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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXVIII
Les travailleurs du livre

 

 

 

 

 

Le 3 juin

Le syndicat du livre

Les travailleurs du livre ont joué depuis très longtemps un rôle moteur dans le Marmat, comme d'ailleurs dans le monde entier.

L'imprimerie s'y est introduite assez tard, à peine quelques décennies avant l'Europe. Les techniques venaient naturellement de Chine. Elles servirent d'abord à imprimer en palanzi et en d'autres langues locales la traduction des canons bouddhiques. Ce fut ensuite le tour du Coran, des hadith et des auteurs musulmans. Comme partout ailleurs, les caractères arabes résistèrent longtemps.

 

L'imprimerie suivit une évolution originale dans le Marmat. Elle fut très différente de celle qu'elle connut en Europe, où elle donna naissance à un mode de production industrielle particulier. Elle ne suivit pas non plus la voie chinoise, où elle constituait le département d'activités fonctionnarisées, dépendant de l'administration, des écoles, des monastères.

L'imprimerie apparut immédiatement comme un service public, plus précisément communal, exactement comme les moulins. Elle utilisa d'ailleurs très vite leur énergie hydraulique pour actionner les presses et mécaniser le processus. La plupart du temps, il s'agissait des mêmes moulins qui meulaient la farine.

La pratique généralisée de la poésie, et notamment des soirées poétiques, générait une réelle demande publique. Chaque quartier des villes, chaque village, eut son imprimerie dès le dix-septième siècle.

C'est ainsi qu'apparut la corporation des maîtres imprimeurs. Ils étaient tout à la fois d'habiles ingénieurs et d'excellents linguistes, veillant sur les grammaires et les conventions typographiques dont ils écrivaient et imprimaient les manuels. Elles ont aujourd'hui d'excellents programmeurs.

 

Le syndicat des travailleurs du livre est donc un regroupement d'érudits, et il contrôle très largement l'université. Il n'est pas étonnant que j'aie fini par y adhérer. Plus exactement, selon comment les choses ont coutume de se passer ici, j'ai été coopté.

C'est le doyen de l'université de Bolgobol lui-même qui m'a invité. Il en est un membre influent, un leader, pourrait-on dire. Il est très rare qu'un étranger soit admis au syndicat des travailleurs du livre. Me voilà donc relecteur et correcteur de traductions françaises ; qualification très peu demandée ici, mais dont l'offre est plus rare encore.

Ce n'est pas un titre honorifique. C'est un travail qui ne me déplaît pas et auquel je consacre au moins plusieurs heures par jour, m'instruisant beaucoup et arrondissant très confortablement mes revenus. C'est la raison pour laquelle j'ai depuis un mois largement négligé mon journal et une bonne part de ma correspondance.

 

Copan

Bars et restaurants sont conçus avec intelligence dans le Marmat : ensoleillés et situés à l'abri du vent, ils concilient presque tous une vue sur le lointain et sur la proche animation des rues qu'ils surplombent. Même l'hiver sous la neige, il ne fait jamais très froid sur leurs balcons dès que le soleil est assez haut.

Plutôt qu'une large bâche qui ombragerait toute leur longueur, on encore des parasols individuels, on peut dérouler une simple bande de tissu, rouge ou fuchsia, au-dessus de sa tête. C'est ce que j'avais fait au Grand Café de la Bourse du Travail, il y a maintenant une vingtaine de jours, quand le recteur de l'université m'a surpris en train de travailler à un essai pour une revue française. Ni l'un ni l'autre ne nous étions aperçus avant de nous installer, et nous sommes restés étonnés quand j'ai détourné la tête de mon écran, à une table de distance.

J'étais en train d'y consulter un court ouvrage de Georges Sorel publié en 1900, que j'avais téléchargé sur un site québécois avant de sortir, les polémiques pour l'interprétation du Marxisme : Bernstein et Kautsky. Le sujet a paru l'enthousiasmer et je l'ai invité à s'asseoir à ma table.

 

Le doyen de l'Université de Bolgobol, qui me fait de moins en moins penser au Professeur Tournesol d'Hergé depuis que je le connais mieux, s'appelle Copan (prononcer le "n" final). Malgré son âge vénérable, il émane de lui une étonnante jeunesse. Il n'oublie pas pour autant qu'il aurait l'âge d'être mon père et, avec force « young man », il me traite un peu comme un jeune homme. Ce qui m'aurait assurément vexé il y a vingt ans, m'est plutôt agréable aujourd'hui.

En fait, l'attitude sans manière que force un peu Copan a le mérite d'entraîner son interlocuteur dans des pensées profondes, lui interdisant de pontifier tout en stimulant sa vivacité d'esprit.

