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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXXIX
La volonté de puissance

 

 

 

 

 

Le 18 juin

Repas au bord de l'eau

J'aime être seul quand je travaille, j'aime aussi l'être quand le jour se lève, quand il se couche, quand je regarde le ciel la nuit, quand je dors, quand j'écris, quand je lis, quand je réfléchis, quand je me rase, quand je m'habille, quand je bourre ma pipe, quand je me fais un café, quand je promène, mais je n'aime pas être seul quand je mange. D'autre part, s'occuper correctement d'un repas, quand on n'a ni congélateur ni four micro-ondes, demande un temps considérable dont on perd vite le goût si l'on est seul à en profiter. Aussi, comme la plupart des Bolgoby, je mange dans les lieux publics.

Depuis un mois, je rejoins souvent mes camarades du syndicat pour cela, Copan, Raïan et quelques autres. Deux ou trois fois déjà, Ziddhâ s'est jointe à nous.

 

« Elle est vraiment jeune et jolie » m'a dit Raïan dès que nous nous sommes retrouvés seuls le jour où je la lui ai présentée. « Tu as l'air d'être des plus habiles avec les femmes. »

« Détrompe-toi Raïan, je suis d'une maladresse proverbiale. » Raïan rit : « Alors tu dois être très attentif. — Tu veux dire attentionné ? — Non, attentif aussi. »

Nous étions allés déjeuner près de la rivière comme nous le faisons presque quotidiennement depuis que la chaleur est arrivée.

En cette saison, les rives de l'Ardor sont pleines. Les gens aiment déjeuner dehors, sur les berges et même sur les larges grèves de galets où des tables sont dressées. Certains pique-niquent à l'abri des bosquets de frênes que l'urbanisme ici épargne volontiers. Les plateformes amovibles que j'avais décrites lors de mon premier voyage sont toujours là. (Voir À Bolgobol Cahier 10 : Éthique, esthétique et technique dans le Marmat.)

 

Le 19 juin

Considérations sur l'universalité de la morale

Raïan profite de ma maîtrise du français et de ma connaissance de Sorel pour vérifier les traductions qu'il en a lues en anglais. Elles se révèlent en général aussi bonnes qu'elles puissent l'être.

Nous faisons cela par courriel. Fidèle à ses habitudes de travail, il sait que nous pouvons être en ligne plus attentifs et rigoureux que si nous tâtonnions de vive voix. Nous pouvons toutefois nous entretenir de nos lectures plus librement — loosely, comme il dit —, quand nous mangeons ensemble.

 

Il m'a envoyé hier soir ce passage en anglais :

Dans la morale, la partie que l'on peut exprimer facilement dans les exposés clairement déduits, est celle qui se rapporte aux relations équitables des hommes ; elle renferme des maximes qui se retrouvent dans beaucoup de civilisations différentes ; on a cru, en conséquence, pendant longtemps, que l'on pourrait trouver dans un résumé de ces préceptes les bases d'une morale naturelle propre à toute l'humanité. La partie obscure de la morale est celle qui a trait aux rapports sexuels ; elle ne se laisse pas facilement déterminer par des formules ; pour la pénétrer, il faut avoir habité un pays pendant un grand nombre d'années. C'est aussi la partie fondamentale ; quand on la connaît, on comprend toute la psychologie d'un peuple ; on s'aperçoit alors que la prétendue uniformité du premier système dissimulait, en fait, beaucoup de différences : des maximes à peu près identiques pouvaient correspondre à des applications fort diverses ; la clarté n'était que leurre.

 

Ce passage avait déjà retenu mon attention la première fois que je l'avais lu, il a y une bonne vingtaine d'années. L'Iran était alors en pleine révolution, et je commençais à peine à découvrir la littérature érotique persane.

Sorel fait là une profonde remarque. Si l'ignorance des rapports entre les sexes entretient à peu de frais l'illusion de valeurs communes à tous les hommes, la conclusion inverse peut aussi en être déduite. Si l'on veut radicalement opposer des peuples et des cultures, il suffit de tout ramener aux rapports entretenus entre les sexes. Wilhelm Reich avait déjà fait cette observation dans sa Psychologie de masse du fascisme.

Le problème est que les rapports entre les sexes tout à la fois relèvent de ce qui est le moins socialisable, pour ne pas dire le moins social — l'expérience amoureuse —, et sont à la source de tous les rapports sociaux — la famille et la propriété. Il n'est donc pas étonnant que ce soit le nœud de conflits irréductibles, et finalement de toute répression. Il suffit donc que des idiots se laissent convaincre qu'ils sont par le plus grand des hasards, au seul endroit et au seul moment historique où des rapports entre les sexes seraient libres, ou pour le moins normaux, pour qu'ils se sentent du même coup les parangons de l'humanité.

 

Ce ne sont pourtant pas les rapports entre les sexes qui préoccupent Raïan. C'est la morale. Raïan attache une grande importance à la morale et à l'honneur. Comme il le souligne, c'était aussi le cas des stratèges et des théoriciens du mouvement ouvrier d'avant 1914 à 1945. « Ils n'ont pourtant jamais tenté de construire un système moral » insiste-t-il.

