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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXIV
Devant la palmeraie

 

 

 

 

 

Le 20 mars

Arrivée à Rhages

Ziddhâ a enfin accepté de me rejoindre à Rhages. J'y suis descendu du train le 18 au soir. Je n'ai pas cherché à me faire héberger une nouvelle fois par Gibran, et je n'ai prévenu personne de mon arrivée.

J'ai trouvé un petit hôtel près d'une palmeraie, à l'extérieur de la ville. C'est comme une oasis peuplée de cultivateurs qui travaillent aussi épisodiquement comme métallurgistes ou dockers. Sur la place, à deux pas, un car les conduit au port. Je peux donc très facilement le prendre pour me rendre au centre. C'est ce que j'ai fait dès le 19.

Une fois qu'on a payé son ticket, on peut circuler autant qu'on veut toute la journée sur toutes les lignes. J'en ai profité pour parcourir la ville en tous sens, comme je n'ai pas pu le faire lors de mes précédents passages.

 

La palmeraie

L'endroit est particulièrement ensoleillé et abrité du vent. Une petite rivière l'arrose. Quelques palmiers ont été tués par le gel cette année, dont la venue si brusque n'a pas laissé beaucoup de temps pour les protéger. Dans l'ensemble, ils ont bien résisté à ce froid qui n'a pas duré. Après tout, la latitude de Rages est plus basse que celle de Nice.

Je suis arrivé avec un vent du nord-est froid et sec, plus glacial que la neige de Bolgobol. Il est tombé le lendemain, et la température ne cesse de monter.

Le rivage est juste derrière la palmeraie. On entend crier la nuit les oiseaux de mer. Le vent de ces derniers jours a rejeté des quantités d'algues sur la plage qui dégagent une forte odeur.

 

Un chien polyglotte

Comme il est fréquent dans l’architecture du Marmat, les murs sont ouverts de portes-fenêtres jusque dans les étages ; on s’assoit ici plus volontiers sur des tapis que sur des chaises, et l'on aime aussi regarder dehors. Ma chambre donne, au rez-de-chaussée, sur la palmerai au-dessus laquelle je vois le soleil se coucher. Je peux aller y promener rien qu’en tirant la vitre et en sautant les cinquante centimètres de dénivellement.

Le chien m'a aboyé avant-hier. C'est tout juste maintenant, quand il m'entend craquer une allumette, s'il vient en remuant la queue, puis s'arrête la langue pendante, une oreille dressée, la tête penchée sur le côté. Deux ou trois mots le font repartir rassuré.

Un peu méfiant devant ses mâchoires baveuses et ses yeux luisant dans l'obscurité, je lui ai d'abord parlé en palanzi. J'ai vérifié depuis que toutes les langues lui font le même effet.

 

 

Le 21 mars

Tania

J'ai fait la connaissance de Tania. Elle m'a offert de me conduire en voiture jusqu'au centre-ville quand je me dirigeais vers l'arrêt du car. Elle habite à l'hôtel elle aussi. Nous ne nous étions jusque là échangé que de discrets bonjours au restaurant.

Tania est courtisane. Je n'ose traduire « prostituée » compte tenu de la connotation que ce terme a la plupart du temps. C'est la première fois que j'entends parler de ce métier dans le Marmat. Elle et ses collègues doivent être très discrètes ; je n'en ai jamais vues sur les trottoirs. « Qu'y feraient-elles ? » m'a répondu Tania. Elles travaillent principalement par l'internet.

 

« Le gouvernement n'a rien à voir avec nous », m'a-t-elle répondu, devançant chez moi toute inquiétude de m'engager dans de mauvaises fréquentations. Les confréries de courtisanes, dont certaines remontent à l'antiquité où elles étaient encore des prêtresses de Parvati, sont totalement indépendantes de tout milieu du crime.

