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ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOLJean-Pierre Depetris
© 2006 |
Cahier XXXVII
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Justement, l'internet m'a permis de lire des ouvrages qui m'étaient longtemps demeurés inaccessibles : épuisés, trop chers, dans des bibliothèques lointaines ou bien auxquels je n'avais pas accès. Que fait-on lorsqu'on ne peut trouver ce qu'on cherche ? On cherche autour : on lit des quantités d'ouvrages subsidiaires.
D'autre part, les rayons de librairies et les critiques nous incitent à acheter ou à commander des livres. Lorsqu'on a fait ce premier pas, on finit par les lire comme par inertie. Sur le net, c'est différent. On commence par chercher l'ouvrage, puis à y travailler en ligne. Si l'on prolonge sa lecture, on le télécharge, on commence à l'imprimer par étapes. Tous ces efforts nous font nous demander à chaque pas s'il est bien nécessaire d'aller plus loin. Dans la profusion de l'offre, on est aussi conduit à ne retenir que le strict nécessaire.
Je lis moins sans doute aussi parce que je lis plus attentivement. Un document numérique, même si on l'a imprimé, est plus commode à naviguer. Il est facile d'y retrouver un passage, même en ligne, et aussi de le copier et coller. J'en arrive donc à passer plus de temps sur des ouvrages.
D'autre part, il est très pratique de commenter des lectures dans des courriels. Il est aisé d'y copier des URL et même des passages entiers. Tout ceci conduit à des lectures plus attentives, et donc plus lentes.
Bien sûr, mes lectures ont toujours été articulées avec ma correspondance et ma propre écriture, mais leur symbiose est devenue tellement plus commode qu'elles ne se distinguent plus. Comme une bonne part des éditions sur le net sont des travaux en cours, disons des pré-éditions, la symbiose s'étend à la relecture, la traduction, la critique. Je suis souvent occupé à relire et à corriger des textes d'amis, éventuellement à les traduire, et même à corriger leurs propres traductions des miens. Dans ces conditions, on ne peut plus lire aussi vite qu'avant des ouvrages du commerce, d'ailleurs de plus en plus conçus pour la consommation rapide.
Numérisés, le texte, la parole même, deviennent vertigineusement profonds. La facilité de les découper et les manipuler quand nous gardons des phrases pour répondre à un courriel par exemple rend particulièrement attentif à l'articulation de tous les mots, aux variations de sens dans un contexte. En quelques échanges, on parvient parfois à chasser des malentendus que de longs débats et des publications auraient rendus inextricables.
La réponse évidente est donc paradoxale : un moyen de faciliter et accélérer la communication ralentit en réalité le temps de lire et d'interpréter. Pour en revenir à ce que j'écrivais déjà, tout nous conduit à rester plus longtemps immobiles, le geste et le regard en suspens, beaucoup diraient à ne rien faire.
Le retour du cheval que j'observe depuis quatre ans et l'apparition de quelques chameaux ont un effet secondaire des plus agréables : par endroits, la ville sent le fourrage.
Malgré ses trois-cents mille habitants, Bolgobol avait déjà un air champêtre. Plutôt que de créer des parcs et des jardins, ou de clôturer des terrains vagues, on laisse ici faire la nature là où l'on ne construit pas.
Sapins, mélèzes, vieux platanes et jeunes frênes, tilleuls et marronniers imposants, petits noisetiers aux branches cassantes, ils poussent dans les herbes folles plutôt que dans des pelouses, ombrageant des ronces et des mousses.
Personne ne se casse la tête à les entretenir, mais on tient les lieux propres. Dans un ou deux mois, l'herbe y sera complètement jaune. Maintenant des coquelicots la tachent de rouge.
Sur le balcon du bar, mon attention a été retenue par une graine minuscule qui voletait comme un animal à l'aide de son fin duvet radial. J'avais d'abord cru y voir un insecte. Non, sa liberté de mouvement n'était qu'apparente. Le vent seul la fait voler.