Je lui objecte bien quelques ouvrages, mais il a fondamentalement raison. Le jugement moral était pourtant comme la charpente de leur pensée et de leurs actes. « Crois-tu qu'il y ait une morale universelle ? » Lui ai-je demandé. « Je crois que quiconque, où et quand que ce soit, reconnaîtrait de la même façon un homme vertueux ou un salaud. »

 

La morale et le droit

— Tu ne partages donc pas le point-de-vue de Sorel, dis-je.

— Je crois pourtant que si, sauf à confondre la morale avec les mœurs, ou encore avec le droit. C'est pourquoi je t'interroge sur les traductions que j'ai lues.

— Certes, ce n'est pas la même chose. Et celui qui envisage de changer les institutions doit bien le savoir plus qu'un autre.

— C'est justement là qu'est le problème : songe-t-il à changer les mœurs et les lois pour les rendre conformes à la morale, ou pense-t-il qu'elles ne sont définitivement pas la même chose ?

— C'est un point-de-vue intéressant que tu énonces là, et bien généralement ignoré.

— Et toi, quelle est ta réponse ? M'interroge-t-il.

— Je n'ai jamais vu de lois ni de mœurs que je pourrais qualifier de morales. La morale consisterait plutôt à libérer son jugement de l'entrave des mœurs et des lois.

— Je suis tenté de t'approuver, mais dans ce cas, sur quoi se fonderait ton jugement ?

— A-t-il réellement besoin d'être fondé ? Un animal sait distinguer entre le bien et le mal. Si je ne vois pas la différence, quoi d'autre pourrait me la montrer davantage ?

— Je t'admire si tu es capable sans hésitation d'agir sans trouver ensuite de causes de remords, de scrupules ou de honte.

— Je ne dis pas cela. Je pense seulement qu'il en va pour la morale comme pour tout : l'erreur est le meilleur maître.

— C'est un point-de-vue intéressant que tu avances toi aussi, reconnaît-il, Pourtant, si l'erreur nous enseigne, ne pouvons-nous nous transmettre ces enseignements ? Ne constituent-ils pas alors un contenu positif de la morale ?

— Dans certaines limites seulement : d'abord dans celle où cette transmission sera elle-même expérience ; ensuite dans la mesure où il n'en résultera jamais que des principes lacunaires et problématiques, pas un système.

— C'est donc pourquoi je n'ai pas un point-de-vue si contraire à celui de Sorel. S'il n'y a pas un contenu universel de la morale, il n'y a pas non plus de façon si différentes de se conduire moralement.

— C'est donc aussi, à l'évidence, pourquoi le mouvement révolutionnaire n'avait pas à fonder une éthique, ni d'ailleurs davantage des mœurs et des lois, alors même qu'il s'adressait à des hommes qui avaient de fortes exigences morales.

— Tu vois, Jean-Pierre, ce qui est le plus difficile dans notre métier, c'est que pour traduire ce qui est dit, nous devons comprendre ce qui est tu.

Il rit devant mon sourcil froncé.

 

Des chiens courent dans un bras peu profond de l'Ardor, soulevant des franges d'eau en essayant d'attraper des poissons entre les pierres.

Le cours de l'Ardor est encore très fluctuant en cette saison. La neige des glaciers peu lointains fond rapidement. Des quantités de cours d'eau le rejoignent des massifs alentours, dont le débit peut varier rapidement selon qu'aient éclaté des orages, ou que le soleil, presque au zénith maintenant, ait frappé plusieurs jours, contraignant les agriculteurs à en détourner autant d'eau qu'il est possible pour leurs cultures.

 

Le contenu du socialisme

— Il faudra bien que la Chine tranche la question du contenu du socialisme que l'Europe a laissé ouverte il y a un siècle, dit Copan qui nous a rejoint. Le texte de Sorel que tu lisais l'autre jour est sur ce point d'une totale actualité.

— Il me semble pourtant bien que l'Europe avait choisi, objecte Raïan. Elle avait opté pour le programme social-démocrate de Kautsky, et la Chine lui a emboîté le pas.

— Nous savons bien, tous les trois, que ce choix n'en a jamais été un. La social-démocratie se fonde sur la croyance que le monde serait déterminé, que nous le sommes tous par des causes en définitive économiques. Le rôle des révolutionnaires se réduit donc en quelque sorte à se convaincre qu'ils auraient une approche scientifique, et à se faire élire en attendant que le choix se fasse à leur place, pour devenir, au plus, les accoucheurs de l'inévitable. On peut donc attendre longtemps des choix de la part de socio-démocrates. Ils s'évertuent plutôt à reporter indéfiniment la question du contenu du socialisme, jusqu'à ce que d'autres y répondent à leur place, comme le firent les nazis qui lui ont donné un contenu national et racial.

 

Nous ne nous retrouvons pas au même endroit où j'ai mangé il y a trois ans avec Manzi, en aplomb de la vieille ville. Nous allons plus au nord, en amont au-delà du grand pont, pas très loin de la Bourse du Travail.

