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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXV
Dialogues du Farghestan

 

 

 

 

 

Le 24 mars

Déjeuner avec Gibran

J'ai quand même prévenu Gibran de notre passage. Il nous a invités à déjeuner. Nous avons bien failli le louper car il part demain pour Tenet Tsath.

Il habite une petite maison tranquille dans le centre de la ville près des collines, où l'on se croirait en banlieue.

 

Bribes de conversation avec Gibran

— Je commence à mieux comprendre ton point-de-vue, me dit Gibran : Nous sommes dupes de l'image que l'Occident s'offre de lui-même. Nous ne percevons pas la complexité des couches qu'elle recouvre.

— Oui, tu me comprends bien : cette vitrine est évidemment plus convaincante pour l'étranger, pour celui qui la voit de loin et qui la compare à ses propres mœurs.

— Et en même temps, le dupé dupe à son tour, continue-t-il. Il conforte l'illusion que les Occidentaux construisent pour eux-mêmes.

— En fait, chacun est plus dupé que tu ne le dis là. Et les attitudes les plus diverses renforcent la même illusion, que cette image émerveille, qu'on la critique ou qu'on la combatte. Les sentiments les plus divers renforcent encore le reflet mensonger de soi-même.

 

— Attends, m'arrête Gibran, tu veux dire que c'est notre propre vision de l'Occident qui nous renvoie un reflet mensonger de nous-mêmes ? Que ce n'est pas l'Occident qui le propose ? Comment cela ?

— Très simplement : en faisant percevoir des différences qui ne sont pas réelles.

— Mais encore ?

— D'abord en faussant l'Histoire universelle. Tu admettras que celle-ci est centrée sur les grands foyers de civilisation, qui vont de la Chine à l'Égypte en contournant le massif himalayen. Ils s'inscrivent touts autour des routes de la soie, celle qui passe par les terres, et celle qui relie la Mer de Chine au Golfe Persique et à la Mer Rouge. Or, c'est une image toute différente que l'Occident reconstruit de l'Histoire. Elle en situe deux foyers, l'un de la rationalité, à Athènes, l'autre de la spiritualité, à Jérusalem. On ne peut contester que tout ceci soit proprement mythologique.

— Oui, me répond Gibran songeur, il y a du vrai dans ce que tu dis, mais tu ne peux pas nier non plus l'importance considérable d'Athènes et de Jérusalem dans l'Histoire Universelle, ni de Rome, ni de La Mecque.

— Certainement Gibran, mais pourquoi ? comment ? La mythologie contemporaine qui veut y voir les sources d'une civilisation universelle, le rend justement incompréhensible.

 

Nous sommes allés manger près de la mer. Il commence à faire chaud maintenant bien que l'eau soit encore glacée. Le restaurant est dans le plus pur style farghy. Meubles et lambris sont de bois massif serti de métal argent ciselé de motifs végétaux. En parlant, mes doigts sont attirés par leurs surfaces.

— Les grandes civilisations, continué-je, ont toujours exercé des forces centrifuges, mais aussi des forces centripètes. En fait, elles ont plus repoussé sur leurs périphéries qu'elles n'ont attiré, et pour cela, elles ont surveillé des frontières et construit des murailles. Il s'est alors accumulé sur leurs marches des forces opposés, qui de loin en loin les ont envahies et renversées. Ce fut à partir de l'Altaï, du Tibet, de la Péninsule Arabique, de la corne de l'Afrique, ou de l'Europe.

— Mais l'Histoire est fausse, nous le savons bien. Elle n'est pas un conte plein de bruit et fureur raconté par un idiot. Elle le paraît seulement parce qu'elle est le mensonge de barbares qui ont voulu se faire prendre pour ce qu'ils avaient remplacé.

— C'est exactement ce que je te dis. Il est évident que le Concile de Nicée a construit de toute pièce un Christianisme Romain. Comme il est probable que les Septantes avaient eux-mêmes reconstruit un monothéisme strictement hébreux.

