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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier X
Éthique, esthétique
et technique dans le Marmat





Le premier juin

L'éthique d'Abd Al Tariq

Dans son dernier courriel depuis notre retour à Bolgobol, Ziddhâ m'a envoyé en pièce jointe un long extrait de l'introduction à la Mécanique du Marmat d'Abd Al Tariq. Il confirme ce qu'elle m'en avait appris, que sa physique est d'abord basée sur une éthique, et cette dernière sur le désir.

 

Chacun sait bien que le plaisir fait naître le désir. Chacun sait que le désir se renforce en se nourrissant et devient volonté. Chacun sait aussi que la volonté, dans l'âme qui s'affermit, devient devoir.

Hélas, le plaisir est faible devant la douleur, et le désir ne tarde pas à s'incliner en face du besoin. La volonté manque de ressources pour s'opposer à la contrainte, et le devoir se retrouve sans arme, confronté à la nécessité.

 

Que vaudrait une morale qui en resterait là ? Sans doute verrait-elle le souverain bien dans la libre jouissance des plaisirs, et le souverain mal dans la contrainte et la souffrance. Belle morale en vérité qui n'aurait rien d'autre à offrir devant ce qu'elle nomme le mal, comme le confirment les mœurs de ceux qui la professent.

Il n'est que trop évident que, tout au long de cette échelle, le pôle de ce qui ne dépend pas de toi : la souffrance, le besoin, la contrainte et la nécessité, domine ce qui dépend de toi : le plaisir, le désir, la volonté et le devoir ; et qu'aucune morale n'est encore viable. Et en effet, ne voit-on pas toujours se soumettre le devoir à la nécessité, qui se transforme alors en contrainte à laquelle se plie la volonté, et ainsi jusqu'au plaisir que détruit la douleur ?

 

Suis-je en train de construire des sophismes ? Que dire alors des sophismes des bonzes ? Ils consistent à nier que ce soit encore et toujours à la souffrance qu'aient à se mesurer le désir, la volonté ou le devoir, et non pas à la fuir.

Or c'est bien cela qui est au cœur de toutes les éthiques depuis les plus antiques écoles. Le devoir n'a pas à s'opposer à la nécessité qu'il a fait apparaître, mais à triompher de la douleur qui menace le plaisir. Opposé à la souffrance, le devoir est bien alors le pôle dominant. Il a été bien des fois prouvé qu'il était seul capable de la vaincre. Nul ne doutera non plus que la volonté puisse dominer le besoin, ni que le désir soit plus fort que la contrainte. Quant au plaisir, chacun sait qu'il peut se rendre maître de la nécessité. La liberté n'est rien d'autre.

La souffrance, quant à elle, n'apporte aucun enrichissement moral. Il n'est ni vice à l'infliger, ni vertu à la subir. Cependant il n'y aurait de vertu qui ne sache l'affronter et la vaincre.

 

La liberté est l'intelligence de la nécessité, ont dit les Motazilites. Cette intelligence-là est la fille du plaisir ; du plaisir qui se fraye un chemin dans la nécessité. Ainsi l'air résiste à l'aile de l'oiseau, comme la nécessité à ton désir. Elle fait obstacle à son vol, mais cet obstacle est son support ; sinon il ne deviendrait pas aussi ferme pour lui que l'est la terre pour toi.

Voilà donc où est la source de l'intelligence : dans le plaisir qui joue de la nécessité et en fait son appui. C'est ainsi que le travail rend les choses impondérables aussi solides à ton esprit que l'air sous l'aile de l'oiseau. Le travail et la science sont ainsi les premiers arcanes de la liberté et de la vertu. Ils sont à la portée d'un enfant, et c'est pourquoi on forme son esprit par le jeu.

Par là, le tout petit enfant commence à se mesurer au monde, qu'il ne distingue pas encore très bien entre le monde des choses et le monde des hommes. Mais il apprendra vite à faire triompher son désir des obligations, et entrera dans l'adolescence, où il mûrira son sens moral. Apprenant qu'il peut désobéir aux grands, il apprend qu'il doit obéir à lui-même. Il découvre que nul autre que lui ne peut donner un frein à ses désirs, et qu'il a son propre Seigneur pour décider de ce qu'il doit s'interdire et de ce à quoi il ne doit renoncer.

