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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXIX
Le Manichéisme au Marmat

 

 

 

 

 

Tangaar, le 18 février

La commanderie des pompiers de Tangaar

Il y avait bien une autre raison pour que Kouka me parle du Mazdéisme. Les corps de pompiers du Marmat sont tous liés à des confréries mazdéennes. Est-ce parce qu'à adorer le feu, ils ont appris à le connaître, le comprendre, et donc l'éteindre ? ou, au contraire, en éteignant les feux, qu'ils sont revenus aux anciennes croyances aryennes ? Nul ne le sait. Depuis la nuit des temps, ce sont des confréries mazdéennes qui combattent les incendies.

Kouka m'a présenté le Grand Maître des pompiers de Tangaar, un solide quinquagénaire à la barbe et aux cheveux drus et encore très noirs. Son attitude amicale et directe ne m'a pas trompé : il m'a d'abord testé. Il a commencé par me poser des questions sur la dilatation des gaz, la chimie des hydrocarbures, les feux électriques... J'ai bien dû avouer que j'avais oublié tous les détails. « Il reste alors la culture, non ? m'a-t-il répondu. C'est ce que disait Montaigne, je crois. »

Contrairement à ce que je craignais, il n'était pas ironique. J'avais apparemment réussi l'examen. Comme s'il était rassuré sur ma personne, il est devenu plus cordial. Il m'a entraîné sur une terrasse de la commanderie qui donne sur la mer, où nous avons pris place sur un tapis.

 

— J'ai été étonné de ce qu'on m'a appris de toi. Tu dis que les religions sont des langages de haut niveau, comme les langages objets de la programmation ?

— Pour être honnête, j'ai emprunté cette idée à ma jeune amie Ziddhâ. (Voir À Bolgobol cahier 30.)

— Ah oui ?

— Personnellement, j'ai peu d'idées. Je me sers surtout de celles des autres. Je les bricole à ma façon et les assemble. Ça donne parfois des constructions intéressantes.

— Tiens donc, plaisante-t-il.

— Pour tout te dire, je me demande même si les autres ne font pas pareil. Sais-tu que je finis par me demander parfois d'où viennent exactement les idées que j'utilise.

Il éclate de rire avec moi, puis reprend — Si les religions ne sont que des langages, alors elles ne disent rien ?

— Oui, si ce n'est que chaque langage est plus particulièrement adapté pour certains énoncés, certains comportements, opérations ou connaissances. Ils demeurent cependant toujours traduisibles en un autre.

— Mais ils n'ont pas réellement de contenu, non ? C'est cela que tu penses.

— Si ce que nous disons n'était que le contenu d'un langage, nous n'aurions pas besoin de le dire. Autant laisser le langage s'exécuter seul.

— Et les actes ?

— Les actes se servent de langages. Et ils les adaptent.

— Dans ce cas, reconnais qu'une religion ne se réduit pas à ses seuls jeux de langage. Elle est aussi une appréhension particulière du réel.

— Elle en est même une appréhension réelle. Nous pourrions dire aussi bien qu'elle est historique.

— Cela peut vouloir dire que les religions sont mortelles, ou même mortes.

— On peut dire la même chose de tout langage. Quand plus personne n'utilise une langue pour dire ce qu'on ne savait pas encore, elle est morte. Mais ce qu'elle a servi à dire demeure toujours traduisible en une autre.

En fait, ajouté-je, on se sert presque toujours du mot « religion » pour désigner ce qui est mort dans des langages de haut niveau. Moi-même je l'emploie généralement dans ce sens et personne ne me conteste, mais je suis capable de comprendre celui qui lui donnerait une autre acception.

 

La commanderie des pompiers de Tangaar est installée dans l'enceinte portuaire sur la grande jetée qui protège les docks. C'est une construction de pierre avec des murs crénelés et des tours coiffées de bulbes.


fresque

Les murs intérieurs sont décorés de fresques en très mauvais état. Rien ne les distingue d'abord des peintures bouddhistes traditionnelles de l'Asie centrale, et j'aurais pu ne pas remarquer l'omniprésence d'une croix, signe des Manichéens, si je n'avais pas entendu parler avant de l'École de la Lumière.

 

Manichéisme en Chine

La tradition manichéenne fait remonter la présence de cette religion en Chine au mozak (prêtre) envoyé à la cour de l'empereur Gaozong des Tang (650-83). Sous le règne de Wu Zetian (684-704), son élève Mihr-Ohrmazd, qualifié de fuduodan (évêque ?) présente en 694 à l'impératrice le Sutra des deux principes ou Erzongjing, sans doute la traduction du Sabuhragan, qui deviendra le plus important texte manichéen en chinois. Un autre mozak est envoyé à la cour en 719 ; ses talents d'astrologue y auraient été très appréciés. En 731, l'empereur demande à un prêtre de fournir une présentation générale du dogme. Celle-ci, Somme des enseignements du Bouddha de lumière, est au nombre des manuscrits rapportés de Dunhuang par Aurel Stein. Le manichéisme y est présenté avec le vocabulaire du bouddhisme et du taoïsme. Mani y est, tout comme le Bouddha dans les ouvrages taoïstes, un avatar de Laozi. L'empereur autorise la pratique de la religion, mais uniquement pour ses fidèles étrangers, et en interdit le prosélytisme. Il semble néanmoins que de nombreux textes aient déjà été traduits, ou soient en cours de traduction depuis le parthe ou le sogdien.

