Cahier XXXI
Nul ne tuera la nuit
Vallée de l'Oumrouat, le 6 mars
Au coin du feu
La vallée de l'Oumrouat est encore sous la neige. Manzi et sa femme Douha sont venus nous rejoindre chez Ziddhâ devant un feu crépitant. La pierre des murs épouse la danse des flammes, et le mouvement des ombres, de leurs lueurs rougeoyantes, donne à la chaleur sèche de la pièce quelque chose de sous-marin.
« Tu as donc participé aux rites de Manichéens ? M'interroge Ziddhâ. Moi qui connais Kouka depuis si longtemps, elle ne m'en a jamais parlé. Ils se réduisent à peu de chose, esquivé-je, mais je n'aurais jamais cru qu'il pût exister encore une telle proximité avec les anciennes traditions provençales. »
« Tu es donc réellement cathare ? » Questionne Douha.
Je ne sais ce qu'ils ont tous avec moi, et je leur réponds par un grand rire. Je ne sais même pas ce que signifie être cathare.
« Tu en sais beaucoup, quand même, observe Manzi, et ce que tu connais ne se résume pas à des études livresques. »
Oui, avoué-je, je sais me servir de quelques paradigmes et de quelques jeux de langage. Je suis né dans une culture et je connais des langues et des littératures qui m'offrent quelques clés. Mais tout est traduisible, n'est-ce pas, puisque la raison d'être de tout symbolique est de symboliser le même réel.
Explique-nous mieux alors ce dualisme du bien et du mal, qu'on prête aux diverses écoles manichéennes, me demande Ziddhâ.
Oh, le mal, ce n'est que la faiblesse.
Si le mal n'est que la faiblesse, conclut Manzi, on comprend bien que la force le domine de toute éternité, mais qu'elle ne puisse davantage le vaincre.
Ce serait même la pire faute que de le vouloir.
Comment cela ? Me demande-t-il en me tendant la bouteille de Vodka qu'il a ramenée de Bolgobol
Ne pas céder à la faiblesse, c'est ce qu'on appelle vertu. Mais vouloir éradiquer le mal, c'est céder à tous les vices, dis-je.
C'est compliqué, fait Ziddhâ en fronçant les sourcils.
Non, c'est plutôt simple, trouve Douha, si j'ai bien compris.
Le secret de la mort joyeuse
« Parle-nous de la mort joyeuse » demande encore Ziddhâ.
« Il y a une façon toute humaine de voir la mort, dis-je, différente de celle de l'animal. Il la connaît bien, aussi bien que toi. Il redoute la sienne et pleure celle des siens comme toi. Comme toi, il sait la risquer pour vivre. Mais il ne s'en sert pas comme toi d'appui à la pensée. »
« C'est que nous arpentons le temps. Depuis longtemps nos ancêtres ont étalonné les orbes et les cieux. Et là, nous ne pouvons qu'y lire notre mort. Plus nous connaissons le temps, plus nous y voyons notre mort, celle de ceux qui viendront après nous, comme celle de ceux qui nous ont précédés, et la destruction de tout ce que nous construisons. »
« Le spectre de la mort vient se placer au devant de notre désir et de notre pensée. Il nous ferait préférer l'instant. Mais le plus simple aveu murmuré dans l'instant : "je t'aimerai toujours", nous conduit aux limites de ce toujours. Baisser le regard nous enfermerait pourtant dans la pire des tombes. C'est cela le secret de la mort joyeuse. »
Et qu'est-ce qui nous sauve ? Demande Ziddhâ.
Celui qui sort de l'ombre à ta place si tu tombes.
Comment sais-tu que quelqu'un le fera, interroge Manzi, c'est un acte de foi ?
Non, c'est la certitude de tes actes, si tu as le souci de lui.
Et s'il ne vient pas ?
Il ne viendra de toute façon pas pour toi. Ce ne sera pas ton combat qu'il poursuivra, ce sera le sien. C'est ainsi qu'il te libère de la roue des métamorphoses.
Mais, s'étonne Ziddhâ en faisant repasser la bouteille à Manzi, tu m'as dit que Dôgen enseignait que la roue des métamorphoses était le nirvana. (Voir À Bolgobol Cahier 30)
Justement.
Manzi et Douha se tiennent assis sur le tapis, les jambes croisées. Moi, je les ai allongées en reposant mon torse sur des coussins. Je peux plus aisément tisonner le feu. Ziddhâ a posé la tête sur mon ventre. « Tu sais tout cela des antiques écoles de Provence ? » me demande-t-elle. « Non, des prochaines » plaisanté-je.
