Cahier XXX
Le port de Tangaar
Tangaar, le 25 février
Notes matinales
Il est proprement incroyable que nous soyons capables de faire les pires folies tout en étant parfaitement informés, en sachant ce que nous faisons et en nous voyant faire. À l'inverse, on est aussi bien capable d'agir avec sang froid et efficacité sans le savoir. Si vous interrogez alors sur sa conduite celui qui agit ainsi, il se montrera incapable de l'expliquer ni de la justifier, ou, plus probablement, il tentera d'improviser une rationalisation. Il parviendra bien peut-être à se convaincre, mais il vous confirmera plutôt qu'il ne sait pas ce qu'il fait ni pourquoi.
Il semblerait que savoir ce que nous faisons ne nous soit pas souvent d'un grand secours. Loin de nous éviter les erreurs, les connaître et en comprendre les conséquences nous induirait plutôt avec plus de force à les faire.
Cette simple observation impliquerait des conséquences lointaines, si l'on décide de les suivre, balayant tout ce qu'on avait cru identifier comme rationalité.
Le vieux principe socratique « je sais que je ne sais rien », comme l'axiome d'Euclide, s'est révélé fertile en le suivant au bout de ses conséquences. Imaginons un peu si on le modifiait : Je ne sais pas que je sais.
Tangaar, le 26 février
Le port de Tangaar
Ceux qui connaissent les ports ne retrouvent dans celui de Tangaar, ni le gigantisme ni la vétusté que l'on voit partout ailleurs. Les ports sont des organismes en perpétuelle reconstruction. Les installations se dégradent très vite, ne serait-ce que sous l'action corrosive de l'eau de mer. On est surpris de voir que tout est en relatif bon état à Tangaar, sans paraître particulièrement récent.
La mer d'Argod ne favorise pas la navigation de gros tonnages. Mêmes les pétroliers, les méthaniers et les porte-conteneurs ont des proportions raisonnables.
Si les terminaux pétroliers donnent tout comme ailleurs une impression d'immensité, c'est plus encore par l'espace vierge, les longues digues désertes, le vide dans lequel les cuves, les pipe-lines, les constructions font perdus. La vaste plaine marécageuse au Nord de Tangaar a offert tout l'espace nécessaire aux installations portuaires, à la construction navale et aux raffineries ; et il en reste encore pour l'exploitation des cannisses et pour les oiseaux migrateurs.
Comme dans tous les ports, il y a des trafics illicites dans celui de Tangaar. C'est le domaine réservé et discret du gouvernement.
Le gouvernement du Gourpa
Pendant presque tout le vingtième siècle, la République Tasgarde avait à sa tête deux potiches : le Président du Conseil Suprême et le Premier Secrétaire du Parti. Personne n'a jamais su combien il y avait exactement de conseils dans la république, où il s'en crée et s'en dissout quotidiennement, il n'y a donc jamais eu de conseil des représentants des conseils, et son président ne présidait pas grand chose. Il en allait à peu près de même avec le parti, puisqu'il ne fut jamais rien d'autre qu'une constellation informelle de groupes les plus divers. Les fonctions du Président et du Premier Secrétaire se réduisaient donc à se laisser prendre en photo avec des dirigeants étrangers.
Enclavée entre l'URSS et la RPC, avec la petite république sœur asgode au Nord, les relations extérieures du Gourpa se réduisaient à des poignées de main souriantes.
Tout commença très lentement à changer dès 1977 avec la Révolution Iranienne. Elle eut des conséquences plus profondes que le refroidissement des relations sino-soviétiques, bien qu'elles en fussent pour partie un prolongement.
Pour la première fois depuis les débuts des temps modernes, l'affrontement entre le conservatisme et le progressisme n'était plus focalisé sur l'Occident. Le monde occidental lui-même était amené à prendre parti pour des luttes qui n'étaient pas fondamentalement siennes, et il s'en montrait profondément incapable. Plus exactement, les forces progressistes et conservatrices de l'Ouest commencèrent à faire cause commune, se retrouvant sur un même et implicite consensus : si l'Occident est moderne, la Modernité est donc occidentale par essence et de tous temps.
Toutes les forces de progrès en Occident ne tardèrent pas alors à péricliter, puis à se trouver irrésistiblement entraînées par les forces conservatrices. Ceci n'épargna pas davantage l'Occident du Pacte de Varsovie que celui de l'Atlantique Nord, mais avec pour le premier des conséquences graves plus immédiates. La stabilité du Marmat en fut menacée et les limites de son gouvernement photogénique rendues manifestes.
Certains en déduisirent qu'il était temps pour la République du Gourpa de se donner un véritable gouvernement représentatif pour entrer dans le concert des nations. Ce projet était quelque peu insensé quand on y pense avec recul. Tout d'abord, il allait à l'encontre des mœurs et de la culture politique. Ensuite, il était porté par les mouvances les moins propres à rassurer ce pourvoir mondial occulte qu'on appelle « la Communauté Internationale », puisqu'elles étaient les plus proches de l'URSS et de la Chine. Enfin, et c'est aussi pourquoi ils échouèrent, ils ne réussirent à convaincre vraiment que la pègre des ports de la mer d'Argod.