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Le 19 février

Toujours à Tangaar

Je suis plutôt déçu par le climat de Tangaar : le ciel est bouché et un vent frais de la mer pénètre la peau, bien que la température dépasse les douze degrés. Évidemment, la neige de janvier a disparu, les amandiers commencent à bourgeonner et les mimosas sont déjà jaunes.

Le grand maître des pompiers m'a avoué que Kouka me soupçonne depuis longtemps d'être secrètement manichéen. « Pourquoi si c'était le cas, en garderais-je le secret ? » lui ai-je demandé. Ni lui ni Kouka ne sauraient le dire, mais il semblerait que je me sois à plusieurs reprises dérobé lorsqu'elle a tenté de m'interroger. Je n'aurais fait que la renforcer dans son soupçon, qui est devenu une certitude lorsqu'on lui a traduit mon texte de 1983 le Scorpion de la rouille.

Ce que j'y dis de la croix, du feu et de la lumière ne laisserait plus planer aucun doute. Comme je suis provençal, et que j'ai quelquefois fait allusion à la Gay Scienza, le grand maître considère que si ma discrétion est légitime, elle n'a depuis longtemps plus de raison d'être. Il m'assure que si je crains pour ma sécurité en revenant en France où l'on persécute toujours les sectes, mes coreligionnaires du Marmat savent être aussi discrets que moi.

J'avoue ne pas savoir quoi leur dire.

 

Je ne comprends pas qu'on puisse croire qu'une religion qui s'est répandue sur un si vaste espace, des rives de l'Atlantique à celles du pacifique, ait pu garder son unité au cours de siècles de répression, sans même avoir une langue unificatrice, même pas de véritables textes canoniques communs.

 

La vie de Mani

Né à Ctésiphon, Mésopotamie, en 216, Mani fut le prophète du Manichéisme. Il est né dans une famille chrétienne appartenant au courant gnostique du prophète Alkhasaï. « Mani affirme très tôt être en contact avec un ange et être un calque de la vie de Jésus. » Nous apprend Wikipedia. « Il se met à prêcher vers 240 mais c'est sa rencontre avec le roi sassanide Shapur Ier en 250 qui décidera du succès de sa doctrine : le monarque conçoit tout l'intérêt d'une religion nationale pour unifier son empire. La foi nouvelle progresse rapidement et les communautés se multiplient sous son regard bienveillant. Mani prêche en araméen comme l'avait fait Jésus. »

« Vient le règne de Vahram Ier, en 272, qui favorise un retour au Mazdéisme. Persécuté, Mani se réfugie au Khorasan où il fait des adeptes parmi les seigneurs locaux. Inquiété de voir cette influence grandir, Vahram le remet en confiance et le rappelle à Ctésiphon. Mais c'est la prison et les mauvais traitements qui l'attendent, puis la mort d'épuisement, âgé d'environ soixante ans. La passion de Mani sera perçue comme une transposition de la passion du Christ par ses adeptes. »

 

 

Le 20 février

Au Bar du Globe

« J'ai toujours entendu dire que les Manichéens étaient très austères, qu'ils ne mangeaient pas de viande et ne versaient pas le sang » dit Majda.

Je suis retourné avec Kouka dans mon appartement près de la mer, et nous avons invité Majda à déjeuner au Bar de l'Univers, de l'autre côté de la plage. Gombo, le patron s'est installé avec nous pour partager le repas. « Moi, nous confie-t-il, j'ai entendu dire qu'ils étaient d'impitoyables tueurs, car, n'accordant pas une grande valeur à la vie en ce monde, ils n'hésitaient pas à l'ôter. »

« On entend toujours dire tant de choses… » relèvé-je.

 

— Existe-t-il encore des Cathares en Provence et en Languedoc ? Me demande Kouka.

— Ça dépend, dis-je. Il est encore des gens qui s'en réclament, mais on ne voit plus de parfaits aller par deux, errant par monts et par vaux, ne possédant que leur épée.

— Il est dur d'imaginer, remarque Majda, que des gens qui ne possèdent que leurs armes ne s'en servent jamais.

Le ciel est toujours bouché sur Tangaar, bien que le vent de la mer ait encore forci. Il a plu en abondance cette nuit. On entend les vagues d'ici, derrière les vitres fermées qui n'arrêtent pas non plus une forte odeur d'algues.

