nous rejoint, majestueuse sur le pont du Târâgâlâ, à peine habillée d’un court paréo noué sur ses hanches et d’un long couteau de plongée attaché à son mollet, qui fait paraître ses jambes plus fines et nerveuses. Son masque remonté sur le front lui donne un air d’une Athéna des mers du sud, avec le long fusil et le harpon qu’elle tient d’une main, la pointe inclinée comme une lance. Elle a son regard de prédateur.

Dans l’eau, où flotte sauvage sa chevelure, elle est plus saisissante encore, affranchie de la pesanteur. Je n’arrive pas à m’habituer à la vitesse et à l’aisance avec lesquelles elle s’y déplace.

La palette de Gauguin

J’ai découvert la peinture de Gauguin à Citangol l’an dernier. Oh, bien sûr, je la connaissais déjà, mais je ne l’avais jamais réellement regardée. J’ai eu dans mon enfance un instituteur qui avait placé des reproductions de Gauguin partout dans la classe. Comme on l’imagine, on n’y trouvait pas les nus que j’ai connus plus tard ; les peintures étaient chastes.

Elles m’étaient devenues familières sans que j’y prêtasse une grande attention. Je les voyais, certes, et elles ont influencé depuis ce temps mon regard, mais sans les voir. J’étais plus attentif à Van Gogh et à Cézanne, qui peignaient des lieux qui m’étaient plus coutumiers, entre Aix et Arles.

Ce ne sont pas les sujets des toiles de Gauguin que j’ai redécouverts lors de mon précédent voyage : c’est sa palette. Ses couleurs sont proches de celles dont Kalinda aime à se parer. Ce sont les ombres aussi qui m’ont impressionné. On y trouve du rose et du pourpre.

Kalinda aime elle aussi se revêtir d’ombre. Les tons de sa peau la font parfois elle-même paraître une ombre furtive.

En vérité, les sujets des toiles de Gauguin, à la fois exotiques et étranges même quand il peignait la Bretagne, avaient plutôt détourné mon attention, contrairement à Van Gogh et à Cézanne, qui décoraient aussi la salle de classe, et que j’avais plus intensément regardés.

Les cyprès et la Sainte Victoire m’étaient suffisamment familiers pour que je n’y voie que des prétextes. Ils n’étaient pour moi rien d’autre, contrairement à Heidegger qui a écrit des pages sur une paire de godasses en croyant parler de la peinture de Van Gogh. J’ai aussi été saisi plus tard par les Nabis et les Fauves, sans me rendre compte que ce qui m’impressionnait chez eux était déjà chez Gauguin.

Je suis toujours surpris de ce qu’a dit de la couleur, de l’ombre et de la lumière, la peinture de ce temps, comme je le suis aussi que la critique ait pourtant continué de se contenter d’un vocabulaire si pauvre et si approximatif. L’image numérique a généré depuis un vocabulaire doté d’une précision nouvelle, avec des systèmes de mesure et des techniques pratiques. Voilà qui montre encore ce divorce entre la culture des humanités et celle de la science dans lequel les deux se ruinent et se stérilisent.

XScreenSaver

J’ai installé un économiseur d’écran qui fonctionne bien mieux sur mon nouveau système que sur l’ancien : XScreenSaver. Je ne sais pas s’il repose réellement mon écran, mais moi si. Notamment, j’y fais défiler des photos récentes, ou de celles que j’utilise dans mes carnets. Elles y sont recadrées ou modifiées par des filtres divers, me permettant de les redécouvrir d’un œil neuf ; sinon j’y contemple des images automatiquement générées par du code. XScreenSaver est un programme qui propose un ensemble d’écrans de veille pour les systèmes Unix.

Certains d’entre eux sont atroces, et la plupart s’agitent bien trop vite pour me reposer vraiment. Je sélectionne ceux qui m’intéressent dans fenêtre des préférences, et chacun offre aussi la possibilité d’en modifier les principaux paramètres. Quelques-uns de ces écrans sont de véritables ouvrages d’art.

