Cahier XXXII
Avant les congés
Le 11 mars
La mission civilisatrice de l'Occident est terminée
« Rajoul, fais un effort pour me comprendre. Je ne suis pas en train de défendre un point-de-vue. Je te montre une réalité que nous avons tous là, devant les yeux. Dis-moi peut-être que je la perçois mal, mais commence d'abord par la voir. »
Daria est venue de Tangaar pour défendre avec Manzi nos façons de travailler dans le bureau du doyen de l'université de Bolgobol. Quelques docteurs ne l'apprécient pas. Le Docteur Rajoul, chercheur en économie politique, s'en est fait le porte-parole. À l'évidence, ils s'inquiètent du peu de présence que je donne à mes étudiants. Je les soupçonne même d'imaginer que je devrais mon poste à quelque rapport de suzeraineté. Daria et Manzi tentent depuis un moment de les faire regarder par le bon bout de la lorgnette.
« La mission civilisatrice de l'Occident est terminée », continue Manzi. « La révolution de la modernité, ses paris et ses enjeux se sont mondialisés, alors même que la civilisation occidentale, qui les a portés et a entraîné le monde à sa suite à marche-forcée, s'est arrêtée indécise il y aura déjà bientôt un siècle. La table rase qu'ont fait à la suite de Descartes les philosophes d'Occident est maintenant aussi encombrée qu'ils l'avaient trouvée. »
« Ce qu'on appelle science n'est plus qu'un jeu de piste entre des disciplines. Tu le dis toi-même : dans chacune, les spécialistes attendent de leurs collègues une synthèse simplifiée des autres disciplines. Ne vois-tu pas qu'une telle science est aux antipodes de ce qui était ses exigences fondatrices ? »
« La science moderne, c'est quoi ? C'est l'expérience et l'inférence. Voilà les deux pieds sur lesquels elle avance. Elle ne repose certainement pas sur la confiance aux docteurs. Comprends bien ce que je dis là. Je ne critique pas les docteurs, je ne dis pas qu'ils ne sont pas doctes. Je dis seulement que la science est tout plutôt que ce que tu prétends : la croyance dans ce que disent les autorités scientifiques. »
« Alors comment peut-on avoir une démarche scientifique avec une telle dispersion dans des disciplines spécialisées ? Buter sur cette question, c'est ne pas la comprendre. Savoir, c'est d'abord pouvoir faire, mais pouvoir faire de telle sorte qu'on puisse aussi énoncer clairement ce qu'on fait à celui qui ne sait pas. Or, qu'y a-t-il de plus clair et de plus universellement intelligible que la simplicité des langages mathématiques ? »
« La démarche scientifique consiste à décomposer la complexité des expériences dans la simplicité la plus intuitive et la plus épurée de toute connaissance préalablement nécessaire. Tu ne parais pas comprendre que cette simplification intuitive n'est pas plus une plongée dans la particularité, qu'elle n'est une élévation dans la généralité quand tu apprends à un enfant à compter avec des bûchettes, tu ne lui apprends pas leur manipulation, mais immédiatement l'abstraction numérique. Elle est tout en même temps technique particulière et abstraction générique. Elle est tout à la fois science enseignable et science de son enseignement. »
« Mais je vois que ça ne te dit rien. Vas-y Daria, moi j'y renonce. »
Jean-Pierre sait aussi bien que toi ce qu'est la recherche internationale réelle. Il sait ce qu'en sont les enjeux et les compétitions. Nous te disons seulement qu'elle ne marche pas, ou, si elle marche malgré tout, c'est parce que tout le monde n'en est pas dupe. Ce que tu prends au sérieux, ce n'est qu'un système de captage des véritables savoirs. C'est un théâtre, une mise en scène, de la poudre aux yeux pour intimider et égarer les esprits qui se voudraient libres.
C'est tout du pipeau, rajoute Manzi. C'est quoi la transmission du savoir dont tu nous rebats les oreilles ? On prend trente ignorants, on en met vingt-neuf de côté, et on donne une chaire à celui qui reste.