 

Il apprend à enfreindre les règles et à échapper au châtiment des autres. Il découvre alors le remord. Le rôle du pédagogue est difficile pour ne pas briser une âme encore frêle, mais qu'il doit pourtant tremper pour qu'elle ne devienne servile ni veule. Cependant il s'aperçoit vite que, quoi qu'il fasse, son pupille lui échappe, et que ni récompense ni punition n'ont plus de profonde emprise sur lui, qui devient homme et n'obéit qu'à son Seigneur.

Affermi au devoir, l'homme alors ne craint rien : ni les souffrances de la chair, ni les angoisses de l'esprit ; et ni la force des choses, ni la volonté des autres ne le feront renoncer. Quand un tel homme alors se tourne vers Dieu, ce n'est plus comme vers une idole. Ce sera pour qu'Il l'inspire, et non pour qu'Il agisse à sa place. Voilà ce qu'est la vertu et ce qu'est la liberté.

La compassion — peut-être aurais-je dû aussi parler de la compassion. Mais celui qui triomphe de la douleur et de l'angoisse la connaît forcément.

 

Je remarque avec surprise les multiples emprunts au vocabulaire comme aux raisonnements de l'épicurisme et du stoïcisme latin, dont Abd Al Tarik fait une saisissante synthèse. On remarquera aussi comment la posture déterministe et objectiviste du Motazilisme se voit fondée ici sur l'éthique stoïcienne qui distingue d'abord ce qui dépend de soi et ce qui n'en dépend pas, comme on peut le lire dans les premières lignes du Manuel d'Épictète.

 

 

Le 2 juin

Bolgobol

L'herbe qui pousse entre les murs et les trottoirs est presque partout devenue jaune avec cette sécheresse qui se prolonge. En tout cas, il est pratique d'avoir toujours des brindilles à portée de main ; depuis que je suis dans la région, je n'ai plus acheté d'écouvillon pour nettoyer ma pipe.

 

L'œuvre d'art nous cache l'art

« L'œuvre d'art nous cache l'art, dit Douha. » Manzi et moi, nous suivons sa conversation avec Ziddhâ, tous les quatre attablés sur une curieuse plateforme de bois plantée sur des pilotis au bord de l'Ardor.

Nous sommes dans le quartier Kaveh, l'un des plus populaires de Bolgobol : places ombragées, ruelles parfois non goudronnées, maisons basses, souvent d'un seul étage, petits jardins, cafés traditionnels, étalages envahissant le seuil des petites boutiques, enfants jouant bruyamment dans les rues.

 

Le quartier longe la rivière avec une enfilade de petits restaurants où l'on peut apaiser sa faim à peu de frais. La déclivité est faible, et les berges sont occupées par des baigneurs. L'Ardor s'étend parmi de larges plages de galets où elle se ramifie. De petits barrages de pierres font des plans d'eau acceptables pour quelques brasses.

Les restaurants, les buvettes et les terrasses dominent les rives de deux ou trois mètres, où l'on descend par de nombreux escaliers. Les crues parfois recouvrent les grèves au printemps, lors de la fonte des glaces, malgré les barrages en amont ; aussi, on n'y construit rien d'autre que des plateformes de bois, qui parfois avancent sur l'eau.

Il en est qui sont comme de petites îles auxquelles on ne peut accéder qu'en se trempant les pieds. Nous sommes sur l'une d'elles.

 

« L'œuvre d'art nous cache l'art ? reprend Ziddhâ. Que veux-tu dire ? Que l'art n'est pas dans l'objet d'art, que la poésie n'est pas le poème ? »

« Non, il n'y est pas plus que les mathématiques ne sont dans les ouvrages et les universités. L'art, de même que les mathématiques, est partout, dans tout ce que nous faisons, comme dans les choses de la nature avant que nous y touchions. »

« Il y a pourtant des mathématiques pures, ajoute Ziddhâ. Tu es bien, toi-même, chercheuse et enseignante. »

« Et alors, Manzi est grammairien, et ça ne l'empêche pas de compter, ni nous de faire des phrases grammaticalement correctes. »

« Je comprends ça, répond Ziddhâ, mais j'ai cru comprendre aussi qu'on n'a fait proprement des mathématiques qu'à partir du moment où l'on a abstrait des valeurs pures, indépendantes de toute technique empirique. On ne peut, par exemple, faire passer qu'un nombre fini de fils par le chas d'une aiguille, quand on peut faire passer une infinité de droites par un point. C'est du moins ce qu'on m'a appris. »

