La Route des épices

Jean-Pierre Depetris, avril 2017.

Arrivé pour repartir - À Tangsam - Au-dessous des Monts Târâgâlâ - La forêt - Suite

Table des matières





Carnet trente-sept - Arrivé pour repartir

La crise

Pourquoi la presse et tous les commentateurs, officiels, marginaux ou carrément dissidents, parlent-ils perpétuellement de crise ? Pourquoi évoquer « une crise » irait-il à ce point de soi, qu’il ne semble nécessaire à personne de préciser mieux ce qui serait en crise ?

La réponse est à l’évidence dans la définition même du mot : une crise est par principe temporaire. Peu importe donc d’interroger trop profondément ce qui est en cours, l’important est de considérer que les événements soient transitoires et que tout doive finir par rentrer dans l’ordre comme si rien ne s’était passé. Dire « crise » est donc un peu comme dire « après la pluie vient le beau temps ». Ce principe, selon lequel après la pluie viendrait le beau temps, a été quasiment élevé depuis quelques décennies au statut d’une loi scientifique.

Je ne suis même pas si sûr que cette pluie qui devrait précéder le retour du beau temps soit aussi forte qu’on le dit. L’histoire fut toujours une suite d’errances titubantes, de chutes sans fonds et de catastrophes, la vie est nécessairement confrontée à la douleur et à la mort, et il n’est rien aujourd’hui de pire qu’à l’accoutumée. La question n’est pas là : la question est plutôt de distinguer l’irréversible de ce qui ne fait que plier avant de se redresser. En somme, il s’agit de distinguer les crises des catastrophes.

Les catastrophes

Le concept de catastrophe désigne une rupture irréversible, il désigne à la fois un terme et un commencement. Il n’y aurait aucun sens à parler de catastrophe cyclique : une catastrophe est définitive, et par là, singulière.

Le concept de catastrophe est clair et pratique, mais on répugne à s’en servir. Pourquoi est-il si difficile de concevoir une rupture irréversible ?

Révolution est un concept voisin de celui de catastrophe, mais bien plus rassurant. Le succès du concept de révolution vient de ce qu’il permet de penser la catastrophe en la conciliant avec l’évolution. L’idée de révolution est une dénégation de celle de catastrophe. Elle réintroduit la catastrophe dans un cycle ; dans une progression plutôt.

Dans plusieurs de ses ouvrages, Karl Marx s’est évertué à montrer combien la révolution serait le moment catastrophique d’un processus continue. Marx s’est évertué de montrer comment ce processus était déjà au travail avant la rupture catastrophique, et comment il se poursuit après. En analysant ainsi, je me demande s’il ne finit pas par ignorer, et même cacher la rupture : l’irréversible, autant que l’apparition d’une singularité.

La plupart des révolutions sont ratées. Le paradigme de révolution sert à désigner une catastrophe loupée. Les révolutions humaines sont des catastrophes qui échouent à se faire des ruptures définitives parce qu’elles surjouent les ruptures. Elles sont trop spectaculaires ; elles mettent trop en scène la rupture tandis qu’elles reviennent simplement à leur point de départ. Un tour sur soi, voilà ce que font les révolutions humaines, comme celles de la nature.

Les véritables catastrophes sont bien plus subtiles ; elles sont à peine perceptibles ; et l’étourdi les traverse sans s’en apercevoir. Elles sont comme ces printemps où l’on ne voit pas les feuilles pousser sur les arbres.

On aperçoit un beau matin de lourds feuillages qu’on n’avait pas vus croître. On ne distingue plus les branches qui les supportent, on ne distingue plus le ciel au travers. Les feuilles ont poussé lentement, sans qu’aucun changement n’ait été perçu, puis on voit le changement accompli, brutalement.

C’est aussi brutal qu’un bras de mer se transformant en banquise, et pourtant, ça arrive tout doucement ; trop doucement pour qu’on voie la métamorphose s’accomplir. Ces tournants de la vie me fascinent. Ces tournants, tout en s’accomplissant avec une telle lenteur qu’on n’y voit rien bouger, ont la brutalité de l’instantané.

On entend généralement le terme de catastrophe dans son sens de cataclysme, c’est-à-dire à travers ses seuls aspects dommageables, négligeant ceux germinatifs. René Thom m’a plutôt appris à le penser dans son sens mathématique et épistémologique.

(J’ai rapidement pris ces notes à propos de crise, révolution et catastrophe, à la suite d’une leçon improvisées de citangolais que m’a donnée Kalinda.)

La théorie des catastrophes

« J’ai certainement perdu beaucoup de temps ravi par la fascination ferroviaire », écrit René Thom à propos de son train électrique, « mais, en y repensant par la suite, je ne suis pas éloigné de croire que j’ai trouvé dans cette contemplation infantile quelques-uns des ressorts les plus profonds et les plus secrets de mes intuitions de mathématicien topologue et de philosophe catastrophiste. J’y ai en tout cas trouvé cette idée essentielle : un réseau, dans sa structure “cybernétique” d’événements agissant les uns sur les autres, n’est jamais arbitraire. Il y a toujours une dynamique continue sous-jacente qui l’engendre et l’organise, faute de retrouver cette interprétation originaire, l’approche combinatoire, systémique, reste à la surface des choses ».

Benoit Virole présente la théorie des catastrophes de René Thom par cette citation de 1990. Ces mots ne vont pas sans résonances avec mes propres lectures d’Alexandre Grothendick de l’an dernier. (Grothendieck, Récoltes et semailles, Montpellier, Université des Sciences et Technologies du Languedoc, 1985. Le lien que j’avais fait alors sur l’Université de Montpellier a déjà disparu !) René Thom, hélas, n’avait probablement pas pu lire ce travail, à moins qu’il ne lui ait été personnellement adressé, ce qui n’est pas à exclure.

Apocalypses minuscules

On peut résoudre un problème de robinets par l’arithmétique ou par l’algèbre. On peut rapprocher cela de la traduction. En quelque sorte, on traduit de l’arithmétique à l’algèbre, ou inversement, comme on traduirait d’une langue à l’autre. On voit bien alors qu’il s’agit du même calcul.

Voir qu’on effectue le même calcul n’est cependant pas exactement effectuer le même calcul. Quelquefois il arrive aussi qu’on trouve le résultat sans faire aucun calcul.

J’ai toujours été fasciné par un petit jeu qu’on appelle pousse-pousse ou taquin, ou parfois encore puzzle à cause de l’anglais qui le nomme fifteen puzzle. C’est un jeu solitaire en forme de damier, composé de quinze petits carreaux numérotés qui glissent dans un cadre prévu pour seize. Parfois la suite des nombres est remplacée par une image. Le but du jeu est de remettre en ordre les carreaux.

Depuis le premier trouvé tout enfant dans une pochette surprise, j’en ai presque toujours eu un à portée de main, et maintenant à portée de clic depuis mon premier ordinateur. Je reconstitue rapidement la figure ou la suite de nombres, depuis tant d’année que j’y joue, pourtant je m’étonne toujours de voir mon geste devancer tout calcul.