Le doyen rit : Il est vrai que dès qu'on place quelqu'un sur une chaire, il trouve étrangement vite quelque chose à dire.
Et le prestige de sa situation fait le reste, insiste Manzi.
« Tu ne vois donc pas, interviens-je, qu'enseigner est précisément démasquer cette mystification. Au profit de qui donc voudrais-tu l'entretenir ? Je te mets au défi de faire accomplir à tes étudiants le travail qu'ils ont réalisé depuis le début de l'année. » Je sors sur la table quatre feuillets que j'ai emportés avec moi pour les relire quand j'en aurai le temps.
« Combien de temps te faudrait-il pour lire ces quatre pages ? » Comme il hésite à répondre, je continue : « Moi, il me faudrait environ 12 minutes en les annotant. Si je butte sur des difficultés et que je dois me relire, un peu plus. Et sais-tu combien de temps il me faut pour les lire à haute voix d'une façon naturelle et intelligible ? À peu près quarante minutes. Tu peux me croire, j'ai l'habitude de mesurer mon temps de parole, et aussi celui qui m'est nécessaire pour prendre connaissance d'un document. »
« Si je lis ce texte, ou que j'en prononce le contenu comme dans un cours, que fera celui qui butte à l'écoute ? Il m'interrompra et posera des questions. Plus il y aura d'auditeurs, plus je devrai reprendre de points, soit parce qu'on m'interrompra, soit parce qu'on n'osera pas et que je devrai devancer moi-même les mécompréhensions. J'ai de quoi faire deux heures de cours avec ces feuillets qu'on peut lire en un quart d'heure sans sortir de chez soi, en prenant tout son temps pour réfléchir. »
On ne peut pas apprendre seulement en lisant seul, m'objecte-t-il.
Qui te dit qu'on lit seul ? Reprend Manzi. Vois le temps que nous perdons ici à bavarder à quatre quand nous pourrions aller chasser. Nous aurions beaucoup plus vite fait avec quelques courriels.
Il a hélas raison, approuve Daria. D'autant plus que nous pourrions nous envoyer des URL qui nous éviteraient de répéter ce qu'on a déjà écrit par ailleurs, ou nous communiquer des documents plutôt que de brasser de la confusion. Et quand nous ne nous comprendrions pas immédiatement, nous pourrions toujours nous relire, plutôt que tisser des malentendus.
En somme, résumé-je, tu voudrais que je sois présent pour ce qu'une machine fait mieux : corriger des exercices ou la prononciation ? Ne s'est-on pas assez cassé la tête pour trouver de bons correcteurs grammaticaux et des synthèses vocales qui fonctionnement avec de bons éditeurs de texte ? Et les exercices corrigés automatiquement courent le net.
« Tes théories sur le langage ne sont connues que de toi-même et certifiées par personne », me renvoie Rajoul dans une magnifique ignorance de ce que nous lui avons dit depuis le début. « Je vois seulement que tu fais faire à tes élèves des choses très compliquées dont on ne saisit pas l'usage, comme réécrire en alexandrins un texte en prose. Je veux bien que soit utile une connaissance de la littérature et de la culture françaises, mais est-ce vraiment les chansons de Boby Lapointe et les descriptions chez Sade qui en sont les plus beaux fleurons ? »
Découragé, je me tourne vers Manzi qui le paraît autant que moi.
« Bon, dit-il enfin, j'ai soif. Si nous voulons continuer à débattre, je propose que ce soit sur le forum de l'université. »
« Je crois en effet, approuve le doyen, que cette question n'a rien de privé, et qu'elle mérite d'être posée au grand jour. »
L'idée ne plait pas à Daria qui a bien d'autres choses à faire. Elle ne plaît pas non plus au Docteur Rajoul.