Comment le temps lui-même disparaît dans le temps
« Tu as une remarquable suite dans les idées, lance alors Manzi. Tout ce que tu dis me rappelle notre dernière conversation à Bolgobol. Tu ne te souviens pas ? À propos des quatre concepts fondamentaux de la programmation : le système, le programme, le dispositif et le processus. Tu m'as dit alors qu'on oubliait celui de mémoire, et nous avons parlé de la mémoire et de l'histoire. »
« Je ne vois pas le rapport, dit Douha. Moi non plus, avoué-je, mais Manzi va peut-être nous le dire. »
« Cette conscience du temps dont Jean-Pierre parle, qui est aussi bien une conscience de la mort, elle n'existe pas dans le temps lui-même. Elle existe actuellement ou elle n'est pas. Nous la spatialisons. Elle est dans un espace, un espace de mémoire. »
« Je ne sais pas, dis-je, elle est aussi dans un dispositif et dans les processus qu'il induit. »
« Oui, bien sûr, mais tous les produits humains sont à la fois espaces de mémoire, dispositifs et processus. »
Même le temps disparaît dans le temps, continue Manzi, quand la mémoire s'efface.
Mais il y a plusieurs mémoires, intervient Douha, la mémoire vive, celle-là même que nous sommes en train d'utiliser pour parler et nous entendre, et qui est en procès, et celle spatialisée, gravée sur des dispositifs matériels.
Il y a aussi la mémoire cache, ajouté-je, qui utilise l'espace mémoire comme de la mémoire vive. Elle génère des processus rapides, comme les réflexes que nous cultivons par l'entraînement, ou notre utilisation de langages pour effectuer les raisonnements à notre place. Elle économise le passage par la conscience.
Et alors ? Résume Ziddhâ.
Manzi lui adresse un sourire de reconnaissance, et nous reproche par une amusante métaphore en arabe de couper en quatre les cheveux par lesquels il tire son raisonnement. Puis il reprend son propos :
Ce qu'est le temps réel pour Manzi
Le « temps actuel » (actual time, qu'on peut aussi entendre « temps réel ») n'est pas symétrique au « temps chronologique », qui est lui-même une succession de cycles. Le temps actuel, c'est l'enchaînement des causes. La cause peut être lointaine dans le temps chronologique, et continuer à exercer ses effets dans le temps actuel, comme elle peut aussi bien être proche dans le premier, et ne plus exister actuellement.
C'est pourquoi nous avons des souvenirs que nous savons être récents et que nous sentons pourtant lointains. L'événement vécu dans l'année nous semble déjà loin, alors que nous croyons à peine certains souvenirs si anciens. Même de l'histoire, nous avons cette vue double. Des époques lointaines nous sont aussi familières que si nous y avions vécu, et d'autres que nous avons connues, nous semblent appartenir à un passé sauvage.
Nous connaissons tous cela, bien sûr. Le temps réel n'est pas celui que mesure les horloges, bien qu'il soit pourtant celui qui ride les fronts. C'est un poids actuel qui pèse dans le présent. Einstein nous a même donné l'équation de ce temps qui écrase comme une masse. La réalité de ce temps, c'est le déterminisme, l'immobile et lourd présent de la causalité efficiente.
Chronos, le dieu cannibale qu'a foudroyé la lumière, murmuré-je en songeant à des conversations de la semaine dernière à Tangaar.
Oui, dit Ziddhâ, qui paraît comme à son habitude avoir mieux suivi notre conversation qu'elle ne le laisse d'abord croire, mais sans ce déterminisme qui paraît nous ôter toute existence, nous n'en aurions pas davantage, puisqu'aucune prévision, aucune décision, aucune anticipation ne serait possible ; nous ne pourrions donner aucun corps ni aucune durée à nos désirs, ni même seulement en former.
Oui Ziddhâ, mais c'est justement dans l'espace mémoire de la causalité que nous les programmons, lui répond Manzi.
En somme, nous inversons le sens de la causalité, croit comprendre Douha.
Nous n'avons pas à le faire, lui réponds-je en montrant l'âtre où crépitent les flammes. Regarde le désir du feu. Suis sa danse. Tu te souviens la première fois que nous nous sommes rencontrés à Bin Al Azar il y a quatre ans ? Nous avons parlé près du torrent de ses ondes, et de l'impossibilité de modéliser leur complexité.
Oui, se souvient-elle, et tu avais suggéré que son murmure était déjà une modélisation.
En somme, commente Ziddhâ, tu te tiens devant le monde comme Flaubert devant son œuvre, et tu dis « Dieu c'est moi ».
Ce n'est peut-être pas si facile d'être Hallâj, dis-je après avoir fini de rire.