Toujours la solution s’impose plus vite que je n’ai le temps de la penser. C’est pourquoi je ne me lasse pas de renouveler cette expérience dont je connais pourtant l’issue. Toujours je tente, et toujours j’échoue à faire que ma tête devance ma main. L’écart se maintient justement, du fait que les deux bénéficient du même entraînement. Les deux, en effet, apprennent et s’améliorent.

Ce petit dispositif, par son extrême simplicité, met en évidence deux façons de penser, et sans doute deux acceptions du même concept, qui en font précisément un concept flou, et en floutent à sa suite bien d’autres. Il serait plus difficile de les distinguer dans des processus plus complexes, comme l’usage d’une langue naturelle, la composition musicale, la réflexion mathématique ou la programmation, par exemple.

Écrire accroît bien sûr la puissance de calcul, mais l’écart reste le même entre ce que j’appellerai par commodité « la tête » et « la main ». Toujours la main devance de peu la tête (d’une courte tête). Je ne suis pas moins surpris quand je lis sous ma plume une idée plus subtile que celle que je me croyais énoncer.

C’est drôle, j’ai noté ces réflexions en croyant approfondir ce que j’avais écrit hier, et maintenant je ne distingue plus bien le rapport. L’intuition vue comme événement catastrophique ? Un dévoilement brutal, littéralement, une apocalypse.

Arrivée au crépuscule

Pour la première fois, j’ai éprouvé le sentiment de revenir chez moi en voyant surgir dans le fond de la rade les premiers toits de Citagol. Cette vision m’a réchauffé le cœur.

Le reste de mon corps, lui, était déjà suffisamment affecté par la chaleur sous cette latitude, dont je m’étais désaccoutumé. Nous étions rentrés vite et sans détours, profitant d’un vent du nord-est qu’attirait la dépression sur l’Asie du Sud-Est, et peut-être aussi l’irruption du Sinabung à Sumatra, ou encore le récent accroissement de l’activité sismique sur toute la région.

On s’attache vite. Je commence à regarder la maison de Kalinda comme si elle était la mienne, et surtout son jardin. C’est curieux, c’est comme si nous avions pour bagage des provisions d’attaches, et, dès que nous le déposons, elles recommencent à s’enraciner. C’est comme si tout ce dont nous nous étions épris précédemment, nous attachait davantage à ce que nous découvrons de nouveau. Ainsi nous nous attachons toujours plus vite en même temps que notre bagage s’alourdit, et nous nous déprenons aussi bien, comme dans un même mouvement.

Ce qui m’a le plus bouleversé en arrivant, ce furent ces lueurs du crépuscule au-dessus des montagnes. Les dernières lueurs du jour sont bien différentes au-dessus de l’océan immense, ou par de-là des monts lointains. La lumière du soir est différente encore selon qu’on la voie derrière les ramures convulsives des pins, ou par-delà les pennes des palmiers, mais elle demeure toujours la lumière du soir. Les lueurs du crépuscule ont profusion de visages, mais chacun nous est tout autant familier.

Oui, c’est bien cela que j’ai ressenti en arrivant. Je rentrais chez moi, dans la lueur du couchant. Je l’ai bien reconnue sous son maquillage local.

La sensualité du froid

Je ne reste pas plus d’un jour à Citagol. Demain, je vais prendre le frais à Catalga. Kalinda ne m’accompagnera pas. Dommage, il est agréable de se serrer l’un contre l’autre quand il fait froid.

Kalinda n’est pas très instruite des choses du froid. Elle ne sait pas grand-chose des aubes et des crépuscules glacés ; elle ignore combien ils fouettent le sang. Elle en a fait pourtant l’expérience en décembre au-delà du quarantième parallèle, et surtout dans l’Océan Austral il y a quelques mois. Comment se peut-il qu’elle n’en éprouvait qu’un engourdissement.

Je ne nie pas que lorsqu’on se laisse plonger dans la chaleur intense, il n’en résulte pas non plus des sensations très fortes de se sentir exister. Je connais très bien la sensualité de la chaleur. Lorsqu’on accepte de s’y abandonner, elle soulève et porte comme une vague. Je la connais aussi bien que Kalinda, et elle le sait. J’ai appris à la connaître, et celle du froid n’est pas bien différente.

Oui, le froid est tombé ces temps-ci en altitude au-dessus de Catalga. Il y a du verglas le matin ; les herbes s’y vêtent d’une frêle dentelle blanche. La neige est tombée ces derniers jours sur les cimes du Târâgâlâ ; Ziad et Djanzo m’en ont prévenu.

Pour être sûrs de me décider, ils m’ont promis que nous irons chasser le mouflon. Je regrette que Kalinda ne vienne pas, mais elle n’en a rien à faire, elle, de chasser le mouflon sauvage.

Elle m’a bien rappelé que ce n’était pas pour cela que ma présence était requise là-haut, et m’a vivement conseillé de ne pas travailler toute la nuit si je dois me lever à l’aube pour courir dans les montagnes. Elle m’a préparé d’étranges herbes et de mystérieuses confitures, et aussi une crème dont je dois m’enduire le buste pour que mes bronches ne soient pas affectées par un air trop vif. Elle m’a aussi confié des disques compacts de musiques qu’elle a composées au Kambo, pour renforcer mon organisme.

Arrivé chez Gardo Sandoc

Je suis toujours monté à Catalga en saison de mousson. Les vents marins chargés d’humidité y adoucissent alors le climat. L’hiver est la saison sèche, et cette sécheresse favorise le froid, comme elle favorise la puissante chaleur des après-midis en été.

Gardo Sandoc m’a offert l’hospitalité. Il habite nettement au-dessus de Catalga, dans la montagne. Ce ne serait pas très loin à vol d’oiseau, mais entre le dénivelé et les lacets, nous avons une ou deux heures de route, selon l’état de celle-ci, et parfois davantage. Rien ne m’obligera cependant à faire ce trajet tous les jours.

Gardo Sandoc n’est pas mécontent que je vienne m’installer chez lui. Il est seul dans son hameau en cette saison, et ce n’est pas très prudent, surtout pour un homme de son âge. Sa maison a une petite dépendance, pas très grande ni très facile à chauffer, aux murs de pierres à peine crépis et chaulés, et au plancher de bois brut non ciré. Elle me convient parfaitement, bien qu’il m’ait proposé de s’y installer lui-même.

Il fait plus froid en hiver qu’il ne me l’avait laissé entendre la dernière fois que j’étais venu chez lui, mais il ne faut quand même rien exagérer. La neige n’est même pas tombée sur la maison. Elle est à peine à quelques centaines de mètres au-dessus de nous ; la fontaine coule encore, mais tous les bords en sont gelés.






Carnet trente-huit - À Tangsam

Nuit au hameau de Tangsam

Gardo Sandoc est né en janvier 1946. Il ne me paraissait pas si vieux. Il a toujours le pas sûr et l’attitude avantageuse. Ses cheveux blancs comme sa barbe, ne sont pas clairsemés. La fraîcheur des cimes conserve bien le teint et la santé apparemment, contrairement à ce qu’affirment les professionnels du soin, prêchant qu’on vivrait mieux dans un air confiné, tiède et frelaté.

