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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXVI
Les palmiers de Rhages

 

 

 

 

 

Le 26 mars

Aujourd'hui l'air est doux dès le réveil

La mer s'est rapidement réchauffée depuis mon arrivée. Il n'y a pas eu de vent pour l'agiter. Sa température provoque un régime d'autan avec une légère nébulosité qui filtre agréablement le soleil, et une faible brise du large qui devient froide à la tombée du jour. Aussi nous avons brûlé une ou deux bûches chaque soir, et la chambre en conservait jusqu'au matin une douce tiédeur et un parfum de résine.

Aujourd'hui pour la première fois l'air dehors est doux dès le réveil. Le ciel est voilé. Un vent tiède souffle du Sud. Il vient d'au-delà de la mer qui, en l'humidifiant ne parvient pas à le refroidir. Il agite très lentement les feuilles des palmiers, si lentement qu'ils paraissent vivants — plus exactement, car ils sont bien vivants, comme s'ils les remuaient de leur propre volonté.

Ce que je décris n'est pas une simple figure de style. L'impression est si forte si l'on s'y abandonne, qu'elle me bouleverse comme si je venais de naître une seconde fois dans un monde entièrement nouveau. Plus de cinquante-trois années pleines que j'existe, et je ne m'y suis toujours pas habitué.

« Tu as l'air bien rayonnant » me dit Ziddhâ qui me surprend dans ma contemplation. « Tu ressembles à un centaure » ajoute-t-elle en caressant les poils de mon buste.

 

 

Le 27 mars

Les dattiers de Rhages

Rhages est la seule ville du Marmat où l'on trouve des palmiers. Il y en a peu. La palmeraie près de laquelle nous nous sommes installés est apparemment unique. On en voit seulement par-ci par-là émerger des jardins les palmes entre les toits ou d'autres branchages encore dénudés.


dattier

Ces arbres résistent finalement assez bien à quelques jours de neige ou de gel s'ils sont bien exposés — les dattiers, du moins. Ce sont presque tous des dattiers.

 

Les palmiers

Les palmiers forment une famille de plantes arborescentes à bois atypique n'ayant pas de cambium pour assurer une croissance en largeur du tronc. ils sont répandus dans toutes les régions intertropicales. Seules deux espèces (Phœnix theophrasti, le dattier de Crète, et Chamærops humilis, le palmier nain ou palmier doum) sont apparus naturellement en Europe.

Le palmier n'a pas de tronc mais un « stipe », une tige remplie de mœlle. Il n'a pas non plus de branches mais des palmes, qui selon les espèces peuvent avoir la forme d'un éventail (feuilles palmées), d'une plume (feuilles pennées) ou d'une structure intermédiaire (feuilles costapalmées). Son inflorescence caractéristique est le spadice.

Plantes à la fois primitives et très évoluées, ils peuvent s'adapter à des conditions climatiques très diversifiées. Sensibles au gel, les palmiers ne dépassent pas la latitude de 50° nord ou sud, et préfèrent les contrées tropicales. Ils sont à leur aise dans un climat méditerranéen.

 

Ils comptent parmi les plus anciennes espèces de plantes. Leurs origines remonteraient au début du Crétacé, il y a environ 120 millions d'années. De nombreux fossiles de palmiers ont été découverts sur des terrains datant de l'Oligocène (38 millions d'années) au Miocène (6 millions d'année). Ils témoignent d'une ancienne période de climat tropical.

Les civilisations les ont vénérés. Ils symbolisent l'arbre de vie, la fécondité et le succès.

 

Le dattier est un grand palmier de 15 à 20 mètres de haut. Le stipe, porte une couronne de feuilles pennées, finement divisées et longues de 4 à 7 mètres. L'espèce est dioïque et porte des inflorescences mâles ou femelles, appelées spadices, enveloppées d'une très grande bractée membraneuse, la spathe. Les fleurs femelles ont trois carpelles indépendants, dont un seul se développe pour former la datte. Les fruits, les dattes, groupées en régimes, sont des baies, à chair sucrée entourant un « noyau » osseux qui est en fait la graine. La pollinisation se fait par le vent (anémophilie), cependant en culture, le nombre réduit de palmiers mâles (en Algérie, où ils sont appelés dokkars, on en compte souvent un pour cent pieds femelles) oblige à pratiquer une pollinisation artificielle.

 

La datte est un fruit très énergétique, très sucré et riche en vitamines C. On en fait parfois du miel, ou de l'alcool. Sa zone de prédilection se situe entre le quinzième et le trentième degré de latitude nord et sud. Plus haut, il peut être cultivé, mais ne fructifie pas ou donne des fruits médiocres.

Trop au nord, les fruits de la palmeraie ne sont pas ici comestibles. On les cultive pour l'industrie pharmaceutique. On se sert des feuilles pour fabriquer des objets décoratifs et des produits de vannerie.