On ne s’habitue pas à une telle expérience, et l’on s’en surprend plus encore quand on y réfléchit : voir sous ses yeux des œuvres d’art se reproduire à la volée grâce à quelques lignes de code et des algorithmes simples. Dans quelques-uns, on reconnaît au passage certains filtres de GIMP (GNU Image Manipulation Program), ou d’ImageMagic.

Quelques fractions de secondes suffisent à produire des images qui auraient demandé à l’artiste un travail considérable en d’autres temps. Elles s’évanouissent aussi vite, même si chacune mériteraient d’être conservée et encadrée. Elles sont fugaces et comme sans valeurs, comme les merveilleux pétales qui tombent des arbres au printemps, ou les magnifiques feuilles rouges de l’automne. Elles sont d’autant plus belles qu’elles sont précaires comme la vie, dont elles imitent la profusion.

Ce ne sont pas des programmes, et moins encore des machines, qui seraient devenues artistes ; ce sont des hackers qui, en l’occurrence, ajoutent leurs contributions indépendantes à XScreenSaver. A-t-on jamais admiré un peintre pour la patience de son travail ? Ces nouvelles images nous en convainquent mieux que les théories les plus avant-gardistes du siècle dernier.

La programmation est elle aussi un travail patient, mais ce n’est pas non plus ce qu’on y admire. On y admire plutôt un travail de l’esprit qui relève davantage de la flagrance que de la patience.

Seul un très petit nombre d’écrans sont beaux. La plupart d’entre eux sont plutôt laids et animés de mouvements agaçants, mais on n’est pas obligé de les cocher.

Ceux qui sont beaux sont toujours originaux, fondamentalement différents les uns des autres, à moins qu’ils ne soient d’un même auteur, dont on découvre le nom dans la fenêtre d’option de chaque écran.

La force de la beauté

Je ne saurais dire à quel moment l’écriture s’est figée ; à partir de quand on s’est crû obligé d’adapter son style et sa posture à un certain type de travail : essai universitaire, roman, poésie, critique… Ce phénomène n’est probablement pas étranger au développement de l’imprimerie ni d’un marché du livre et de la presse, dont les « produits » devaient être aisément catalogables. De telles coutumes sont assez nouvelles, somme toute, dans l’histoire de l’humanité, mais sans doute aussi assez anciennes pour que, quoique si contraire aux nécessités de l’intelligence, elles paraissent naturelles.

Tout le monde sait pourtant que la philosophie, la poésie, la science…, ne sont pas des formes d’écriture, ni davantage des produits éditoriaux bien catalogables. Nous savons aussi que ces catégories se retrouvent généralement ensemble dans un même texte avec plus ou moins de bonheur. Il m’est difficile d’imaginer qu’un texte satisfasse à des exigences philosophiques sans qualités littéraires, ou encore scientifiques, etc, ou soit seulement beau sans me faire découvrir ce que je n’avais encore jamais perçu ni conçu ; ou l’inverse.

Je pense comme Kalinda que l’esthétique, et pas seulement dans les lettres, mais aussi la musique et les arts plastiques, joue un rôle essentiel dans la dynamique intellectuelle. J’ai même les plus grands doutes sur la discrimination des catégories du beau, du vrai et du bien. J’ai tendance à les confondre en une seule : la force.

J’ai déjà noté que Pierre Reverdy utilisait ce mot, force, à propos de l’image poétique, là où la critique aurait plutôt choisi celui de beauté ; tout comme Henri Poincaré, là où les mathématiciens parlent conventionnellement de vérité. Je pourrais y chercher aussi quelques rapports avec L’Éthique de Pierre Kropotkine.