Gardo a chauffé bien avant que je n’arrive les deux pièces attenantes à une grange à quelques mètres en contrebas de sa maison. J’estime que quarante-huit heures au moins ont dû être nécessaires pour réchauffer les murs en cette saison, et chasser l’humidité qu’avait d’abord dû provoquer la condensation. Deux étroites portes-fenêtres donnent vers le sud-est sur un immense ciel grouillant d’étoiles.

Quelques nuages passent, bien découpés par la lune encore un peu pleine, qui pointe du fond de la vallée après la nuit tombée, juste à l’est de la voie lactée. Je ne résiste pas à sortir plusieurs fois sur le seuil où un large fauteuil de bois m’ouvre les bras pendant que je prends mon temps pour identifier les constellations. Le vent est fort, mais il est étonnamment tiède dans la nuit.

Je suis ressorti encore quand l’Hydre était au milieu du ciel, épousant sur toute sa longueur les formes de la montagne en face. Dedans, la lumière de la lampe posée sur la table joue avec les irrégularités des murs, rendant plus visible encore la forme des pierres sous le crépi inégal.

Le plancher de bois est à peine plus droit que les murs. Les pas l’ont patiné, et les nœuds, plus résistants, y dessinent de petites proéminences. Des fourrures servent de tapis ; de tapisseries sur les murs, et de dessus-de-lit. Elles dégagent une odeur caractéristique qui m’est agréable, et qui accompagne bien une sorte de gnôle dont j’ai ramenée deux bouteilles de Citagol, et en ai offerte une à Gardo.

Bien sûr, le froid me gagne quand je reste dehors dans la nuit en cette saison et à cette altitude, même si je m’emmitoufle dans une épaisse fourrure. Le vent est curieusement tiède pourtant, venu du sud d’une traite.

Tangsam

Tangsam est un hameau abandonné. Seul Gardo Sandoc y habite toute l’année. Deux autres bâtisses seulement tiennent encore debout, les quatre ou cinq autres ne sont plus que ruines, éparses autour d’un vague chemin, éloignées de quelques dizaines de mètres les unes des autres.

Ce sont des ruines couvertes de ronces que le gel a noircies. Les arbres aux troncs épais ont perdus leurs feuilles, et leurs branches sont noires aussi, brûlées par le gel.

L’humidité noircit le bois et les ronces. Elle les assèche. À Tangsam, l’humidité vaut feu. L’eau vide le bois de toute sève, et le gel matinal la fait plus siccative encore. Mes mains aussi, le froid les brûle parfois. En rentrant près de l’âtre, je ne sais plus si elles sont glacées ou brûlantes.

On trouve à Tangsam une curieuse confusion entre feu et glace, et l’on ne saurait distinguer, dans le fin fond des vallées, les nuées volcaniques du Captagalag, des nuages lourds de toute l’humidité de l’océan.

Le mouflon de Citangol

Les mouflons de Citangol sont des animaux magnifiques. Ils sont un peu plus gros que ceux du Sud-Est de la France, et leur robe a une couleur sable. Ils sont robustes et osseux, leurs cornes sont longues et épaisses, et leur regard est halluciné et hautain. Ce sont des animaux particulièrement combatifs, et ils n’hésiteraient pas à faire front à une once affamée, m’a-t-on dit.

L’once devrait être bien affamée pour s’engager dans un tel combat où elle risquerait un mauvais coup des redoutables cornes. La nature a donné à l’once les armes d’un prédateur redoutable, mais un médiocre goût pour le risque. C’est le contraire pour le mouflon de Citangol, dont la majeure occupation est le combat singulier. On entend parfois sans en voir, dans la montagne, le son mat de leurs cornes qui se heurtent. L’once choisirait plutôt de tirer parti de sa rapidité pour s’emparer d’un petit.

Chasser le mouflon donne tout le loisir de les observer. On n’approche pas facilement les groupes familiaux de six à trente dans lesquels ils vivent. Les mouflons ont de bon yeux, de bonnes oreilles et un bon odorat. Ils se tiennent dans des lieux escarpés et difficiles d’accès. On les observe à la longue-vue. Même lorsqu’ils sont à portée, on ne prendrait pas le risque de tirer de trop loin. On craint de seulement blesser sa proie et de la condamner à une mort lente et douloureuse ; on craint qu’elle ne tombe dans des précipices d’où l’on ne serait pas capable de la remonter. On doit les approcher.

Ziad, Djanzo et Katankir sont venus chasser avec nous. Il n’est rien de tel que chasser ensemble pour retrouver la plus vieille et la plus authentique fraternité humaine. Les liens devaient être forts qui se nouaient alors entre nos ancêtres, surtout s’ils n’avaient, selon où ils vivaient, pas d’autres moyens de se nourrir. Chasser est le pacte de sang de l’entraide qui nous rend différents parmi tous les primates.

« Je ne crois pas que les anciens se soient jamais nourris de la chair des animaux qu’ils domestiquaient », dit Katankir en découpant l’animal que nous avons tué. « Probablement ils recevaient le lait ou la laine des bovins ou des ovins ; les œufs, des poules ou des oies, ou encore le miel des abeilles ; ils s’entraidaient avec les chiens pour chasser, mais ils ne se mangeaient pas les uns les autres. Les hommes ont seulement dû manger les animaux des peuples qu’ils asservissaient, et la chair des humains aussi probablement. »

« C’est vraisemblable », l’approuve Gardo. Il fait froid, et nous avons tout notre temps. Pendant l’été, les mouches auraient tôt fait de déposer leurs œufs et de gâcher la viande. Aussi l’on ne chasse ici le mouflon qu’en hiver.

Les temps farouches

« Les âges farouches », c’est une expression dont il ne serait pas facile d’expliciter le sens, mais on le perçoit intuitivement. Je ne suis pas certain qu’il n’ait jamais existé des âges farouches, je crois plutôt que l’homme toujours fut moderne – autre expression qu’il ne serait pas non plus facile d’expliciter.

L’homme est par nature moderne, c’est-à-dire quelque peu dénaturé, mais avec la sensation profonde de garder un pied dans des âges farouches. Depuis que l’homme existe, il a un sens aigu d’être à peine sorti de l’ancien temps, les écrits en témoignent.

À tout moment de sa longue histoire, l’homme a l’impression qu’il vient de franchir un pas décisif. L’homme est le seul animal qui se déplacerait dans le temps d’un pas décisif.

Les temps farouches ne sont pas du passé, ils sont toujours là, nous y avons toujours un pied, celui qui boite. Heureusement, la modernité est là aussi, avec son goût de renverser les tables, et de constater, émerveillés, qu’à chaque instant nous serions capables de réinventer la roue.