« Tu as dit le mot, reprend Douha : on abstrait. On ne retient qu'un aspect des opérations, des fonctionnements et des dispositifs empiriques. On peut aller très loin avec de telles abstractions, mais encore doit-on les tirer de procédés expérimentaux, et, finalement, les y réintroduire. »

Ziddhâ réfléchit, hésite. Elle doit se demander jusqu'à quel point l'esprit peut fonctionner avec de pures abstractions. Moi, c'est en tout cas ce que je me demande, et je me réponds, bien sûr, qu'il ne peut aller loin qu'en donnant à ces abstractions la forme de signes et la structure d'un langage. Qu'en est-il de leur autonomie envers tout usage empirique, ou alors, en quoi l'usage d'un langage est-il lui-même empirique ? Cette réflexion me ramène au point où s'était interrompue ma dernière conversation avec Douha. L'aigle qu'elle avait aperçu suspendu au-dessus de la vallée de Bolgobol avait laissé ma phrase dans un même suspens : « Il y a une forme de vie dans le langage... »

 

« N'allons pas dans tous les sens, reprend Manzi. J'aimerais comprendre comment l'œuvre cache l'art. »

« L'œuvre d'art séparée est d'une invention récente, dit Douha. Tout ce qui, dans des musées d'art, date de plus de deux ou trois siècles n'a pas vraiment été conçu comme des objets d'art, et certainement pas, en tout cas, pour être exposé dans des musées. »

« En somme, poursuit Manzi, si l'on était cohérent, on devrait au moins faire un choix terminologique. Soit on dit que l'art est d'une apparition récente, tout au plus contemporaine de la modernité. Soit on dit que l'art existe depuis l'apparition de l'homme, et l'on doit alors en avoir une conception qui le recouvre tout entier. Si Douha l'entend ainsi, alors je suis d'accord que l'œuvre d'art, telle qu'elle est aujourd'hui séparée des autres activités, nous cache l'art tel qu'il existe dans toute activité humaine depuis que l'homme existe. »

 

Le marché de l'art

La plateforme sur laquelle nous sommes installés est un heptaèdre d'à peu près trois mètres de diamètre, entouré sur sept côtés d'une rampe de bois. En ce milieu de matinée, les deux autres sont désertées.

Une armature métallique légère maintient au-dessus de nos têtes une bâche que la brise agite légèrement. En me penchant à peine sur ma chaise, je pourrais toucher l'eau de ma main.

« La mathématicienne compare l'art aux mathématiques, dit Ziddhâ en se tournant vers moi, le grammairien veut définir les termes. Qu'en pense le poète ? »

« Je penserais un peu comme Douha et Manzi, si ce n'est que je ne suis pas sûr que l'œuvre d'art soit aussi séparée qu'ils le laissent entendre. » Leur regard interrogateur m'incite à être plus précis : « L'art fait partie des institutions muséales, il fait partie du marché. En fait, l'art contemporain est dans le marché, comme l'art sacré a été dans les temples, dans les rites, ou l'art pariétal dans les grottes. »

 

Il y a des quantités de papillons bleus sur les galets de l'Ardor. En arrivant, tandis que nous marchions vers notre plateforme, une nuée s'en est élevée, qui devait boire dans les flaques.

Il y en avait aussi beaucoup dans l'Oumrouat, surtout entre le dernier barrage et le gisement de schiste, là où des ruisseaux coupent la route de terre battue. Une simple rigole de ciment leur sert de lit, et les pneus des camions creusent de part et d'autre des traces boueuses où s'agglutinent les papillons. J'aimais quand, à notre arrivée, ils s'élevaient tout autour de nous.

Douha, qui a l'esprit de géométrie, trouve pertinente ma remarque : « L'art est dans le marché, oui. Ce n'est pas tant que l'art serait en lui-même devenu une activité séparée, c'est l'œuvre qui serait devenue une marchandise, un produit, un produit séparé de la vie, » poursuit-elle, sans qu'on puisse bien distinguer dans le ton de sa phrase si elle est une question ou une affirmation.

— Oui, précisé-je, si ce n'est qu'on pourrait commencer à employer le passé.