À la poupe avec Aliona

La température a beaucoup fraîchi, au point que j’en suis étonné. Nous sommes quand même à la hauteur du sud de la France, et les courants remontent de l’Équateur. Il est vrai qu’il fait froid dans la sud de la France en décembre, et qu’il y neige quelquefois au niveau de la mer.

L’eau est devenue bien trop froide pour y plonger sans combinaison, même en nageant vigoureusement et près de la surface. Le bord du Târâgâlâ en paraît plus étroit.

L’île de Sakhaline, d’où vient Aliona, est très froide elle aussi, m’a-t-elle dit, et la mer y gèle en hiver, alors qu’elle est proche des latitudes de la France. Des courants froids y descendent du nord, et le vent qui souffle du vaste continent est glacé.

Aliona est venu prendre le thé avec moi à la poupe. Nous nous sommes allongés sur nos tatamis avec nos grosses chaussettes de laine. Nous chauffons peu le bord. Nous ne tenons pas seulement à économiser notre énergie, mais nous souhaitons surtout éviter de trop gros contrastes de températures quand nous sortons sur le pont.

La mer est plate et grise, animée seulement de longues et calmes ondulations. Le ciel n’est pas très chargé, mais une nébulosité très dense le grise lui aussi, et quelques petits nuages de brouillard flottent au loin. Cette quasi-immobilité capte plus le regard que toute agitation. Car tout bouge malgré tout, et c’est comme si nous ne voulions pas perdre le moindre mouvement de l’eau, le plus petit déplacement d’un banc de brume, l’infime balancement de la coque. Tous bouge et tout change imperceptiblement. On ne sait si la lumière va baisser ou monter, si le soleil ne va pas se faire sentir à travers le ciel humide, et glisser quelques irisations nouvelles sur la surface de l’eau. On ne voudrait rien manquer de ces infimes changements, qui adviennent pourtant sans qu’on les voie venir.

Aussi nous parlons peu, nous dégustons notre thé en silence et attentifs, mais certainement pas dans l’indifférence l’un de l’autre. Il a plu ce matin. Ce n’était pas de la pluie, mais de minuscules flocons qui voletaient en tous sens et fondaient au moindre contact du pont.







Carnet trente-six - Navigation et vie quotidienne

L’art de manger le poisson avec des baguettes

Pourquoi faut-il que le marché européen se glorifie que son riz ne colle pas ? Bien sûr, personne n’aimerait un riz qui aurait la consistance du béton frais, mais un riz qui ne colle jamais n’est pas commode à manger avec des baguettes. Heureusement, on n’en trouve pas de tels en Asie, ou très peu, mais trop malgré tout. Nous devons être attentifs où nous l’achetons, sinon, quelle autre solution que le manger avec une fourchette ?

Je n’aime pas les fourchettes. C’est un instrument bien trop grossier. Je n’apprécie cependant pas non plus de manger du poisson avec des baguettes. Il devrait alors être préalablement découpé. Je préfère manger le poissons entiers, du moins lorsqu’il n’est pas trop gros.

Si le poisson est bien cuit, en plantant les dents entre les nageoires dorsale et la partie latérale du corps, à hauteur de cette ligne invisible qui suit la colonne vertébrale, et sous laquelle les rangées d’arêtes se dédoublent pour enserrer la partie ventrale, la chair se détache aisément. Avec un peu d’adresse dans les mâchoires, tenant le poissons par la tête et la queue, on parvient à ne pas arracher la plus fine arête.

Il n’est cependant pas impossible de manger avec des baguettes un poisson non découpé : on passe la lame d’un couteau bien effilé le long de la partie latérale du corps, la plongeant jusqu’à la colonne vertébrale, d’où le filet se détache aisément : on le soulève légèrement de manière à y glisser la pointe d’une baguette.

Dans ce cas, quand la tête a été coupée, il est plus commode encore de voir où plonger la lame. C’est ainsi que j’ai montré à mes compagnons comment s’y prendre. C’était un compromis avec Kalinda et Aki pour griller un poisson entier plutôt que le couper en menus filets, et les faire bouillir avec divers ingrédients.