Recyclage ou réparation

On recycle peu à Citangol ; on répare plutôt. La plupart des voitures, des ordinateurs, et tous les objets mécaniques et électroniques de ce genre sont plutôt vieux, mais gonflés d’une façon ou d’une autre. Recycler, ce n’est pas réparer, au contraire, c’est démonter, récupérer les différents matériaux, les fondre et en fabriquer de nouveaux composants. On sait que beaucoup de matériaux ne se récupèrent pas, ou bien à grand frais, que le recyclage est surtout un effet de discours, un prétexte à taxes, et qu’à défaut de recyclage, les objets usagés, souvent prématurément périmés, sont vendus dans des pays qui les stockent et les laissent pourrir sous le soleil et la pluie.

Ici on répare, et l’on trouve de nombreuses et vastes casses, généralement entretenues par un garagiste tout proche, ou de grands hagards qui abritent des stocks d’appareils électroniques sous le contrôle d’une boutique de réparation, ou encore d’un collectif de boutiques. On me dira qu’avec les prix de beaucoup de produits technologiques, on ne peut pas rentabiliser le temps de réparation, et surtout de recherche de pièces détachées. Ce n’est pas toujours vrai : retirer une barrette de mémoire ne prend guère plus de temps que sortir une carte de crédit, et elle peut redonner vie à une machine qui, si cette barrette n’est plus fabriquée, serait bonne à jeter.

Beaucoup de machines ou de pièces sont conçues pour ne pas être ouvertes, carrément moulées dans des coques de plastiques ou de matériaux divers ; mais d’autres ont des boîtiers et des contenus parfaitement réutilisables. Les Citangolais ont de toute façon le goût de la farfouille et de la bidouille.

On attend de la neige au-dessus de deux-mille mètres ces jours-ci, et Gardo préfère laisser la voiture dans le village plus bas, après lequel la route est mieux entretenue. Voilà qui nous impose une vingtaine de minutes de marche. Ce n’est pas désagréable de bon matin.

Nous sommes descendus ensemble à Catalga

Nous sommes descendus ensemble à Catalga ce matin. J’aime les rues de Catalga. Elles ne sont jamais droites. Elles montent et descendent et elles épousent les méandres du relief. On se perdrait vite dans une telle ville, même de petite taille, si l’on ne voyait de toute part les cimes des montagnes qui servent de repères.

J’ai toujours eu le goût d’aller au hasard par les rues d’une ville. On trouve à Catalga un curieux mélange de simplicité et d’ampleur. Les bâtiments sont plutôt modestes, les portes étroites, les décorations sobres, et l’ensemble dégage pourtant une impression grandiose. On peut imaginer qu’elle doive beaucoup aux montagnes. Oui, certainement, les montagnes et leur air vif y contribuent, mais elle tient surtout à l’équilibre des formes massives et des couleurs : entre le bois brut, sombre et délavé, et le ciment teinté de dégradés d’ocres jaunes.

Temples anciens, fabriques, ou immeubles d’habitation, tous partagent un peu ce même style. Dans les constructions de Catalga, on sent quelque-chose de hautain. Ou plutôt non, car – comment dire ? – elles vous regardent droit dans les yeux. En aucun cas elles ne vous toisent, mais elles portent haut ; c’est cela, elles portent haut.

À Catalga

« Il semblerait que l’Armée ait achevé sa prise du pouvoir aux États-Unis avec l’élection du dernier président », me confie Gardo au café de la place Stalingrad. « Paradoxalement, les intentions de celui-ci étaient toutes contraires, et plus encore celles de son électorat. »

Je me suis presque toujours retrouvé dans ce même café en arrivant lors de mes précédents séjours à Catalga. On a souvent de tels lieux où l’on prend coutume de se retrouver dans une ville qui n’est pas la nôtre. À Paris, par exemple, ce fut longtemps pour moi le Bar du Clairon place de la Bastille. J’aimais le chemin qui m’y conduisait de la gare de Lyon.

« Peu de gens ont noté », poursuit Gardo, « que les principales raisons de la victoire de Donald Trump étaient à peu près les mêmes qui avaient assuré celle de son prédécesseur Barack Obama : mettre un terme à la ruineuse politique d’agression et d’hégémonie de l’empire, se désengager des innombrables fronts et réduire le budget militaire au profit de l’industrie. En quelque sorte, une version droitière de l’Obamisme, dénotant une certaine constance de l’électorat. »

La place Stalingrad est animée et elle offre une vue dégagée. Catalga y prend des airs de grande ville, malgré les cimes que l’on sent toutes proches. Il est vrai que les quelques jours passés à Tangsam doivent en accentuer l’impression.

« Le complexe militaro-médiatique », poursuit imperturbablement Gardo, « avait mis le gouvernement sous tutelle durant les dernières législatures. Le précédent occupant de la Maison Blanche, puisqu’il est universellement reconnu que c’est là la principale fonction laissée au nouvel élu, plus habile et plus solide que le nouveau, se montra au moins capable de freiner des quatre fers, même sans succès. Le dernier s’est laissé retourner comme une crêpe, et réduire à un rôle burlesque, comme avant lui Bush junior. »

L’air est bien plus doux ici que dans la montagne. La terrasse où nous nous sommes installés est surélevée au-dessus de la chaussée, nous donnant une vue imprenable sur la double statue de Staline et de Kalinine, les dirigeants mythiques de l’Union Soviétique à l’époque de la Grande Guerre de Libération et de la reconstruction. Je n’écoute pas moins avec attention les analyses de Gardo.

« Le coup d’État avait été accompli bien plus tôt », dit-il, « à l’occasion de l’attaque du World Trade Center. On avait pu le pressentir presque immédiatement aux regards encore paniqués du président, alors qu’on ne percevait plus aucune menace. »

Je me souviens en effet d’en avoir été surpris ; et, plus encore, que personne ne le relevât. Il était dur de croire en 2001 à la théorie d’un complot musulman, mais le monde entier finit par l’admettre sans obtenir les preuves qu’on avait d’abord exigées. Elles ne furent jamais présentées, alors qu’après l’invasion de l’Afghanistan, puis de l’Irak, et jusqu’à l’assassinat de Ben Laden, les raisons de les classifier n’avaient plus de raisons d’être.

« Personnellement », répond Gardo, « je n’ai pas la moindre idée de qui a commis ces attaques, et dans le fond, ce n’est pas ce qui me trouble. Je me demande plutôt pourquoi elles n’ont jamais été revendiquées, mais sur-interprétées unilatéralement par l’administration Étasunienne pour justifier des guerres qu’elle préparait déjà. »

« Tu ne soupçonnes quand même pas l’administration étasunienne ? »

« Certainement pas. Ces gens n’ont pas seulement été capables de tuer un Ben Laden vieilli, manifestement en résidence surveillée chez leurs propres alliés, sans perdre un hélicoptère furtif. »






Carnet trente-neuf - Au-dessous des Monts Târâgâlâ

Les nouvelles techniques de la communication

Non, je n’ai pas d’ordinateur de poche, seulement un petit téléphone mobile que je laisse la plupart du temps éteint pour ne pas être dérangé. Je déteste être dérangé, par qui que ce soit, même par ceux à qui je tiens. S’ils pouvaient m’appeler à chaque instant, je finirais vite par les détester.