Mais c'est une profonde remarque, relève Manzi. Si tu entends que Dieu est le personnage d'un récit de fiction, comme Bovary, alors tu peux vouloir dire que tu es réellement celui qu'il figure, comme Flaubert. Mais cela peut aussi seulement signifier que tu te prends toi-même pour un être de fiction. Monsieur Flaubert est aussi bien un personnage fictif pour lequel plus d'un auteur peut se prendre.
Le 7 mars
De bon-matin
« Manzi et toi avez encore parlé de cette théorie occidentale de l'irréalité, hier soir. » Me dit Ziddhâ quand j'entre dans la cuisine, avant même que j'ai eu le temps de boire un verre d'eau. Je bois toujours un verre d'eau dès que je me lève.
Elle s'est pour une fois éveillée avant moi. La vodka d'hier me laisse une tension nerveuse entre la base de la nuque et mes yeux, passant par l'articulation de la mâchoire. Voilà pourquoi je n'ai pas pour habitude de boire beaucoup d'alcool.
« Je crois que je ne la comprends pas bien » continue-t-elle.
Où que je sois, je préfère me lever le premier. Je commence par ouvrir les volets et voir le ciel. Si c'est possible, je sors et me baigne de lumière froide ou de nuit. Mais Ziddhâ est déjà là.
Je ne saisis pas très bien ce qu'elle me dit pendant qu'elle étale sur la table par gentillesse de quoi faire mon petit-déjeuner. Je suis trop occupé à suivre par la fenêtre les jeux du soleil sur la roche et la neige du pic Al Kalbi.
Je suppose que, comme Tchandji, elle me questionne sur une théorie du spectacle, dont beaucoup de gens ici me semblent préférer savoir qu'ils l'ignorent plutôt que croire la comprendre.
La neige à totalement fondu sur le seuil ensoleillé des maisons. « Qu'est-ce qu'il fait déjà beau, dis-je. Je te parle Jean-Pierre. »
Je la prends par la taille, la conduis jusqu'à la porte, l'entraîne dehors, dans l'air glacé du matin qui la fait se serrer contre moi, et je lui murmure à l'oreille les vers du Passe Sans porte :
Quand le ciel s'éclaircit le soleil apparaît
Quand il pleut la terre est humide
Je viens de vous expliquer tout du fond de mon cœur
Mais je crains que vous ne me croyiez
Elle rit, s'accroche à mes épaules et m'embrasse dans le cou. « Allez, viens déjeuner », fait-elle.
18 esfand 1385/19 safar 1428
Le calendrier solaire iranien
Le calendrier solaire iranien a douze mois. Les six premiers ont trente et un jours, les suivants trente, et le dernier, esfand, vingt-neuf dans les années normales et sinon trente. Il utilise un système complexe pour définir les années bissextiles, basé sur des situations astronomiques précises, qui en font le calendrier solaire le plus exact en usage de nos jours.
Les années sont groupées dans des cycles qui commencent avec quatre années normales, après lesquelles toutes les quatrièmes années sont bissextiles. Ces cycles sont groupés dans d'autres plus grands de 128 ans, composés de quatre séries de 29, 33, 33 et 33 ans, ou de 132 ans, composés de cycles de 29, 33, 33 et 37 ans.
De plus grands cycles de 2820 ans sont constitués de 21 cycles de 128 ans et un de 132. La suite d'années normales et bissextile qui a débuté en 1928 ne se reproduira pas avant 4745 de l'ère chrétienne.
Tous les cycles de 2820 ans contiennent 2137 années normales de 365 jours, et 683 de 366. Ce calendrier est si proche de l'année tropicale solaire de 265,24219878 jours, qu'elle n'aboutit à une erreur d'un jour qu'au bout de 3,8 millions d'années. C'est pourquoi les Marmaty, qui ont plus le sens de l'exactitude que de la simplicité l'ont adopté.
On utilise aussi beaucoup dans le Marmat le calendrier musulman, le calendrier bouddhiste lunaire, le calendrier traditionnel chinois, le calendrier julien et grégorien. J'imagine que ceci a joué un rôle ici dans l'introduction de l'informatique.
La période qui va de mon anniversaire, aujourd'hui le 18 esfand, jusqu'au début de l'année iranienne, dix jours plus tard, correspond aux Ides de Mars dans l'ancien calendrier romain.
C'est aussi une période de fête dans le Marmat, et donc de congés. J'ai bien envie d'en profiter pour retourner à Rhages avec Ziddhâ, où il fait déjà paraît-il un temps printanier. Je commence à être bien las de la neige.
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