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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XL
Le stupa de Gayara

 

 

 

 

 

Le 21 juin

Chaleur

J'ai à peine vu arriver les fortes chaleurs. Je recherche en marchant le côté ombragé des rues. Les murs qui sont restés protégés du soleil depuis l'aube dégagent encore une agréable fraîcheur, mais dès que, prenant le coin d'une rue, on longe ceux que l'ombre vient à peine de gagner, on les sent irradier leur chaleur accumulée. Ils sont encore brûlants sous la main.

 

 

Le 22 juin

Les vêtements du Marmat

Les vêtements traditionnels du Marmat ont une caractéristique qu'on ne remarque pas avant d'être demeuré longtemps dans la région.

Des quantités d'ethnies occupent le pays, qui, tout en se mêlant et se métissant au fil des siècles, n'en finissent pas de disparaître. Turbans de Mâhaltareq, chapeaux de cuir de Bisdurbal, bottes brodées du Haut-Farghestan, sandales de Tangaar, il y a partout de la confection très locale, qui essaime dans toutes les régions parce que quelqu'un, à l'autre bout du pays, aime toujours porter la même sorte de gilet qu'avait son grand-père quand il s'y est installé.

Il existe bien des styles locaux, mais rares sont ceux qui les portent strictement ; ils les métissent, et tous ont une façon très personnelle de s'habiller.

D'autre part, le Marmat étant à la croisée de plusieurs civilisations, il en a accueilli les influences. Aussi, la très grande diversité d'habillement que l'on trouve dans tous les centres cosmopolites est connue ici depuis longtemps.

 

Les Marmaty ont un coup d'œil très exercé pour juger de votre mise. Quand bien même n'auraient-ils jamais vu des vêtements semblables à ceux que vous portez, ils en estiment vite le confort et la solidité, et savent s'ils correspondent bien à qui vous êtes. Ils voient tout de suite si vous êtes bien habillés — quoiqu'ils aiment afficher une feinte négligence. Combien de fois ai-je entendu Ziddhâ me dire « habille-toi bien », avant que je parvienne à comprendre.

 

 

Le 23 juin

Le tore asiatique

Les civilisations d'Asie sont complexes ; elles sont tout emmêlées. Elles ne sont pas, comme en Europe, bien rangées dans des espaces à deux dimensions. L'espace de l'Asie en a bien davantage.

Quelles sont-elles ces civilisations ? On a celle des Indes, celle, aryenne, de l'Iran, la chinoise, la turco-mongole des steppes, des déserts et des hauts plateaux himalayens... Ce qu'on identifie pourtant bien comme des civilisations n'a quasiment pas de réalité géographique ni ethnique, fût-ce à les réduire à de minuscules et fugaces centres de gravité. Chacune d'elles est déjà une constellation, un nuage granulaire.

 

Vu du Marmat, ces espaces paraissent déjà moins désordonnés que d'Europe. Ils ne se réduisent tout simplement pas à deux dimensions.

L'altitude en est déjà une — la vie de l'esprit devient très différente à partir de quelques milliers de mètres. Le temps en est une quatrième, qui même en devenant trace présente ne se laisse pas aisément réduire à une surface. On a aussi les diverses dimensions des littératures, des lettres et pas seulement des langues, et il y en a beaucoup.

Il n'est pas aisé de figurer, de se figurer, tout cela.

 

Sur la fallacieuse fonction réductrice du quantitatif

C'est curieux, chaque mesure est réductrice, mais quand on a tout bien mesuré, qu'on remet tout ensemble, qu'on lance les calculs, alors ce qu'on avait quantifié ainsi apparaît bien plus vaste et plus complexe qu'on l'aurait cru avant réduction.

 

L'Asie trace une figure topologique complexe avec un nombre important de dimensions. Naturellement, les dimensions étant principalement des productions de l'esprit — ne pas s'arrêter trop longtemps sur cette proposition —, leur nombre reste indéterminé. On se tromperait seulement si l'on croyait qu'en diminuant leur nombre, on simplifierait la figure.

Qu'on en juge :

 

Le Turkestan

Le Turkestan a d'abord été occupé à l'ouest par des peuples iraniens et à l'est par des peuples tokhariens, dont les Yuezhi, qui avaient créé le premier empire connu de l'Asie centrale. Les Yuezhi furent remplacés par les Xiongnu au IIe siècle av. J.-C. Ils se battirent avec les Chinois pour dominer la partie orientale de ce territoire.