— Ces constructions sont grossières, et l'on y voit très bien les coutures et les traces de colle.

— On n'y voit même plus rien d'autre, approuvé-je, mais ça peut tromper à travers une vitrine. Ça change alors complètement la vision qu'a sur lui-même celui qui regarde de l'extérieur.

— Voilà précisément ce que je ne comprends pas.

— Ce n'est pas très difficile. Réfléchis.

 

Gibran réfléchit : — Et la vision qu'a sur lui-même celui qui est dehors change à son tour celle de celui qui est dedans.

— Mais il n'y a personne dedans, voilà ce que tu ne comprends pas. Ce n'est qu'une vitrine, totalement inhabitable. Ce n'est qu'un simulacre, de la pacotille. C'est une image dans laquelle on peut bien vouloir s'insérer, ou que l'on rejette. Elle peut être encore une image qui nous rejette, qui se refuse à nous, ou qui s'offre comme un rêve, ou comme un chez-soi, mais elle n'a aucune profondeur dans laquelle pénétrer. Nous sommes tous dehors, dans le monde réel.

 

Chez Gibran

Le style fraghy

Au Farghestan, on aime associer le bois et le métal. La substance prend alors le pas sur la couleur. Dans l'architecture et les objets, on aime rehausser leur contraste avec des matériaux noirs : mica, ébonite. Même le vulgaire plastique devient alors une matière noble. Tout ceci est bien sûr réchauffé par des tapis de laine.

 

Bribes de conversation avec Agha Waraf

J'ai aussi prévenu Agha Waraf que nous étions à Rhages. Il m'a invité à dîner chez lui avec Ziddhâ. Il paraissait content de nous voir.

« Personnellement, je ne crois pas qu'on puisse apprécier un travail humain si l'on ne possède pas quelque peu la technique qui permet de le produire. » Dit-il.

« Tu veux dire qu'on ne peut pas lire un livre si l'on n'est pas capable de l'écrire, demande Ziddhâ, ou voir une photo si l'on ne sait pas la prendre et la développer ? »

« Dit ainsi, ça paraît un peu excessif, mais ce n'est pas faux. Me lire, cela suppose comprendre pourquoi j'ai choisi certains mots plutôt que d'autres, certains temps, pourquoi j'ai ordonné ma phrase dans un certain ordre, l'ai découpée en courtes périodes ou en ai articulées de longues, pourquoi j'ai choisi un style direct ou non, une forme réfléchie plutôt qu'un pronom indéfini. »

« Est-ce réellement nécessaire de le comprendre, ou seulement d'en sentir les effets ? »

 

Je m'étais sans doute égaré en percevant immédiatement les thèses de Waraf comme si elles relevaient de l'économie politique. Elles concernent bien plus précisément le travail esthétique et poétique. J'ai dû nourrir un malentendu sur ce point depuis mon arrivé dans le Marmat, et sans doute depuis bien plus longtemps encore. C'est la modernité tout-entière qui l'entretient : on pense politique et économie là où il est question de la production et de l'échange des significations.

C'est quand même de la politique, pourrait-on me dire, puisqu'il s'agit bien de penser à partir de là les rapports entre les hommes. Voilà bien le nœud du malentendu : le mot politique ne convient pas. De tels rapports n'ont pas à être enfermés dans l'intra muros de la polis, limités à une police de l'urbi. Ils concernent plutôt les rapports que les hommes établissent avec le réel.

Le problème est que les Marmaty n'ont pas réellement un autre mot que « politique », et moins encore un vocabulaire de substitution. C'est ce qui les conduit parfois à se retourner vers les ressources des traditions religieuses.

 

— Sent-on des effets sans percevoir ce qui les cause, reprend Waraf, et peut-on vraiment percevoir des nuances qu'on ne sait pas produire ? Tu peux aussi retourner la proposition : Est-on capable de produire des différences que l'on ne perçoit pas ? Percevoir et faire ne sont pas des capacités si distinctes.