Sur mon ordinateur portable, rien ne me prévient quand je reçois de nouveaux courriers, et je ne suis jamais pressé d’aller y regarder. La plus grande partie de ce que je trouve dans ma boîte aux lettres n’est constitué que de réclames sordides, vulgaires et souvent offensantes. Un bon nombre sont des hameçonnages grossiers. Il n’est pas très ragoutant de trier son courrier, alors j’y vais le moins possible, et seulement quand je suis prêt.

Quand je relève mon courrier, je ne lis rien, je trie seulement. Je regarde tout au plus des factures, des invitations à des vernissages auxquels je n’ai pas souvent l’occasion d’aller, les dernières publications de maisons d’éditions, de sites ou de programmes… Je mets le meilleur de côté pour le déguster plus tard, sinon je trouve que ça prend le goût.

D’ailleurs mes courriers se trient tout seuls ; des filtres les rangent dans des dossiers selon les activités que je partage avec mes correspondants. Mon système de filtres est assez subtil pour placer un même courrier dans plusieurs dossiers à la fois ; celui par exemple des intimes, ceux de diverses collaborations, de listes de diffusion, etc, dont on comprend aisément que les contenus se recoupent. Comment m’y retrouverais-je autrement ? Comment conserverais-je mon attention ?

« Nous faisons tous un peu ainsi », me répond Cintia, « mais n’exagérerais-tu pas ? Nous avons cherché à te joindre depuis hier soir. »

Ça me fusillerait le cerveau autrement.

Chez Djanzo et Cintia

Djanzo et sa femme m’ont gardé à dîner, et j’ai dormi chez eux. Djanzo, à qui j’avais envoyé les dernières pages de mes carnets avant de les mettre en ligne, m’a interrogé.

– Ton commentaire à propos de Karl Marx m’a surpris. N’est-il pas pour le moins excessif ? Comment peux-tu laisser entendre que, sous le principe de révolution, Marx aurait tant souligné la continuité, qu’elle y masquerait ce qui surgit de radicalement nouveau.

– Je ne pensais pas spécifiquement à Karl Marx en disant cela ; je le prenais pour un exemple d’autant plus significatif qu’il était plus cohérent. Le mouvement révolutionnaire tout entier a été aveugle à propos d’un monde nouveau dont il percevait pourtant l’avènement, sinon naïvement utopique. Ses penseurs les plus cohérents revendiquèrent cette cécité pour la raison qu’il n’appartenait pas à des théoriciens de concevoir le monde nouveau. Ils expliquèrent que ce nouveau monde se dessinait progressivement dans les esprits en même temps qu’il fondait ses prémisses dans ses luttes quelque peu aveugles, et devançant largement la conscience de ses buts.

– Et tu ne le penses pas ?

– Ce n’est pas la question. Si, bien sûr, au contraire, comment les choses se passeraient-elles autrement ? L’acte va toujours plus loin que la pensée. Je ne reproche pas à Marx ni à tant d’autres de l’avoir dit. La question est que le mot « révolution » signifie un tour sur soi. Trois-cents-soixante degrés, ça parait beaucoup formulé ainsi, mais ça signifie pourtant un retour à zéro.

– Pour toi, il ne se serait donc rien passé pendant ces derniers siècles ?

– Si, bien sûr, au contraire, mais quels moyens nous sommes-nous donnés pour le voir et le comprendre ? Ne cherchons-nous pas à distinguer seulement des retours à zéro, ne voyons-nous pas alors seulement ce qui ne fait que plier avant de se redresser. Nous traversons la succession des saisons, mais nous ne voyons pas les feuilles pousser sur les arbres.

– Mais les feuilles reviennent tous les ans sur les branches.

– Non, justement ; tout ce qui vit évolue sans retour.

– Comment ça : non justement ?

– Elles ne reviennent pas de la même façon ; les branches poussent, des arbres meurent, des forêts disparaissent, d’autres s’étendent. Tout évolue, et parfois si vite et si profondément que nous ne voyons rien changer, tant du moins que nous ne sommes pas pris à la gorge.

– Je crois que je commence à percevoir le fond de ta pensée…, a dit Cintia songeuse.

Je leur ai cité le bon mot d’un intellectuel français qui disait ces temps-ci ne pas partager l’optimisme de ceux qui s’attendent à une catastrophe. Je pense au contraire qu’on peut toujours raisonnablement s’attendre à une catastrophe, mais qu’on doit aussi s’attendre à ne pas la voir. Personne n’a jamais trouvé un seul document égyptien attestant que la mer s’était ouverte devant Moïse.

Kalinda jouant du kambo

J’écoute l’un des disques que m’a confiés Kalinda. Je ne saurais dire ses effets sur mon métabolisme, mais je la revois devant son kambo, toute à sa musique, pendant que je travaillais à mon clavier dans le grand fauteuil de rotin, sous les jeux d’ombre des tentures.

Je revois la cage en forme d’ogive près de la fenêtre, en rotin elle aussi, qui n’a jamais tenu prisonnier nul oiseau. Sa fonction semble seulement de souligner la présence de ce qui la traverse, comme l’air, la lumière ou la musique.

Kalinda rejouait un air d’Érik Satie que je lui avais fait découvrir, et dont je lui avais trouvé la partition en ligne. Les tons graves du kambo le rendait plus beau sous ses doigts, et plus sensuel qu’au piano.

Je m’attarde ici. La lune est déjà ronde et un peu rousse. Je me trouve bien dans cette grande cuisine et cette chambre si petite qu’on pourrait en dire l’alcôve. Pendant longtemps, les cuisines furent de grandes pièces où l’on ne se contentait pas de cuisiner, mais l’on n’avait pas besoin de chambres spacieuses. C’est ainsi qu’est disposé l’appartement : une grande cuisine et une chambre minuscule et sans fenêtre. Elle n’est même pas fermée par une porte de bois, mais par une simple tenture qui protège le sommeil de la lumière.

Je fais la cuisine sur un fourneau à bois en fonte, qui suffirait bien au chauffage. Sinon une vieille cheminée fonctionne encore, et il m’arrive de l’allumer le soir, surtout pour le plaisir de mes yeux ; pour le plaisir de mes oreilles aussi quand je l’entends craquer. Tout ceci consomme du bois. Nous n’en manquons pas à cette altitude, où les intempéries produisent suffisamment de branches arrachées et de troncs fracassés pour nous seuls. Il nous faut bien alors aller les chercher et dégourdir les pattes du cheval de Gardo, puis les couper et les fendre.

J’aimerais que Kalinda soit là. J’aimerais encore l’entendre jouer devant son kambo, près de l’âtre, sans songer seulement à ma présence, quoique prenant appui sur mon écoute sans le savoir, comme moi-même je ne savais pas que je l’écoutais à Kalantan, ni ne me rendais compte que je la voyais malgré mes yeux fixés sur mon écran et mon clavier.