À la buvette du parc
« Je te disais bien Manzi, que l'université n'est pas ma place. As-tu déjà réfléchi à des mots comme "recherche nationale", "éducation nationale" ? Leur association ne te semble-t-elle pas comiquement suspecte ? »
« Ne dis pas que tu envisages de céder le terrain ? »
« Tu veux que je me batte pour un tel terrain ? Ce n'est pas celui que nous avons à défendre. Ni Gorgias, ni Protagoras n'étaient des universitaires, pas plus que Galilée et Descartes. »
« Ton ami n'a pas tout à fait tort, » intervient le doyen. Il passait dans le parc Ibn Roshd quand il nous a vus attablés à la buvette. Je suppose qu'il devait se douter que nous étions là. Nous l'avons bien sûr invité à se joindre à nous.
Sur le sol, déjà, les fleurs d'amandiers ont remplacé la neige, et nous nous sommes assis sur la terrasse au soleil. Le doyen partage mon point-de-vue que si toute aventure d'idées doit se poursuivre, elle le fera, comme elle l'a toujours fait, sur son propre terrain.
« Sciences économiques », fait-il, « n'est-ce pas encore un oxymore ? Dans le marché du savoir, elles sont devenues les reines, comme le furent la géométrie et les mathématiques. Votre ami Tchandji peut dire ce qu'il veut, mais les marxistes ont une grave responsabilité dans cette aberration. »
Le doyen de l'université est connu pour son hostilité à toutes les obédiences marxistes. Loin d'exciter le même sentiment en retour, il en tire plutôt un gage de neutralité envers chacune. Je dois reconnaître qu'il n'a pas tout à fait tort.
« De la critique scientifique de l'économie politique à la science politique, il n'y a pour l'esprit brouillon que des mots à sauter », lui renvoie Manzi.
Comme le doyen, j'interprète d'abord cette remarque comme une pointe, mais il précise : « Marx a lui-même sa part de responsabilité dans ce contre-sens. Il n'a pas vu le véritable rapport entre la science moderne et l'économie politique. »
Digression sur les sciences
« L'économie politique n'est pas une science, » répond-il à nos regards interrogateurs, « Elle ne l'est pas car elle n'est qu'une métaphore de la mécanique. La science mécanique avait fait de tels progrès de Galllée à Newton qu'elle a d'abord servi de modèles à toutes les autres. On a pris simplement les paradigmes de la mécanique et on les a plaqués comme une immense métonymie aux domaines les plus différents de la connaissance sans autre forme de procès. Ça a donné la flugistique en chimie, le vitalisme en biologie, sans grand succès bien sûr. C'était ignorer que ce n'est pas le système qui fait la science, c'est la méthode. Bichat, Carnot, Lavoisier, Cuvier ont su trouver les bases de sciences nouvelles, qui ne se contentaient pas d'extrapoler la mécanique dans des champs d'expérimentation qui lui étaient étrangers. Quelques décennies ont été encore nécessaires pour trouver ensuite des ponts entre ces disciplines. »
« Es-tu sûr que Karl Marx n'ait rien dit de tel et que ce ne soit pas ce qu'il ait tenté de faire ? » Opposé-je à son argumentation.
« Entre les lignes alors » répond-il. « Il a usé beaucoup d'encre pour dire seulement que l'économie politique n'est qu'une idéologie, mais il cherchait des bases scientifiques à ce qui ne peut en avoir. Tout cela ne pouvait conduire qu'aux impasses intellectuelles et militaires que l'on sait. Ces voies étaient stériles, et nous connaissons celles qui ne l'étaient pas. Je n'ai rien trouvé de plus consistant chez Marx que les concepts de système, de programme et de procès, et dès qu'on s'en sert, ils ramènent, hors de l'économie, dans les véritables sciences. »
Le 12 mars
Désir de puissance
Il y a de plus en plus de chevaux ; j'avais déjà noté cette observation. On commence aussi à voir des chameaux dans la région de Bolgobol. Pourquoi pas ? On trouve bien des élevages d'autruches maintenant dans les Cévennes.