— Je peux pourtant être touché par la musique qui sort d'un instrument sans savoir en jouer.

— Bien sûr, on peut être touché, ému, sentir. On peut même comprendre des quantités de choses, mais ce que montre le travail humain, c'est son processus même, pas seulement son résultat. Nous ne parlons plus alors de la même chose.

Tu peux éprouver du plaisir et même de l'émerveillement à voir ce que tu ne sais pas faire ni même en imaginer la possibilité. C'est le plaisir que nous offrent les prestidigitateurs et les saltimbanques. Ces choses là peuvent nous divertir un moment, mais si elles retiennent notre attention plus longtemps, ce sera pour les comprendre, et donc savoir comment on peut les accomplir.

Ce qui nous intéresse réellement, par exemple dans une peinture, c'est que nous pouvons retrouver le processus de sa production. Sinon, nous ne retenons que ce qu'elle représente, et qui peut d'ailleurs ne pas manquer d'intérêt. Une peinture ne devient intéressante pour elle-même que si elle nous permet de retrouver son processus dans chaque coup de pinceau.

C'est ce qui fait qu'il est très difficile de corriger, car il est presque impossible d'y parvenir sans effacer le processus. Parfois, plus on corrige et moins c'est bon. La seule ressource est d'intégrer la correction dans le processus même de production.

 

 

Le 25 mars

Problèmes d'évaluation

J'ai entrepris de faire une évaluation de mes étudiants. Ce n'est pas très évident car tout dépend de ce que l'on cherche. La seule évaluation rigoureuse consisterait à vérifier la parfaite acquisition de la grammaire.

L'évaluation du vocabulaire est difficile ; elle dépend trop des domaines d'activité. Dans sa propre langue maternelle, quelqu'un de très cultivé étale ses lacunes dans un domaine trop précis. L'un ignorera le nom des arbres les plus courants, un autre la différence entre « logiciel » et « programme », un troisième ne saura pas parler d'un vin, ou sera capable de définir le mot « travail » dans la mécanique, mais pas dans l'économie. Selon de quoi l'on parle, la même personne paraîtra avoir un vocabulaire tantôt riche, tantôt pauvre, et il n'existe aucun critère objectif pour décider qu'un jeu de paradigmes vaut plus qu'un autre.

 

Méthode d'évaluation de la maîtrise des langages

Au fond, dès que la grammaire est maîtrisée, ce n'est plus la connaissance d'une langue particulière qu'on évalue, mais l'aptitude plus générale à manipuler des langages. Sur ce point, nous avons sans-doute des critères consistants au moins depuis le seizième siècle.

Nous pouvons établir trois niveaux : Le premier consiste seulement à comprendre et reproduire les jeux de langage qu'on a appris — par exemple comment allez-vous ? Naturellement, les propositions peuvent être plus complexes. Il peut s'agir d'articles de presse, de manuels techniques, ou de l'explication d'un trajet.

Un deuxième niveau est atteint lorsqu'on utilise ces mêmes jeux de langage pour penser. Il ne s'agira plus seulement de comprendre un texte déjà écrit, une procédure déjà établie, ou de décrire un trajet que l'on connaît. Il s'agira de se servir de la langue pour en faire émerger ce qui n'était pas encore conçu.

Au troisième on produit soi-même des jeux de langage inédits pour frayer son propre chemin à sa pensée. Cela peut commencer par faire de l'esprit, ou plus généralement des tropes ; c'est à dire jouer avec les règles, les détourner.

