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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXVII
Les matins de Bolgobol

 

 

 

 

 

Le 12 avril

À Bolgobol j'ai retrouvé la pluie

À Bolgobol, j'ai retrouvé la pluie, l'orage qui surprend et transforme les rues en torrents avant qu'on ait eu le temps de se mettre à l'abri. J'ai retrouvé aussi la nuit que bercent les roulements de tonnerres entre les vallées, et qui fait longuement bailler au matin.

 

 

Le 13 avril

La France vue de loin

Contrairement à la plupart des nations, les Français ne se prennent pas pour les descendants des peuples opprimés de la France et de ses empires. Ils se prennent pour des descendants royaux. C'est frappant dans l'usage quotidien de la langue, comme j'en ai déjà donné des aperçus.

On se tromperait si l'on ne voyait là qu'une attitude réactionnaire ou nostalgique du passé. Ce n'est pas sans rapport avec le principe du « peuple souverain ». Mais comment un Marseillais, un Breton, un Bourguignon ou un Cévenol peuvent-ils malgré tout se prendre pour des descendants de Clovis et des Capétiens ? Cela arrive bien pourtant. C'est déjà plus rare pour un Corse, un Kanak ou un Martiniquais.

Pourquoi ne pas se sentir descendants des Gaulois ? La figure de Vercingétorix peut fédérer celles de Brutus, d'Abraham Mazel, de Pascal Paoli, de Toussaint L'Ouverture, d'Abd El Kader, de Patrice Loumoumba, de Che Guevara ou de Thomas Sankara.

« Allons enfants de la patrie Nous ne sommes pas ceux des Capets ». Corriger ainsi la Marseillaise, à la place du stupide « le jour de gloire est arrivé », ôterait toute ambiguïté à « qu'un sang impur abreuve nos sillons ». Le sang est impur de ceux qui renient leurs pères.

 

 

Le 14 avril

À Bolgobol

À Bolgobol, beaucoup de bars et de restaurants sont à l'étage. Ils ont généralement de larges balcons de bois, couverts et décorés, qui donnent sur la rue et auxquels on accède par des escaliers latéraux.

Avec la forte dénivellation du terrain, le fond des salles s'ouvre souvent sur un minuscule jardin. On le regarde à travers les vitres fermées pendant les saisons froides, et il rafraîchit la salle l'été. Bien qu'on voit dans quelques-uns des tables et des chaises, leur fonction principale consiste à donner à la salle une agréable impression d'ouverture, et à faire oublier la ville alentour.

Du côté balcon, c'est le contraire : on y voit les passants, la circulation, et souvent, très au-delà des toits de la ville, les montagnes qui l'enserrent. Maintenant que la chaleur est arrivée, on installe des tables sur le trottoir, parfois sur toute la chaussée dans les rues étroites ou dans celles en escaliers.

 

Le balcon, on le découvre vite, est la place des vieux habitués, l'équivalent de ce qui chez nous est le comptoir. C'est là aussi que va s'asseoir le patron quand il demeure inoccupé, et bavarder avec ses clients. Même en plein hiver, il y a toujours quelqu'un sur les balcons, avec manteau, chapeau, bonnet ou toque de fourrure.

Inversement, on devient vite ici un vieil habitué : il suffit de s'asseoir sur le balcon. Le patron vous dira alors plus volontiers quelques mots en vous servant, que si vous vous étiez installé dans la salle.

Il suffit de lui répondre en palanzi avec un peu d'esprit. Bien sûr, il n'est pas facile de faire un mot d'esprit dans une langue que l'on ne connaît pas, si ce n'est quelques termes courants. Le plus dur est encore de comprendre la plaisanterie qu'il fera le premier. Comme on sera forcément lent et qu'on saisira au mieux d'abord le sens superficiel, le plus simple sera d'éclater de rire dès qu'on s'en apercevra, en s'écriant « atzab », qui est le terme en palanzi pour désigner le poisson qui mord à l'hameçon.

Cette première étape passée, et après que vous ayez eu l'occasion de leur dire en quelques mots qui vous êtes, serveurs et clients ne sont pas du genre à devenir dérangeants lorsque vous serez occupé à écrire ou à lire.

 

J'adore goûter aux premiers rayons du soleil sur ces balcons de bois, quand la ville s'éveille et que les ombres s'étendent sans mesure avec les chants d'oiseaux.

 

 

Le 15 avril

Encore sur la lecture en ligne en Chine

Au cours de la China International Exhibition of Audio Video & Internet Software qui s'est tenue le 11 avril, on a appris que le pourcentage de lecteurs en ligne s'est accru rapidement ces dernières années en Chine, à un taux de croissance annuelle de 107%.