On divise traditionnellement le Turkestan en deux zones :

— Turkestan occidental : il est originellement le domaine de peuples iraniens, tels que les Sogdiens, les Bactriens ou les Khorasmiens. Au VIe siècle, les Turcs Bleus (Köktürks, appelés Tujue par les Chinois), partis de Mongolie, y établissent leur domination. Ils sont ensuite remplacés par les Arabes, puis par les Perses. Ces derniers y apportent leur langue, qui restera connue sous le nom de tadjik. Divers peuples turcs s'y installent ensuite, les derniers étant les Ouzbeks, à partir de 1500. La zone est conquise par les Russes au XVIIIe siècle. Entre 1924 en 1929, il a été découpé en républiques socialistes soviétiques (RSS) de Turkménistan, d'Ouzbékistan, de Tadjikistan, de Kirghizstan et de Kazakhstan. Aujourd'hui les peuples turcophones (Turkmènes, Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes) sont majoritaires dans la zone. Ceci dit y vivent également divers peuples iraniens (persophones) tels que les Tadjiks.

— Turkestan oriental ou chinois (actuel Xinjiang) : sa population est originellement constituée de Saces, de langue iranienne, et de Tokhariens. Durant le Ier millénaire, il est dominé par divers peuples nomades provenant de Mongolie, ainsi que par les Chinois. Les Ouïghours, de langue turque, s'y installent au IXe siècle et assimilent les Saces et les Tokhariens. Au XVIIIe siècle, la zone est annexée à la Chine par les Mandchous. Aujourd'hui les Ouïghours peuplent le Turkestan oriental majoritairement, même si cette région est chinoise.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Turkestan

 

 

Le 24 juin

Un correcteur grammatical

Le correcteur grammatical multilingue en source libre que j'avais décrit dans le journal de mon deuxième voyage (Voir En revenant à Bolgobol Cahier 22 : Discours concernant une science nouvelle) a encore progressé sans avoir encore atteint un niveau suffisant de stabilité pour devenir opérationnel.

Un tel outil est destiné à permettre la commode modification des règles grammaticales qu'on utilise.

 

Mais qu'elles sont-elles exactement ces règles ? C'est ce dont on ne sait la plupart du temps rien.

Un correcteur grammatical remplit un peu la fonction d'une autorité définissant des normes, l'Académie Française par exemple. Ses programmeurs tranchent en dernière instance les usages. Ils vous laissent seulement quelques options dans les « préférences » : langue soutenue ou non, français de France ou du Canada, anglais britannique ou américain. Vous pouvez enregistrer des graphies, des néologismes et des noms propres dans un « dictionnaire personnel », rien de plus.

Rien ne vous oblige bien sûr d'accepter toutes les suggestions du programme. Vous pouvez très bien rejeter les corrections proposées pour « je sais pas », ou même « sais pas ».

Pourtant, comme je me décarcasse à l'expliquer, enfreindre une règle est toujours en instaurer d'autres, souvent plus complexes et plus fines. Ce programme qui n'est pas encore finalisé vous aidera à prendre en compte ces règles modifiées et aussi bien à vous en rendre compte, ou encore à analyser plus finement la structure de ces modifications. On peut donc enregistrer, comme on le fait de « dictionnaires personnels », plusieurs jeux de syntaxes pour une même langue.

 

 

Le 25 juin

Les rites

Plus le Marmat me devient familier, et plus je suis surpris de la très faible consommation de rituels par les populations locales. Il y a bien les prières du vendredi qui, dans des villes comme Bolgobol ou Algarod, suspendent momentanément toute activité. Il y a aussi les arts martiaux que pratique par endroits une part importante de la population. Même en y rajoutant le théâtre de rue et tout ce qu'on aura découvert en cherchant bien, ça ne fait pas grand-chose.

On ne trouve pratiquement rien qui remplace ce que sont chez nous l'écoute religieuse des journaux télévisés, les « séries » regardées en famille, les grandes manifestations sportives, les sorties du vendredi soir au cinéma, en boîte, au théâtre ou dans quelque manifestation culturelle, ou celles, dominicales, dans les centres commerciaux.

Même les grands événements de la vie, naissances, mariages morts, sont très peu ritualisés. Il n'en va pas autrement pour les fêtes cycliques qui ponctuent l'année, et qui sont fréquentes avec les nombreux calendriers.

 

Quand des Marmaty se rassemblent pour quelque célébration, c'est quasiment sans cérémonie. Tout se résume la plupart du temps à la lecture de quelques vers ou de ce qui ressemble à des contes ou des sermons. Ils sont écrits pour la circonstance et dépourvus d'affectation dans le texte comme dans la diction.

Par d'autres aspects, ils font tellement preuve d'application dans tous leurs gestes, qu'on pourrait aussi bien dire qu'ils ritualisent tout. La façon dont on vous sert le thé, par exemple, en le versant habilement de très haut au-dessus du bol, pourrait être dite tout à la fois rituelle et sans cérémonie.

 

« Tu me fais exactement le même effet, m'a dit Ziddhâ après que je lui en ai parlé, quand je te vois te servir un verre d'eau fraîche et une tasse de café, boire une petite gorgée d'eau, te rouler consciencieusement une cigarette, avaler une gorgée de café avant de l'allumer, et enfin seulement décapuchonner ton stylo et te mettre à écrire. »

C'est vrai, je pratique toujours exactement ainsi.