À la stupeur générale, un collectif s'auto-constitua et décida que le Conseil Suprême n'étant jamais parvenu à se réunir en cession plénière, il devait être remplacé par une assemblée élue au suffrage universel. Il décida aussi que la poussière de groupuscules politiques devait s'organiser en partis gouvernementaux.
On ne peut pas appeler cela un coup d'état. Quelques-uns ici ou là trouvèrent même l'idée bonne, et tentèrent de la mettre en pratique. Personne ne paraissait pourtant voir très clairement à quoi cela menait, et chacun commençait à trouver le procédé bien lourd et complexe pour établir des relations avec les autres nations.
Les communautés monacales guerrières comprirent les premières qu'il s'agissait, à travers le processus électoral, de donner les pleins pouvoirs à un parlement qui allait s'empresser de les transmettre au gouvernement qui se soumettrait alors à l'inquiétante « Communauté Internationale ».
La pègre encore une fois réagit plus vite en sentant le vent tourner. Les réseaux de trafiquants qui contrôlaient déjà largement ce processus électoral à Tangaar arrêtèrent tous les meneurs au nez et à la barbe des foules armées qui s'apprêtaient à les lyncher. Ils ne firent bien sûr aucune difficulté pour les livrer aux conseils, qui parurent de ce fait les délivrer. Ils profitèrent alors de la confusion qui en résulta pour proposer le marché le plus inattendu.
Les principaux chefs des trafics soumirent quelques propositions à une commission des conseils. Ils leur firent admettre qu'ils étaient parvenus à dénouer une situation dramatique quasiment sans effusion de sang, sans arrestations, sans disparitions, ni sans qu'il demeure seulement des ennemis et des traîtres.
Ils étaient associés à des réseaux de trafiquants internationaux, et avaient de ce fait des relations étroites et discrètes avec les polices, les armées, les renseignements et les hommes d'affaire du monde entier. Ils étaient rompus aux situations troubles et dangereuses, ils avaient du sang-froid, le sens des rapports de force et ne s'embarrassaient pas de scrupules. Ils étaient donc les plus qualifiés pour s'occuper des affaires étrangères. Ils n'avaient aucune bonne raison de souhaiter l'affaiblissement du Marmat, ni de nuire à ses intérêts. Ils s'offrirent donc eux-mêmes comme un ministère des affaires étrangères clé-en-main, et capable de s'autofinancer si personne ne venait mettre le nez dans leurs trafics.
Ils ne demandaient pas mieux que de travailler en bonne intelligence et en toute confiance avec les conseils. « Après tout, c'est notre métier que de jongler avec les intérêts nationaux divergents », aurait même dit le ministre actuel en titre. « Il ne tient qu'à vous de bénéficier de notre expérience. »
Le gouvernement du Gourpa se réduit donc à un seul ministère, celui des affaires étrangères. Ces affaires sont prospères, et elles se confondent avec la criminalité internationale. Aussi le gouvernement est-il sous haute surveillance, notamment des conseils de dockers.
De tels arrangements auraient été difficilement imaginables ailleurs. Il semblerait que cela tienne à une conception très singulière du bien et du mal, enracinée dans une lointaine tradition Mazdéenne.
Nul ne tuera la nuit
Dans la lutte éternelle que se mènent l'ombre et la lumière, aucune ne gagnera ni ne détruira irrémédiablement son ennemi. Même si l'ombre recule devant la lumière, nul ne peut tuer la nuit.
On a ici une attitude originale envers le mal. Nul n'imaginerait le faire disparaître, mais ne le redoute particulièrement. On le sent tout à la fois invincible, mais pas si dangereux tout même.
Le premier mars
De petits nuages blonds et bouclés comme des têtes chérubines planent au loin dans un ciel tout doré au lever du jour.
« Dès qu'on vient au monde, tous nous tombent dessus, »
me dit le jeune docker au bout du quai qui attend que le soleil
pointe, « et l'on n'a pas le temps de s'étonner. »
« J'espère que tu as pu rattraper le temps perdu, et que tu n'es pas las de le faire, » lancé-je moi aussi d'une voix forte contre le vent de mer.
Le 2 mars
La criminalité gouvernementale
Si les hommes du gouvernement ont une si mauvaise réputation, ce n'est pas à causes de leurs trafics malhonnêtes et de leurs activités criminelles qui ne dérangent pas grand monde. Le milieu du crime est la seule structure réellement organisée hiérarchiquement dans le Marmat, la seule où des chefs puissent se faire obéir scrupuleusement par des subalternes. C'est aussi la seule qui ignore toute autre motivation que la richesse. Une telle organisation se trouve alors inévitablement soumise à l'autorité de chefs plus puissants encore à l'étranger.