Elles sont fédérées en groupes qui possèdent ou louent les lieux où elles donnent leurs rendez-vous. Elles organisent aussi des séminaires pour transmettre et perfectionner leur savoir. Il y a parmi elles, comme dans tous les corps de métiers, des professionnelles et des intermittentes. Leurs conseils veillent à ce que les intérêts des unes ne nuisent pas à celui des autres. Elles maintiennent ainsi des tarifs assez élevés.

Elles offrent aussi les solutions un peu moins coûteuses de l'échange téléphonique ou vidéo. « Tu sais, me dit-elle, tout l'éros tient dans la voix, la respiration, le regard. »

 

Sur le siège à côté d'elle, je vois bien qu'elle n'a pas tort. Elle m'a appris qu'elle est à peine plus âgée que moi. Je serais tenté de dire qu'elle ne le paraît pas, mais je sens pourtant en elle ce que les années seules peuvent déposer. Elles n'ont seulement presque pas abîmé son corps.

Il est vrai que je ne distingue pas beaucoup de celui-ci. Sa tunique le fait paraître svelte et bien moulé, et son foulard ne laisse voir que ses yeux et sa bouche. Plutôt devrais-je dire qu'ils les montrent à l'excès. L'aisance et la souplesse de ses gestes, leur harmonie avec les modulations de sa voix, font le reste. J'en suis venu immédiatement au tutoiement et à une intimité agréable.

Je ne me suis pas tout de suite rendu compte qu'elle me parlait en français. En plus d'un doctorat de biologie et d'une maîtrise de psychologie, Tania a une agrégation de lettres françaises. Elle a fait sa thèse sur Jean Genêt. Elle en prépare actuellement une de philologie arabe-farsi sur le fol amour chez Moyyi Din Ibn Arabî et Farid Oud Din Attar.

 

Les principes de la monnaie et de l'échange

Elle s'étonne que je ne fasse jamais appel à sa profession, ni ici, ni dans mon pays. Elle sait bien qu'en Europe la prostitution est particulièrement sordide. Il ne lui semble pas moins difficile de s'en passer.

« Pourquoi, dit-elle, dans des quantités d'aspects de la vie, est-on prêt à payer les services de quelqu'un ? Soit parce qu'on ne sait pas faire seul ce qu'on lui demande, soit parce qu'on n'a pas le temps. C'est toujours cela qu'on vend et qu'on achète : le savoir ou le temps. Tu sais bien qu'un marin ou un camionneur en déplacement n'ont ni le temps ni la disponibilité de séduire une inconnue. »

« C'est pourquoi aussi, continue-t-elle, il y a peu de prostitution dans l'autre sens. Les femmes généralement se donnent des activités qui leur laissent plus de temps et de disponibilités pour séduire, mais ça commence à changer. Des hommes entrent plus nombreux pour elles dans la profession, plutôt que pour des clients de leur sexe. Et toi, me demande-t-elle, serais-tu plus savant, plus oisif, ou plus avare que les autres ? »

— Je crois que j'ai des dispositions manuelles, plaisanté-je. Tu as parfaitement résumé la situation. Et sais-tu ce qui tue tous les métiers ? C'est quand le client peut se dire : « Ça, je savais le faire seul. » 

— Tiens, dit-elle en riant et en me tendant une carte dont je ne sais lire que l'URL. Ça te donne droit à un demi-tarif découverte avec moi ou une de mes collègues. Nous avons les moyens de te faire changer d'avis.

 

Le soir à l'hôtel

Ce soir, le restaurant propose un repas de fête pour le Noruz, le nouvel an. Tania m'a invité à m'asseoir près d'elle, et nous avons continué notre conversation du matin.

— Le plus important, c'est le non-attachement, m'a-t-elle confié à propos de son métier.

— Le non-attachement ?

— Le désir nous détache de notre propre personne, et c'est bien. Le mal serait de s'attacher à une autre. La seule chose qui soit pire que tomber amoureuse d'un client dans ma profession, serait qu'il tombe amoureux de moi.

— Mais l'inverse n'est-il pas un peu triste ?

— Ce serait un comble pour une fille de joie !