 

 

Le 26 juin

Le souffle du dragon

Le climat continental rend la chaleur des après-midi étouffante malgré l'altitude de Bolgobol. C'est une chaleur sèche qui évapore la sueur avant qu'elle n'ait le temps d'humidifier la peau. L'air est brûlant et son mouvement ne rafraîchit rien. Les nuits sont fraîches pourtant, et les aubes carrément froides.

Ce climat ne m'est pas franchement désagréable. Ce n'est pas sans plaisir que je respire ce souffle de dragon. Il se meut sans cesse dans l'espace entre les vallées et les massifs. Il me communique son ivresse de vide, tandis que je reste assis à l'ombre de tilleuls dont les fleurs dégagent leurs senteurs apaisantes.

 

De très beaux nuages au Sud remontent de la mer d'Argod. Ils sont de ceux dont la base paraît lisse et stable, et dont la haute silhouette se défait en volutes de fumée. Ils ne sont pas pour nous. Ils flottent vers le Nord-Ouest.

 

 

Le 27 juin

Gayara

L'année universitaire est terminée et, la chaleur me rendant inquiet pour le matériel électronique, j'ai décidé de ne plus travailler l'après-midi sur des textes à corriger. Il est temps de se détendre. Je suis revenu depuis hier m'installer chez Ziddhâ dans la vallée de l'Oumrouat. Nous sommes retournés dans sa vieille maison délabrée du hameau.

Ziddhâ veut me montrer le stupa de Gayara. Ce n'est pas très loin. Nous n'y sommes jamais allés.

Gayara est considéré comme le premier introducteur du Mahayana dans le Marmat au septième siècle. On lui attribue la traduction en palanzi des sutras du Cœur, de la Terre Pure et du Diamant. Il avait fini ses jours près de la citadelle de Taks Tsalat, dans une vallée adjacente.

 

stupa

Taks Tsalat

Taks Tsalat est la plus incroyable construction militaire que j'aie jamais vue. Quasiment imprenable, elle est loin de tout, ne défend apparemment rien, et n'a donc aucune valeur stratégique évidente. Elle ne fut justement jamais prise, si ce n'est par la végétation, et partiellement détruite par le temps.

La citadelle de Taks Tsalat a quelque chose du palais du facteur Cheval. Elle semble inhabitable dès l'origine, avant même qu'elle ne tombe en ruine. Il n'y a que des escaliers, des chemins de ronde, des murs qui épousent la roche, bien trop épais pour une époque qui ignorait la poudre.

Il semble que cette forteresse n'ait pas été construite pour des hommes. Ziddhâ m'affirme qu'elle le fut, en effet, pour que des azuras la défendent. — Des azuras ? La citadelle est plus ancienne que Gayara, qui vint dans la région longtemps après qu'elle fut abandonnée, si toutefois elle fut jamais habitée.

 

On sait très peu de chose de Taks Tsalat, même pas ce que signifie son nom, ni de quelle langue il vient. Les conseils locaux ont interdit toute fouille qui permettrait d'en savoir plus.

Ce lieu a donc une certaine valeur pour eux. Elle est difficilement compréhensible puisque personne n'y vient jamais et qu'il n'est associé à aucun rite ni aucune croyance. C'est un lieu énigmatique qu'il leur plaît de savoir là : un lieu dépourvu d'usage ni de signification, à portée de marche, sous le regard et visible de loin.

Il ne leur plaît pas qu'on vienne lui coller une histoire dont il n'ont pas besoin. Le monde n'a déjà que trop d'histoire. Comme nous avons en France notre tombeau du soldat inconnu, ils ont leur monument à l'histoire inconnue.

 

Des mélèzes et des genévriers ont fracturé les murs et les marches de pierre. Nous avons fait lever un vol de corneilles en parcourant les ruines. La nature n'en finit pas d'y reprendre ses droits, comme si tout n'avait été construit que pour repousser ce seul assaut du temps. Puis nous sommes redescendus près de la rivière pour déjeuner.

 

L'après-midi, nous sommes allés voir le stupa de Gayara

Nous avons trouvé un ruisseau bien frais, pas très loin d'où nous avions garé la voiture. J'y ai mis à fraîchir la bouteille de vin.

Je n'en bois pas souvent. Ce n'est pas une boisson que l'on trouve facilement dans la région. C'était un rosé des Syrtes. Je l'ai trouvé bon, peut-être un peu âpre, mais se mariant parfaitement avec la viande séchée et légèrement parfumée de moutarde. Un papillon bleu s'est posé sur le bord mon verre et y a trempé sa trompe, apparemment de mon avis.

 

Le stupa de Gayara n’est pas très loin de la route, dans un champ près d’une hutte de planches : seulement un tas de pierres, perpétuellement remontées au fil des siècles, par des passants.

 

 

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