L'endroit est plus vert, plus feuillu, et la rivière y fait un large méandre entre deux berges destinées à retenir ses crues, et à peine discernables entre les herbes et les branches. Aussi sont-elles plus éloignées qu'en n'importe quel point, et le cours de l'Ardor a dessiné entre elles une véritable presqu'île boisée.

 

« Il faudra bien aussi finir par poser la question éthique, reprend Raïan. J'ai pour ma part une idée assez précise du mal : c'est renoncer à son désir, céder à la paresse, à la peur, renoncer à ses prérogatives, et préférer obéir. C'est déjà bien résumer, mais je pourrais synthétiser encore : le mal, c'est l'inertie.

— L'inertie n'est pas qu'une faiblesse, répond Copan. C'est une force constitutive du monde.

— Oui, approuvé-je, elle peut être aussi bien la force des habitudes, les routines. Cette force nous est bien utile et nous ne ferions pas grand chose sans elle, mais elle peut aussi bien se faire une faiblesse.

— La paresse aussi est à la source d'une énergie considérable : elle nous stimule pour perfectionner des procédés et des dispositifs qui nous épargnent l'effort.

— Même l'obéissance peut être une force. Si je guide du pont d'un navire un grutier qui ne voit pas le fond de la cale, il a tout intérêt à m'obéir scrupuleusement. Le mal n'est peut-être qu'un bien dont on ne domine pas l'usage. » Avons-nous insisté.

 

Hier soir Raïan m'a adressé un texte

Raïan n'est pas aussi obsédé par la morale que mon journal pourrait aujourd'hui le laisser croire. Hier soir, il m'avait aussi envoyé cet autre intéressant passage de Georges Sorel tiré de Matériaux d'une théorie du prolétariat :

La société socialiste ne connaîtra plus la contrainte du capitalisme ; mais sa liberté sera celle qui convient à des producteurs animés d'un puissant esprit progressif ; leur psychologie aura dû être préparée par une longue évolution transfusant dans les prolétaires actuels des instincts de travailleurs d'ordre supérieur. Ainsi la préparation du socialisme impose l'obligation de produire en vue de produire toujours mieux ; il ne faut pas seulement faire beaucoup, il faut encore savoir bien faire ; il est nécessaire de bien comprendre sa besogne et d'être aux aguets pour saisir la possibilité d'apporter quelque petit perfectionnement dans les méthodes suivies. Pour assurer l'affranchissement futur, il est donc essentiel d'amener les jeunes gens à aimer leur travail, à chercher l'intelligibilité de tout ce qui se passe dans l'atelier, à considérer ce qu'ils font comme une œuvre d'art qui ne saurait être trop soignée. Ils doivent devenir consciencieux, savants et artistes, dans toute leur participation à l'industrie.

La tendance à la routine est le grand danger qui menace les ateliers qui ne sont pas soumis à la contrainte du capitalisme ; celui-ci est parvenu à triompher des forces normales de notre psychologie profonde, toujours désireuse de médiocrité ; mais notre nature se hâte de reprendre ses droits dès qu'elle est libre de le faire. Dans le régime de l'industrie moderne qui ne peut s'arrêter à aucune technologie, les chefs d'entreprise, les ingénieurs et les ouvriers sont condamnés à demeurer toute leur vie, des apprentis ; les hommes soumis à une telle condition se plaignent amèrement de la dureté du destin ; les utopistes avaient obtenu jadis beaucoup de succès en promettant que leurs inventions sociales affranchiraient l'humanité de cet apprentissage perpétuel. Le marxisme accepte pleinement l'héritage de l'ère capitaliste ; mais il est loin d'avoir mesuré encore toute l'étendue des problèmes que pose cette nouvelle orientation ; il n'est pas facile de réaliser la psychologie si contraire à la médiocrité que j'ai définie ci-dessus.

 

— Une telle éthique, dit Raïan, a été portée par le mouvement ouvrier occidental. C'était une morale très virile, une volonté de puissance. Elle voulait abolir le chantage alimentaire et les contraintes de l'intéressement égoïste, pour laisser libre cours à l'ingéniosité, la liberté et la puissance créative.

— Oui, approuvé-je, je crois que Nietzsche a mieux saisi cette morale que ceux qui ont explicitement voulu le faire.

— Et Jack London aussi, ajoute Copan. Une telle morale ne manque pourtant pas d'aspects inquiétants.

— Toute morale est inquiétante puisqu'elle suppose la force. Objecté-je.

— Que veux-tu dire ?

 

affiche

— Quel sens y aurait-il à distinguer le bien du mal si l'on n'a pas la puissance d'agir ? Penser l'éthique doit commencer par penser l'efficacité. C'est donc forcément une pensée inquiétante.

— Je comprends, approuve Raïan, qui continue en riant : surtout si tu affirmes que l'erreur est le meilleur des maîtres.

— Mais comment faire autrement ?

— Oui, tout cela est très viril, commente Ziddhâ songeuse, qui nous a rejoints elle aussi.

 

 

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