Les mouettes ont du mal à lutter contre les rafales, mais on dirait qu'elles y trouvent un réel plaisir. Elles font des loopings fantastiques en poussant des cris de démence.

 

Je me suis levé avec Gombo pour l'aider à changer les assiettes et à amener des desserts. Quand nous revenons, Kouka dit : « La voie, c'est favoriser la jouissance de tous les êtres vivants qu'on rencontre. C'est le meilleur moyen d'en obtenir ce qu'ils peuvent donner de mieux. »

« Et ça, ça sert à quoi ? » lui demande Majda en désignant le sabre dont Kouka ne se sépare jamais. « Ah, ça ? Répond-elle, c'est pour corriger ses fautes. »

 

Les moments et l'instant

« Les manichéens reconnaissaient l'enseignement du prophète Ishâ (Jésus). Ils n'avaient donc aucune raison de rejeter celui de son successeur Mouhammad. Ils sont donc d'authentiques Musulmans, comme Sohrawardî ou Al Hindy. Mais comment peuvent-ils concilier l'Unicité Divine (Al Wahida) avec le combat de la Lumière et de l'obscurité ? Où seraient des forces obscures qui s'opposeraient à la Lumière Divine ? » Dit Gombo. « Leur désir de pureté ne les conduirait-il pas à mépriser la beauté du monde et donc son Créateur ? »

« Tu as raison, répond Kouka. Des ignorants peuvent aller vers cette erreur, comme des papillons qui se brûlent à la lumière d'une vulgaire lampe. Tu ne peux pour autant ignorer leur quête de la lumière. Une bougie qui craindrait la flamme ne tomberait-elle pas toute seule en poussière ? L'ombre n'existe pas, Gombo, sans la lumière. L'obscurcissement n'est qu'un moment de l'illumination, une station sur sa route. Au regard de l'éternité, il n'est que la lumière. Mais où est l'éternité, si ce n'est dans l'instant ? C'est ainsi qu'Ahura Mazda a vaincu le temps et libéré de la durée l'esprit. Notre existence est-elle pourtant affranchie du temps qui passe ? L'ombre est moment de la lumière, mais nous devons vivre ces moments. »

 

« Lorsque Ts'ao Chan fut venu lui faire ses adieux, » dis-je, « Tong Tchan demanda : Où t'en vas-tu? — Ts'ao Chan : Je vais là où il n'y a pas de changement. — S'il n'y a pas de changement, pourquoi y aller ? — Mais j'y vais sans changement. »

 

 

Le 21 février

Dialogue au bord de l'eau

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans votre relation, toi et Ziddhâ. Vous semblez toujours prêts à tout abandonner pour être ensemble, et vous finissez par vous arranger pour aller chacun de votre côté.

— Allons, regarde-nous : elle est jeune belle, intelligente, elle a la vie devant elle. Qu'aurait-elle à faire tout le temps avec moi ?

Kouka éclate de rire : Et elle, elle te trouve sage, savant, courageux, fort... Elle se demande pourquoi tu passes tant de temps avec elle quand tu connais tant de gens tellement plus intéressants.

— Elle t'a dit ça ?!... À la réflexion, elle n'a pas tort… Et reconnais que j'ai raison aussi.

 

— Ce qui me désole pourtant, c'est que tant de filles si jeunes fréquentent des hommes qui auraient l'âge d'être leurs pères. Que deviennent alors les femmes de mon âge ?

Je ris à mon tour : Et que fais-tu des jeunes hommes qui voient ces mêmes filles de leur âge qui leur échappent ?

— Nous ne les intéressons plus.

— Vous les intéressez beaucoup, au contraire. J'ai assez vu tous ces jours-ci comment les jeunes te regardent à l'entraînement.

Kouka rougit presque : You joke me. Stop it.

— Je ne te fais pas marcher, ils rêvent tous de coucher avec toi, mais ils ne sont pas près de te le dire, et peut-être même de le penser. Tu leur fais bien trop peur.

— Fright ?

— Pardi, même moi, parfois tu me fais peur, avec ton sabre, tes flammes et tes doctrines secrètes du Bouddha de Lumière. Comment veux-tu que quelqu'un te fasse des avances sans craindre de se faire décapiter, brûler vif, emporter par la roue des métamorphoses ou, pire encore, rire au nez ?

— Serais-tu en train de m'en faire ? Demande-t-elle amusée.

— Doucement Kouka. Tu parles à ton aîné. Et puis je me suis laissé dire que les Manichéens méprisent les faiblesses de la chair.

— C'est un complet contresens. Les faiblesses de la chair sont celles qu'inspirent la souffrance physique, la faim, la peur du combat et de la mort, ou même celle, plus pernicieuse, de la simple perte du luxe ou du confort. Le désir amoureux n'a rien d'une faiblesse, c'est au contraire la plus sûre voie pour les vaincre.

 

 

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