 

Copan connaissait déjà ce texte — moi aussi d'ailleurs, Sorel l'avait intégré plus tard dans la décomposition du Marxisme. Sorel, m'a-t-il appris, a eu une profonde influence sur le syndicat des travailleurs du livre dans le Marmat, le premier qui soit apparu, bien avant celui de l'énergie fondé par Abou Al Houghman et que je connais déjà mieux. (Voir Le Gourpa Révolutionnaire dans Autour de Bolgobol)

Copan a beaucoup lu Sorel, quoique seulement en anglais. Il est vrai qu'on trouve plus facilement ses œuvres aux USA qu'en France. J'en ai moi-même la première fois entendu parler quand j'étais jeune en correspondant avec des wobblies des Grands Lacs, bien qu'il fût, peu avant sa mort en 1921, l'un des fondateurs du Parti Communiste Français.

 

 

Le 7 juin

Le concept de kintathar

Le palanzi a directement emprunté à l'arabe le mot kitab pour dire « livre ». Il remplaçait alors un mot plus ancien kintûth, devenu aujourd'hui inusité et précieux, mais qui a donné le verbe kintathar (éditer).

Kitab est un substantif tiré du verbe arabe kataba, écrire, comme katib (écrivain). Le mot n'a donc aucun rapport avec la chose imprimée, et ne s'oppose pas à « manuscrit » qui se dit de la même façon. D'ailleurs manuscrit vient de main, et qu'un livre soit écrit à la plume, au pinceau, au roseau ou au clavier, qu'il soit gravé, décalqué, insolé, pressé ou lazerisé, il l'est de toute façon avec les mains.

Aussi, kintathar (éditer) ne veut pas davantage dire imprimer ou reproduire, mais donner l'accessibilité optimale à la lecture et au travail sur les documents.

 

Intervention à la Bourse du Travail

Je m'étonne que Manzi ne soit pas dans le syndicat. Ses travaux de grammairien, et surtout de programmeur d'un correcteur grammatical, aurait dû lui en ouvrir les portes. Sinon, qu'est-ce qui me les a ouvertes ? — Ce sont les miens sur l'édition de texte, et aussi mes pratiques éditoriales. Copan et ses camarades sont sensibles aussi à ce que j'ai pratiqué toutes les techniques d'impression, des plus anciennes aux plus récentes.

 

bourse de travail

Le 25 mai, j'ai été invité à la Bourse du Travail pour faire une conférence sur Senefelder et son invention de la lithographie en 1796. La lithographie (du grec lithos, pierre et graphein, écrire) est une technique d'impression qui permet la création à de multiples exemplaires d'un tracé exécuté à l'encre ou à la mine grasses sur un marbre calcaire. On répand une gomme liquide sur le dessin, qu'on étale à l'aide d'une éponge, de sorte que les surfaces grasses la repoussent. Après séchage on étale un mélange chimique à base d'albumine et d'acide, et l'on rince. L'encre d'imprimerie ne s'attache alors qu'aux parties dessinées épargnées par la gomme, qui auront été attaquées par l'acide.

La lithographie permet de reproduire les couleurs avec une qualité sans égale. L'encre ou la mine grasses restituent la finesse des coups de pinceau ou de plume, inaccessible à la gravure. La transparence des encres d'imprimerie qui se recouvrent permettent de créer des millions de couleurs avec seulement cinq à dix pour une procédure manuelle, ou quatre avec des procédés automatiques ou numériques : la quadrichromie. Déjà de son vivant, Senefelder avait remplacé la pierre par la plaque de zinc, inventant de fait le principe de l'offset qui ouvrait la porte à l'imprimerie moderne.

 

On comprend que le doigté de l'artisan, les dosages avec lesquels il produit son acide, sa manière de l'étaler et de le rincer, son aptitude à décomposer les couleurs, et un ensemble de savoir-faire issus d'expériences répétées et difficilement enseignables, jouent un rôle considérable.

La lithographie artisanale est sans-doute une utile propédeutique à l'image numérique. Un savoir peut bien trouver son parachèvement dans les algorithmes d'un programme, je doute cependant qu'il soit possible d'utiliser parfaitement un logiciel si l'on ignore trop ce qu'il fait à notre place, ou fait faire à un dispositif analogique.

 

Il s'en est suivi un débat sur les limites du matériau et du logiciel, qui ne paraît pas près d'être clos. En effet, analogique et numérique ne se résument pas à deux techniques concurrentes. Elles sont plutôt deux approches aussi irréductibles que complémentaires. Quel que soit le procédé numérique, toute « sortie » est nécessairement analogique. Inévitablement, l'un et l'autre s'enveloppent.

 

 

Le 8 juin

Sorel et le Zen industriel

Les Marmaty ont une façon bien à eux de lire Sorel. Ils attachent une singulière importance à des passages que les contemporains ou les compatriotes de l'auteur ont souvent ignorés.