Je commence toujours par les nageoires, que je saisis à l’aide des baguettes et dont je savoure la base charnue. On doit cependant être très attentif à la partie du corps percée par le harpon, où des arêtes sont nécessairement brisées.

« C’est un travail de chirurgien auquel tu nous contrains », se plaint Kalinda.

Tout est courbe sur terre

À l’occasion d’une recherche rapide en ligne, j’ai remarqué que la plupart des cartes y sont dépourvues de coordonnées. On n’en trouve pas davantage sur Google Maps. Une carte sans coordonnées n’est pas très utilisable, et d’autant plus difficile à interpréter qu’elle couvre un vaste territoire. J’imagine que la géolocalisation alimente la croyance que les coordonnées seraient devenues inutiles.

Cependant tout est courbe sur terre, même ce qui paraît droit, comme l’équateur. Sur une carte, les parallèles sont courbes, et les lignes droites ne sont pas les plus courtes.

Toute la géométrie in-situ, celle qu’on appelle aujourd’hui la topologie, et toutes les géométries non-euclidiennes, étaient déjà intuitivement implicite sur les cartes telles qu’on les a dessinées depuis le Moyen-Âge.

Kalinda et moi

J’ai beau répéter que Kalinda m’impressionne, je la vois comme une toute jeune femme, avec son sourire candide et son regard émerveillé. Je la perçois fragile à mes côtés, et je me sens moi-même, je dois bien le dire, protecteur. Elle nage pourtant plus vite que moi, elle chasse mieux que moi, elle jouit d’une autorité et d’une notoriété appréciables parmi les mortels, pour lequel je ne suis qu’un étranger, et même chez les immortels, elle code mieux que moi, elle n’a peur de rien…

Malgré tout, je me sens protecteur ; je me sens plus sage, plus fort qu’elle. Je ne suis pas moins écervelé, je me laisse comme quiconque dominer par mes sens et mes passions, mais rien n’y fait, l’impression est tenace.

J’ai bien les muscles et les os plus épais, et je la dépasse de quelques centimètres, mais l’impression, à l’évidence, ne se réduit pas à ces menus détails. Et puis, je me fais vieux, je n’ai plus ni la force ni la même vitalité, et pourtant, bien qu’elle soit presque de mon âge, et aussi grande que moi, je sens en elle un corps juvénile et une âme fragile qui trouvent en moi solidité et sagesse. Je suis surpris d’en découvrir aussi en elle la demande. Elle qui côtoie les dieux, je ne sais ce qu’elle trouve en moi, et moins encore ce que je lui apporte.

« Si tu la vois comme si elle n’avait pas encore vingt ans, je peux imaginer ce que tu lui apportes », me répond Aki en souriant. « Parfois, vous nous donnez à tous l’impression d’être deux adolescents émerveillés. » Il m’a rejoint sur la passerelle avec une bouteille de vodka entamée. L’alcool fort, qui nous réchauffe bien plus qu’il ne nous saoule, car comme moi Aki tient bien ce genre de boisson, et le soleil qui se couche dans un crépuscule de métal en fusion sous des nuages effilés comme des lames, nous incitent aux confidences.

« Non pas émerveillés l’un par l’autre, mais par le monde que vous paraissez redécouvrir ensemble. » précise-t-il pendant que je remplis son verre. « Ce sentiment est contagieux, vous le partagez avec nous tous, et je crois qu’il contribue à renforcer l’ascendant de Kalinda. »

Oui, j’ai sans doute une certaine aptitude à enchanter le monde ; peut-être est-ce cela que j’apporte à Kalinda, et, à travers elle, à toute l’équipe, bien que je sois un peu hanté ces temps-ci par quelques idées sombres.