Je comprends bien pourtant qu’elle ne pourrait jamais vivre ici à Tangsam dans de telles conditions. L’été, ce n’est pas pareil, on peut s’attarder davantage dehors.

Conversation entre Gardo et Djanzo

« Je ne suis pas si sûr que le nouveau président des États-Unis ne parvienne pas mieux que le précédent à poursuivre les buts qu’ils partageaient », dit Djanzo, « c’est à l’évidence pourquoi il provoque tant d’hostilité dans son propre camp. Il a apparemment multiplié les agressions et les provocations au Levant et en Asie, mais elles ont surtout été verbales, ou trop spectaculaires. Elles ont plutôt renforcé les positions de ceux qu’elles visaient, et refroidi la cohésion des alliés du bloc atlantique. »

« En admettant que ces conséquences n’aient pas été seulement subies », réplique Gardo, « en quoi auraient-elles été souhaitables pour les États-Unis ? Je ne crois pas qu’affaiblir leur nation ait jamais été le but de leurs présidents, et moins encore des électeurs. »

« Pas l’affaiblir, mais reculer seulement sur des positions plus raisonnables. Les USA ne peuvent pas éternellement dénier leurs défaites et surenchérir sans fin. Le seul coût de leurs bases et d’un arsenal aussi pléthorique qu’obsolète est déjà la principale cause de leur faiblesse. »

Gardo et moi sommes retournés chez Djanzo. J’y resterai cette nuit. Gardo a un pied-à-terre à Catalga, je ne sais plus si je l’ai déjà dit, et nous sommes descendus avec son cheval qu’il tenait par la bride, pour le laisser aux bons soins d’un ami dans le village à vingt minutes de marche plus bas.

« Il est plus probable que les États-Unis ont reculé parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement », objecte Aliona, que nous avons eu la surprise de rencontrer à Catalga avec son inséparable Aki, et que nous avons entraînés tous les deux chez Djanzo. « Le Sénat vient d’ailleurs d’accroître considérablement le budget militaire. Crois-tu que l’agressive Clinton n’aurait pas reculé, ou qu’on lui aurait laissé déclencher une guerre mondiale suicidaire ? »

« Par ses réactions excessives », répond Djanzo, « la plupart seulement verbales ou avec des conséquences symboliques quand elles étaient sur le terrain, Trump a favorisé le rapprochement entre les deux Corées, ou l’autonomisation de la Turquie envers l’OTAN…, il a réalisé bien d’autres prodiges, comme pousser la France à défendre le traité avec l’Iran qu’elle avait tout fait pour saboter. C’est comme s’il avait délibérément poussé tous ses interlocuteurs à changer leurs positions pour adopter systématiquement le contre-pied de ses excès. Qu’en penses-tu ? » m’interroge-t-il en se tournant vers moi, mais Aliona ne me laisse pas le temps de répondre.

« On peine à croire qu’il soit assez intelligent pour mener délibérément une stratégie si retorse », dit-elle, « ou alors assez bête pour que toutes ses initiatives aboutissent aux effets inverses de ceux qu’elles paraissaient rechercher. On peut seulement comparer leurs conséquences avec ses promesses de campagne et ses accusations contre la diplomatie antérieure. Plus probablement, il n’y est pour rien, et ce qui paraît le résultat de ses agitations est en réalité la conséquence inéluctable d’une puissance qui veut maintenir une stratégie dont elle n’a plus les moyens. »

« Si la situation échappe toujours plus aux maîtres d’un empire qui se délite », ajoute Aki, « ces questions n’ont peut-être plus l’intérêt que nous continuons à leur accorder. »

Ils sont venus tous les deux, sans prévenir personne, faire du tourisme à Catalga, où le climat doit leur être plus familier, de même que l’utilisation du bois dans l’architecture, plutôt que du bambou.

Sens plastique

Aki et Aliona sont rentrés avec nous à Tangsam, répondant à l’invitation de Gardo de venir chasser le mouflon. Je suis maintenant le plus confortablement logé depuis qu’ils se sont installés chez lui.

– Ces animaux ont des yeux de pieuvres, constate Aki devant la tête coupée sur la table de bois devant le seuil.

– C’est seulement parce que la bête est morte, argue Aliona.

– Non, elle a un regard sans vie, mais ses yeux ressemblent à ceux de la pieuvre.

C’est ma foi vrai, quand on y regarde bien. Malgré les profondes différences de leurs morphologies, et plus encore des milieux où ils évoluent ou de leurs modes de vie, céphalopodes et ovins ont des yeux très semblables. Je suis sûr que, vivants, ils le paraissent plus encore.

– Peut-être…, convient Aliona en considérant plus attentivement la tête tranchée. Selon comment on regarde, on parvient même à voir les cornes comme des tentacules durcis.

– Certainement pas ! dis-je. Les cornes se tiennent à l’arrière des yeux et de la bouche. Elles donnent aux mouflons et aux bêtes de leur espèce leur attitude altière. Les tentacules sont au contraire en avant de la bouche et des yeux, ce qui rend l’aspect des pieuvres plus amical, mais, cachant la bouche, elles rendent le regard plus énigmatique.

– Exactement, m’approuve Aki. C’est ce qui donne aux pieuvres et aux calmars leur caractère expressif et joueur, alors que les cornes sont des organes d’agression.

– Tu crois que les mouflons ne jouent pas avec leurs cornes ? demande Aliona, qui pratique souvent la chasse dans son île si peu peuplée de Sakhaline, et connaît bien les animaux sauvages. Quelquefois, ils se battent sérieusement, mais leurs joutes sont la plupart du temps des jeux affectueux. On le voit bien chez les petits.

– Oui, bien sûr, reconnaît Aki. L’organisme est constitué comme une grammaire, explique-t-il. Comme dans un langage, les éléments n’ont pas une signification rigidement fixée. Ils produisent au contraire du sens en se composant. Un mouflon ou une pieuvre savent assurément exprimer les mêmes émotions et les mêmes sentiments, mais ils n’articuleront pas les mêmes parties de leurs corps de la même façon. C’est pourquoi il est difficile parfois d’interpréter les attitudes de certaines espèces quand on ne s’y est pas accoutumé. Tout langage doit s’apprendre, mais il doit surtout rencontrer une autre sensibilité pour lui répondre.

Tout en parlant, Aki manipule la tête du mouflon, nous montrant, avec une réelle habileté, la subtile diversité des émotions que sa position est capable d’exprimer.

– Ces langages sont parfois très différents les uns des autres, continue-t-il, et ils ne se privent pas de mettre à contribution l’ouïe, le toucher ou encore l’odorat. Ces apports des autres sens accompagnent souvent le langage des gestes comme des redondances lors d’une communication entre des espèces distinctes. Entre la syntaxe d’un corps déformable comme celui d’un mollusque, et celle de la rigide chitine d’un arthropode, il n’y a aucune commune mesure, elles ne parviennent pourtant pas moins chacune à une comparable souplesse.

– Bien sûr, dis-je. Nous-mêmes, humains, quand nous échangeons avec les animaux, nous n’hésitons jamais à paraphraser nos énoncés non verbaux avec de bien inutiles paroles.