Trompeuse est cette limite imprécise entre le libre mouvement et la détermination causale. Spontanément, on est tenté de croire que les deux s'apposeraient. Au contraire, la liberté ne trouve d'appuis que sur des déterminations fortes.
On serait alors porté à penser le contraire : que la liberté émergerait d'un faisceau de déterminations. C'est ce dont nous convaincraient ces minuscules graines que porte dans l'air leur fin duvet. Celle que je regardais à l'instant naviguait entre le cendrier et le verre comme de sa propre volonté.
C'est encore une illusion qu'imaginer un tel saut qualitatif, un seuil improbable à partir duquel la détermination s'autonomiserait. Elle se fonde peut-être sur la croyance que l'esprit serait dans la conscience, et non l'inverse.
En fait l'esprit est dans le désir. Libido ergo sum. Ce qui revient à une platitude, si l'on oublie sa cruelle voracité.
Si l'on observe ce qu'il reste d'une vie quand on en fait le récit, cela ressemble beaucoup à la trame de plusieurs fils. La plupart du temps, l'un est mis en évidence, un « fil rouge » : on craindrait sinon que l'ensemble fasse un inextricable nœud.
La même observation vaut pour la pensée rationnelle. On craindrait sans doute encore que trop s'abandonner à l'entrelacs des fils ne conduise à la confusion. Pourtant, le choix fait à chaque instant de retenir un événement de préférence à un autre, de suivre une inférence plutôt qu'une autre, a tous les couverts de l'arbitraire.
Si plutôt que suivre le fil on s'en détache, on risque d'être surpris d'éprouver mieux alors la consistance de la trame.
Il est des efforts que les hommes ont appris à abandonner aux machines lorsque le principe en a été compris métiers à tisser, ordinateurs, abaques et peut-être est-ce seulement ainsi qu'il a été compris. Si nous avons sorti de nos têtes des roues dentées et des transistors, ce n'est pas pour qu'ils continuent à tourner dedans.
De gros piliers de bois qui soutiennent le plafond sont fréquents dans les appartements de Bolgobol. Ils sont parfois un peu encombrants pour placer une table et des chaises, mais ils ont aussi leur côté pratique. Ils permettent de cloisonner aisément des pièces souvent spacieuses. Il suffit de tendre des fils entre piliers et murs, et d'y accrocher un rideau.
C'est ce que j'ai fait autour de mon lit dans la pièce où je dors. La nuit, je le laisse ouvert, car je n'aime pas m'endormir dans un espace confiné. Je peux voir de mon lit sur la table la veilleuse de l'ordinateur qui clignote au rythme d'une respiration, le voyant vert de l'imprimante et de l'onduleur, le cadran lumineux du modem. Le jour, j'aime pourvoir le tirer quand les draps s'aèrent. La vision d'un lit défait m'a toujours déprimé.
J'ai acheté de la bonne toile de coton, épaisse comme celle des voiles, et teinte de larges bandes d'un bleu de Prusse profond et de jaune soufre. Bien que ces teintes aient un fort caractère, elles s'entendent bien avec celle du bois.
Alors, comment prononce-t-on le "s" de "plus" ? Me demande Sigour pendant mon cours.
À l'origine, le "s" ne se prononçait pas, sauf en cas de liaison. Mais le français relâché tend à oublier la double négation. On confond alors "plus" et "ne plus" ; "j'en veux plus" et "je n'en veux plus". Alors, pour éviter toute confusion, la coutume est venue de prononcer le "s" pour dire "davantage", et de ne même plus faire la liaison quand il signifie une négation. C'est symptomatique de la production spontanée de règles pour générer des discriminations : à partir d'infractions, de nouvelles se génèrent.
C'est un excellent exemple, observe Roxane, de la génération chaotique des langues telle que vous la professez Manzi et toi.