Propos de table

– Non, je n’aime pas la nourriture trop cuisinée. Je n’aime pas mêler les goûts. Quand je mange un poisson, j’aime goûter sa saveur et son arôme propre, et mordre dans sa forme ; quand je mange une tomate aussi, ou une mangue. J’ai coutume de n’ajouter ni sel ni sucre. Les proies, les fruits, les légumes sont bien assez sucrés ou salés naturellement. Pendant des siècles, le sel et le sucre n’ont servi qu’à conserver les aliments.

– Je me demande alors comment tu peux aimer la cuisine de Kalinda, m’interroge Aliona.

– Ce n’est pas du tout la même chose. Kalinda rétablit les signatures. Elle est un peu pharmacienne, et peut-être un peu sorcière. Si l’on digère mal, si l’on est courbatu, si l’on se sent affaibli, si l’on dort mal, si l’on ne résiste pas bien au froid ou à la chaleur, elle connaît tous les secrets pour en cuisiner les remèdes. Le corps y reconnaît spontanément ce qui lui manque. Voilà pourquoi sa cuisine est immédiatement délicieuse au palais.

Nous naviguons autour du vingtième parallèle, très loin du continent asiatique pour éviter des tempêtes résiduelles, comme celle qui vient de frapper Mindanao. (J’imagine que l’ampleur des dégâts s’y explique davantage par la situation insurrectionnelle que par la violence réelle des intempéries ; il est dur de se protéger des éléments et des hommes à la fois.) Nous rentrons tranquillement à Citangol. Dans ces eaux peu fréquentées et éloignées de toute côte, nous pouvons abandonner la passerelle pour déjeuner ensemble.

– Nous tuons des êtres vivants pour nous nourrir, dis-je encore, et il ne convient pas que nous jouions en vain avec leurs dépouilles. C’est aussi une question de respect. J’en éprouve sinon un certain dégoût pour les cuisines trop sophistiquées.

– Peut-être ces cuisines sophistiquées cherchent-elles précisément à nous faire oublier que nous nous nourrissons d’êtres vivants, remarque Aki.

– C’est probable : et dans ce cas, de quoi devrions-nous avoir l’impression de nous nourrir ? Voilà justement ce qui me donne une sensation de dégoût.

J’ai pris le contrôle du bord

Il semble que mes amis m’aient abandonné le Târâgâlâ ces derniers jours, à moins que je ne me le sois approprié tout seul. Je ne quitte presque plus la passerelle. Bien peu de navires, petits ou grands, circulent sur la route que nous avons empruntée. Le temps s’est calmé depuis quelques jours, et le Târâgâlâ n’aurait pratiquement besoin de personne, se pilotant automatiquement. Sur la passerelle, je passe surtout mon temps à écrire, à lire et à chercher.

Mes amis respectent ce désir de solitude auquel je me suis abandonné sans même y songer. Il m’arrive parfois de m’endormir sur la banquette, sachant bien que je serais réveillé par l’ordinateur du bord si le Târâgâlâ perdait son cap, si un obstacle se dressait sur notre route, si le vent se levait ou si un grain se préparait. Je fais maintenant tellement corps avec le navire que je n’aurais pas même besoin de l’informatique pour m’avertir ; je le sentirais bien, comme si mon système nerveux était devenu celui-là-même du Târâgâlâ, et ce dernier le prolongement de mon corps.

C’est là une impression troublante. Je me suis installé là précisément pour m’y abandonner sans retenue.

Je me souviens, la première fois où je suis monté sur un bateau, un tout petit voilier, je fus déçu d’avoir été perturbé par son pilotage au point de ne plus être attentif à la mer. Là, tout est différent, mon corps prolongé de sa carène, prothèse avec laquelle je fends le vaste océan, je demeure toujours imperturbablement moi.