Selon une enquête menée par l'Institut de recherche sur les éditions chinoises, le taux de lecture de livres imprimés durant ces dernières années a progressivement baissé, tandis que celui de livres ou de la presse sur Internet a augmenté dans de fortes proportions.

D'après les statistiques, le taux de lecture des Chinois était de 60,4% en 1999, 51,7% en 2003 et 48,7% en 2005 (une réduction de 11,7% par rapport à 1999).

Cependant, le nombre de lecteurs en ligne a augmenté rapidement ces dernières années. Le taux de lecture de livres sur Internet est passé de 3,7% en 1999 à 18,3% en 2003, et à 27,8% en 2005. De ce fait, les experts ont indiqué que le développement des technologies numériques et d'Internet a changé les habitudes de lecture des Chinois.

Source: le Quotidien du Peuple en ligne.
<http://french.peopledaily.com.cn/>

 

Bien que ces chiffres demeurent sibyllins (que signifie le taux de lecture, un pourcentage de quoi ?), ils témoignent d'une baisse d'un côté et d'une forte hausse de l'autre. Cependant, la très forte croissance de la lecture en ligne, ne compense pas la faible baisse de la lecture en général.

On pourrait s'en surprendre, puisque la Chine progresse fortement en niveau de vie, d'instruction et de qualification. Comment les Chinois parviendraient-ils à s'instruire et se qualifier sans lire ?

 

Quand je ne comprends pas quelque chose, je m'observe moi-même. Ces chiffres pourraient globalement s'appliquer à moi. Depuis 1999, je lis moins, mais bien davantage en ligne. Pourquoi donc est-ce que je lis moins et non davantage, puisque l'accès au texte est en somme facilité ?


moi

Justement, l'internet m'a permis de lire des ouvrages qui m'étaient longtemps demeurés inaccessibles : épuisés, trop chers, dans des bibliothèques lointaines ou bien auxquels je n'avais pas accès. Que fait-on lorsqu'on ne peut trouver ce qu'on cherche ? On cherche autour : on lit des quantités d'ouvrages subsidiaires.

D'autre part, les rayons de librairies et les critiques nous incitent à acheter ou à commander des livres. Lorsqu'on a fait ce premier pas, on finit par les lire comme par inertie. Sur le net, c'est différent. On commence par chercher l'ouvrage, puis à y travailler en ligne. Si l'on prolonge sa lecture, on le télécharge, on commence à l'imprimer par étapes. Tous ces efforts nous font nous demander à chaque pas s'il est bien nécessaire d'aller plus loin. Dans la profusion de l'offre, on est aussi conduit à ne retenir que le strict nécessaire.

Je lis moins sans doute aussi parce que je lis plus attentivement. Un document numérique, même si on l'a imprimé, est plus commode à naviguer. Il est facile d'y retrouver un passage, même en ligne, et aussi de le copier et coller. J'en arrive donc à passer plus de temps sur des ouvrages.

D'autre part, il est très pratique de commenter des lectures dans des courriels. Il est aisé d'y copier des URL et même des passages entiers. Tout ceci conduit à des lectures plus attentives, et donc plus lentes.

 

Bien sûr, mes lectures ont toujours été articulées avec ma correspondance et ma propre écriture, mais leur symbiose est devenue tellement plus commode qu'elles ne se distinguent plus. Comme une bonne part des éditions sur le net sont des travaux en cours, disons des pré-éditions, la symbiose s'étend à la relecture, la traduction, la critique. Je suis souvent occupé à relire et à corriger des textes d'amis, éventuellement à les traduire, et même à corriger leurs propres traductions des miens. Dans ces conditions, on ne peut plus lire aussi vite qu'avant des ouvrages du commerce, d'ailleurs de plus en plus conçus pour la consommation rapide.

Numérisés, le texte, la parole même, deviennent vertigineusement profonds. La facilité de les découper et les manipuler — quand nous gardons des phrases pour répondre à un courriel par exemple — rend particulièrement attentif à l'articulation de tous les mots, aux variations de sens dans un contexte. En quelques échanges, on parvient parfois à chasser des malentendus que de longs débats et des publications auraient rendus inextricables.

 

La réponse évidente est donc paradoxale : un moyen de faciliter et accélérer la communication ralentit en réalité le temps de lire et d'interpréter. Pour en revenir à ce que j'écrivais déjà, tout nous conduit à rester plus longtemps immobiles, le geste et le regard en suspens, beaucoup diraient à ne rien faire.

 

 

Le 21 avril

Les jardins naturels de Bolgobol

Le retour du cheval que j'observe depuis quatre ans et l'apparition de quelques chameaux ont un effet secondaire des plus agréables : par endroits, la ville sent le fourrage.

Malgré ses trois-cents mille habitants, Bolgobol avait déjà un air champêtre. Plutôt que de créer des parcs et des jardins, ou de clôturer des terrains vagues, on laisse ici faire la nature là où l'on ne construit pas.