 

Les murs et les embrasures ont été décorés, et tous les meubles sortis de la pièce pour laisser en son centre l'espace d'une piste de danse. Nous mangeons sur des tapis. Une chanteuse et deux musiciens ont été invités, qui parfois cèdent leur place à des convives pour goûter à leur tour au repas.

— Ce serait triste plutôt si l'éros ne dépassait pas l'ego.

— Je comprends. En fait tu ne te vends pas parce qu'il n'y a rien à vendre. Ou plutôt, tu vends ton savoir.

— Même pas. En réalité, je te vends le tien. Ton savoir sur ton propre désir. Payerais-tu pour moins ? Dans quel mépris alors nous tiendrions-nous.

 

La condition salariale

— Et le tien de désir ? Lui ai-je demandé pendant qu'elle choisissait parmi les sept desserts traditionnels. Elle a levé la tête et tenté de voir derrière la vitre qui donne du côté de la palmeraie. Les oiseaux de mer y faisaient un vacarme, invisibles dans la nuit. On n'y distinguait rien, seulement nos reflets.

— Parle-moi d'abord du tien.

— Le mien ?

— Toi aussi tu vends un savoir, non ? Comment ton désir s'y retrouve-t-il dans ce négoce ?

— Ça m'a l'air bien compliqué, dis-je en me souvenant qu'elle avait une maîtrise de psychologie.

— Ça ne l'est pas, voyons ? Cherches-tu à séduire, à te faire aimer, admirer, à dominer le jeu, à garder une emprise, à paraître plus savant, plus habile, à cultiver une dépendance ? En somme, te vends-tu ?

— J'ai parfois l'impression qu'on me le demande, mais je crois faire l'exact contraire.

— Et qui te le demande ?

— Que veux-tu dire ?

— Alors dis-moi qui demanderait cela à une fille de joie : un client ou un souteneur ? Qui voudrait se vendre ou serait prêt à acheter quelqu'un ? Il doit bien y avoir un tiers alors qui fait le commerce de l'ignorance de l'un contre la subordination de l'autre, non ?

 

Les flèches d'Éros et celles du sens

Nous avons continué longtemps à parler de la façon dont nous travaillons chacun. Je suis ravi d'avoir fait la connaissance d'une personne aussi savante que Tania, dans des domaines ou je crains de demeurer toujours un débutant. « Tu parais pourtant avoir des dispositions, me dit-elle, mais tu ne les travailles pas. »

J'essaie de profiter de ses lumières sur des questions qui m'habitent depuis longtemps. La différence entre les civilisations, les cultures, les religions, les peuples, les nations... ce qui les caractérise et donne finalement un sens à ces mots, m'a toujours paru être réductible à des ensembles de pratiques amoureuses bien particulières. Celles-ci seraient à la fois comme leur code génétique et leur code d'accès.

Il y a pourtant dans l'éros de l'irréductible à toute communauté. Il entraîne irrésistiblement à franchir les limites de ces jeux amoureux qu'elles proposent. Les flèches d'Éros traversent toutes les cuirasses, linguistiques, culturelles, religieuses, sociales, éthiques, ethniques et même caractérielles. Il est à la racine de tout lien social, et il est fondamentalement asocial.

 

— Ce que tu observes là, Jean-Pierre, fait de l'éros quelque chose de très proche du langage. Les langues et les langages sont multiples, et l'on peut toujours en créer des nouveaux. De prime abord, ils paraissent diviser l'humanité. Pourtant, ils actualisent des figures de pensées qui peuvent leur être communes. Dans ta culture, il y a un mot très chargé de sens qui désigne cela : la Raison. En apprenant ta langue, j'ai découvert que la Raison est le véritable dieu des Français.

— Mais je suis un Français athée, Tania. La raison n'est qu'une idole grossièrement taillée à coups de lieux-communs. Les langages n'actualisent en rien des lois universelles de la pensée, ils produisent seulement des énoncés à l'aide de leurs lois de composition. Alors, s'il n'y a pas un éros mais plusieurs, comment fais-tu ?