Le marché passé avec les conseils donne à la pègre une véritable autorité et le droit de mener ses affaires sans inquiétudes, ce qui favorise son rapport de force envers la criminalité internationale. En retour, le milieu du crime est le seul ici qui puisse rassurer l'occulte « Communauté Internationale ». De part et d'autre, on leur ferait payer très cher toute erreur d'évaluation.
Le Grand Maître des pompiers m'a enfin expliqué tout cela. « Les craquements dans la communauté internationale ne doivent pas leur faciliter la tâche, » ai-je remarqué. « Ça dépend, » m'a-t-il répondu. « Des gens qui cherchent à s'enrichir en enfreignant les lois plutôt qu'en les utilisant doivent avoir un goût très puissant pour les difficultés. Je crois que c'est au fond ce qui les stimule. »
J'ai rencontré avec le Grand Maître un des agents du gouvernement sur le port. Il a tout de suite adopté une attitude hostile envers moi. « Comment osez-vous introduire ici un Français ? » a-t-il même dit sans savoir que je le comprenais.
« Tu vois, » a relevé plus tard le Grand Maître à propos de cet incident, « leur organisation verticale les rend irrésistiblement nationalistes et racistes. » Puis il a ajouté avec un regard complice : « mais je n'ai pas révélé que tu étais un Cathare provençal. »
Le 4 mars
La langue française
Je profite de ma présence à Tangaar pour rencontrer le plus souvent possible mes étudiants. Je les fais en ce moment travailler sur Corneille et la construction grammatico- musicale de la langue française. Je leur fais écouter en même temps des pièces de Pachelbel et de Lulli. (son opéra Cadmus et Hermione, composé en collaboration avec Quinault en 1673). Je tiens à ce qu'ils pénètrent cette musique et la construction baroque qu'elle donne à la pensée.
Comme ils connaissent tous l'anglais, je les leur fait comparer avec le théâtre de Shakespeare et la musique des opéras de Purcell et de Haendel.
« Il y a plus d'ombres dans le français, ont-ils remarqué, et plus de contrastes de lumière. Méfiez-vous de cette ampleur et de cette souplesse baroque qui se cache derrière un classicisme ordonné. Il peut générer les pires confusions d'idée si l'on n'a pas l'oreille musicale. »
La rhétorique des troubadours
Mas sil reis ve, en ai en deu fiansa
Qu'eu serai vius o serai per quartiers,
E si sui vius, er mi grans benenansa,
E si eu moir, mi grans deliuriers.
Le roi auquel le premier vers de Bertran de Born fait allusion en 1195, n'est autre que Richard-Cœur de Lion d'Angleterre ce dernier était lui-même un fin poète en provençal. On parla occitan à la cours d'Angleterre jusqu'à la dynastie des Lancaster. Bertran de Born combattait à ses côtés Alphonse de Castille.
« Et si j'en sors vivant, ce sera grande joie, et si je meurs, ce sera grande délivrance. »
J'ai invité les deux classes au bar de l'Univers qui est désert en début d'après-midi, pour les initier à la poétique occitane. « Mais ils ne savaient en ce temps-là écrire que des poèmes érotiques ou guerriers ? On ne savait de toute façon pas faire grand chose d'autre que courtiser et combattre, si ce n'est versifier. »
La rhétorique de l'occitan est à la source de celle du français et de l'anglais. Il fallut plusieurs siècles pour que les deux littératures atteignissent sa richesse stylistique et sa diversité. Les Fleurs du Gai Savoir sont le premier traité de rhétorique écrit de l'Occident écrit en provençal.
« La rhétorique ou la poétique ? » M'a-t-on demandé. Il n'y a pas de réelle distinction entre les deux dans l'Europe occidentale, il s'agit de l'art de manier les tropes.
Le mot troubadour, de l'occitan trobar (trouver), n'est peut-être pas non plus sans rappor avec « trope » (du grec tropein, verbe désignant l'action de bander un arc, comme on tord la syntaxe d'une langue pour accroître la force d'un trait). On parlait d'ailleurs de trobar leu (style clair), et de trobar clus (style obscur) qui désignait un genre à part entière esquissant des idées complexes dans une prosodie elliptique.
La littérature occitane était avant tout une poésie de genre. La canso avait un sujet érotique, religieux, souvent les deux. Le sirventes était héroïque, politique et satirique, avec un rythme plus large et vigoureux. Le poème était construit sur des coblas (couplets) avec des mètres qui ne dépassaient pas dix pieds. Très réguliers, les genres se distinguaient par la diversité des arrangements des mètres et des rimes.
Les noms d'Occitanie, de Provence ou encore de Midi désignaient une région qui incluait le nord de l'Italie, la Catalogne et la Navarre, et comprenait au nord jusqu'à l'Auvergne et le Limousin. L'occitan, le catalan et le provençal ne s'y distinguèrent que très tardivement, avec d'autres dialectes.
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