Sapins, mélèzes, vieux platanes et jeunes frênes, tilleuls et marronniers imposants, petits noisetiers aux branches cassantes, ils poussent dans les herbes folles plutôt que dans des pelouses, ombrageant des ronces et des mousses.

Personne ne se casse la tête à les entretenir, mais on tient les lieux propres. Dans un ou deux mois, l'herbe y sera complètement jaune. Maintenant des coquelicots la tachent de rouge.

 

Pourquoi les fleurs sont belles

Sur le balcon du bar, mon attention a été retenue par une graine minuscule qui voletait comme un animal à l'aide de son fin duvet radial. J'avais d'abord cru y voir un insecte. Non, sa liberté de mouvement n'était qu'apparente. Le vent seul la fait voler.

Trompeuse est cette limite imprécise entre le libre mouvement et la détermination causale. Spontanément, on est tenté de croire que les deux s'apposeraient. Au contraire, la liberté ne trouve d'appuis que sur des déterminations fortes.

On serait alors porté à penser le contraire : que la liberté émergerait d'un faisceau de déterminations. C'est ce dont nous convaincraient ces minuscules graines que porte dans l'air leur fin duvet. Celle que je regardais à l'instant naviguait entre le cendrier et le verre comme de sa propre volonté.

C'est encore une illusion qu'imaginer un tel saut qualitatif, un seuil improbable à partir duquel la détermination s'autonomiserait. Elle se fonde peut-être sur la croyance que l'esprit serait dans la conscience, et non l'inverse.

En fait l'esprit est dans le désir. Libido ergo sum. Ce qui revient à une platitude, si l'on oublie sa cruelle voracité.

 

 

Le 22 avril

Le fil

Si l'on observe ce qu'il reste d'une vie quand on en fait le récit, cela ressemble beaucoup à la trame de plusieurs fils. La plupart du temps, l'un est mis en évidence, un « fil rouge » : on craindrait sinon que l'ensemble fasse un inextricable nœud.

La même observation vaut pour la pensée rationnelle. On craindrait sans doute encore que trop s'abandonner à l'entrelacs des fils ne conduise à la confusion. Pourtant, le choix fait à chaque instant de retenir un événement de préférence à un autre, de suivre une inférence plutôt qu'une autre, a tous les couverts de l'arbitraire.

Si plutôt que suivre le fil on s'en détache, on risque d'être surpris d'éprouver mieux alors la consistance de la trame.

Il est des efforts que les hommes ont appris à abandonner aux machines lorsque le principe en a été compris — métiers à tisser, ordinateurs, abaques — et peut-être est-ce seulement ainsi qu'il a été compris. Si nous avons sorti de nos têtes des roues dentées et des transistors, ce n'est pas pour qu'ils continuent à tourner dedans.

 

 

Le 30 avril

Chez moi

De gros piliers de bois qui soutiennent le plafond sont fréquents dans les appartements de Bolgobol. Ils sont parfois un peu encombrants pour placer une table et des chaises, mais ils ont aussi leur côté pratique. Ils permettent de cloisonner aisément des pièces souvent spacieuses. Il suffit de tendre des fils entre piliers et murs, et d'y accrocher un rideau.

C'est ce que j'ai fait autour de mon lit dans la pièce où je dors. La nuit, je le laisse ouvert, car je n'aime pas m'endormir dans un espace confiné. Je peux voir de mon lit sur la table la veilleuse de l'ordinateur qui clignote au rythme d'une respiration, le voyant vert de l'imprimante et de l'onduleur, le cadran lumineux du modem. Le jour, j'aime pourvoir le tirer quand les draps s'aèrent. La vision d'un lit défait m'a toujours déprimé.

J'ai acheté de la bonne toile de coton, épaisse comme celle des voiles, et teinte de larges bandes d'un bleu de Prusse profond et de jaune soufre. Bien que ces teintes aient un fort caractère, elles s'entendent bien avec celle du bois.

 

 

Le 2 mai

La surdétermination

— Alors, comment prononce-t-on le "s" de "plus" ? Me demande Sigour pendant mon cours.

— À l'origine, le "s" ne se prononçait pas, sauf en cas de liaison. Mais le français relâché tend à oublier la double négation. On confond alors "plus" et "ne plus" ; "j'en veux plus" et "je n'en veux plus". Alors, pour éviter toute confusion, la coutume est venue de prononcer le "s" pour dire "davantage", et de ne même plus faire la liaison quand il signifie une négation. C'est symptomatique de la production spontanée de règles pour générer des discriminations : à partir d'infractions, de nouvelles se génèrent.

— C'est un excellent exemple, observe Roxane, de la génération chaotique des langues telle que vous la professez Manzi et toi.

 

 

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