L’Époque des cadeaux

Nous avons fêté avant-hier, le vingt-trois décembre, le solstice d’hiver. Toutes les civilisations le fêtent, mais avec des décalages souvent importants. Chez moi, le calendrier Grégorien le fête le vingt-cinq ; chez Aliona, le Julien, le cinq janvier, et je ne sais plus les autres. À ma connaissance, seul le calendrier iranien respecte strictement les lois mathématiques, si ce n’est du créateur, du moins de la création.

Nous nous sommes faits des cadeaux. Mes amis m’ont offert un logiciel, un très beau programme de gestions de photos, bien plus simple que celui que j’utilise déjà, mais pratique et complet. J’en suis très content.

Naturellement, c’est un logiciel libre, et donc gratuit. Cela pourrait faire sourire tant nous nous sommes accoutumés à mesurer la valeur d’un cadeau à son prix. Nous ferions mieux d’être davantage sensibles à l’attention dont nos proches ont fait preuve pour choisir ce qui nous convient. C’est à quoi se sont attaché mes amis, et j’en suis très touché.

Le programme que j’utilisais déjà était très bon, j’en conviens, mais bien trop complexe. Je le sous-employais, et je me perdais dans son interface pour le peu dont j’en avais besoin. Le nouveau est simple et complet, il se charge rapidement, n’étant pas bardé de modules, et il est plutôt élégant. Il s’affiche dans une interface grise sur laquelle on perçoit mieux les couleurs et les luminosités. Jamais je n’étais parvenu à changer le fond blanc du premier. Celui-ci me permet sans peine d’intervenir sur des fichiers d’images répartis un peu partout dans mes répertoires, pas seulement dans le dossier « Images », sans que je doive les déplacer.

Dès que nous sortons des quelques programmes qui dominent le marché, et qui ne sont pas les meilleurs, ni moins encore ceux qui nous conviendraient le mieux, il est difficile de trouver ce dont nous aurions besoin.

On sent bien que les meilleurs programmes ont été écrit par des auteurs qui répondaient à un sentiment de nécessité. Une fois celle-ci satisfaite, la conviction des hackers se fait moins forte pour en présenter le produit. Quant aux sites, aux wikis, aux forums, aux revues en ligne ou sur papier qui les proposent ou en offrent des comptes rendus, on n’y perçoit pas toujours très bien leurs avantages ni leurs défauts.

Parfois nous perdons des années avant de découvrir le logiciel qui aurait été précisément celui dont nous avions un impérieux besoin, mais dont nous n’avions aucun moyen de le savoir sans parcourir attentivement son manuel. Il nous arrive de lire de nombreux articles sur un programme, jusqu’à nous rendre familière la vue de son icône, sans comprendre qu’il nous serait utile, et même précieux. Celui qui nous l’offrirait nous rendrait alors un inestimable service, même s’il ne lui en coûtait rien.

Il est cependant probable qu’il lui en coûterait au moins des efforts de recherche et de réflexion. En règle générale, il vaut mieux offrir un programme dont on se soit déjà servi et que l’on ait déjà pris en main. Il fait alors un excellent cadeau de noël ou d’anniversaire.

Chacun de nous a reçu un programme libre en cadeau, offert par les trois autres. Nous avons offert Konqueror à Aliona : un navigateur, un navigateur web, mais aussi de répertoires locaux, ou encore de réseau local, et qui fait également fonction de client FTP, d’éditeur, voire de lanceur d’applications.

« N’est-ce pas un peu trop ? » m’a demandé Aliona qui sait que je l’utilise beaucoup, surtout depuis que la plupart des modules de développement de Firefox sont devenus obsolètes avec sa dernière version. « Il me semble que le premier principe de la programmation Unix est d’écrire des logiciels qui font une chose et la font bien, et qui communiquent entre eux. »

« Mais Konqueror ne fait qu’une chose », lui a expliqué Kalinda, « il navigue, comme le Târâgâlâ, principalement il navigue. »




Carnet trente-sept

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_17/




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