 

Ces critères ont une certaine pertinence pour mesurer la maîtrise qu'un sujet a d'une langue. Nous observons aisément qu'un débutant a le plus grand mal à penser avec celle-ci, et qu'il est contraint de traduire la sienne. Nous voyons aussi qu'il est nécessaire d'être bien familiarisé avec une langue pour saisir des mots d'esprit. Nous constatons pourtant que des gens arrivent très vite à ce troisième niveau dans une langue particulière avec de grosses lacunes. D'autres au contraire paraissent ne jamais dépasser le premier avec une bonne grammaire et un riche vocabulaire dans leur langue maternelle.

La capacité à communiquer est encore un tout autre critère, avec lequel à mon avis, il vaut mieux ne pas tout compliquer. On confond souvent l'aptitude à communiquer avec celle de se faire comprendre. Mais comprendre quoi ? Une explication confuse du fil à couper le beurre sera toujours plus facile à comprendre que le plus clair des kouans. On exagère beaucoup trop la fonction de communication au détriment de celle de conception.

 

Au bord de mer

« J'ai déjà plusieurs fois rencontré ces situations en travaillant dans des établissements d'enseignement, expliqué-je à Ziddhâ après lui avoir parlé de mes notes. Des professeurs se satisfont de voir des élèves construire des phrases correctes et intelligibles sans paraître s'apercevoir qu'elles ne disent proprement rien. »

« Tu as raison, maîtriser une langue, ça sert d'abord à dire quelque chose avec. » (Elle dit en anglais : to mean something.) Nous sommes allés nous baigner derrière la palmeraie. Il n'est pas question de rester bien longtemps dans l'eau, mais il fait suffisamment chaud quand on en sort.

 

L'usage du maillot de bain semble inconnu dans le Marmat. On se baigne tout habillé ou complètement nu, tout dépend d'où l'on se trouve. Sur les grandes plages de la ville, beaucoup gardent même leurs chapeaux. Dans des lieux plus discrets et conviviaux, les hommes se mettront en caleçon, et les femmes conserveront une courte chemise.

Dans un endroit aussi désert que la palmeraie en cette saison, ce serait une pudeur bien inutile. Le passant qui nous surprendrait détournerait discrètement son chemin, ou irait se baigner un peu plus loin dans le même appareil.

 

— Je me demande si tes travaux ne laissent pas oublier parfois cette évidence fondamentale, me dit Ziddhâ.

— Quoi donc ?

— Que le plus important est ce qu'on veut dire. Disposer de langages puissants n'a jamais rendu personne intelligent. Si l'on a quelque chose à dire, on s'arrangera toujours avec des jeux de langage rudimentaires.

— Ne crois-tu pas que tu renouvelles là le problème de la poule et de l'œuf ? Clarifier des idées complexes avec des jeux de langage rudimentaires revient à affiner et à perfectionner ces derniers.

— Peut-être bien, mais pas l'inverse. Apprendre à manipuler des langages puissants pour ne rien dire revient à les ruiner ; du moins à ruiner sa capacité à penser avec.

— Mais tu viens de résoudre la question de la poule et de l'œuf !

— Tu te moques ?

— Pas du tout : si l'œuf était premier, qui le couverait ?

— Tu te moques.

— Bien sûr que non.

Ziddhâ regarde l'air boudeur la pointe de ses seins encore contractée par l'eau froide malgré les caresses du soleil.

— Je ne me moque pas. Tu as dit le plus simplement du monde quelque chose de très important. C'est même précisément sur quoi l'on n'a toujours pas pris la mesure de l'interprétation des rêves. Les psychanalystes en effet, contrairement aux surréalistes, croient que sous la coquille du symbolique la pensée n'aurait plus qu'à éclore. Alors, ils voient tout à l'envers, et ils perdent le bénéfice de la découverte.

— Qu'est-ce qui est à l'envers ?

— Le sens de la résistance avant tout. Ce n'est pas la résistance du moi qui repousse dans l'inconscient le sens des figures ; c'est la force de la pensée qui produit la résistance du langage sur laquelle elle s'appuie.

— C'est ce que j'ai voulu dire ?

— C'est ce que tu as dit, il me semble.

 

 

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