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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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CINQUIÈME PARTIE
AVEC LES BEAUX JOURS

Cahier XXXIII
L'Effondrement du temps

 

 

 

 

 

Le 15 mars

Lecture

J'ai relu la première moitié de l'Effondrement du temps (le Grand Souffle Éditions, avril 2006). C'est un roman, apprend la couverture. Étrange roman dont les personnages sont invisibles : ce sont les auteurs, cachés sous le nom collectif de l'Imp(a)nsable.

Peut-on écrire un roman sans autres personnages que des auteurs invisibles, non identifiables, et pourtant très réels à l'autre bout de la trace écrite ? Oui, des hommes sont passés par là, il en reste des traces : peintures, fragments de vidéos, objets, photos, écritures. Oui, ils possédaient l'écriture. Adresse de courriel aussi, l'expérience est en cours de réalisation. Vraiment ? Comme mon propre journal de voyage ?

Oui, mais là, on lit sur du papier. On n'est plus en temps-réel. Ce n'est pas si évident de quitter le livre, aller à l'ordinateur, ouvrir le programme, entrer l'adresse sans se tromper, et seulement alors commencer à écrire — sortir de la trace, en somme, et entrer dans le présent. C'est pourtant un peu ce que fait le livre quand on se met à y entrer : il nous sort.

 

Sa lecture est pourtant moins difficile qu'elle le paraît d'abord ; elle ne demande pas un si gros effort que l'aspect et la taille du livre le laisserait d'abord croire. « Il se laisse lire », disons ; sinon, il est « difficile ». Contrairement à moi, qui suppose en principe que le lecteur ne sait pas de quoi je parle, ou du moins lui parle de ce qu'il est supposé ne pas savoir (et tant mieux si, de loin en loin, il sait), là les auteurs supposent que j'ai déjà une solide culture classique. Quand je dis « classique », j'entends de Sophocle à Matrix, en passant par les romantiques allemands et le Grand Jeu.

Si on l'a, le livre fonctionne bien. Si on ne l'a pas, je l'ignore. Peut-être fonctionne-t-il mieux. Peut-être gagnerait-il une intensité irradiante, une énigmatique étrangeté. Apparemment, je comprends tout ; c'est ce qui m'a justement empêché de comprendre à première lecture.

 

Au fond, il faut le lire comme un roman — c'est écrit sur la couverture, et il n'y a aucune raison de refuser de le croire. Ça se lit comme un roman, et on en sort : parce que dans un roman, on s'accroche aux personnages, et là, ils sont dehors, puisqu'ils sont les auteurs, masqués sous l'auteur collectif.

Alors, ça se lit aussi comme un essai de philosophie ou comme un manifeste. On pourrait entrer par là, mais ce serait compter sans le miroir de la fiction.

Mais quelle fiction ? Celle de la vie, celle dont le livre même est le vestige. On est dans la paléontologie contemporaine : la page de titre nous a prévenu : l'Effondrement du temps, roman.

 

Il est donc dur de parler des qualités littéraires d'un côté, et de l'autre, critiquer un contenu philosophique. Mais on peut toujours essayer.

En tant qu'œuvre, elle fonctionne, et ce n'était pas évident, présentée qu'elle est, disons, comme un catalogue d'art contemporain. Malgré cela, le texte est dense, construit. Il y a bien de quoi faire un gros livre en texte brut, et les images ne sont pas là pour faire illustration. Tout se lit, une fois qu'on a trouvé la bonne posture.

Elle fonctionne comme trace, vestige, mais du présent. Attention, je ne dis pas un musée. C'est plus brut que cela. Celui qui a déambulé dans des vestiges à peu près intacts du passé, pourra reconnaître cette impression : des hommes ont fait cela, ont vécu ici. Est-ce émouvant, bouleversant ? Ça relativise surtout l'impression de réalité présente, ça la creuse. Sauf que là, le vestige est contemporain.