– Vous vous êtes bien rencontrés, commente Gardo.






Carnet quarante - La forêt

Regards sur les temps actuels

J’accorde attention aux travaux d’Emmanuel Todd, à sa méthode empirique, et somme-toute très simple, qui consiste à interroger des bases de données démographiques. Certes, je ne prête pas une confiance excessive à ces façons de saupoudrer de quantitatif ce qui n’est même pas du qualitatif précis. Interroger des bases de données, est souvent comme interroger les astres ou lire les lignes de la main : c’est chercher des corrélations, pas des explications, mais notre homme est capable de pousser quelques inférences intéressantes à partir de celles-ci.

On ne doit pas tomber dans le travers inverse et récuser entièrement de telles procédures. Elles avaient permis à Emmanuel Todd d’être le premier à voir la chute de l’URSS quand personne n’était seulement capable de la prédire. Je dis bien de la voir, et non la voir venir. Ses données montraient que l’effondrement était déjà en cours, comme la paume d’une main nous renseigne sur les activités d’un homme.

À cette époque, on entretenait plutôt une peur de l’Union Soviétique, et l’on exagérait sa puissance militaire. Je me souviens d’articles dont les termes étaient démentis par leurs seules illustrations photographiques : de vieux chars Staline datant de la dernière guerre, de vieux officiers qui furent certainement des héros et d’excellents stratèges quand leurs chars étaient neuf, mais à qui il ne restait plus que la force de porter leurs rangées de médailles, des soldats dont l’allure n’avait plus rien de martiale. Curieusement, les médiats nous montraient ces images, qu’ils paraissaient ne pas voir eux-mêmes, pour argumenter un discours qu’elles contredisaient. Quand on dit que la presse privée et subventionnée ment, encore doit-on préciser qu’elle se ment surtout à elle-même.

Je ne partage cependant pas le regard d’Emmanuel Todd sur le monde atlantique, mais j’apprécie, son humanisme, sa déontologie, et ses distanciations ironiques. J’apprécie quand, interrogé sur les différences qu’il pointe entre Européens et Japonais, il s’empresse de corriger : « non, pas entre les gens ». J’en suis d’autant plus surpris qu’il surestime la puissance des États-Unis contre toute évidence. Je ne parle pas de prédictions à court ou long terme. Il ne s’y risque pas, et moi non plus. Je parle du présent moi aussi.

Il ne doute pas de la supériorité militaire des USA, quand je vois, moi, des porte-avions rouillés, des aéroplanes qui ne sont plus furtifs qu’à leurs propres radars ; des aéroplanes du siècle dernier, de nouveaux prototypes déjà sur chaînes avant-même qu’ils ne soient bien fonctionnels, et dont on a le soupçon qu’ils ne le seront probablement jamais ; quand je vois l’armée entre les mains de vieillards décorés, et des soldats dont l’allure n’a plus rien de martiale, si ce n’est dans des films et des séries de propagande financés par l’armée.

Todd ne considère pas non plus combien la guerre moderne est passée à l’assistance par ordinateur, ni combien les forces des USA ont été qualitativement affaiblies en perdant leur avance dans les systèmes informatiques. Elles avaient conçu leur électronique sans souci de se protéger des systèmes adverses, ce qui ne fut pas le cas de ces derniers quand ils se modernisèrent. On en vit les conséquences lorsque l’Iran s’empara d’un drone intact. Depuis, les exemples se sont multipliés de la fragilité électronique des forces étasuniennes.

Justement Todd croit encore à la supériorité scientifique et technologique des États-Unis. Comme la supériorité militaire, il ne sait la mesurer qu’en dollars. Il paraît croire que l’innovation technique, ce serait Facebook et Amazon, ou encore le traitement de bases de données bancaires ou sociologiques. Il ne paraît pas savoir que le neuf-dixième du web fonctionne sur Linux, qui est peut-être né aux Indes Occidentales mais n’y demeure pas particulièrement attaché ; que la même proportion d’ordinateurs, et plus encore de composants, sont fabriqués en Chine ou en sous-traitance chez ses voisins, la plupart sous licences chinoises. La Chine est en tête pour la rapidité des processeurs, et elle ne conçoit pas d’abord leur usage pour regarder des vidéos, écouter de la musique, jouer à Super Mario ou savoir où chaque citoyen se trouve, mais par exemple, pour le contrôle de la stratosphère, la neutralisation des systèmes hostiles, ou le guidage des missiles, bien plus utiles à sa sécurité.

Todd ne voit pas non plus que les USA détiennent surtout des brevets, mais exploitent toujours plus largement le travail de chercheurs et d’ingénieurs étrangers ; qu’ils détiennent surtout leurs pouvoirs de rapports juridiques d’exploitation, reposant en définitive sur la force, et moins de rapports techniques de production, sur lesquels en définitive repose la force. Il ne paraît pas voir sur quels pieds d’argile le colosse repose, ni combien les capacités de son peuple en sont profondément et pour longtemps érodées.

La seule supériorité des États-Unis, serait la profusion d’armes, même obsolètes, dont ils pourraient submerger tous les systèmes de défense existants, même unis. Mais ce serait accepter des pertes énormes sans succès assuré, loin de là. Ce serait une rupture avec la stratégie adoptée après le Vietnam, qui veut que le soldat prenne moins de risque en campagne que s’il était resté chez lui, surtout s’il est noir, avec l’usage qui y est fait des armes à feu, notamment par la police.

Si les États-Unis pourtant s’y risquaient, peut-être par auto-persuasion sur l’état de leur puissance (mais les militaires n’en sont pas dupes), on peut craindre qu’ils ne deviennent enragés plutôt qu’ils ne soient sonnés par ces énormes pertes. On comprend alors la patience et la prudence de leurs « partenaires ».

Sur quoi je me fonde pour tirer de telles conclusions sur les USA ? C’est drôle, principalement sur la presse étasunienne ; pas sur celle de la Chine, de la Russie ou de l’Iran que je consulte pourtant aussi. Non, cette presse ne ment qu’à elle-même, elle donne scrupuleusement les données factuelles dont elle ne tient pas compte, avec la sincérité des fous.

Échange de courriels avec un correspondant en Europe

>> je réfléchis beaucoup en ce moment au rôle que joue et qu’a toujours joué l’impérialisme, jusque dans l’antiquité, et dans d’autres aires de civilisation, pour asservir le monde du travail dans les métropoles.

> Dis-m’en un peu plus, stp, que j’aie un peu de matière à me mettre sous la dent...

Je n’ai pas répondu de-suite car je n’ai rien de bien précis à dire de plus.

C’est à force de naviguer dans divers coins d’Asie, notamment la Transoxiane, la Sonde et les Moluques, que je me suis forcément posé ces questions. Or, et c’est justement ce qui m’y a attiré, leur histoire est des plus opaques. Ces noms seuls ne disent rien à la plupart des gens (ni même à mon correcteur orthographique).