Les stipes sont aussi utilisés quand l'arbre devient trop vieux, ou lorsque le gel en tue quelques-uns comme cette année. Le rachis sert pour la confection de meubles. La base des pétioles (Kornaf) est utilisée dans la construction ou dans des travaux artistiques d'ébénisterie.

 

 

Le 28 mars

Les mœurs sexuelles et l'éros

Je commence à mieux comprendre les mœurs sexuelles du Marmat, et cela m'aide à remettre en place un certain nombre de connaissances et d'observations d'ordre plus général. J'ai en effet découvert ce que je n'avais jamais encore remarqué : la bourgeoisie érotise la propriété privée.

Tout d'abord, le monde marchand a attribué à la femme un statut de bien privé. La femme n'y fut pas alors une marchandise comme une autre, puisqu'elle déterminait la transmission de la propriété. Il n'est dont pas surprenant que les premiers communistes aient imaginé d'abord la collectivisation des femmes. C'était de la simple logique. Or, si les femmes cessaient d'être des propriétés privées, il n'était pas évident qu'elles puissent devenir des propriétés publiques. Il l'était bien plus qu'elles deviennent des citoyennes comme leurs époux.

Il y a très peu de temps que les femmes sont devenues des citoyennes en Occident, même pas une vie d'homme, et leur statut demeure contradictoire et fugace. Quant à celles des empires coloniaux encore superficiellement « occidentalisés », elles n'avaient même pas fini de devenir des marchandises. Mais pendant qu'on s'arrête et s'interroge sur le sexe, la famille et la propriété, on oublie le plus important : l'éros.

 

Depuis l'apparition de la société urbaine et de la propriété patriarcale au néolithique supérieur, l'institution du couple n'était pas nécessairement associée à l'éros de façon exclusive. À Rome notamment, où les rapports familiaux avaient des règles très strictes, du moins pour la minorité des patriciens, la vie érotique ne connaissait aucune bride tant que les deux n'interféraient pas.

Dans presque toutes les sociétés urbaines, l'institution familiale était fondée sur des intérêts patrimoniaux bien compris, sans rapport avec le désir des amants, qui n'avait donc pas de raison d'en être davantage perturbé. C'est pourquoi on inventa très tôt des moyens contraceptifs. Les préservatifs semblent être apparus il y a plus de cinq mille ans. Ils étaient généralement faits de boyaux de mouton. Par la suite, on en fit en papier de soie huilé, en soie ou en velours... Ils furent fréquemment interdits sous prétexte de favoriser la débauche. On connaissait des mélanges contraceptifs et abortif à base de mélisse, d'anis et d'absinthe depuis bien plus longtemps encore.

 

Or la bourgeoisie a voulu érotiser la propriété. C'était aussi socialiser l'éros. Sous la forme d'un ordre moral ou de la pornographie triomphante, elle est surtout arrivée à le salir.

Évidemment, je manque beaucoup d'informations sur la bourgeoisie non-européenne. Je suppose que les différences ne doivent pas être très sensibles. Les particularités culturelles, les traditions religieuses et les écoles philosophiques ne semblent pas très déterminantes.

Le terme de tradition est lui-même trompeur. Des nouveautés apparemment marginales suffisent souvent à changer radicalement le sens de prétendues traditions qui paraissent se maintenir. Par exemple, les mœurs d'agriculteurs ou d'éleveurs qui compensaient la transmission patriarcale de la terre ou du bétail par la dot des épouses, ont vu leurs effets complètement renversés par le développement du capital commercial.

La dot, originairement destinée à l'épouse pour garantir son autonomie est devenue une simple transaction entre la famille du père et celle de l'époux, réduisant la femme au statut d'esclave. Rien n'est plus trompeur que l'idée de tradition, car rien n'est plus distinct que des pratiques apparemment identiques maintenues dans des rapports productifs et juridiques différents.

 

Tout ceci est compliqué, bien trop pour être décidé et jugé rationnellement. Aucun homme n'est capable de décider avec sa tête, non seulement des mœurs, mais de sa seule vie ; ses couilles aussi ont droit au chapitre. Aussi, tout ce que nous pouvons dire ou penser du spectacle marchand se heurte à un point nodal : son succès ou son échec à érotiser la vie.

On peut bien appeler pornographie le spectacle marchand de l'éros, et y reconnaître une simple mise en scène de l'ordre moral, ça ne répond pas à la seule question qui vaille : est-ce que ça marche ? Elle est pragmatique et concrète.

Prenons l'exemple des images obscènes qui envahissent le net. Peuvent-elles servir à stimuler la créativité des internautes qui souhaiteraient les copier, les modifier et les retoucher, et en faisant cela, qui acquéraient une meilleure maîtrise des outils numériques ?