Les vestiges sont faits de mots, d'idées, de concepts rupestres — ils sont sur le papier comme des peintures rupestres sur la pierre. L'auteur multipersonnel a bien une culture commune, dont on peut lire l'ouvrage comme la critique : critique des humanités — au sens de la lettre sur l'humanisme de Heidegger. J'ai toujours dit que cette critique était à faire. (MARTIN HEIDEGGER - National-socialisme et philosophie, 1993).

 

Une telle critique avait bien été entamée, notamment par Daumal, Bataille, Caillois, dans le Grand Jeu, Acéphale... voilà d'où pourrait partir l'essai. Va-t-il plus loin ? Oui et non. C'est du moins ce que je ne suis pas parvenu à distinguer dans une première lecture en juin dernier. Je cherchais trop à seulement identifier, situer ceux qui m'avaient envoyé ce livre, et les raisons pour lesquelles ils l'avaient fait.

Cette lecture ne mettait pas l'ouvrage à la bonne distance. Elle avait toutefois le mérite de me rendre attentif aux correspondances avec mon propre travail. Car enfin, ce n'est quand même pas parce qu'on pourrait me prendre pour un critique écouté qu'on m'avaienvoyé ce livre.

Je ne sais pas si l'essai va plus loin, mais il est transformé. Il est transformé en roman. C'est là que la critique littéraire et la critique des idées trouvent leurs limites. C'est alors là aussi que l'ouvrage entre en résonance avec mon propre travail. (Voir : Pour un empirisme poétique.)

 

Je n'aurais jamais vu tout seul en quoi Œdipe roi et Œdipe à Colonne se rejouent dans la trilogie de Matrix. Je me demande jusqu'à quel point les auteurs de Matrix ont pu eux-mêmes voir ou ne pas voir cette évidence, tout à la fois aveuglés et voyants, comme Œdipe et Neo.

Le Sphinx dit (pages 190-91) :

Tout ce que la pensée croit découvrir d'important n'est pas de son fait. Les découvertes procèdent d'un ailleurs sur lequel la réflexion pensante n'a aucune prise. Dans toute cette question de la technique, ce que la pensée est incapable de VOIR, c'est son propre mouvement

[Ici le passage à la page suivante doit à mon sens se lire comme l'enjambement d'un vers.]

de P(A)NSEMENT DU FAIT TECHNIQUE LUI-MÊME, TEL qu'il s'impose actuellement. Aujourd'hui est la mise à jour de cette formidable collusion du pouvoir planétaire de la technique et de la politique planétaire du désir de l'espèce humaine.

Et il continue :

Que la technique soit question tabou par excellence, qu'elle ait presque systématiquement été diabolisée, devrait nous signaler qu'il y a là un symptôme de résistance évident à la Vision de ce que nous sommes, et de ce qui est en train d'arriver ; une formidable stratégie d'imposture où la machine pensante maquille, occulte par tous les moyens sophistiques le miroir impitoyable que lui tend le monde qu'elle secrète.

 

Une question me taraude quand je vois Matrix. Il me semble qu'à la place de Neo, sitôt déconnecté, je m'armerais d'une clé à molette ou d'un fer à souder, d'un crayon ou d'un clavier, plutôt que de retourner me battre contre un simulacre sur son propre terrain. Pourquoi ne le fait-il pas ?

Le film n'évacue pas complètement la question : les machines continuent à nourrir les rebelles. Ça n'y répond pas, justement, car des machines ne se domptent pas sur la scène d'un théâtre de pierre, pas plus qu'avec des images pixélisées. Ça suppose d'aller à la racine de langages et de propriétés physiques des matériaux.

La première réponse, évidente, est que ce ne serait pas très cinématographique : exit des effets spéciaux. Merde ! On veut sortir ou pas de la matrice ?

Une autre réponse vient alors comme une conséquence de la première : C'est trop difficile. Ça paraît même carrément inhumain. Le désir lui-même s'y fracasse. Pour le coup, c'est impensable.

Nous ne pourrions agir sur le réel qu'à travers sa re-présentation, dont la réalité nous offre finalement plus de prise que ce qu'elle représente. Sa vision alors, bien sûr, nous aveugle.