En y regardant de plus près, on voit pourtant que ces régions furent centrales pour un commerce mondial depuis la plus haute antiquité, elles le furent même pour un commerce des idées et des connaissances.

Je confronte souvent ce que je découvre à une histoire que je connais bien, celle de Marseille, la plus antique métropole de l’Europe Occidentale, et qui avait fondé avec ses multiples colonies une sorte de Grèce d’Occident, indéfectiblement alliée à Rome, s’occupant de la mer, de la science et des lettres, et lui laissant les terres, l’esprit juridique et diplomatique. Je ne connais pas d’autre exemple d’une telle symbiose entre deux civilisations, finissant pas se fondre en une seule sans perdre leur identité, ni surtout leur langue : une civilisation proprement gréco-latine.

Mais j’aurais bien du mal à citer mes sources. Elles sont faites de bribes pêchées ici ou là, que je recompose comme un puzzle, souvent sans y penser. Même sur Marseille, je ne connais pas d’histoire exhaustive, mais seulement des bribes puisées chez Aristote, Strabon, Sénèque ou Cicéron…, et recoupées automatiquement pour la seule raison que je suis marseillais. Ceci pour l’antiquité, mais aussi bien pour l’histoire plus moderne, et plus opaque encore.

Pour l’Asie, quelques sources me renvoient aussi à l’antiquité, mais d’autres sont plus tardives. Je découvre que les européens étaient arrivés dans un monde déjà colonial et impérialiste, sans que je parvienne à comprendre comment ils avaient pu s’y glisser, vu que leur supériorité technique et militaire était alors loin d’être évidente. À la suite des Portugais et des Espagnols, les Anglais et les Hollandais ont créé des sortes d’États dans l’État sous la forme de Compagnies des Indes, avec leurs propres armées de mercenaires, leurs flottes de guerre, et les complexes formes de régences de potentats locaux. Elles ont joué un rôle essentiel dans la constitution de l’Europe Moderne, et sont probablement la matrice de ce que l’on appelle l’État profond. Ce que j’en ai appris au lycée, et tout ce que j’ai depuis glané au hasard, me laisse sur ma faim. À vrai dire, l’histoire, nulle part, ne semble en avoir été faite.

Bref, je réfléchis surtout avec ma culture, c’est-à-dire ce qui me reste après que j’ai tout oublié. C’est bien ennuyeux. :-)

Amitiés

En forêt

Gardo est redescendu pour deux jours à Catalga, et Aki l’accompagne, qui souhaite voir la ville d’un peu plus près. Aliona, qui a un goût pour les lieux sauvages, reste seule à Tangsam dans la maison de Gardo. Avant de partir, hier, ils ont remonté en voiture des provisions du village, profitant que la route était redevenue plus praticable.

Aliona préfère que nous mangions ensemble. Je la laisse décider de la cuisine. Elle est bien plus à l’aise que moi pour composer un repas qui corresponde à nos conditions géo-climatiques.

Le temps est devenu plus sec depuis mon arrivée. C’est la neige en fondant qui rend la terre humide, ou le gel du matin. L’hiver est la saison sèche, et avec le soleil qui s’attarde maintenant, seule la forêt reste humide. Nous y sommes allés promener.

Nous nous étions chacun muni d’un fusil au cas où nous aurions croisé un gibier. On ne trouve pas beaucoup de nourriture fraîche ici en celle saison. Aliona a retrouvé sa chaude salopette blanche qu’elle portait l’été dernier dans l’Océan Austral, et elle s’est coiffée d’une toque de fourrure grise.

Je n’identifie aucun des arbres de la forêt. Certains ressemblent à de très grands cèdres, mais je n’en avais jamais vus de semblables. Nous rencontrons aussi des cousins du mélèze, dont le tronc et les branches sont couverts par endroits d’une curieuse mousse, de longs filaments noirs semblables à un pelage plutôt rêche et cassant, et dont les ramures s’étendent largement et irrégulièrement à l’horizontale. On trouve aussi quelques arbres aux feuillages caduques, dont les branches sont entièrement dénudées. Dans des clairières au sol caillouteux mais recouverts d’épais tapis végétaux et de mousses, poussent aussi ce qui semble être des noisetiers.

Les arbres sont moins élancés vers le ciel que ceux que l’on trouve dans les forêts d’Europe, leurs ramures sont plus étendues, plus horizontales, et il s’en dégage une impression plus apaisante et plus sensuelle.

– Ça ne te trouble jamais de tuer de si beaux animaux ? m’interroge Aliona tandis que nous suivons un minuscule sentier plus tracé par des bêtes que par les hommes.

– Je n’ai pas tiré un seul coup de feu depuis que je suis ici. Il n’y aurait jamais assez de gibier pour tout le monde.

Les conseils de chasse sont très attentifs à maintenir les populations animales dans des proportions optimales. Tout chasseur se fait un devoir d’informer la communauté de tout animal abattu, et de partager tous les renseignements utiles sur l’état général de la faune. Gardo m’a affirmé que personne ne se risquerait à frauder. Bien qu’aucune sanction ne soit prévue, la règle est scrupuleusement respectée pour la seule probable raison qu’elle marche et qu’elle est efficace. Celui qui serait surpris à l’enfreindre n’oserait peut-être plus regarder quelqu’un en face, mais avant même ce risque, il craindrait d’être le premier, en brisant ce pacte, à mettre lui-même en danger son art de vivre.

– Tu n’as peut-être pas tiré un seul coup de feu ici, mais il n’en va pas de même quand tu chasses le poisson.

– L’important n’est pas le meurtre, mais la voracité. Pour chasser, tu dois d’abord ressentir la saveur du gibier, comme flairent et pistent les prédateurs. Le plaisir du palais, l’appréhension des distances, les senteurs de la terre et des essences, la sensation de ton corps dans l’effort musculaire, tout se trame dans le déploiement de l’espace et du temps. L’instant soudain de la détonation replie alors leurs saveurs enivrantes. N’est-ce pas ce que tu ressens aussi ?

– Ce n’est pas moins cruel.

– La jouissance absout la cruauté.

– Voilà une pensée bien sadienne.

– Tu connais Sade ?

– Je ne connais de lui qu’une citation approximative : « La raison qui la juge oublie qu’elle allume son flambeau au brasier de la passion. »

Je rentre demain

Nous ne sommes qu’à la mi-février, et déjà l’hiver s’achève dans la montagne. Nous n’avons évidemment ramené aucun gibier de la forêt, les animaux nous entendent de loin. Nous sommes seulement rentrés en traînant quelques branches mortes pour le feu. Nous sommes retournés le lendemain chercher un tronc avec le cheval.

J’ai essayé d’économiser le bois pour me chauffer, j’en ai ramené et coupé autant que j’ai pu, mais nous avons quand même entamé la réserve de Gardo. Nous aurions pu occuper une seule habitation, mais Aliona, comme moi, aime se retrouver seule le soir, ou encore l’après-midi, ou au réveil. Je vais rentrer demain avec elle et Aki.




carnet quarante-et-un

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2017

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_17/




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