— Tu crois que ce n'est déjà plus le cas ? Me demande Ziddhâ.

 

« Plus la production de biens culturels devient une part importante du marché, plus ils bâtissent un monde de mirages, plus ils deviennent futiles et stériles : plus on a d'ivresse, moins on a de vin. »

« Que retirons-nous réellement d'une œuvre d'art ? Rien peut-être, tant que nous la contemplons. Quand nous la quittons des yeux et les tournons à nouveau sur le monde, elle nous le fait alors découvrir différent. C'est à l'acuité qu'elle aiguise que nous mesurons sa valeur. »

— S'il n'y a plus d'art dans le marché de l'art, alors où est-il passé ? Interroge Manzi.

— Dans le langage, je pense.

— C'est à dire ?

— C'est bien la question.

 

Les papillons de l'Ardor

« Je pense comme toi, reprend Douha en s'adressant à moi. Je disais à Bin Al Azar que la mathématique produit des enzymes pour la pensée, avec lesquels elle décompose tout ce à quoi elle s'attaque. Je crois que l'art fait le travail inverse. Il recompose, synthétise et rend intuitif. Autant dire que l'un est bien indispensable à l'autre. »

 

Les papillons sont précoces cette année. On m'a dit qu'ils ne sortaient d'habitude de leur chrysalide qu'à la toute fin du printemps, au cours de la semaine qui précède le solstice.

Les papillons, pas seulement ceux de Bolgobol, comptent parmi les dernières apparitions dans la chaîne de l'évolution. Ils sont à peu près contemporains des primates supérieurs, peut-être des hominiens.

Pendant longtemps, les esprits les plus critiques ont cru que l'évolution convergeait en une ligne droite allant des êtres primitifs jusqu'à la créature façonnée à l'image de Dieu. Lamarck n'a jamais imaginé que l'évolution pouvait rayonner dans la plus grande diversité, plutôt que converger vers ce qui lui paraissait la plus haute perfection. Darwin lui-même n'a pas remis en cause ce modèle. Il ne croyait pourtant pas à un plan divin. Il lui avait substitué une sélection opérée par le hasard et la mort, qui n'aboutissait pourtant pas à un résultat sensiblement différent.

Pour tous, un insecte, et notamment un papillon, devait être antérieur, dans l'échelle de l'évolution, aux arachnides, aux crustacés, et, à plus forte raison, aux cordés. Je crois d'ailleurs que beaucoup de zoologues et de biologistes restent attachés à leur insu à de telles visions, qu'on pourrait qualifier de téléoanthropomorphisme. Lorsque j'étais étudiant, je me souviens qu'aucun professeur de science n'avait été capable de me donner une ébauche de tableau de l'évolution des insectes.

 

« J'aimerais quand même mieux comprendre, reprend Manzi, comment tu entends que l'art ne serait plus dans le marché, mais dans le langage. »

« De mon côté, j'aimerais mieux comprendre aussi votre polémique sur les différences de statuts entre les "données" et le "code sources" à propos des textes. Quelque chose me dit que ces questions sont liées. »

 

L'art au Marmat

Comme il n'y a aucune forme de marché de l'art dans tous les territoires du Marmat, et moins encore dans la République Tasgarde, mes remarques ont pris un ton inédit pour mes amis.

Il y a bien ici autant de musées que partout ailleurs dans le monde, mais bien peu sont consacrés aux beaux-arts. Dans ces régions d'Asie Centrale, les lettres et la poésie furent toujours associées autant au chant et à la musique — et alors elles restent vivantes et populaires —, qu'à la pensée philosophique, métaphysique et même scientifique. Les arts plastiques, depuis longtemps non figuratifs, étaient liés, eux, à l'architecture, et leur histoire se confond à celle des techniques.

 

À l'instar d'un Léonard de Vinci, les ingénieurs, les mathématiciens et les savants consacrèrent toujours une part de leurs ouvrages à la production esthétique. Le musée de la technique du parc Ibn Roshd est lui-même très riche en manuscrits enluminées ou en reproductions de calligraphies architecturales.

Il contient un important département sur l'art industriel contemporain, qui donne une place centrale aux travaux de Malévitch, au Bauhaus de la république de Weimar, et aux constructivistes russes, notamment aux recherches de Jacobson, de la poésie futuriste à ses retombées sur le calcul de l'information et la téléphonie.

 

 

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