Si ce n’est pas le cas, c'est qu'elles ne seront pas suffisamment attirantes et fascinantes. Si elles le sont, ceux qui s'y amuseront devront contourner tous les obstacles qui le leur interdisent : codes propriétaires, watermarks, images découpées, non-interopérabilité…

 

Qu'est-ce que l'éros ?

On parle volontiers de sublimation à propos de l'éros, mais c'est ignorer qu'il est immédiatement subliminaire.

Comme le dit Tania, on ignore trop l'éros à la racine du vivant. Les êtres vivants nous paraissent d'abord animés par les deux simples forces que sont la voracité et la répulsion. Ils ont la capacité de percevoir aussi peu que ce soit leur environnement. Même la plante sent la lumière, l'eau, les éléments nutritifs vers lesquels elle se tend, et les corps qui ne lui sont pas assimilables, qui la mettent en péril, et qu'elle tente de fuir. Cela, nous l'observons aisément, mais nous ne voyons pas une force plus impérieuse encore, qui est celle de percevoir d'abord le réel et de s'y percevoir. Le vivant est d'abord habité par le désir de se sentir au monde, sans s'y dissoudre, ni l'absorber — ce qui reviendrait au fond au même et advient inexorablement.

Il s'agit proprement de se percevoir dans le rapport de ce que les anciens appelaient microcosme et macrocosme. Cette relation passe inévitablement par un moyen terme : un autre corps, à la fois semblable au sien, et irrémédiablement étranger.

 

On comprendra que ce que je dis est suffisamment énorme — littéralement — pour ne laisser aucune prise à la définition d'une « sexualité normale », et à plus forte raison « épanouie » ou « satisfaisante ». Le vivant se débrouille comme il peut. D'autres espèces nous montrent combien l'éros est dans un équilibre instable entre voracité et répulsion sans avoir à chercher profondément en nous-mêmes ; il l'est aussi entre sadisme et masochisme, attachement affectueux et réification indifférente. Inutile de chercher à réguler : L'amour est enfant de Bohème, il n'a jamais connu de loi… etc.

En ce qui me concerne, l'attraction magique qu'exerce la femme désirée vacille très vite en une expérience plus cosmique dans laquelle elle peut finir par ne plus se sentir de place. Des confidences masculines me laissent soupçonner que je ne suis pas unique. Les femmes paraissent davantage attachées à l'être désiré. Peut-être est-ce parce que les unes portent la vie et pas les autres. Ceci doit bien quand même faire quelques différences. Je demeure pourtant convaincu que nous sommes très semblables au fond, quand nous cessons de jouer.

 

Comme me l'a fait remarquer Tania, l'attraction entre un couple de corps est antérieure à toute partition sexuelle. Des monocellulaires sexuellement indifférenciés et qui se reproduisent par scissiparité, se désirent et se pénètrent. La reproduction y trouve l'heureux avantage du brassage des gênes, mais expliquer par cela l'irrésistible attraction érotique serait un raisonnement téléologique comme celui qui justifierait la pluie par la nécessité d'arroser les jardins.

 

J'ai revu Tania

Finalement, je suis allé voir Tania. Je n'avais aucune raison de ne pas profiter de son offre.

Leur « maison », pas si close, est attenante à des thermes qui m'ont rappelé la Rome antique. On peut s'y baigner dans de vastes bassins de marbre peu profonds. C'est un passage obligé.

Je suis resté une heure ou deux sur des coussins autour d'un narghilé farghi et de coupes de vin. Le lieu compensait son exiguïté par une ouverture sur un petit jardin suspendu dérobé aux regards, d'où venait le bruit agréable d'une fontaine.

 

Tania m'a parlé d'Ibn 'Arabî et de Farid Ud Din 'Attar. Elle affirme qu'ils ne se sont jamais rencontrés entre 1215 et 1219 en Anatolie, mais qu'ils se sont écrit. Il existe une correspondance en arabe, dont elle connaît une traduction en ouïgour.

« Ils étaient beaucoup moins proches qu'un regard superficiel ou étranger ne le perçoit d'abord, pas adversaires cependant, plutôt sur deux plans différents. Ibn 'Arabî était très loin de l'ivresse et du dérèglement de 'Attar. Quand l'un tournoie comme les ailes d'un moulin, l'autre s'élève comme un nuage impassible, dit-elle, ce n'est pas le même vertige. »

 

Nous avons aussi récité des vers d'Omar Khayyâm :

Cette voûte céleste est comme un bol tombé le fond en l'air

Et sous lequel sont prisonniers les sages

Toi imite l'amour de la coupe et du flacon

Ils sont lèvres contre lèvres bien que le sang coule entre eux deux.

 

C'est ainsi que, sans me parler réellement des mœurs du Marmat, elle m'a beaucoup appris.

 

 

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