— Comme nous faisons tous pour parler des langues différentes, me semble-t-il, non ? C'est toi, ici qui devrait être le plus savant. Il me semble qu'un langage est comme un voile jeté sur ce qui est invisible, et alors, plutôt que le voiler, il le dévoile en le moulant. Le corps a ses langages. Ils sont voiles, ceux des sens. Que dévoilent-ils en le voilant ? La nudité du corps est le vêtement du réel. C'est pourquoi nous voulons, et nous pouvons le toucher, et même le pénétrer.

— C'est d'une expérience mystique dont tu me parles.

— C'est certainement pourquoi la fonction que j'exerce a presque toujours été sacerdotale.

— Ton image est belle et audacieuse.

— À condition de voir ce qu'elle figure. J'ai étudié la biologie. On y enseigne que la reproduction est première, qu'elle est la raison d'être d'une partition sexuelle, et même du désir. C'est le contraire. L'éros est d'abord. Il ne dépend pas de la partition sexuelle, mais elle dépend de lui. Il en va de même pour la reproduction qui est subordonnée à celle du désir. Regarde ces fleurs sur la table. Elles semblent des ornements. Ce sont pourtant des organes de reproduction. T'es-tu déjà demandé pourquoi et pour qui elles sont belles ?

 


palmeraie

 

Le 22 mars

Ziddhâ arrive ce matin

Je m'étais trompé dans mon journal au début du mois, j'ai omis de le préciser depuis. J'avais mal compris : les fêtes commencent après le 28 esfand, et non avant, comme avait dû me le laisser croire ma comparaison avec le calendrier romain et les Ides de Mars. Ziddhâ arrive ce matin par un temps tout à fait printanier.

 

Notes prises à la gare

Dans le Marmat, tissus urbain et industriel sont plus intimement liés qu'ailleurs. Il n'y a pas de véritables zones industrielles. Ce caractère est beaucoup plus marqué dans les villes portuaires que dans celles de l'intérieur. En effet, à Bolgobol, Dargo Pal, Algarod, l'industrie tend à se concentrer dans les plaines et s'étendre le long des vallées, alors que les habitations grimpent sur les côtes ensoleillées.

Il n'y a rien de tel à Rhages, La ville fut d'abord construite sur une colline rocheuse entre les embouchures de deux rivières, dominant une double plaine où elle s'est étendue. Il y a comme un air d'étrangeté à découvrir partout des ateliers, des ponts métalliques où l'on s'attendrait à voir passer des tramways, quand y circulent des trains de marchandises.

Il est vrai que toutes les villes industrielles du monde étaient encore ainsi pendant une bonne part du siècle dernier. Je ne sais pas exactement quand ni comment on commença à déplacer toutes les fabriques dans la périphérie, en même temps qu'on découpait la vie entre consommation et production. On a même découpé la personne entre un consommateur totalement passif, et un producteur soumis, plus enfermé et surveillé dans son atelier ou son chantier qu'une femme de sultan dans son harem.

Il y a à Rhages une certaine esthétique industrielle. Dans les quartiers neufs, les façades des ateliers rivalisent avec celles des immeubles d'habitation et des grands magasins.

 

À l'hôtel

« Tu ne t'ennuies jamais, » observe Ziddhâ en voyant sur la table la carte que m'a laissé Tania.

— Tu vois bien que je ne m'en suis pas servi puisque je l'ai encore.

— Alors laisse-moi te l'offrir.

— Ça se fait ce genre de choses ici ?

— Pourquoi non ? C'est inconvenant chez toi ?

— Ça paraîtrait plutôt scabreux.

— Alors je n'insiste pas.

Ziddhâ a pris la chambre juste à côté de la mienne. J'ai été choqué lors de mon premier voyage qu'il ne soit pas possible de louer une chambre pour un homme et une femme s'ils ne sont pas légalement mariés. Aujourd'hui, je trouve cela plutôt pratique.

 

 

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