« Le cerveau me parait être un appareil d'arrêt, plutôt qu'un centre d'où partiraient les mouvements. » Écrivait Sorel dans une note de Matériaux pour une théorie du prolétariat. « Pour acquérir une supériorité dans les arts qui exigent une grande dextérité, il faut arriver à l'empêcher de gêner les communications entre l'œil et la main. Les hommes qui possèdent une supériorité dans une spécialité, y ont été prédestinés par la constitution de leurs conductions nerveuses. L'imagination de l'artiste plastique dépend probablement surtout des organes périphériques. »

Copan m'a envoyé ce passage par courriel après mon intervention sur la lithographie à la bourse du travail.

« Je suis moi-même certain, lui ai-je répondu, que nous créons, agissons, fondons, produisons, et en définitive pensons avec le grand sympathique, cet arc réflexe qui coordonne les muscles à partir de la moelle épinière. Même lorsque j'écris, alors que tout le dispositif lexico-syntaxique est vraisemblablement fixé dans le cerveau, je sens bien que je m'évertue de faire le moins possible appel à lui, privilégiant les mots simples et concrets, l'anecdote et l'image. Je le laisse travailler en tâche de fond. »

 

 

Le 10 juin

Un ambitieux projet d'impression à la demande

Mes nouveaux amis m'ont rapidement associé à un ambitieux projet. Il s'agit d'imprimer des livres à l'unité et à la demande du lecteur. Le projet est assez simple à réaliser. Il suffit que le livre soit correctement édité en ligne sous la forme d'un fichier numérique rastérisé en postscript, et d'avoir une machine suffisamment automatisée pour l'imprimer à l'unité, le brocher et l'emballer avec un minimum d'intervention humaine.

L'ouvrage à l'unité ne revient alors guère plus cher qu'avec un tirage en nombre, soit à peine plus que l'encre et le papier, et l'envoi par la poste est nettement moins onéreux que la distribution en librairie. On a alors la possibilité de dégager une part plus considérable des ventes pour l'auteur et l'éditeur qu'il n'est devenu courant.

L'éditeur sera l'auteur lui-même, ou celui qui aura édité le fichier à sa place et qui devra prouver être bien mandaté par lui, ou encore celui d'un ouvrage tombé dans le domaine public. C'est lui qui déterminera le prix du livre en fixant sa part sur les ventes.

 

Le projet ne vise naturellement pas à entrer en concurrence avec des ouvrages à forts tirages pour grand public. Il concerne des travaux qui ont un lectorat très ciblé, ou des ouvrages de référence devenus introuvables. Lorsqu'ils sont diffusés en librairie, ces livres sont généralement chers, et ne rapportent rien à leurs auteurs. Leur prix peu compressible incite à les imprimer chez soi s'ils sont en ligne. Toutefois, comme l'impression maison a aussi un coût, qu'elle est fastidieuse et souvent d'une qualité désastreuse, elle autorise une marge suffisante.

Il est alors envisageable de proposer une publication de qualité pour un prix raisonnablement supérieur à l'impression privée, mais serré comparée à la vente en librairie, et laissant à l'auteur et l'éditeur une part des ventes supérieure à l'usage courant, sans investissement de leur part.

 

L'éditeur définira avec l'imprimeur les qualités techniques du livre, fournira le bon à tirer de l'auteur, et fixera le prix des ventes. Il placera un lien sur l'ouvrage en ligne pour commander un tirage à l'imprimeur, et il aura directement accès à la tenue automatisée de son compte.

Le site offrira également des services annexes : relecture, traduction, PAO, graphisme... Patronné par le syndicat des travailleurs du livre, il garantira au lecteur le parfait établissement du texte, et la conformité de l'édition avec les intentions de l'auteur.

 

Je me suis bien rendu compte que, si le projet est conforme au droit international, et compatible avec tous les types de contrats existants, il va quand même à l'encontre des pratiques que tentent partout d'imposer marchés et parlements.

— Peux-tu préciser ? M'a demandé Raïan quand j'en ai parlé à mes amis.

J'ai expliqué que ce projet tendait à restituer à l'auteur ses prérogatives, alors que tout est fait au contraire dans le monde entier pour que ses droits ne soient pris en compte qu'à partir du moment où ils ne sont plus à lui.

— Et après ? A conclu Raïan.

 

Raïan

Raïan, dont le prénom est des plus internationaux, puisqu'il est commun à l'arabe, à l'anglais et à quelques autres langues où il se prononce à peu près de la même façon, est le coordinateur du projet. Il paraît plus jeune que moi à cause du poil dru et très noir de sa barbe et de ses cheveux. Il a un nez et des pommettes saillantes, et paraît toujours sur le point de se mettre en colère, ponctuant ses phrases de jurons en palanzi, quelque langue qu'il utilise.

Raïan est pourtant très agréable quand on commence à le connaître. Il suffit de savoir qu'il déteste devoir expliquer ce dont on peut prendre connaissance seul.

Il évite ou abrège autant qu'il peut les réunions de travail, tout en sachant parfaitement ouvrir à chacun l'accès aux informations utiles. Il est donc aisé de travailler avec lui sans perte excessive de temps en communication. Il sait aussi se comporter en compagnie pour le simple plaisir.

 

 

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