 

L'imp(a)nsable

 

Le 17 mars

Réponse à l'Imp(a)nsable

Je suppose que si les auteurs avaient entrepris d'écrire à plusieurs mains un manifeste dans les règles du genre, ils auraient abouti au mieux à un ressassement de plus de la philosophie française contemporaine — qui me paraît d'ailleurs se réduire à son propre ressassement depuis que la substance en a été tirée. La pensée de l'ouvrage est aussi pétrie de dénégation — le syllogisme fondé sur des prémisses négatives (si ni a ni b alors) est une figure logique faible. Plutôt que d'en tirer les conséquences, il est souvent préférable de commencer par découvrir l'affirmation qu'elle masque dans l'insignifiance.

Pour autant, de telles dénégations mises en jeu dans un roman de la pensée contemporaine sont autrement intéressantes. Voilà qui confirme ce que je dis depuis un certain temps : on ne peut penser sans intervenir sur la formalisation de la pensée. Il ne s'agit pas d'une adaptation de la forme au contenu, ni davantage d'une surestimation de la forme. (On observe ici que la négation vient après l'affirmation.) La pensée est son processus même de formalisation.

Dit plus simplement, la liberté donnée à l'écriture est en même temps une liberté de penser, c'est à dire une force. Ou encore, en renonçant à reconnaître autre chose dans la pensée du sujet qu'un pansement, la pensée surgit.

 

La pensée de qui ? Congitat n'est pas cogito. La pensée, comme le livre, surgissent sans auteur. Le mythe de Matrix devient alors éclairant. Le sujet Neo est maintenu en survie par des dispositifs matériels, mais ce sont des langages de programmation qui lui donnent son identité de sujet. Qui est-il réellement ? Le corps végétatif connecté à la machine, ou un character dans un jeu de rôle ? La question ne se pose évidemment qu'à partir de la déconnexion.

Pour moi, la réponse à une certaine évidence, donnée par cela même devant quoi il se trouve : des outils et des langages. Il est celui qui peut s'en servir maintenant. L'une de mes amies qui aime beaucoup ces trois films, s'en fout complètement. La seule chose qui l'intéresse, c'est l'histoire d'amour.

Il me semble que le mythe, celui de la philosophie contemporaine comme de son roman, s'arrêtent sur ce double mystère : la technique et le sexe. C'est aussi sur quoi ma propre vie est perpétuellement invitée à s'arrêter : des images de cul sur des écrans haute-technologie. C'est à dire en réalité, devant la totale dépossession de la technique et de l'éros.

 

L'anti-œdipe cartésien

La repossession de l'éros, ce n'est pas un problème. Cupidon est toujours taquin.

Heidegger, lui, a mis le doigt sur la dépossession de la technique et de la science, mais il a pris cette dépossession pour la science et la technique elles-mêmes. Aussi il a tout compris à l'envers, notamment la philosophe de Descartes et toute la modernité qui y prend sa source. C'est en cela qu'il est emblématique de la philosophe du siècle passé.

Par une curieuse aberration, on veut comprendre dans le cogito quelque chose de plus élaboré et sûrement moins immédiat que l'intueor. La pensée, entendue alors très abusivement comme rationnelle et consciente, serait plus apte que l'intuition à saisir la certitude. Or c'est le contraire qu'a dit Descartes. Il savait bien que la raison a ses ruses, qui ne sont d'ailleurs pas si trompeuses, et qu'elle peut aussi se tromper quand elle ne ruse pas, si ce n'est davantage. Le doute cartésien vise aussi bien la raison.

On ne comprend pas Descartes parce qu'on ne comprend pas son mysticisme. Ses Méditations ne sont pas une démonstration mais le récit d'une expérience spirituelle qu'il invite à partager. Pour Descartes, la Raison appartient à Dieu. C'est l'attribut divin par excellence, la source des lois qu'il a données à sa création. La Raison n'est pas proprement humaine, ou plutôt, elle est accessible à l'homme dans la mesure où il participe de la même nature que son créateur. C'est ce que disent simplement ses Méditations sans trémolos ni effets de manches, et c'est pourquoi on ne le comprend pas.