Je suis pourtant sceptique. J'admets que la modernité a un peu vite fait l'impasse sur la traction animale. Dans bien des cas, un cheval, un chameau, un mulet ou un âne peuvent être plus utiles et économes qu'un appareil à moteur. Je veux bien croire aussi qu'avec des lance-roquettes toujours plus portables, un détachement monté soutenu par des hélicoptères soit devenu la meilleure arme. Je ne crois pourtant pas que ces animaux puissent reprendre la place qu'ils ont eue dans le passé.
D'ailleurs tout le monde ici ne le pense pas. Des régions entières continuent à être fidèles au moteur à piston. Moi-même, j'ai un attachement tout particulier à celui-ci et au carburant liquide, perfectionnés avec amour par des générations de mécaniciens.
Avant de trouver mieux, on devrait d'abord retrouver l'enthousiasme d'une bande de motards, l'atmosphère très particulière d'un garage avant une course. Cheval de chair ou cheval-vapeur, l'ivresse de la puissance n'est plus là.
Je vois bien que je ne la retrouve plus aujourd'hui ailleurs que sous la forme de la puissance de calcul. C'est là que se retrouve maintenant ce qui fut l'ivresse du cavalier, puis du motard : dans ce rapport entre les fréquences d'un processeur et la robustesse des algorithmes d'un système et de ses programmes.
Le désir de puissance
Le désir est grand consommateur de nouveautés, de progression du moins, de processus sans limite. Si l'on ne progresse plus, la lassitude vient. Le grondement d'un moteur m'exalte sans doute toujours, mais c'est surtout pour les souvenirs qu'il m'évoque. L'épopée mécanique a pris fin dans ma jeunesse. Je ne crois pas que ce soit pour revenir à la fougue des étalons, ou à la robustesse des chameaux.
Je vois d'ailleurs Ziddhâ commencer à se lasser de son élevage. Elle laisse toujours plus ses chevaux à la charge de Mahmoud, un vieil homme qui a définitivement quitté la mine. Elle commence à s'en désintéresser complètement.
Elle passe le plus clair de son temps sur le chantier de la nouvelle route qui doit contourner la cluse au centre de la vallée à quelques kilomètres d'ici.
Ziddhâ a commencé par aider l'équipe de géologues qui faisaient des sondages. Maintenant, elle prend un rôle toujours plus grand sur le chantier. Je ne comprends pas comment elle fait pour assimiler tant de connaissances en si peu de temps.
« Ce n'est pas difficile, m'a-t-elle dit, il suffit d'additionner les forces et les résistances. C'est même toi qui me l'a appris le premier. » C'est moi en effet qui ai commencé à lui donner de la documentation sur la statique des matériaux, et c'est bien ce qui m'inquiète. Entre l'abstraction géométrique et l'érosion de la terre et des roches, il y a tout un monde réel. « Évidement, me dit-elle, et quand on conçoit l'un, on perçoit l'autre. »
Si Ziddhâ est capable d'une telle « voyance », je comprends qu'elle soit utile au chantier. Il n'y manque de toute façon pas de travailleurs expérimentés qui ne la croiraient pas sans « voir » aussi ce qu'ils font. Apparemment, ils sont tous habités des mêmes « visions ».
Depuis hier, elle me parle avec enthousiasme de la nouvelle pelleteuse. Je n'aurais jamais cru qu'on pouvait dire tant de choses d'un tel engin. En attendant, les congés approchent, et j'aimerais bien l'entraîner vers le rivage des Syrtes.
Le 13 mars
Les mystères de la vision
Je trouve étrange la présence de chameaux dans la neige, et surtout dans une ville de montagne. Cet animal est profondément pour moi associé au désert.
Il y en a un aujourd'hui, dans la cour même du bâtiment où je loge à Bolgobol. J'en ai pris une photo, et j'ai commencé à la retravailler à l'écran. Je suis redescendu en prendre d'autres. Je me suis muni d'un porte-mine et j'en ai fait des esquisses.
Je n'arrive pas à saisir son mouvement, et l'expression de sa face, celui de ses pattes... Je suis capable pourtant de dessiner un cheval sans modèle. Je me demande alors jusqu'à quel point je le suis de voir un chameau que j'ai sous les yeux.
|