 

Cela veut dire aussi que la raison se lit dans la création, et là seulement, et que la compréhension de ses lois ouvre l'accès à Dieu, ouvre l'accès à notre propre nature divine qui est précisément notre aptitude innée à les comprendre. Je veux bien qu'on laisse Dieu à Descartes, mais on trouvera difficilement où donner encore un appui à la raison. Seul le cogito divin serait conscient et rationnel.

Le raisonnement humain peut être tout aussi erroné que ses perceptions. Aussi le cogito est-il tout différent de l'exercice de la raison. Il est plus primitif, plus primaire que l'intuition même. C'est au contraire à l'intuition qu'il doit atteindre, et ce n'est déjà pas facile. Mais l'intuition de la raison n'est pas le raisonnement.

N'en déplaise à Heidegger et ses héritiers, « je pense » n'est pas « je calcule », sinon « je suis » serait la conjugaison de « suivre ». Je calcule donc je suis le raisonnement (mais il est probable que je me tromperai).

 

On doit bien finir par se poser une question en lisant Descartes (et aussi bien ses héritiers) : est-ce bien sérieux ? Descartes ne propose pas moins qu'une intimité divine qui ne fut même pas accordée à Moïse, avec un père qui ne semble pas disposé à abandonner ses fils, un père, créateur de son état, qui ne demande qu'à transmettre le métier à ses enfants et aux enfants de ses enfants, un père affectueux qui laisse ses fils jouer avec des armes et trousser les bergères, et tout ça sans génuflexions ni effets spéciaux, mais non sans émerveillement.

Cela ne demanderait-il pas une petite distanciation critique ? Je dirais plutôt rhétorique et poétique.

 

Toute la méthode cartésienne vise à rendre visible, intuitif, le fonctionnement le plus intime du réel (et celui de la pensée, donc). Tout ceci ne serait qu'anecdotique si ce n'était précisément le programme de la science nouvelle, repris par ses successeurs. Au fond, le sacré devient le ça-crée. Dans le même mouvement, le savoir devient voir-ça. Cela s'appelle modéliser

Pratiquement, il s'agit de réduire la complexité au plus simple et de la figurer dans les modèles les plus intuitifs. C'est là qu'est la véritable rupture avec l'aristotélisme. Le simple et le complexe ne sont pas le général et le particulier, qui ne vont que dans deux sens. Par exemple, 1/4, 25% et 0,25 peuvent tour à tour être les uns pour les autres des simplifications selon l'usage qu'on en fait. 1/4 simplifie la comparaison avec l'unité, 25% simplifie la comparaison avec d'autres proportions, 0,25 simplifie les opérations décimales.

Toute simplification peut devenir une complexification, et inversement, selon comment on s'en sert. Sur un écran, tantôt du code, tantôt du texte en langue naturelle, tantôt des images, des icônes ou des boutons deviennent tour à tour, les uns pour les autres, des simplifications, ou des complications.

 

On comprend aisément qu'à ce jeu, on peut finir par oublier ce qu'on figure, et même dans quel but. Cela peut conduire à une schizophrénie collective dont Matrix donne une idée, mais aussi bien les sciences humaines et les philosophies qui en émergent.

Qu'en est-il alors des sciences dures et des techniques ? Elles disparaissent dans leurs produits mêmes. Guénon comme Heidegger ont vu le règne de la technique au moment même de leur disparition, précisément dans le taylorisme et le fordisme, qui permettaient la mobilisation d'armées de travailleurs sans exiger d'eux la qualification technique. On leur offrait l'oubli des techniques simples d'artisans et de paysans contre la seule ignorance de technologies complexes et la contemplation de leurs produits.

La pensée de la technique doit être technique de la pensée. Soit : nous avons plus de prise sur la réalité d'une simulation que sur ce qu'elle simule. Alors, ou la prise en main de la simulation donne prise sur le réel, ou elle n'est qu'un simulacre.

 

 

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